samedi 22 novembre 2008

Barbecue napoléonien

Souvenirs de Delboise de Pontoise Seine et Oise

A Abel Gance et Michel Simon, sans façons.

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¿Que tal? (Francisco Goya)

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Juillet 1809. La patrouille cheminait, quelque part, en un pays qui n'était point le sien, en l'ardente et implacable Andalousie. Une quinzaine d'hommes blanchis sous le harnais, désignés par le colon pour retrouver ce qu'il était advenu du groupe d'éclaireurs, parti depuis quatre jours. Pour moi, le vieux briscard, il ne faisait aucun doute que les guérilleros avaient depuis longtemps réglé le sort de mes camarades d'infortune. Les disciples de Juan Martin "El Empecinado" se montraient d'autant plus audacieusement impitoyables qu'ils répondaient aux innombrables exactions des troupes du roi Joseph. L'Empereur lui-même était accouru tantôt à la rescousse de son incapable frère aîné. Mais le lieutenant Girardon, une bleusaille comme pas possible, faisait fi des mises en garde que je me permettais de lui adresser, moi, Delboise de Pontoise Seine et Oise, l'héroïque sergent qui avait laissé sa deuxième et dernière oreille à Austerlitz. Belle manière de faire don de sa personne à Napoléon le Grand! Comme cet épisode glorieux me semblait désormais lointain et mythique! Avec nos guêtres, nos culottes et nos buffleteries poussiéreuses et sales, sans oublier nos plumets défraîchis, on avait moins fière allure qu'à notre arrivée, tout pimpants dans cette contrée hostile! Finis les torses fièrement bombés et décorés des camarades Onésiphore, Sosthène, Agénor, Paul ou Marius! Terminées, les moustaches bien lissées, les anneaux d'oreilles -qu'elle chance pour ceux qu'en avaient encore!- bien brillants!
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Vivre sur l'habitant pesait ici à tous! La veille, on avait soupé d'un infect gazpacho dans une méchante auberge, où tout le monde, autochtones comme grenadiers, s'était regardé en chiens de faïence. Le mot d'ordre était : méfions-nous de tout et de tous. Il suffisait d'une œillade de trop adressée à la peu accorte et noiraude servante aux yeux farouches pour s'assurer un aller simple outre-tombe. Le caporal Hernauton n'était plus là pour en témoigner : les camarades l'avaient retrouvé étendu roide, sur sa paillasse puante, un couteau à manche d'ivoire sculpté d'une tête de mort artistement planté droit dans la carotide. Toute la chambrée n'avait naturellement rien vu, rien entendu, occupée qu'elle était à cuver l'infâme piquette que ces salopiauds nous avaient servie en guise de vin. Comment ne pas accroire que l'hôte, complice d'El Empecinado, n'avait pas drogué ce vinaigre mal tourné? Suriner Hernauton avait ensuite été un jeu d'enfant! Pour moi, tous ces salauds d'Espagnols finissaient par se ressembler avec leurs noms en Gomez ou Sanchez y quelque chose et leurs prénoms Juan ou Ramon! Y savaient jurer qu'en la Virgen, la Madre de Dios ou Santiago avec des "caramba" à foison! De plus, ils n'usurpaient aucunement leur réputation de ladrerie!

"Cristi! Qu'il fait chaud!" s'écria le grenadier Camus. "Mon lieutenant, supplia-t-il, mes camarades et moi, on souhaiterait, sauf votre respect, faire une petite pause! L'bonnet à poils, c'est pas frais pour la contrée! On sue sang et eau! Voilà tantôt trois heures qu'on marche avec c'ti soleil avec tout not' barda, et ce, sans même toucher à nos gourdes!
- Soldat! Nous nous arrêterons lorsque je le jugerai opportun! Nous approchons de la position où devait se rendre l'escouade d'éclaireurs du sergent-major Janvier, avec ordre de la tenir quoi qu'il en coûte!
- On dit qu'ça grouille de rebelles dans l'coin! Brouh! J'me demande dans quel état on va retrouver les camarades!" Remarqua Agénor.
