dimanche 15 mai 2011

Aurore-Marie de Saint-Aubain et Frédéric Maubert de Lapparent.

Avant son important voyage parisien, craignant toujours pour sa santé précaire, Aurore-Marie s’était donc résignée à consulter une fois de plus Frédéric Maubert de Lapparent.

« Cela est dans mes habitudes avant chaque nouvelle villégiature », déclara-t-elle à son époux.



Une voix disait, tandis que l’autre répétait :

« Consubstantielle à la Mère.

- Consubstantielle à la Mère…

- Engendrée, mais incréée, infécondée.

- Engendrée, mais incréée, infécondée…

-Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater.

- Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater…

- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente.

- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente…

- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea.

- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea…

- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen !

- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen ! »

« Vierge suis, vestale du Bon Culte…Mes longs cheveux blonds tombent jusqu’à mes pieds.

Ma tunique immaculée a été souillée par les impies de l’Imperator… Blessée à la tête suis. Des croûtes de sang salissent ma diaphane beauté. Mon beau visage porte les traces des coups que m’ont assené les sectateurs du maudit Antoninus Pius. Par Caero j’ai été dénoncée, arrêtée ! Ces maudits partisans de Christos ont participé à cette infamie, ô Celse ! Pothin, Irénée de Lugdunum, ont vendu la pauvre vestale de Pan Logos ! Je suis prête au martyre, à ce que mon bienheureux nom soit inscrit dans le martyrologe de ceux qui croient au vrai Dieu de la Connaissance et de l’Inconnaissance. Déshonorée, j’ai été ; mon corps pur corrompu par la souillure des traîtres… Injuriée, vilipendée… Je gis dans un cachot ignoble et la vermine est sur moi… Pauvre prêtresse de Pan Logos ! Je souffre de mon déshonneur mais je sais qu’après ma mort, la Bona Dea m’accueillera en son giron… Là, ô horreur, ô terreur ! Le rictus de jouissance de Quintus Severus Caero, celui qui nous vendit en application du rescrit d’Antoninus… Qu’il périsse ! Marcus se chargera du poison…Les cieux céruléens m’attendent et la géhenne sera sienne pour les siècles des siècles… Le buste ! Le buste de momie ! Il ricane ; il me défie ! Non ! »

La séance d’hypnose s’achevait dans le sombre cabinet de Frédéric Maubert de Lapparent peuplé de rayonnages de traités d’anatomie qui prenaient la poussière. Aurore-Marie revint à elle. Elle poussa un cri d’effroi, encore toute imprégnée de ses songeries hypnotiques, d’un délire du passé qui s’apparentait à un douloureux revécu de la métempsycose.

« Je vois que mon buste phrénologique vous a encore impressionné, Madame la baronne. Vous m’en voyez désolé.

- Je… hésita la poétesse, le visage tout pourprin, docteur… Que de sottises antiques ai-je encore déblatéré ?

- Rien que de très habituel, Madame. Vous ressortez ce discours à toutes les séances. Vous récitez notre Credo que j’acquiesce – appartenant à votre confrérie – avant de vous retrouver sous l’identité d’une jeune vestale. Ce nom de Caero revient chaque fois sur vos lèvres.

- Il est laid et difforme ! Cet homme est une engeance ! Il cause mes tourments et ma mort, mon supplice ! Il semble doté d’un pouvoir au moins égal au mien… Je n’ y ai point la chevalière, possession alors exclusive de Cléophradès ! Caero l’a fait arrêter et supplicier à Nicomédie avant de retourner à Lugdunum où ses manœuvres auprès des chrétiens ont permis la dénonciation de la communauté tétra épiphanique que je dirigeais… mais la chevalière a pu être sauvée… Euthyphron, le bien-aimé disciple, l’a glissée à son doigt. »

Les délires antiques de la malheureuse démente ne s’estompaient que lentement. Maubert éprouvait chaque fois un grand mal à ramener Aurore-Marie à la réalité de cette fin du XIXe siècle. Il fallait que les apparences fussent sauves et que la santé mentale de la Grande Prêtresse ne compromît point les plans grandioses de revanche. Ces altérations, ces aliénations phantasmatiques, ces bouffées de délire narcissique, ces monomanies, l’avaient pourtant désignée comme l’Elue en 1877. Peut-être eût-elle été moins jeune, Aurore-Marie aurait mieux supporté l’épreuve alors que ses prédécesseurs avaient tous été des hommes mûrs. Il fallait donc qu’elle fût présentable à la réunion boulangiste de Bonnelles. La duchesse d’Uzès devait lui faire part de l’avancée de l’exécution des travaux : l’expédition embarquerait à la date prévue, du Havre… Le Bellérophon noir, tel que prophétisé dans les vers magnifiques et magiques du Tropaire végétal, irait jusqu’aux portes du Congo. Le temps pressait. La maladie du Kaiser Friedrich III était connue, débattue. Georges devait agir, maintenant.

Les poumons d’Aurore-Marie inquiétaient autant le médecin que sa patiente. Maubert l’écouta.

