mercredi 26 novembre 2008

Colloredo

Paris, 1630.
En cette nuit au luminaire lunaire voilé par les nuages, un homme marchait, d'un pas décidé, dans un dédale de ruelles puantes, quelque part dans l'Île de la Cité. Grand, imposant, la carrure impressionnante, il se lissait nerveusement la moustache impeccablement retroussée tout en tenant fermement la poignée de sa rapière. A ces heures, la capitale n'était point sûre, et ce n'était pas la réforme des noms des rues imposée par Maximilien de Béthune, duc de Sully et baron de Rosny qui, à elle seule, avait suffi à sécuriser ce malodorant labyrinthe. Il aurait fallu d'abord plus de quinquets! Surtout, plus de chevaliers du guet, d'exempts, de gardes, que sais-je encore! Sinon, à quoi bon remplacer ces dénominations paillardes fleurant bon l'esprit rabelaisien, renier les imagées rues « Poils de con » et autres « Coupe gueule » au nom d'une pudibonde censure pis que la révision d'un album sénatorial par un magistrat rigide de l'ancienne Rome! Seuls les confréries de dévots, appartenant pour la plupart d'entre-eux à cette nouvelle et redoutée Compagnie du Saint-Sacrement, les barbons et les hypocrites, tout ce parti pro-Espagnol qui gravitait autour de la Reine-Mère, y avaient trouvé satisfaction!
Bien que mousquetaire du Roy, Gaston de La Renardière n'appréciait pas ces missions urbaines nocturnes, leur préférant de bons combats à la lumière du jour, à la loyale, en rase campagne embaumant l'herbe et le foin fraîchement coupés ou la terre mouillée juste ce qu'il fallait par l'ondée légère ou la rosée du matin, face à face avec un ennemi bien identifié! Présentement, au contraire, n'importe qui pouvait vous tomber dessus, surgir à l'improviste, poignard ou colichemarde au poing, dans ce coupe-gorge à miasmes assurément grouillant de gens de sac et de corde!
La mission de Gaston était extrêmement secrète : il se devait d'agir incognito, d'où l'absence de port de la casaque réglementaire au profit d'un pourpoint noir discret, avec fort peu de crevés, d'ornements et de passementeries, comme s'il eût appliqué à lui-même un quelconque édit somptuaire imposé par Son Eminence au détriment de la trop prétentieuse et bourgeoise roture à laquelle toute ostentation était refusée. Cela lui conférait l'allure d'un dévot, si ce n'était celle d'un membre de la RPR à laquelle le Cardinal et Sa Majesté Louis le treizième avaient retiré le droit de posséder des places de sûreté après le siège de La Rochelle et l'Edit de grâce d'Alès. Pour les huguenots, il s'agissait d'un humiliant recul par rapport aux clauses de l'Edit de Nantes du bon Roy Henri.
Gaston ne pouvait exactement jauger de l'effet sur son estomac des subtils remugles d'étrons et bouses de tout calibre et autres déchets humains, animaux et végétaux qui transformaient les venelles en champs d'épandage, au péril de vos bottes gâtées par ces boues composites : il avait succulemment soupé de perdreaux, d'un chapon et d'une omelette au lard, mets arrosés d'un divin vin d'Anjou en une hostellerie de la rue Tiquetonne. Le mousquetaire ne put se retenir d'émettre un rot sonore!