Sur le "quoi qu'il en coûte", le lieutenant avait raison! Plus on s'enfonçait dans ce foutu pays, plus on rencontrait des "exemples" de ce que nos représailles avaient réservé aux insurgés ou à leurs présumés partisans : c'était à ce prix qu'on devait effectivement "tenir" le terrain et le pays! Si vous savez pas à quoi peut ressembler l'enfer, hé bien, rendez-vous en Espagne : vous aurez un avant goût des supplices raffinés que nous prépare Messire Satan!

Adonc, nous atteignîmes la fameuse "position" : un village, ou ce qu'il en restait après une petite excursion de nos éclaireurs. La piste devenait bougrement fraîche! Mais la vision d'horreur indicible de ces ruines fumantes dépassa l'entendement! Et l'odeur, pristi! Le premier à réagir fut Espérandieu, le plus jeune du groupe. Quoiqu'il ait pourtant fait Eylau, c'qui n'était pas un parangon d' bataille fraîche et joyeuse, il vomit sans retenue! L'ardeur du soleil avait hâté la corruption des cadavres des villageois et autres partisans supposés, massacrés par les camarades sans autre forme de procès! Les mouches pullulaient autour des déjà charognes. Il n'y avait pas eu de quartier et, à n'en point douter, la réplique des sycophantes de Juan Martin avait dû suivre promptement! Certains corps, détail atroce, étaient à demi brûlés et les relents de chair et de graisse humaine calcinées se mêlaient aux effluves putrides. Le bétail n'avait nullement été épargné, logique application de la tactique de la terre brûlée pour empêcher les Espagnols de se ravitailler. Une vache transpercée de plusieurs coups de baïonnette, toute gonflée, gisait, le ventre empli d'humeurs et de gaz de décomposition, les pis énormes. Nos soldats n'avaient même pas épargné les poules qui baignaient dans leur sang coagulé, égorgées!
Heureusement, si l'on peut dire, je n'aperçus ni femmes ni enfants parmi les victimes : ou les camarades de Janvier les avaient pris en otages et emmenés, se réservant les épouses et filles pour le plaisir inhérent à toute soldatesque, ou ils s'étaient enfuis à l'arrivée de l'escouade! Hélas, il y avait des exceptions atroces : à l'intérieur d'une chaumine épargnée par le feu, nous trouvâmes, ô, l'horreur, des bébés coupés en morceaux, et deux vieilles édentées, au masque trivial de "brujas", empalées à même la porte! Nos grenadiers n'avaient même pas respecté leur intimité : leurs jupes impudiquement relevées montraient qu'ils les avaient sauvagement violées avant d'achever leur supplice! Des myriades d'insectes bourdonnants se repaissaient de ces restes! Mais le summum (provisoire) fut la découverte des corps du curé et de trois pendus à la sortie du village, dans la direction du sentier que nos amis avaient vraisemblablement emprunté, sans doute pour échapper à l'arrivée opportune des guérilleros!
Le croassement des corbeaux freux et des corneilles noires, qui grouillaient autour des gibets improvisés - des pins bien méditerranéens- et de la grande croix de pierre où l'on avait attaché le prêtre du village avant de le fusiller, ajoutait à l'ambiance apocalyptique! Les oiseaux de mauvais augure se repaissaient des chairs gâtées des cadavres verdâtres aux orbites jà caves. Des liquides putrides s'écoulaient des abdomens crevés qui exsudaient tous leurs sucs de corruption en gouttes entêtantes aux clapotis agaçants. Les pieds nus enflés et marbrés de taches sombres des pendus d'où dégoulinaient ces jus atroces paraissaient bouger sous la brise : il me sembla que tous les corps oscillaient presque imperceptiblement! Des flaques de ces exsudats physiologiques se formaient, absorbées peu à peu par la terre trop sèche, qui trouvait là de quoi étancher sa soif! Quant à la dépouille "crucifiée" du curé, on y voyait les taches de sang tournées au marron sombre occasionnées par les balles des fusils à pierre modèle 1777 ! Les oripeaux grotesques qui revêtaient ces épouvantails de chair pourrie partaient en lambeaux sous les coups de bec acérés des corvidés insatiables! Les battements de leurs ailes moirées nous assourdissaient!
Tout à cette vision fantasmatique, nous tardâmes à nous remettre en route.
