dimanche 9 mars 2014

Mala Suerte (nouvelle) épisode 3 et fin.



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« Mademoiselle Franklin, veuillez quitter votre loge et rejoindre le plateau, s’il vous plaît. Nous devons tourner la première prise de la scène 18.
- La maquilleuse et l’habilleuse n’en ont pas terminé avec moi.
- Ne tardez pas trop.
- Je vous prie de m’excuser pour ce retard, monsieur l’assistant réalisateur. Mon chapeau n’est pas évident à ajuster. » fit la petite fille en une courbette compassée.
Il est délicat d’être une petite comédienne débutante d’une dizaine d’années, de ne pas succomber au vedettariat devant les copines de l’école, de faire la fière. C’est aussi peu évident de partager ce vedettariat avec un monstre sacré comme Madame Deborah Kerr,
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 d’être en bons termes avec un autre gamin plus expérimenté, Mr Martin Stephens.
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 C’est drôle tout de même d’être native du Verseau comme Charles Dickens dont la lecture la fait larmoyer, et de partager avec une autre grande actrice, Joan Fontaine, une commune naissance au Japon.
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La petite Pamela Franklin n’a pas eu l’autorisation de voir Martin Stephens jouer dans son précédent film où il fit sensation avec George Sanders, décoloré en blond, le regard inquiétant, ce Village des Damnés de monsieur Wolf Rilla, tourné l’an passé, et qui ne s’adresse pas du tout aux enfants.
Les Innocents, c’est un film très anglais, réalisé par monsieur Jack Clayton, une adaptation d’un court roman, d’un chef-d’œuvre d’Henry James.
Pamela, le teint clair, les yeux opalins, la chevelure d’un châtain foncé brillant, de ce brun clair britannique si particulier et si beau, aux reflets chatoyants presque roux lorsqu’elle se place au soleil, est mignonne, coquette, menue et gracieuse, très anglaise au fond. La toilette d’époque lui sied à ravir, cette robe à falbalas XIXe siècle, à fanfreluches de la fin du règne de Victoria, alors que l’action du livre avait été située par Henry James plutôt vers les années 1850, époque des faits réels rapportés l’ayant censément inspiré. Petite infidélité de l’adaptation… Il y en aura bien d’autres.
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Pamela est impressionnée par les feux de la rampe car se sentant douée. Elle récidivera, tournera d’autres films.
Elle prend soin d’enfiler ses gants de fil, des gants d’été, contrôle une dernière fois le petit bouquet qu’elle tient à la main, rajuste encore le ruban ou suivez-moi-jeune-homme de son chapeau, et, toute pimpante et satisfaite, s’en va trottiner en direction du lieu de la prise de vue : c’est la séquence de l’accueil de Miss Giddens qui doit être mise en boîte, celle où la petite coquette, toute en gracieusetés, reçoit la nouvelle gouvernante, la remplaçante de miss Jessel, disparue dans de troublantes circonstances, circonstances tues par les enfants, culpabilisateurs, parce qu’ils ont quelque chose à se reprocher à ce sujet. Pamela n’a point cette mentalité dissimulatrice, hypocrite, de Flora (en fait, elle serait l’innocence même si tant était-il qu’elle n’eût pas été pervertie par le couple de domestiques maudits). Mademoiselle Franklin ne sait pas tout de l’intrigue du film et du roman (une novella, grosse nouvelle de ce maître parfois incompris de la littérature), teintés de fantastique (ceci en première lecture, en première impression, parce que les œuvres d’Henry James se prêtent à une lecture ouverte, à une pluralité d’interprétations, aussi fécondes et enrichissantes les unes les autres, et qu’il s’agit de faire son choix). Ce que Pamela sait (la jeune Maisie, chez James, savait aussi, mais pour tout autre chose), c’est que le sujet ne s’adresse pas à proprement parler aux enfants, et que la scène qu’elle s’apprête à tourner se déroule presque au début de l’histoire, en l’absence de Miles, pas encore revenu, de Martin Stephens qui figure dans des séquences ultérieures, dont certaines ont déjà été tournées ! Mais pourquoi donc un film n’est-il jamais tourné dans l’ordre, dans le respect de la chronologie de l’action, de l’intrigue. Cela déroute la fillette.