« Mordiou! Pensa notre homme. Voilà de quoi me signaler aux égorgeurs et tires-laines de céans! »
De sa mission, Gaston ne savait pas grand-chose. Il devait remettre un pli extrêmement secret et important à un agent italien avec lequel il avait rendez-vous dans ce quartier, de nuit, entre vêpres et complies! Les cloches de Notre-Dame venaient de lui donner son dernier repère temporel! Tout était possible : soit il s'agissait de préparer un conflit ouvert et non plus larvé contre la couronne d'Espagne, ou contre le duc de Savoie, soit de négocier une alliance militaire de revers avec le roi de Suède Gustave-Adolphe, pourtant protestant, contre l'Empereur Habsbourg Ferdinand (Gaston avait entendu parler des grands chefs de guerre impériaux comme Tilly et Wallenstein), soit de régler une affaire de place forte en relation avec Pignerol, Casal, la Valteline ou les Grisons. A moins que le Roy et le Cardinal voulussent prévenir une nouvelle conjuration impliquant des personnages de très haut rang, tels Montmorency ou Marillac, le garde des sceaux, ce sinistre auteur du code Michau visant à supprimer les antiques privilèges du sang, ou plus élevés encore : le propre frère du Roy, Gaston d'Orléans et la reine-mère Marie de Médicis! Après tout, le précédent de la conspiration de Chalais était encore frais dans les mémoires. Il y avait aussi ces barbons de septante et quelques ans, vieux nostalgiques de l'ordre ancien, ces Brûlard (surtout le fils de Sillery, mort en 1624 âgé d'octante années), Epernon et autre Bellegarde qui regrettaient le temps de Luynes ou de Concini, voire de cet inverti d'Henri le troisième! Heureusement que ces débris ne pouvaient plus compter sur le redoutable connétable de Lesdiguières,
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disparu voici tantôt quatre années, que le Roy avait eu l'habileté de mater en rétablissant en son honneur cette connétablie, charge jà obsolète que plus personne ne devait exercer après lui!
Gaston avait l'impression qu'on le suivait : avec ces colombages étroits, ces dédales obscurs, impossible de s'assurer de la réalité de cette crainte, afin d'estourbir par effet de surprise l'éventuel suiveur importun! Il était facile de se cacher, de se faire discret dans de tels cloaques! A l'instant, notre mousquetaire perçut une lointaine musique, tout à fait incongrue puisque jouée en pleine nuit dans une venelle déserte : un plectre, un instrument à cordes pincées, accompagné d'une voix qui poussait la canzonetta en italien : était-ce le fameux agent, son contact?
« La bella gran' donna, la bella ragazza nera!
Vorrei ben' sposare lei, vorrei ben' sposare lei! (...) »
Gaston l'aperçut enfin. Il se tenait assis sur une méchante chaise de paille adossée à une muraille lépreuse. C'était un joueur de chitarrone,
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encombrant instrument de la famille des luths ou des guitares. L'homme portait un ridicule justaucorps multicolore aux motifs losangés, comme rapiécé. Son chef se couvrait d'un vilain feutre noir difforme orné de quelques plumes d'aigle ou de corbeau. Surtout, il dissimulait son visage derrière un masque de cuir grimaçant, aussi foncé que le chapeau, caricature de molosse aux bajoues, à la langue et aux babines pendantes, dans la tradition des mascarons grotesques, masque dans lequel on pouvait reconnaître l'effigie d'un mâtin de Naples! A sa ceinture, un bâton noueux ou manganello. Notre Picard parvint à mettre un nom au personnage figuré par ce déguisement : il se rappela un spectacle de rue auquel il avait assisté l'avant-veille. Une troupe de comédiens italiens ambulants, fraîchement arrivée dans la capitale, avait dressé les tréteaux pour donner une représentation d'un nouveau genre théâtral inédit dans le royaume de France. Ce type de théâtre était qualifié de « Commedia dell'arte ». Il s'agissait de grosses farces bouffonnes, improvisées autour d'un canevas, avec force personnages masqués incarnant autant d'archétypes comiques. Le costume du « contact » de Gaston correspondait, si notre bretteur géant ne se trompait point, à celui d'Arlecchino!
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Conclusion logique : nos comédiens étaient des espions, des agents au service à la fois du Cardinal et d'un Etat transalpin opposé peut-être à l'Espagne ou à l'Empire! Gaston connaissait par ouï-dire les moeurs italiennes spéciales. Si le justaucorps par trop collant et voyant d'Arlecchino semblait confirmer cette réputation, les paroles de la canzonetta infirmaient de telles pratiques contre nature : elles prenaient un tour fort gaillard où foutre, génitoires et conin jouaient un rôle des plus prépondérants, dans la tradition licencieuse de l' Arétin ou de Passereau. De plus, l'inversion n'était pas propre à l'Italie : le feu roi d'Angleterre, ce baveux invétéré de Jacques 1er, appartenait, tout comme Henri III et ses mignons, à cette même confrérie moult spéciale!