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La journée était jà fort avancée et le soleil commençait à s'incliner vers l'ouest. Enfin, nous découvrîmes les camarades…ou ce qu'il en restait, au détour du chemin empoussiéré encombré de caillasses! "Les salops!" m'exclamai-je! Les beaux salopris! Foutredieu! Qu'est-ce qu'ils leurs ont mis! Blasphémai-je de plus belle! La guérilla s'était foutrement bien vengée et n'avait laissé aucune échappatoire au sergent-major Janvier et à ses hommes! Le sang s'ajoutait au sang. Les figuiers de barbarie, les yeuses, les myrtes et les acacias formaient un accompagnement végétal insigne à ce tableau digne du Dante! Le caporal Lenoir et le grenadier Herbin craquèrent face au spectacle : l'un fut pris de nausées tandis que le second en chia de trouille! Quant à moi, je ne pus rajouter qu'un "Crédju"! bien sonore qui claqua comme la détente d'un mousquet! Les cadavres de nos camarades avaient été intégralement déshabillés et les hispaniques les avaient châtrés.
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Ils étaient ligotés aux troncs d'arbres, tête-bêche! Cependant, un traitement particulier avait été réservé au sergent-major et au second de l'escouade, le sergent Paoli, d'origine corse, fort connu pour ses goûts sodomites. Ayant compté parmi les jeunes amants de Cambacérès, Paoli avait été empalé par l'anus et littéralement mis à cuire à la broche comme un cochon de lait! Son corps à demi grillé et puant fumait encore! Quant à Janvier, son état était indescriptible. Les guérilleros l'avaient démembré. Son tronc était attaché à la souche d'un chêne vert, ventre ouvert! Ses intestins, masse noire pestilentielle, gisaient au sol, attirant les mouches. La cavité abdominale était remplie de cailloux. Sa tête, énucléée, était posée à quelques toises, les parties dans la bouche. Les bras et jambes coupés, attachés aux figuiers, pendouillaient, jaspés d'un sang gâté. Les asticots y trouvaient déjà leur pitance. Pour me remettre de cette vision, je n'eus d'autre ressource que d'avaler quelques rasades de ma gnôle remplie du ratafia que je m'étais réservé en principe pour supporter la souffrance d'une éventuelle amputation dans une ambulance de Larrey! Vous savez, une de ces blessures vicieuses causée par les multiples éclats d'une boîte à mitraille balancée dans les jambes! Je bus à la régalade ce savoureux tafia de la Jamaïque que je tenais d'un fameux capitaine d'écumoire. L'vieux cachalot, bourlingueur des sept mers depuis quarante ans, s' plaignait que sa coque de noix était rongée par les tarets! Il avait pas saisi qu'il aurait fallu la recouvrir de plaques de cuivre! Après avoir enterré sommairement les corps et prié pour nos camarades, nous reprîmes notre marche. Manifestement, les guérilleros, ayant accompli leur forfait, ne semblaient pas avoir préparé de nouveau guet-apens. C'est pourquoi nous tentâmes de nous rassurer en chantant en guise de revanche : "On va leur percer le flanc, ranplanplan tirelire! On va leur percer le flanc, ranplanplan tirelire et plan!"
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Faut dire que l' cœur n'y était pas avec toutes ces émotions et qu'il nous manquait un 'acré tambour-major pour nous galvaniser. Finalement, au bout d'une lieue, alors que le soleil allait vers le couchant, le lieutenant décida qu'il était temps de prendre quelque gibier pour nous restaurer et d'installer le bivouac pour la nuit. Les rations de pain bis que nous transportions dans notre havresac ne suffiraient pas à assurer notre ordinaire ce soir. Mal nous en prit! Faut dire qu'en matière de braconnage, Agénor, Paul et moi, on était pas des bleus. Nous attrapâmes deux lièvres au collet et tuâmes au fusil un cochon sauvage tout noir qui ressemblait à ceux du maquis corse ainsi que trois perdrix! Tant pis pour les munitions perdues! On opta pour une préservation prolongée de cette manne, au cas où. Il fallut la préparer, la boucaner, avec une bonne barbaque! Y'avait quand même le risque que ces foutus Espagnols nous repèrent à la fumée. Après le repas, chacun prendrait son tour de garde. Cependant, fallait aromatiser c'tte viande parce qu'on était dépourvus de sel! Le lieutenant commit alors une erreur qui faillit m'être fatale (elle le fut, hélas, pour tous les camarades!) : il ordonna de cueillir des branches de laurier-rose pour accommoder notre barbecue. Nous tous, on connaissait mal la végétation du Sud, et, à la forme des feuilles, le laurier-rose ressemblait au laurier ordinaire, malgré la floraison de la plante et son odeur différente! Nous n'étions pas des botanistes du Muséum pour deux sous! Tandis que la barbaque cuisait, je racontais aux camarades une anecdote assez salace sur mon premier séjour à Paris, au Palais Royal, qui avait gardé depuis Philippe Egalité et son père sa réputation de lieu chaud! A croire que les Orléans y avaient institué un haras à putes! Dès que leurs nichons et leur toison pubienne avaient poussé, elles étaient placées aux grilles!