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Elle n’appréhende pas non plus les ambiguïtés de l’interprétation de cette célèbre comédienne, la tête d’affiche du film, Madame Deborah Kerr, dame rousse (d’un roux toutefois amélioré par Hollywood), femme d’expérience (elle est bien vieille, se dit miss Franklin, elle a quarante ans !). Le metteur en scène, mister Clayton, a bien expliqué que, dans un scrupuleux respect des subtilités jamesiennes, il fallait qu’on hésitât entre la littéralité des faits, objectifs, racontés tels quels par Miss Giddens, forcément véridiques, et la pure invention de toute cette histoire, créée par le mental dérangé de cette vieille fille frustrée, en mal de gosses, pudibonde, coincée car victorienne, une interprétation psychanalytique, où l’inconscient interprétatif de la gouvernante dévoile ses tares, ses obsessions sexuelles refoulées, sa libido enfouie en son ça et canalisée par son surmoi. Autrement dit, Miss Giddens eût bien souhaité se taper Quint, tâter de sa puissance virile mais l’homme est censément mort, ce qui, ultérieurement, nécessitera l’écriture et le tournage de ce que l’on appelle une préquelle, afin que l’on sache ce qui s’est exactement passé entre le valet marlou dépravé et la précédente gouvernante[1]. La possession des minots par les défunts maudits relève de la psychose obsessionnelle du personnage interprété par Deborah Kerr, fort imaginative, donc folle.
Pamela est ravie : ce film la rendra célèbre, et ses copines vont la jalouser. Elle musarde en fredonnant une comptine célèbre : Baah baah black sheep have you any wool ? Yes Sir, yes Sir, three bags full !
Elle sautille ; elle ne s’en aperçoit pas, mais elle se trompe de chemin, elle bifurque inconsidérément, comme en une désobéissance de petite galopine du siècle de Victoria. Quel beau travail que voilà, quel ravissement ! Les accessoiristes et la costumière sont fortiches ! Il ne manque plus qu’un chef opérateur pour fixer sur pellicule cet instant ineffable d’une petite fille gaie gambadant dans sa robe d’organza et de dentelles toute blanche sortie tout droit du passé,  à laquelle on a interdit de mâchouiller des chewing-gums et de s’abreuver de soda pétillant pour éviter les anachronismes. Ainsi, Pamela est devenue une parfaite fillette de 1890 et quelques, criante de vérité, surannée et apprêtée, droit extirpée d’une toile académique de Charles Chaplin ou de John Singer Sargent, par exemple Les enfants Pailleron.
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Elle se goure d’allée, passe le mauvais petit pont, aperçoit un kiosque à musique imprévu sans l’ombre d’une équipe de tournage : il n’y a même pas de perchman ! Elle ne le sait pas, mais elle bascule par petites touches dans l’irréalité sans toutefois qu’elle joue un épisode du feuilleton Twilight Zone.
Une voix en écho répète dans sa cervelle la petite chanson des moutons tondus ; elle est masculine. Ce n’est pas la sienne, pas celle de Quint non plus, encore moins les inflexions de l’acteur Peter Wyngarde, l’interprète du domestique maudit, entraperçu, spectral, dans certaines séquences du long métrage. L’homme, fait insolite, est natif de Marseille et parent de Louis Jouvet.
C’est une vraie demeure gothique à souhait qui s’offre à son regard enchanté, émerveillé, et Pamela n’hésite pas à gravir les marches du perron à observer le belvédère, la mezzanine, les moulures du seuil, le vestibule de cette architecture éclectique, composite, d’époque, hantée sans doute. Elle touche des colonnettes géminées, et constate qu’elles ne sont pas en carton-pâte. « Un décor naturel, authentique », se dit-elle. Pamela s’aventure en cet espace privé quoiqu’il soit bien désert.