L' Arlequin arrêta son chant : il avait aperçu Gaston. D'un signe, il lui dit d'approcher. Sur ses gardes, le mousquetaire hésitait, d'autant plus que son impression d'être pris en filature par un ou des inconnus ne s'était pas atténuée, bien au contraire! Avec un fort accent italien, le musicien espion masqué parla, sotto-voce :
« Yé crois qué vous êtés le signore qué j'attendais. Etes-vous porteur dou messagé, del segreto? Ces renseignements doivent valoir bene leur pesant d'or, leurs espèces sonnantes et trébouchantes, leur denaro, leur besant, leurs ducats, leurs assientos ou leurs sequins! Plous dé mille pistoles, par exemplé! »
Gaston se méfiait encore : pour lui, les accents espagnol et italien se ressemblaient, même si la langue différait, et il y avait beaucoup d'agents de la Botte au service qui de Ferdinand II, qui de Philippe IV.
« Vieni, vieni, poursuivit l'Arlecchino, il n'y a rien à craindré. Yé souis la buona persona! »
Cette fois, La Renardière s'avança vers le pseudo joueur de chitarrone. Mis à part le bâton torsadé, l'homme ne paraissait porteur d'aucune arme : ni lame, ni pistolet, et son justaucorps très ajusté ne comportait ni poches, ni crevés dans lesquels dissimuler poignard ou miquelet miniature. Gaston, parvenu à la hauteur de l'agent secret, commença à mettre la main dans une ouverture de son pourpoint afin de prendre le pli soigneusement scellé qui contenait les renseignements vitaux pour les futurs alliés du Roy. Ce fut alors que la lune perça les nuages de cette obscure nuit. Le mousquetaire remarqua subrepticement deux choses anormales : une main gantée qui dépassa furtivement d'un huis entrouvert et des traces de sang encore fraîches, mal essuyées sur le manganello de l'Italien. Primo, notre Arlequin n'était point seul. Secundo, il s'agissait d'un tueur qui vous assurait le passage de vie à trépas par la seule force du bâton. Gaston se ravisa et s'écria : « Traître! Vous n'êtes pas mon contact! Si vous voulez me dérober ce pli, venez donc le chercher! En garde, Mon Sieur! » Au lieu de l'enveloppe cachetée, il tira une fine rapière dont le fourreau était habilement caché sous les plis du pourpoint noir, bien plus flottant qu'il n'y paraissait au premier abord! Mal en prit à Gaston : non seulement l'Arlecchino, fort prompt, para le premier coup du mousquetaire avec son manganello doublé de fer, comme s'il eût appris une autre science du combat que la nôtre auprès de maîtres d'armes experts es-bastonnades officiant à Cathay, Formose ou Cipango, mais il alerta aussi des coreligionnaires en sifflant et stridulant comme un hibou grand-duc. Un second signal, instrumental, lui répondit, ressemblant à une mélodie vénitienne jouée sur un cornet à bouquin, dans le style de Gabrielli ou de Monteverdi, avec ces fameuses cadences syncopées si caractéristiques! Bientôt, une escouade d'une dizaine d'hommes déguisés et masqués, tous bretteurs redoutables, déboucha de la maison dont l'huis était entrebâillé et fondit sur le colosse picard en émettant des caquètements et des onomatopées cacophoniques d'intimidation rappelant le satyrique Amphiparnasso d'Orazzo Vecchi!
« Ahimé, ragazzi! Ahimé! Sus! Sus! » s'égosilla l'Arlequin tout en jouant de son bâton briseur de membres et de crânes, qu'il faisait virevolter jusqu'au vertige! Cinq spadassins supplémentaires jaillirent des toits en descendant par des cordes lisses! Tous portaient des costumes et des masques de cuir de personnages de la Commedia dell'arte. Tous étaient armés de poignards, rapières, estramaçons, colichemardes, dagues, fleurets et pistolets à platines à la chenapan ou à la miquelet! Gaston se retrouva à ferrailler à un contre quinze!