« Vous connaissez mes fréquents accès de vapeurs…, mes rougeurs aux joues, cet empourprement chronique qui confère à la pathologie… Je crains de demeurer constamment écarlate en public. Je tousse par conséquent autant par peur que parce que je ressens un grand mal, une brûlure en ma poitrine. Vous nommez cela éreuthophobie, je crois ou crainte de rougir. De plus, docteur, mes pamoisons sont fréquentes. J’attrape par trop souvent des refroidissements. Je me plains d’un mauvais sommeil, de suées nocturnes, de maux de dos, d’oppressions, de mal à respirer… Valétudinaire à vingt-cinq ans ! Quelle misère, hélas !

- Veuillez ôter votre corsage Madame, que je puisse vous ausculter… »

La gracieuse poétesse ressentit une grande gêne de devoir ainsi dévoiler une partie de son corps, de s’exposer en cache-corset aux yeux de son médecin, auquel elle prêtait des sentiments concupiscents… Mais Maubert était marié et père de trois enfants et son épouse réputée pour ses agréables rondeurs.

Aurore-Marie avait revêtu une magnifique toilette de promenade de faille chamois et noire. Un ruban anthracite noué sur son cou blanc de cygne, sorte de petite cravate féminine, fort mignarde pour ne point dire excitante, prodiguait à cette vêture un effet des plus émerillonnants du fait qu’elle seyait à ravir à la diaphanéité et à la lactescence proverbiales de l’épiderme de Madame de Lacroix-Laval. Ses longues boucles anglaises embaumaient la violette et le jasmin. En cache-corset donc, elle soumit sa plate poitrine au stéthoscope du bon docteur. Du fait que demeuraient encore trois épaisseurs de linge, on pouvait se demander ce que le médecin pouvait bien percevoir.

« Je ne détecte aucune caverne en vos poumons, mentit diplomatiquement l’éminent physiologiste et obstétricien. Vous n’êtes point poitrinaire, du moins, pas encore…

- Mais, docteur…J’ai eu voici deux jours une légère hémoptysie qui a effrayé ma domesticité…

- Un peu de sang sur vos mouchoirs de batiste ? Cela n’est pas grave !

- Mes dépenses pour renouveler ma mercerie deviennent conséquentes ! J’y consacre cent francs par trimestre à la belle saison, plus encore en hiver. J’ai grand’froid et j’ai besoin de m’emmitoufler de pelisses. A Rochetaillée, en janvier, je ne parviens plus à quitter ma chaufferette.

- En fait, vous souffrez à cause de la mode, Madame.

- C’est-à-dire ?

- Vos corsets sont trop ajustés et hem…Votre poitrine n’est point voluptueuse.

- Euphémisme !

- Sans doute mangez-vous trop. Donc, le corset vous serre…

- Rien que ce que mon estomac juge indispensable afin d’atteindre la satiété. Veau Marengo, blanquette, poulardes farcies, rôtis de bœuf, pigeons et canards rôtis, truites à l’oseille, ris de veau, saules meunières, buissons d’écrevisses, tartelettes meringuées, des Saint-Honoré, des Paris-Brest, des bouchées à la reine, des fricassées, des champignons sautés, toutes sortes de potages…J’ai souventefois grand’faim et il est de mon devoir de me rassasier ! Je dévore tel un ogre mais ne prends jamais une once !

- Vous devez vous modérer, Madame. Je vais vous prescrire un régime maigre : du bouillon de poule, presque exclusivement midi et soir…des fruits frais, aussi. Et plus de laudanum. Bannissez-le !

- Je croyais que dans mon état, la nourriture prescrite était la viande rouge… »

Continuant à mentir, Maubert de Lapparent ajouta :

« Ne vous inquiétez plus pour vos oppressions. Desserrez votre corset. Ce n’est point la peine de vous comprimer ainsi avec votre poitrine menue. Pourquoi donc ce carcan alors que la finesse de votre taille est tout à votre honneur ? »

Aurore-Marie sentit que Maubert la flattait, qu’il n’avait pas osé employer le terme maigreur. Elle répliqua de sa gracieuse voix ténue, ses grands yeux ambrés tout pétillants :

« Albin, mon mari, m’aime ainsi. Il m’appelle « mon ouistiti adoré ». De plus, vous savez très bien que dans ma situation exposée, où salons et mondanités constituent l’essentiel de mes activités, je dois sacrifier au paraître, suivre la mode, me conformer aux bons usages qui siéent aux Dames de qualités. Finissez de me rassurer, s’il vous plaît. Je ne souffre donc ni de consomption, ni de chlorose…

- Cela est exact.» la trompa Maubert, fin renard qui savait qu’Aurore-Marie n’accepterait pas la vérité. Elle n’en avait pas pour dix ans.

La femme de lettres se rhabilla, paya le bon docteur et s’en revint, cheminant cahin-caha jusqu’à la voiture où l’attendait son dévoué cocher, Anselme. Elle avait ouvert son ombrelle de soie assortie à sa jolie toilette car le soleil resplendissait en ce bel après midi de début mai. Il était temps d’achever ses préparatifs de départ : les malles seraient conséquentes et pèseraient car le séjour à Bonnelles promettait d’être long : un mois, jusqu’à ce que l’on fût certain du bon appareillage de l’expédition mystérieuse. Tout devait être bouclé pour le 1er juin au plus tard. Le billet de première pour l’express de Paris, le compartiment pour dame seule, la place de troisième destinée à Alphonsine, l’emplacement des bagages dans la voiture-fourgon… Le voyage ferré était pour le surlendemain.

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