Elle poursuit ses déambulations, contemplant le moindre détail de l’antique demeure au mobilier vieillot, qu’on croirait extirpée d’un roman moyenâgeux de Walter Scott. Ses oreilles entendent un hululement, un gémissement de brise provenant de l’étage supérieur ; peut-être a-t-il pénétré via un carreau cassé.  Il y a un grand escalier, là ; elle en pratique l’ascension, sans nulle peine, incapable d’en compter les marches tant il lui semble interminable, remarquable. Quelque chose l’attire, la pousse à aller voir tout là-haut si cette habitation abandonnée ne recèlerait pas un secret, un mystère, parce qu’elle n’était pas là auparavant, du moins n’en avait-elle pas encore constaté la présence depuis qu’elle tourne ce film. Les bruits des pas de ses bottillons vernis guêtrés, boutonnés et lacés, sont étouffés par les épais tapis ornant chaque degré. Essoufflée, la fillette débouche sur une longue galerie tout en boiseries, au plafond en caissons de style Tudor, en armures anciennes, en perses, en tentures et…en glaces. Une abondance de miroirs vénitiens, de Murano, où elle se reflète. Les lieux empestent la poussière, la cire passée, les fientes d’oiseaux ou de chauves-souris. Ils sont à l’abandon depuis plus de vingt ans à tout le moins. La pièce tout en longueur, paraît s’étirer à perte de vue. Elle est ombrée, enténébrée, bien que, de quelques fenêtres et yeux-de-bœuf disséminés çà et là, des rais de lumière parviennent à filtrer, produisant des scintillements poudreux, tel un vol de minuscules papillons aux ailes de houblon doré et ambré, accompagné par un effet d’optique trompeur supplémentaire parce que ces rayons de soleil se réfractent, se difractent et se clivent sur la surface brillante et lisse des miroirs de la Cité des Doges, se décomposant en un prisme heptachromatique, en arc-en-ciel. Pamela toussote parce qu’elle inhale par inadvertance ces nuées voletantes de poussières insectes.
Au hasard, son regard clair attentif et intrigué, la petite brunette s’approche d’une des psychés qui remplace ici les attendus portraits d’ancêtres du lignage des landlords de ces lieux délaissés. Ses talons émettent de petits craquements tandis qu’elle écarquille les yeux, ébahie.
« Mais ce n’est pas moi ! »
Certes, celle qu’elle aperçoit dédoublée est dotée de la même stature fluette, fragile, qui parfois donne à penser que Pamela est plus jeune que ses onze printemps. Oui, elle n’arbore pas comme sa réplique une robe de ce coloris bleu, passepoilée, à brandebourgs, avec cette coupe évasée et ces retroussis. De même, la jolie chevelure soyeuse de l’image miroitée se nuance davantage de jais. Mais les traits de la gamine reflétée sont bien les siens, item ses iris bleutés, ses discrètes éphélides, quoique sa vêture soit antérieure à 1890. Alors, Pamela prend peur. Elle crie, parce que le reflet n’a pas bougé comme elle, n’a pas accompli les mêmes gestes qu’elle. Lui aussi ouvre la bouche, et un son muet en sort (son muet, absurdité !), une parole inintelligible, sauf si on sait lire sur les lèvres. L’Autre Pamela Franklin plaque ses menottes contre la glace, comme pour en sortir ; elle semble appeler au secours, et notre fillette détale à toutes jambes. Dans l’ensemble de la galerie, de chaque côté, l’enfilade de psychés de Venise montre la même enfant en bleu plaquant ses mains, voulant sortir de sa prison, hurlant en silence, appelant à l’aide, confinée de l’autre côté, dans un micro univers individualisé.
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Les plafonds à caissons cèdent peu à peu la place à un envoussement (non pas envoûtement), tandis que les répliques différentes de Pamela Franklin poursuivent leur inaudible imploration, leur supplication, leur réclamation de liberté. Elles sont des dizaines, des centaines, parfois brouillées, brumeuses, gibbeuses, bulbeuses, effrangées, difformes, étiolées, vieillies, d’horribles Pamela Franklin desséchées par les ans, à l’interminable chevelure blanche, les joues creusées, émaciées, affamées, goulues, vampiriques, imprécatrices, poussant l’interface de verre de leurs mains décharnées, noueuses, veinées et crochues, semées de taches lépreuses noires. Certains de ces miroirs finissent par basculer, se brisent en mille éclats volants, mais rien ne s’en extirpe. Plus Pamela court, plus elle s’égare dans une dimension truquée, coudoyant ces glaces ternies, encrassées de chiures de mouches, où l’alter ego devient indistinct. C’est tout juste si on parvient à discerner une silhouette incertaine, revêtue d’une robe fanée, effiloquée, multiséculaire, recouvrant des chairs mortes et momifiées. Les glaces sont de plus en plus anciennes, et ce qu’elles renferment plus épouvantable, effroyable, divergent du réel. Les cris de terreur de la petite comédienne stridulent, suraigus, dans toute la galerie.