« Vertuchou! Ma position s'avère plus périlleuse qu'il y a tantôt trois ans avec Milady de Glenn! » s'exclama le mousquetaire. (il s'agissait d'une espionne d'origine prétendument éthiopienne ou nubienne, une fabuleuse beauté sculpturale à peau d'ébène apparemment affiliée comme agent du père Joseph et de Son Eminence, dans le camp de laquelle Gaston avait failli se fourvoyer puisqu'elle jouait un triple jeu au service à la fois d'Albion et d'un mystérieux colonel K. que l'on disait aussi monstrueux et mal conformé qu'un évêque de mer ou un kraken, le sinistre homme de guerre étant, entre autre, doté d'un bec de papegai ou de griffon!)

Les coups d'épée plurent autant que les jurons et les interjections. Gaston parait comme il pouvait l'assaut, esquivant les bottes sournoises autant que faire se pouvait, ne laissant nulle ouverture à ses adversaires, restant dos au mur pour prévenir tout coup de poignard en traître! Nous vous livrons quelques échantillons lexicaux du répertoire obligé des duels de cette époque : « Soutenez donc, marauds! Mordiou! Mildiou! Morbleu! Jarnidiou! Bélîtres! Faquins! Paltoquets! Jarnicoton! Ohimé! Prenez donc ça, maroufles! Et encore ça, greluchons! Capédédiou! As pas pur! Troun de l'air! Le coup de Jarnac, ventrebleu! Jarnidiou! Spadassins de ballet de la Merlaison! Dansez donc la pamparuque, palsambleu, dansez, gradasses! » Les escrimeurs italiens, au jeu florentin redoutable, même s'ils se contentaient de caqueter et d'éructer de manière non-humaine, s'étonnaient de la pugnacité de leur proie. Gaston parvint à transpercer la gorge d'un bretteur au masque de Brighella en livrée de valet aux brandebourgs proches de ceux des housards impériaux. Il étendit roide un Scaramouche à la barbiche aussi sinistre que son loup de cuir au nez crochu et fleuri.
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Aussitôt, un Scapin au masque quelque peu simiesque, un Carle, portant un archi-luth en bandoulière, un Scaramelle à l'énorme fraise fuligineuse et festonnée
et un Pantalon au faux bouc de vieillard prirent le relais!
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Mais Gaston faiblissait graduellement sous les assauts. Un Pulcinella lui occasionna une première estafilade au bras gauche tandis que le Scapin touchait sa cuisse droite.
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Gaston de la Renardière allait-il succomber? Notre mousquetaire n'osait demander grâce : il avait compris que ses ennemis ne feraient nullement quartier! Il se contenta de prier la Sainte Vierge tout en blessant le Carle à l'épaule. Pourtant, il y eut miracle cette nuit-là! Oui-da! Vous avez bien lu : le miracle se produisit, un de ces coups de théâtre bien dans la tradition romanesque des feuilletons populaires de Zévaco et de Dumas. « On » porta secours à Gaston! Le Picard aperçut un vague duo d'escrimeurs, surgissant de l'obscurité, non pas en renfort des masques italiens, mais contre eux : deux têtes, quatre bras, chacun croisant le fer! L'effet de surprise, bientôt le désarroi, troublèrent l'Arlecchino et ses sbires, qui avaient crié victoire par anticipation! C'était bien là « ceux » qui l'avaient discrètement suivi et dont il avait, un temps, soupçonné la présence! Mousquetaires du cardinal? Compagnons d'armes? Trois contre douze, c'était déjà manier plus équitablement la brette (le Brighella