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J'connaissais une peinture de Boilly sur l'Palais Royal où des filles, à peine pubères, vêtues de robes "antiques" de Merveilleuses très moulantes sans linge en dessous, au décolleté très osé mettant leurs gros seins en valeur, le visage encore poupin, très mignonnes, étaient reluquées et choisies par de ventripotents bourges à gibus ou bicorne en croissant de Lune avides de chair fraîche et de fruits verts! On racontait qu'à ce sujet, certaines de ces filles, parfois de tout juste quatorze ans, tentaient d'échapper à leur sort en comprimant au maximum leur poitrine et en s'épilant à l'endroit stratégique pour passer pour plus gamines. La chose n'avait de chance de marcher en général qu'avec les plus petites de taille! Ce fut durant cette conversation que la toxicité aromatique du laurier-rose commença à s'insinuer en nous. J'puis en témoigner, et je garde tout mon entendement, mais vous devez me croire, pristi! Le Petit Tondu, lui, me comprendrait assurément! Bref, notre bivouac fut rapidement embrumé par des fumées produites par la combustion de cette foutue plante! Y paraît que quand on est menacé par la camarde, on peut se métamorphoser en visionnaire, un peu comme la pythie! On voit ou imagine apercevoir des choses bizarres, à caractère délirant ou onirique. Les fumeurs de kif, en Orient ou aux Indes, connaissent bien l' phénomène! On est susceptible de voir le diable en personne! Bref, on a tous déliré, Agénor, Onésiphore, Sosthène, Paul etc… Si je m'en suis tiré, j' le dois en partie à mon tafia, qui a dû faire office de contrepoison. Mais aussi à…quelqu'un. La première "chose" que j'aperçus, mirage idiot, fut un "Incoyable" ou un muscadin du temps de ce pourri de Barras et des Thermidoriens.
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Y parlait sans prononcer les "r" à cause du mot révolution! Il arborait un habit criard à rayures, très ajusté, une cravate haute fort étranglante, un énorme bicorne. Il tenait des bésicles disproportionnées dans la main droite. Il était coiffé "en oreilles de chien". Surtout, il tentait en vain, en battant le sol de ses pieds chaussés d'escarpins efféminés, le mollet bien moulé dans ses bas blancs, de faire avancer le célérifère sur lequel il était monté : un engin incongru, sculpté dans l'ébène, avec une tête de lion et un sexe bien apparent, sans omettre la queue! La selle du véhicule était en croûte de porc! Il s'accrochait aux poignées du cap de fauve. Les roues de bois cerclées de fer grinçaient. J'eus même la sensation olfactive de son peu ragoûtant parfum au musc!
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Ça devait être une tante de première, avec sa voix flûtée! J'compris pas un traître mot à ses paroles! Cette vision fut tôt remplacée par une autre encore plus illogique, alors que l'âcre fumée de la barbaque nous faisait tousser avec intensité! Dans le même temps j'entendais les camarades, de plus en plus distants, prononcer des phrases incohérentes, sans suite, comme des fiévreux. Les voix allèrent s'atténuant. Je ne les perçus bientôt plus, tout à mes hallucinations.
