A la parfin, nous avions pris pied au sommet de ce promontoire, sis à quelques mètres seulement de l’anfractuosité qui, telle une mystérieuse combe, amorçait l’entrée du sépulcre de Langdarma.
Toute
présence du Migou s’était estompée, au grand soulagement de Muljing et –
dois-je le préciser ? de moi-même. C’était comme si ce singe n’avait
jamais existé, à moins qu’il se fût agi d’une hallucination. Cependant, les
ravages et la désolation qu’il avait semés chez nos adversaires appartenaient à
notre incontestable réalité.
Deux demi-sphères vibrantes,
l’une jaune, l’autre noire, barraient l’orifice d’accès à la caverne funéraire. Fourier
évalua à deux mètres le diamètre de ces hémisphères formés d’une matière inappréhendable. Il eût aussi fallu les mesurer en degrés, minutes et secondes mais peu importaient leur rayon et leur circonférence. Cependant, nous comprîmes que, si nous voulions pénétrer dans la grotte, il nous fallait assembler les deux éléments antagonistes en les accolant. Le problème nous sembla plus insoluble que le plus complexe des théorèmes mathématiques et Fourier avait beau mobiliser l’ensemble de ses connaissances, il ne parvenait pas à trouver la solution qui nous eût permis de réunir les deux éléments sans dommage. De plus, le froid se mettait de la partie, et une neige désagréable s’échinait à nous nuire, en des flocons brûlants qui agressaient nos visages mangés par une barbe dont les poils se métamorphosaient peu à peu en pendeloques de glaçons bien peu esthétiques. Rajiv essaya d’approcher la main droite de l’hémisphère jonquille comme pour l’amadouer ; ce dernier répondit en accentuant ses vibrations. Comme il vaguait toujours demi-nu, notre sâdhu n’arborait nul gant. Lors surgit par surprise une espèce d’éclair d’une luminosité excédant celle des feux Saint-Elme et de la foudre.
Il s’alla frapper la paume de l’ascète qui en fut meurtrie.
Cependant, Rajiv avait appris à résister à la douleur, et bien que sa paume
grésillât et même fumât vilainement, il frémit à peine. Ses nerfs avaient
appris à s’insensibiliser.
Comprenant que nous n’obtiendrions rien des calculs mathématiques ni de la témérité indienne, ce fut alors que Laplace extirpa de son sac la copie du livre de Burnet accompagnée de l’analyse qu’il en avait tiré.
« Je
pense détenir la solution idoine. », affirma-t-il.
Il
ajouta :
« Quelqu’un
parmi vous a-t-il emporté une Bible ? Monsieur Rajiv connaît-il les
prières du Thibet ? Monsieur Muljing itou ? »
Jacques Balmat grommela : il avait depuis long-temps oublié sa Vulgate. Quant à moi, je n’omettais jamais, par fidélité aux Ecriture et conformément à ma foi protestante, de voyager avec une Bible en français. J’entrepris de fouiller mes affaires à la recherche du Livre. Arthur connaissait par cœur la Bible du roi James ; par contre, il détestait sa version allemande.
De toute manière,
il ne l’avait pas sur lui. Girodet-Trioson, quant à lui, préférait que ses
impedimenta continssent les chefs-d’œuvre de la littérature païenne
gréco-latine dans lesquels il puisait l’inspiration de ses toiles et de ses
dessins. Corvisart, enfin, aimait à voyager muni d’un in-16 du traité médical
de Galien.
Laplace
nous tira d’affaire ; à ma grande surprise, non content d’avoir emporté
dans ses bagages la copie annotée par ses soins de la Telluris Theoria
Sacra additionnée des spéculations autour
du Bardo bouddhique, il sortit un second ouvrage de son
havresac : c’était une authentique Vulgate in-12.
« Je
vous pensais au mieux déiste, au pis agnostique, m’exclamai-je. N’aviez-vous
pas déclaré à Napoléon en personne que votre cosmogonie des nébuleuses excluait
toute intervention de Dieu ? »
Alors
qu’il riait, von Humboldt tira de ses propres bagages une traduction des
Evangiles en castillan, qu’il conservait depuis son périple aux Amériques.
« Cela
ne nous servira de rien, expliqua Laplace. C’est de la Genèse seule dont nous
avons besoin. La Theoria de Burnet
traite de la création du Monde, de même le traité thibétain auquel je l’ai
confrontée. Chacune des demi-sphères ci-présentes illustre, en miroir aux
couleurs inverses, le commencement chrétien et la fin bouddhiste. De fait, la
succession des couleurs symboliques est et sera à l’envers, car à n’en point
douter, notre progression dans le tombeau sera entrecoupée de rencontres avec
d’autres hémisphères colorés. Nous devrons dompter tous ces gardiens par la
récitation et l’invocation d’une cosmogénèse sacrée duale, chrétienne et
bouddhique. »
Muljing déclara en Népali connaître plusieurs mantras qui nous seraient selon lui fort utiles pour pénétrer en l’antre de l’empereur maudit et conjureraient peut-être les autres tulpas qui, inévitablement, contrecarreraient nous efforts pour rejoindre la dépouille. Il nous montra le moulin à prières dont il ne se séparait jamais.