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et le Scaramouche avaient succombé à leurs blessures et le Carle, blessé au bon bras, était lors hors de combat)! Mais pourquoi donc Gaston n'apercevait-il qu'une seule paire de jambes? Le second de ses sauveurs était-il cul-de-jatte? Un mousquetaire mutilé comme un mendiant au service du grand Coësre de la Cour des miracles : voilà à la parfin une hypothèse dénuée de vraisemblance! Le premier surpris fut Arlequin, qui voulut aussitôt chercher la parade en faisant tournoyer son bâton : les quatre lames n'en firent qu'une bouchée. Son justaucorps lacéré, il s'effondra, le visage parfaitement balafré, du front au menton, d'une horrible blessure en forme de chrisme! L'homme, littéralement étrillé et essorillé, avait les yeux écarquillés par la stupeur. Lardé de pied en cap, notre Arlecchino gisait, mutilé, le corps ouvert en croix Saint-André, comme un écorché de Vésale : ses parties, son nez, ses oreilles, ses lèvres roulèrent sur le sol fangeux, parfaitement tranchés par la botte imparable et inédite pour Gaston assenée avec art à l'espion par ses nouveaux amis. Désemparés par la mort de leur chef, les autres « comedianti » hésitèrent cependant peu de temps : ils tentèrent de riposter mais ils en oublièrent La Renardière qui pourfendit aussitôt le Scaramelle. La lame pénétra dans la poitrine du masque comme dans du beurre : Gaston avait bien visé car au-dessus, la fraise qui protégeait le cou était doublée d'un gorgerin d'acier. Le carnavalesque maraud s'affaissa en vomissant des flots de sang. Quant au reste du combat, ce n'était même plus un massacre, mais une boucherie. Les quatre lardoires virevoltaient, se mouvaient à l'accéléré, imparables, pis que mécaniques fauconneaux et ribaudequins conçus par maître Léonard de Vinci, hachant menu les spadassins. Le Carle, qui tentait de se relever, vit ses deux bras tranchés dans le vif à hauteur des épaules : il expira, exsangue! Le Pulcinella voulut croiser le fer. L'homme se croyait protégé par le rembourrage des bosses de son déguisement : un habile tournoiement simultané des quatre épées non seulement égorgea le paltoquet, mais fit voler sa tête, hurlante, la bouche distordue, le regard révulsé, jusqu'au ciel! Il sembla à Gaston que le duo se déplaçait si promptement qu'il semblait fusionner en une seule entité, comme ces dieux du Panthéon des Indes Orientales aux multiples bras. Toutefois, notre mousquetaire picard parvint à discerner, grâce à la blafarde lueur de la lune, quelques détails des singuliers costumes de ces surnaturelles (?) machines à tuer. Leur pourpoint noir, aux nombreux crevés, était agrémenté d'une pelisse de panthère. Leur feutre de mousquetaire, empanaché de plumes d'autruche, comportait une boucle d'argent à l'effigie de Sa Majesté la Mort! Ils la semaient allègrement, laissant un sillage de cadavres plus ou moins découpés à la lame! Un Mascarille,
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un Sganarelle, jà moliéresques, un Gilles, prémonition de celui de Watteau, et un Gorgibus furent ainsi expédiés derechef à Mon Sieur Satan! Un bretteur inverti, vêtu en Colombine, essaya de s'interposer : il s'agissait bel et bien d'un homme. Gaston avait entendu parler des interdits touchant les femmes dans de nombreux arts du spectacle passés, présents et exotiques, qu'il s'agisse de la Grèce ancienne, du tout nouvel opéra, surtout lorsque l'Eglise et la Compagnie de Jésus s'en mêlaient, ou des formes théâtrales développées à Cipango ou à Cathay que l'on nommait Nô, kabuki, nuo ou kwok on : les rôles féminins y étaient exclusivement tenus par des hommes aux masques mi-réalistes, mi-fantastiques! « Le » Colombine travesti voulut botter en touche. Aussitôt, des cliquetis, des frr-frr l'enveloppèrent! Un gargouillis... « Elle » s'écroula comme les autres dans un état physique digne de l'écartèlement du régicide Ravaillac, les quatre membres coupés, épars. Notre Colombine homme-tronc rompu avait même subi un égorgement complet à la manière barbaresque, d'une oreille à l'autre, méthode d'envoi de l'adversaire ad patres que les voyageurs venus en ces contrées infidèles d'Orient ou du Levant avaient baptisé « sourire maure » ou « kabyle ». Des bulles de sang s'épanchaient de la glotte et de la pomme d'Adam du visage masqué de cuir, couvert d'un maquillage toxique à base de blanc de céruse lui donnant un teint blême, maschera dont la gorge béante palpitait encore convulsivement! Qui dit Colombine dit son compagnon Pierrot.