Adonc, j'eus droit, après l'Incoyable, à une procession de pénitents noirs. Ils défilaient en chantant, chaussés de sandales de cuir de Cordoue à l'odeur puissante et nauséabonde. Malgré leur froc et leur capuce pointue couleur de nuit et la corde qui ceignait leurs reins, ils différaient cependant des Bourras marseillais d'antan, fameuse confrérie de pénitents de l'âge baroque fondée au XVIIe siècle. La fondation des Bourras était contée dans l'"Histoire de Marseille" de Jacques ou Antoine de Ruffi, parue en 1695. Il y était fait mention, entre autres, parmi les fondateurs, d'un certain Cassion de La Clère! Mais mes pénitents ci présents étaient Espagnols. Normalement, la procession aurait dû concerner le Christ, Saint Jacques ou la "Santa Virgen", avec statue bariolée obligatoire. Au lieu de cela, je vis d'abord une espèce de châsse portée sur un catafalque par six effrayants énergumènes vêtus de justaucorps de jais où étaient grossièrement figurés les os d'un squelette. La cagoule, ibidem, reproduisait les "traits" de la Mort!
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La châsse se métamorphosa en une sedia gestatoria sur laquelle se tenait, hiératique, une horrible relique : la momie parée d'étoffes bariolées à motifs géométriques ou zoomorphes stylisés de l'Inca de légende Manco Capac, aux longs cheveux noirs adhérant à un crâne désormais dépourvu de visage. La dessiccation extrême de la créature affreusement décharnée choquait. Elle arborait aussi une dalmatique ou chlamyde multicolore de plumes de condor et d'ara. L'Inca mua brusquement en dépouille séchée d'ascète de Cathay ou Cipango, coiffé d'une étrange mitre jaune.
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Les pénitents fanatiques, voués à leur idole païenne, psalmodiaient des prières où au latin se mêlaient des idiomes exotiques et inintelligibles surgis d'un passé révolu. J'eus l'impression que, derrière les trous des yeux de leur cagoule, il n'y avait que néant et ténèbres. Mais jà, ma vision passa à une autre saynète que j'interprétai après coup comme l'apparition du spectre de Tariq en personne, le conquérant arabe de l'Espagne. Le guerrier musulman paraissait droit sorti d'une enluminure précieuse d'un traité "Du raffinement" de la cour du califat Omeyyade de Cordoue. Il portait à la ceinture un immense cimeterre damasquiné, plus tranchant que les plus fines lames de Tolède. La poignée de l'arme, ivoirine, s'ornait de cabochons où l'on reconnaissait rubis, opales, aigues-marines, saphirs, topazes et émeraudes sans omettre un camée augustéen et une intaille antonine! Le Sarrasin rivalisait d'ostentation avec le Grand Turc ou le Grand Moghol!
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Tous ses doigts étaient soigneusement bagués d'or. Sa barbiche, parfumée à l'encens, au benjoin et à la cardamome, était teinte au henné. Item sa longue chevelure, qui exhalait des senteurs subtiles et balsamiques où se mêlaient la myrrhe, la muscade, la bergamote, le styrax et la poudre de riz. Ses yeux noirs étaient fardés de kohol et ses joues safranées. L'émail de sa dentition chatoyait. Il était nu-tête, ayant posé son casque à nasal mobile au protège-nuque de mailles annulaires délicatement ouvragées. Le cimier s'ornait d'un lambrequin de soie grège et les gardes joues du couvre-chef étaient incrustés d'un semis de fines boules d'or et d'électrum par la magie de la fonte à la cire perdue. Ses mains arboraient des tatouages au henné à la mode berbère et bédouine. De sa dextre, il vida en ricanant un sac de monnaies aux effigies des rois et dynastes wisigothiques déchus. Ces pièces d'or, d'argent et de bronze, parfois même de cuir, selon la dévaluation des espèces et la pénurie de métaux précieux, s'ornaient des portraits naïfs, exécutés de profil, à l'œil prophylactique et au schématisme exacerbé, des monarques Wisigoths Rodrigue, Reccared, Swinthila, Receswinthe, Sisenand et Léovigild. Sa senestre tenait un bouclier rond de cuir bouilli, d'onyx et de bronze orné des arabesques de la première sourate de l'Alcoran. Détail anachronique : un contrat d'endenture signé par un chevalier anglais renégat passé au service du Grand Turc Bajazet était attaché à l'umbo du