Du moins fut-ce là ce que Rajiv
nous traduisit, aussitôt transposé par Arthur. Je n’allai pas jusqu’à suggérer
que les aboiements d’Atma pourraient contribuer à notre effort collectif en vue
de ce qui, après tout, serait un viol de sépulture. Les dix Gurkhas qui avaient
effectué l’ascension avec nous acceptèrent de psalmodier leurs propres prières
tout en gardant leurs pétoires qu’ils jugeaient indispensables contre les
créatures hostiles qu’immanquablement, nous affronterions dans la
caverne-tombeau. Il était juste et équitable qu’ils participassent à la
découverte de la momie et partageassent notre triomphe.
Nous commençâmes d’entonner nos psalmodies polyphoniques et confuses. Cette incantation cacophonique syncrétique s’emmêla en un babélisme effarant constitué de latin, de français, d’allemand, d’hindi, de thibétain et de Népali. Elle sinuait, en une onde multiple serpentine et confuse, en direction des deux hémisphères contrastés et vibrants. Angoissés, nous attendîmes qu’ils réagissent de manière positive, car, dans le cas contraire, il était fort probable qu’ils nous pulvériseraient sans autre forme de procès. Le comte di Fabbrini qualifiait ce phénomène de « désintégration. » Les crécelles s’agitèrent, les moulins à prière tournèrent comme des girouettes agitées par la tempête, les sons de gorge retentirent, plus graves que ceux des plus profondes et plus belles basses des opéras de messieurs Mozart, Grétry et Gluck qu’il m’avait été donné d’entendre avec délice.
« Au commencement, Dieu créa le ciel
et la terre.
La
terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de
Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la
lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne ; et
Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.
Dieu appela la lumière jour, et il appela
les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le
premier jour.
« In principio creavit Deus caelum et
terram.
Terra autem erat inanis et vacua et
tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas.
Dixitque Deus fiat lux et facta est lux.
Et vidit Deus lucem quod esset bona: et
divisit lucem a tenebris.
Appellavitque lucem Diem, et tenebras
Noctem: factumque est vespere et mane, dies unus. »
« Om Mani Padme Hum. »
Cette cacophonie polyglotte se prolongea quelques minutes et, par le plus heureux effet, alors qu’on se fût attendu à une réaction négative des deux hémisphères ou à leur inertie, ils firent comme s’ils comprenaient ce qu’on espérait d’eux. Je ne pus conjecturer du résultat ; peut-être était-il davantage dû aux implorations thibétaines ou népali qu’à la psalmodie de la Vulgate ? Les demi-globes scintillèrent et vibrèrent davantage avant de se rapprocher et de s’accoler en une union parfaite.
Dès
leur fusion achevée en une seule sphère, les anciens hémisphères unifiés
arborèrent une teinte homogène ; il en résulta un globe parfait, éburnéen,
d’un ivoire lactescent et pur de toute tache.
« Voici
l’œuf primordial ! » s’exclama Rajiv.
Ce
globe symbolique serait-il notre premier sésame ? Les paroles de notre
sâdhu me parurent appropriées, quoique conformes à sa religion. Selon lui, nous
étions en présence de l’œuf cosmique primordial de Brahma et, lorsque
j’observais attentivement sa surface, je constatais qu’il recelait quelque
chose de vital.
Le comte di Fabbrini, féru de science, avait expliqué à Bichat et Corvisart la théorie selon laquelle tout être vivant était issu d’un organisme simple qu’il qualifiait de « mono » ou « uni » cellulaire. D’après lui, l’organogenèse débutait par la fécondation d’une cellule unique, et je reconnaissais là le concept des ovistes qui s’étaient longtemps querellés avec ceux qui soutenaient l’hypothèse inverse d’un être contenu tout entier, comme un homoncule préconstitué, dans la tête des infusoires vibrionnants habitant la semence mâle. La fécondation relevait de fait de la fusion entre un seul infusoire ou monère mâle avec un ovule femelle.
Galeazzo avait énoncé à nos doctes savants la composition des corps animaux et végétaux en tissus formés eux-mêmes de petites unités assemblées ou cellules. Les premières étapes du développement de l’Homme comme de la Bête « multicellulaire » consistaient par conséquent en des divisions successives de la cellule unique de départ ou ovule fécondé.
Cela
ne me surprit donc point d’observer, à travers la paroi hyaline de la sphère
nouvellement constituée, la fission de l’« ovule » qu’elle recelait
en deux, puis quatre unités toutes semblables. Lors, ce globe émit un nouveau
rayonnement et la paroi d’entrée de la grotte, jusque-là obturée ou comblée,
s’écarta comme par miracle, nous offrant le passage vers la première
antichambre du tombeau de Langdarma. « Sésame » avait prouvé son
efficience. Cette « porte » s’était ouverte avec fracas – un fracas
d’évidence destiné à prévenir de notre arrivée les démons tapis dans la
tombe ; cela occasionna même la chute de quelques pierres. Dès qu’eut
franchi ce seuil le dernier d’entre nous, je me retournai, adressant un dernier
regard à la sphère, comme si je redoutais qu’elle se séparât de nouveau et que
se refermât le passage. Son rôle accompli, alors qu’elle atteignait le stade de
huit « cellules » indifférenciées, elle cessa de briller, devenant
terne et grise, comme si elle était morte.
En
tête de notre bien curieux cortège, Humboldt hésita ; il parut apprécier
au préalable le degré d’obscurité des aîtres funéraires.
« Allumons nos lanternes », dit-il enfin, laconique.
A suivre...
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