Comme Colombine, son costume était blanc, assez ample et flottant et sa figure enfarinée, en plus d'un loup de soie d'une couleur assortie. Une collerette tuyautée de mousseline entourait son col. Gaston se souvint d'une chanson au double sens fort salace que lui avait appris le capitan Symphorien Nestorius C. : « Au clair de la Lune, mon ami Pierrot... » Les termes de « plume », « chandelle morte » ou « feu » prenaient une toute autre signification chez les esprits « avertis » venus de Sybaris ou de Cythère! Le Pierrot, plutôt que l'épée, tenta le pistolet à la miquelet. Il visa le visage d'un des escrimeurs noirs. Certes, le coup partit, mais il manqua sa cible! Parfaitement coordonnés et synchrones, nos modernes Dioscures répliquèrent par une nouvelle botte tout aussi chirurgicale que les précédentes. A croire que le maître d'armes ou le capitan qui avait formé ces providentiels épéistes était également un éminent anatomiste! Pierrot termina son passage terrestre en nouvelle pièce physiologique de cabinet de curiosités. Le visage écorché, énucléé (les deux globes oculaires roulèrent dans la fange) fut découpé, que dis-je, ouvert en quatre volets parfaitement égaux, tel un retable auquel n'aurait manqué que la prédelle, dévoilant la mâchoire et la musculature interne du cap du spadassin (sans doute était-il l'amant du « Colombine »). Cette parfaite leçon d'anatomie, belle dans son horreur comme une sanguine de Léonard, tomba aux pieds de « Castor et Pollux ». Mais, vertuchou! pourquoi n'en avaient-ils que deux? Avait-on affaire à un couple surnaturel? De rage, les derniers escrimeurs -à savoir Géronte, Scapin et Pantalon-, abandonnant définitivement Gaston, se ruèrent sur l'ennemi : six bras, six lames, chaque main tenant l'une la rapière, l'autre la dague, une dague enduite d'un poison florentin fort subtil! L'union se devait de faire enfin la force afin que soit donné le décisif coup! Peine perdue! On aurait pu prendre en pitié ces gibiers de potence qui se faisaient trucider en ayant à peine le temps de pousser une plainte ou d'émettre des borborygmes étouffés dans des glaires d'hémoglobine, subissant un supplice pire que la roue, l'estrapade, les brodequins et le garrot réunis! Fi donc, que nenni : ils ne méritaient pas la compassion, fût-elle celle d'un bon chrétien! Ils recevaient leur juste châtiment, fait de mutilations spectaculaires autant qu' horribles, que même le grand Paré aurait été impuissant à soigner! Le Géronte, avant-dernier à périr, rendit le dernier souffle, sa « viande » préparée avec art, à la fois longitudinalement et transversalement, les viscères, tripes et intestins subtilement dévoilés, la paroi abdominale découpée, tombant sur les pavés boueux! Les exhalaisons malodorantes du cuir mal tanné de son masque trivial sillonné de rides parvenaient à couvrir les relents putrides des boues de la ruelle! Cette dissection interne, prémices tout autant que prodrome d'un Ars Anatomicus controversé de l' écorché « naturaliste » qu'exerceront aussi bien Fragonard que Günter Von Hagens, révéla à Gaston la monstruosité cachée du spadassin défunt. L'homme était hermaphrodite et dissimulait en son ventre une ébauche utérine et placentaire au sein de laquelle un jumeau parasite avait tenté de se constituer! Démonstration morbide autant que plaidoyer pro domo en faveur d'une science de l'étude interne des corps réprouvée par l'Eglise catholique, ce dévoilement tératologique du fruit des entrailles du Géronte, tout à fait dans l'air du temps baroque, bref, ce monstre, affichait sans vergogne son altérité transcendantale. La tête kyste à laquelle l'être en gésine se réduisait, à la fois pétrifiée et jaunâtre, était dépourvue de tout orifice buccal, comme le bombyx du mûrier. Cet astome inachevé n'aurait pu se sustenter que d'odeurs, encore eût-il fallu qu'elles soient celles des fleurs ou du nectar! La magistrale leçon d'anatomie ainsi exhibée surpassait toutes les représentations picturales de ce siècle, particulièrement le tableau de Rembrandt Van Rijn, que ce faquin et bobelin de Fantin, nullement apparenté au ténébriste Georges de La Tour, fut un beau jour tenté de copier, plus de deux cents ans après sa composition, sur l'injonction de sa belle-soeur Charlotte Dubourg, fortement traumatisée par une série d'aventures insolites à elle survenues, hantée par des idées fixes morbides et mortifères depuis les éprouvants événements dont elle fut témoin à Cluny, au boulevard Montmartre et à Londres.