bouclier. Tariq était vêtu d'un jaseran de mailles, la poitrine, le dos, les genoux et les coudes protégés de plaques de fer. La plaque pectorale protégeant son thorax rappelait la laurica anatomique romaine mais elle arborait une représentation de l'archange Gabriel. Les anneaux de sa cotte de mailles étaient constitués de nacre, de jade, d'écailles de papillon, d'orichalque et de platine. Il s'exprima à mon adresse en arabe littéraire. Je n'y compris goutte, bien que j'eusse été de l'expédition d'Egypte. Il me désigna un autre personnage, soudainement apparu, un affreux cannibale Topinambou, mais différent des gravures fameuses de Théodore de Bry, nu, à la coiffure en bol, le corps enduit de beurre rance et peint de noir et de rouge. Ce sauvage aux dents limées en pointes se pourléchait à la vue de peaux humaines écorchées qui séchaient sur des claies. Il éructait et ses borborygmes me saoulaient. Le Topinambou s'approcha d'immenses fleurs sanglantes, jaunâtres, dont le pistil revêtait la forme de sexes féminins. Il me fit assister à d'hideuses parturitions. Les avortons qui s'extrayaient de ces monstres végétaux en poussant des gémissements de bêtes blessées étaient recouverts de membranes placentaires et amniotiques gluantes, souillées d'humeurs immondes. Tous étaient difformes : incomplets, aux têtes trop grosses ou inachevées, au tronc hypertrophié, parfois sans jambes et sans bras, d'autres fois multiples et soudés ensemble. Il puaient la charogne. A ce moment, tout vacilla autour de moi. Le décor tangua et je perdis conscience. Me réveillant après un temps indéterminé, je me surpris couché sur une litière de feuilles et de peaux de bêtes, dans ce qui me parut un abri sous roche. Un inconnu m'avait porté secours. Je me surpris à aller mieux mais, tâtant mes joues et mon menton, je sentis qu'à ma barbe, plusieurs jours s'étaient écoulés. Je me levai, les jambes encore mal assurées, dolentes. J'avais dû longuement délirer. Il me tardait de faire la connaissance de mon bon Samaritain. En attendant, j'observais les aîtres. Outre le foyer central, j'aperçus d'étranges pierres taillées sur les deux faces, des bâtons gravés et des os couverts d'encoches. Il y avait aussi des pierres d'Ammon, que nos doctes savants comme Monsieur Cuvier désignaient comme des fossiles, ainsi que de curieuses roches ornées de cupules. Surtout, de l'ocre rouge, en abondance, recouvrait les parois. Il y avait enfin ce que je qualifierais d'autel laraire, faute de mieux : un cercle de pierres, d'environ six pieds de circonférence, au centre duquel étaient posées trois "reliques" : un crâne d'ours, un autre d'homme, mais renversé, le trou occipital évidé, creusé et élargi et une espèce de moulage d'argile crue, portrait des plus sommaires d'une divinité : deux trous pour les yeux, deux pour le nez, une fente pour la bouche. Le tout, qui constituait une triade d'un type inédit, était saupoudré d'ocre rouge et jaune.
Je perçus bientôt des pas approchant de l'entrée de l'abri. J'étais sur mes gardes, craignant toujours qu'un séide d'El Empecinado me débusque. Je m'attendais au mieux à voir apparaître mon sauveur, peut-être un ermite à demi-fou et ensauvagé à force d'ascèse et de retrait de la civilisation. Mais je sursautai de peur et de surprise lorsqu' enfin se dévoila mon bienfaiteur. Imaginez-vous un émule de Victor de l'Aveyron, une version gérontologique de l'enfant sauvage qui avait défrayé la chronique en l'an VII! Je criai sous le coup de l'émotion : "Cristi!" L'être était certes un vieillard, mais il n'était pas tout à fait comme nous. Il existe chez les savants des termes pour qualifier ce type de créature, à cheval entre l'humanité et l'animalité : anthropomorphe de Linné, pré-adamite, homme d'avant le déluge, Homo sylvestris, fils de Cham ou d'Esaü etc… Avec son pagne en peau de loup, il me faisait penser à un de ces jacquemarts d'horloge armés de maillets. Il était couvert de poils blancs ou grisâtres, assez décharné. Ses côtes saillaient. En le regardant de près, on voyait ce qui le différenciait de nous, Hommes sages de Linné : absence de menton, gros nez, front fuyant, arcades sourcilières proéminentes, chignon osseux à l'arrière du crâne, corps trapu aux os épais….