Adonc, nos duellistes de la Providence s'en prirent à l'ultime ennemi, le Scapin, qui tenta l'escapade, à défaut de faire Charlemagne dans cette partie aux dés pipés! Tout à sa peur panique, ventrebleu, ce jean-foutre en conchia! Ils projetèrent une rapière et une dague sur l'impétrant greluchon à la livrée bariolée et au grossier masque éructant de magot de barbarie aux crocs phalliques proéminents! Non seulement l'épée cloua le pleutre à une porte tel une chauve-souris (sa maschera était d'ailleurs aussi hideuse qu'une tête de pipistrelle), mais la dague, mue par une impulsion magique et douée d'une force herculéenne autant que cinétique, pénétra le chef du facchino par la nuque pour en ressortir par la voûte crânienne, éclatant celle-ci en un flot d'esquilles, de sang et de matière cervicale, comme si la lame damasquinée de Tolède constituant ladite arme blanche, pal d'une nouvelle espèce, avait forcé l'ancienne fontanelle de sa victime, qui n'était pourtant point conformée comme un pigmoïde « Bès » de l'Egypte ancienne! Scapin remit son âme à Méphistophélès en criant simplement : « Arrrh! » « Mission accomplie! » dirent les deux voix en espagnol, rengainant les armes qui restaient en leurs mains en s'approchant du mousquetaire abasourdi. « Mainténant, caballero, vous pouvez nous donner votré pli sécret! - Mes amis, conduisez-moi chez un bon barbier-chirurgien! Répliqua Gaston. J'ai là deux blessures! Je...je ne sais comment vous remercier! - Inoutile dé remercier, caballero! - Mordiou! Vous êtes espagnols et vous avez dit « de me remercier »! Gaston réalisa l'épouvantable méprise, le quiproquo qui, loin d'être théâtral, avait conduit au carnage que l'on sait! « Jarnicoton, je viens de trahir mon Roy! L'Arlequin était réellement mon « contact » et je l'ai provoqué en duel! - Vous n'avez trahi personne, caballero! Yé souis oun agent triplé, au service à la fois dou Cardinal dé Richelieu, dé la reine Anne d'Autriche et dou douc d'Olivarès! Mais, aujourd'hui, ma mission consistait à récoupérer votre pli pour la reine! - Mes Sieurs, vous ne cessez de dire « je », or je vois deux têtes et quatre bras quoiqu'il n'y ait que deux pieds! - Caramba! Il est temps dé vous dévoiler ma véritablé natoure! Voyez et admirez! » Les « créatures », écartant leur pelisse féline, ouvrirent leur manteau de ténèbres.
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Gaston aperçut un spectacle impossible, qui lui expliqua le pourquoi d'une telle efficacité à l'escrime! L'être était un siamois hétéropage, c'est-à-dire un monstre double, au jumeau incomplet, soudé à partir de l'abdomen : deux troncs, quatre bras, deux têtes mais une seule paire de jambes. Théoriquement, chez ce type d'être, le frère soudé était atrophié et aphasique mais, avec cette créature supra-naturelle, cela n'était point le cas puisque les proportions entre les deux frères étaient identiques, nonobstant l'absence de deux membres postérieurs! Quelque peu gênée par ce spécimen, l'Eglise n'avait attribué qu'un seul nom de baptême à la « chose » d'une intelligence et d'une habileté supérieures : deux cerveaux, quatre mains et deux coeurs vous confèrent un avantage certain! « Mon nom est Colloredo » reprit l'agent secret. Du moins, seule s'exprimait la bouche appartenant à l'être complet. « Excousez mon «hermano» : il parle italien et espagnol et c'est moi qui pratiqué votre langue, d'où son moutismé. Nous nous complétons moutouellement. Mais trêve de discours! Veuillez, au nom de votre reine, mé passer votre pli scellé, por favor! » Comme Colloredo « agissaient » au nom d'Anne d'Autriche et que Gaston de la Renardière avait prêté serment à la couronne de France en général, le mousquetaire du Roy accepta d'obtempérer. L'enveloppe fut saisie par le jumeau sans jambes qui décacheta le pli et tendit les documents à son frère complet, seul des deux connaisseur du français. Tout en parcourant rapidement le contenu de ces papiers, qui constituaient une affaire d'Etat de la plus haute importance, la tête hispano-francophone (l'autre étant hispano-italophone) livra à notre Gascon la teneur de ce qu'ils renfermaient : «Muy bien! L'erreur dé Son Eminence, c'est qu'elle ne vous avait noullement informé dou conténou exact dé cé sécret dé cour. Mais votré contact, ou dou moins, céloui sous les ordrés douquel loui et ses hombres agissaient-paix à leurs âmes!- en savait en gros la téneur! L'Arlecchino et ses couards dé comparses- vous jougez peut-être qué jé mé montré par trop sévère à leur égard- obéissaient à un nouveau vénou dans la diplomatie, oun hombre qui caresse des rêves de carrière ecclésiastique autant qué ministérielle, le señor Giulio Mazzarini, agent dé Sa Sainteté Ourbain VIII, qué Richelieu est parvenu récemment à faire bascouler dans lé camp français! Pour vous résoumer ces papiers d'Etat, disons qu'il s'agit de directives très sécrètes édictées par lé Cardinal afin d'assourer oun héritier à la couronné dé Francé! Richelieu y apporte la preuvé dé l'homosexoualité dé Louis XIII et dé son impouissance. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il existe à cé soujet des tribounaux particouliers dont l'especialidad consiste à jouger de facto dé la capacité ou non dou vit d'oun hombre à apporter la satisfaction conjougalé à sa señora, à consommer son ounion et à féconder sa matricé! Vous appelez cela lé tribounal dé l'impouissance! - Oui-da! Se contenta de répliquer Gaston, tout esbaudi par ces révélations. - Richelieu, poursuivit le Colloredo locuteur de la langue de Malherbes, s'enquiert -excousez cé mot crou- d'oun étalon volontaire pour féconder Anne d'Autriche et faire naître oun dauphin! Il dresse oune liste des candidats possibles, dont...loui-même! Il donne ensouité des directives extrêmement précisés et sévères contre quiconqué, quelque soit son rang-prince dou sang, ministré, dignitaire dé l'Eglise, même simplé domestique- éventérait lé sécret! Il stipoule qué l'indiscret en quêté dé divoulgation à oune pouissance étrangère ou à quiconque d'importance séra arrêté et enfermé à vie dans ouna fortéresse. On lé privéra dé la parolé et on devra né jamais le montrer à quelque personne qué cé soit. Son visagé dévra également être dissimoulé par ouna cagoule ou tout autré moyen houmain jousqu'à la fin dé ses jours ainsi qué son identité, qué seul l'Etat et son geôlier connaîtront! - Moyen humain? Que sous-entendez-vous par là? - Mieux vaudra masquer l'homme qu'outiliser les anciennes méthodes pour lé faire taire, dou style aveugler, défigourer ou couper la langué! Nous sommes aux XVIIe sièclé, plous sous Byzance ou Joulés César! Imaginez un quelconque seigneur dévoiler à la face dou mondé qué lé prochain Roy dé France sera oun bâtard! » La conversation en resta là. Avant de dire adieu à Gaston, qui garderait le secret afin de ne pas terminer ses jours à la Bastille sous une cagoule de pénitent, Colloredo le « conduisirent » chez un chirurgien de « leur » connivence pour soigner et panser ses deux coups d'épée. Plusieurs décennies passeraient avant que quelqu'un ne découvrît ce secret de cour tant redouté. Le hasard devait élire un simple valet. L'homme se nommait Eustache Danger, patronyme prédestiné s'il en fût! Danger paya chèrement sa curiosité : les directives de feu le cardinal de Richelieu furent rigoureusement appliquées à son encontre. La plupart des historiens contemporains s'accordent pour le désigner comme l'homme au masque de fer!

Unité de lieu, unité de temps, unité d'action : merci, Mon Sieur Corneille!

Christian Jannone

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