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Et en plus, il parlait! Je trouvai un carnet dans ma chemise, avec un crayon de graphite de Monsieur Conté. Je notai les mots que l'être prononçait, d'après ce que je pus en entendre et comprendre, n'ayant plus l'intégrité de mes oreilles. Cela donna : - Niek'tou a krou! Niek'tou K'tou ding! Ak a ban ki! Broohr Pi'ou vaarll! A tapu Niek'tou krou u-ulr aga! K'tou N'iek'tou imlr! (traduction : Toi, non-homme pas mort! Toi avoir été guidé par moi, homme qui marche debout! Là est mon antre! Que le dieu ours Broohr et le père de nos pères Pi'ou le singe dressé soient remerciés! Tous tes autres amis non-hommes sont morts là-bas! Moi, homme qui marche debout, j'ai soigné le non-homme!) Il s'exprimait avec force clics et autres bruits étranges entrecoupant ses mots. - A Niek'tou pactou? (comment t'appelles-tu?) K'tou Nuru oor! (mon nom est Nuru) Heureusement, sa gestuelle et ses mimiques, assez explicites, me permirent de saisir qu'il me fallait décliner mon identité - Moi Delboise! Répondis-je, re-mimant les mêmes gestes. Ainsi commença une extraordinaire amitié ! Nuru me conta les circonstances de mon sauvetage. Alors qu'il quêtait sa pitance, il avait remarqué notre présence et nous avait discrètement épiés. Craignant les Niek'tous depuis toujours, il savait se faire discret. Lorsque l'intoxication fit son œuvre, il tenta de nous porter secours alors que nous avions tous perdu connaissance. Malheureusement, je fus le seul à survivre et Nuru, impuissant, ne put que constater le décès des autres soldats par asphyxie. Il me transporta et me soigna dans sa grotte grâce aux simples qu'il connaissait, concoctant des breuvages qu'il parvint à me faire ingurgiter dans une semi-inconscience. Je demeurais trois jours entre la vie et la mort avant de reprendre complètement mes sens. Nuru me donna son âge en lunes. Je calculai approximativement : cela lui faisait comme deux cents années! Je consignais sur mon carnet, durant mon séjour chez Nuru qui se prolongea trois longs mois, tout ce que je pus apprendre de son incroyable destin et de son peuple dont il était le dernier représentant. A l'occasion, je m'aperçus que l'écriture des "Niek'tous" et leur langue- du moins, l'espagnol- ne lui étaient pas inconnues. Il m'initia durant mon séjour à sa propre culture et à ses méthodes de chasse. J'élaborai un lexique de son dialecte d'où je retins particulièrement les termes désignant le gibier : minga (éléphant laineux géant, une espèce pourtant disparue de nos contrées), broohr (ours), durgu (bison), cherl (poisson), rleuh (oiseau) etc… Les K'tous possédaient trente sortes de mots différents pour qualifier la neige, ce qui n'était pas le fort du climat andalous, aridifié par le pâturage intensif de la Mesta! J'appris qu'il représentait une sorte de dernier des Abencérages de son peuple. Il y avait des millions de Lunes, les K'tous dominaient l'Europe avant d'être refoulés progressivement par nous, les Hommes dits "sages"! L'extinction de la race antédiluvienne avait donc été quasi totale! Les K'tous avaient vécu à une époque insondable où le continent européen était le royaume du froid et de la glace! La plupart des espèces qu'ils chassaient semblaient mythiques. Il appert que certaines existaient encore du côté de la Russie et de la Scandinavie! Parfaitement adaptés au climat rude de ces temps immémoriaux, ces hommes laids mais astucieux savaient se débrouiller sans connaître la roue, l'agriculture et la métallurgie! Leur "industrie" reposait sur des outils et des armes de pierre taillée, de corne, de bois, d'os et d'ivoire! Ils travaillaient remarquablement les peaux de bêtes et savaient aménager des campements élaborés. Croyant en l'au-delà et enterrant leurs défunts, ils avaient pour philosophie l'appartenance fondamentale de l'Homme à la terre mère, et non l'inverse, un peu comme les bons sauvages des Amériques ou de Tahiti tant vantés par Bougainville et par Rousseau! Pour nous, c'était la terre qui appartenait à l'Homme qui l'exploitait! Les K'tous adoraient l'ours, le bison, l'éléphant laineux mais aussi, ô surprise, une sorte de grand ancêtre simiesque qui, le premier, se serait redressé pour marcher debout, et dont ils modelaient l'effigie : Pi'ou! Aussi célébraient-ils leurs dieux par la musique et le chant. A ce sujet, Nuru m'offrit un étrange objet : un bâton d'ivoire gravé d'encoches et creusé de cupules. Il me fit une étonnante démonstration de la nature de son don : prenant une espèce de flûte fabriquée à partir d'un os de cervidé, tout en regardant et suivant l'ordre des marques du bâton, il joua et chanta un morceau à la gloire du grand bison Durgu, chant religieux de chasse pour attirer les faveurs et les mânes de l'animal sacré! Autrement dit, il m'avait donné une partition musicale! Les K'tous possédaient donc un système de proto-écriture mnémotechnique! Chaque encoche ou cupule était un signe ou un mot tout autant qu'une indication de la hauteur du son à produire par la voix ou la flûte! Hélas, mon séjour fantastique arriva à son terme. Au bout de trois mois, Nuru me fit comprendre que ma vie était auprès des miens, qui devaient me croire mort depuis longtemps! En guise d'adieu, je dessinai au crayon son portrait en double exemplaire : un qu'il conserverait et l'autre que je garderais précieusement. Il me fit jurer de ne rien dévoiler sur mon aventure avant ma mort : mes souvenirs ne devaient être rendus publics qu'à titre posthume! Nuru m'indiqua la route à suivre pour rejoindre mon régiment. Nos adieux furent déchirants avec force larmes! Je mis quatre jours pour rejoindre mes quartiers. Mon uniforme partant en lambeaux, j'avais revêtu une des peaux de chèvre de Nuru qui me donnait l'allure d'un berger à demi-sauvage, une sorte de Robinson, avec mes cheveux et ma barbe qui avaient poussé. Ainsi, je ne risquais rien avec les guérilleros! La surprise de mon retour inopiné fut considérable. Les corps de mes camarades avaient bien été retrouvés, mais l'Etat Major m'avait déclaré "porté disparu"! Naturellement, je ne racontais au colonel que des demi vérités, expliquant que c'est ma gnôle qui m'avait sauvé et que je m'étais terré trois mois durant pour échapper à la guérilla, en vivant de menu fretin. Tout danger paraissant enfin écarté, je m'étais décidé à rejoindre la troupe. Je demandai mon congé. Je finis par prendre la quille mais je refusai d'être installé aux Invalides. J'avais ma fierté! Je passais mon temps dans les cabinets de lecture. Un jour, je tombai sur un nouvel ouvrage savant : "La philosophie zoologique", de Monsieur de Lamarck, du Muséum. Ce livre me passionna. J'y lus l'hypothèse, prudemment avancée, que l'Homme pouvait être une espèce de singe qui s'était transformé et redressé. Monsieur de Lamarck baptisa d'ailleurs sa théorie le transformisme! Ainsi, Nuru, avec sa "légende" de Pi'ou, m'avait dit vrai! Je tins cependant ma promesse, consignant dans mon testament ma volonté de ne voir mes carnets de souvenir publiés qu'à titre posthume, mais refusant de léguer mon bâton musical à quelque érudit que ce soit! Quant à ce qu'on pourrait penser de ma mésaventure après ma mort, je m'en fichais comme de colin-tampon !
************ Delboise de Pontoise Seine et Oise décéda le 16 juillet 1816, sous le règne de Louis XVIII, à l'âge de 70 ans. Ses carnets de souvenirs parurent chez Didot en 1818, avec son incroyable histoire et le portrait de Nuru. Le livre demeura incompris, car considéré comme un tissu de ratiocinations d'un invalide à la tête de bois, ce que Delboise n'était point! Il tomba dans l'oubli, jusqu'à ce qu'en 1960, le célèbre cryptozoologue belge Robert van der Nans le ré-exhume! Dans son essai sur "Les hommes fossiles vivants", consacré entre autres au yeti, van der Nans révéla au grand public la rencontre d'un grognard avec un hominidé relique en Espagne en 1809, reprenant des extraits des souvenirs de Delboise et son dessin en guise de preuve. Conclusion du scientifique hétérodoxe : Nuru n'était autre qu'un authentique néandertalien! La science officielle ne reconnut pas cette conclusion et accueillit l'ouvrage comme un grossier canular, une impossibilité aberrante! Pourtant, ne dit-on pas qu'impossible n'est pas français?
Christian Jannone.

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