Par rétroaction, certaines fillettes paraissent régresser, tout en conservant grotesquement leur toilette apprêtée, redevenue comme neuve. Ce sont d’autres Pamela horribles, fœtales, aux têtes énormes, un peu batraciennes ou extra-terrestres, avec des bourgeons de visage qui tentent de fusionner, d’humaniser la face en gestation. Plusieurs de ces fœtus hypertrophiés paraissent morts, emmaillotés avec maladresse, lyophilisés, papyracés, chancis, déshérents,
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 hurleurs pourtant, ébauche de bouche bâillante, dans leur mutisme d’anté-naissance avortée. Ils moisissent et des exhalaisons impossibles, suffocatoires et douceâtres, de mort carnée, exsudent du verre poli, incommodant les bronches de la pauvre fillette. Des frémissements les habitent, les animent, les galvanisent, les convulsionnent, parce qu’eux aussi, impuissants en leur roideur, essaient en vain de s’extirper de leur monde sépulcral. D’autres encore se délitent, s’effilochent, s’amollissent, fondent, s’égouttent, se liquéfient telles des créatures de cire ou des bonshommes de neige soumis à l’ardeur d’un foyer. Ils partent en eau pourrie, en liquéfaction putride. Leur enfermement, leur réclusion, touche à une conclusion logique, à un retour aqueux originel, mais non amniotique, au néant. Après suivent des successions d’invraisemblables reflets d’animaux déguisés, babouins, chiens, chats, iguanes, tortues, crustacés, jusqu’à de gros cailloux, jusqu’à des fougères et des arbustes effeuillés, ridicules, sur lesquels on a enfilé la même robe bleue.
Mais tout enfer a une fin. L’extrémité de la galerie s’offre à une Pamela échevelée, sans chapeau, boitant à force de trop courir, trébuchant de-çà de-là sur un ourlet de tapis, sur une latte irrégulière ou déclouée. Une porte au bout, extravagante, balourde, sculptée, en chêne massif, avec un heurtoir maniériste, en bronze, à l’aspect de mascaron, non point faunesque, mais chevaleresque, armet à visagière surchargée, avec un groin grotesque, un mufle de reître sauvage, aux moustaches agressives. Pamela hoquette, hésitante, souffrant d’un point au côté, puis, s’enhardissant, elle use de ce heurtoir baroque. 
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La porte s’entrouvre, sans que nul ne soit derrière pour l’actionner.
Il s’agit d’une chambre, au lit à baldaquin, gothique aussi, de manoir. Pamela voit les fenêtres à vitraux, une coiffeuse, une cheminée, une pendule aux aiguilles arrêtées à trois heures. Dans le lit, un homme semble reposer, dormir, goûter aux délices de Morphée. Pamela s’approche, en quelques nouveaux craquements et grincements. Elle n’ose déranger le dormeur. Elle se penche vers son visage imberbe, et constate, effarée, sa lividité, sa rigidité, sa crispation, sa froideur, alors que, sous la couverture, sa poitrine ne se soulève pas.
« Un mort ! »
Elle est prise de vertige ; on la touche à l’épaule ; elle glapit.
« Mademoiselle Franklin ! », dit une voix familière.
Elle se retourne, reconnaît Deborah Kerr, apprêtée pour le film.
« Là, fait-elle en désignant le cadavre, d’une voix tremblotante, il y a un monsieur mort. »
L’actrice d’origine écossaise éclate de rire, d’un rire perlé, léger, tandis qu’un jeune garçon, un peu plus âgé que Pamela, pénètre à son tour dans la chambre mortuaire. C’est Martin Stephens, lui aussi costumé.
« Sacré Truman ! s’exclame la vedette. Quel farceur ! Non content d’avoir partiellement scénarisé cette adaptation, il a fallu qu’il nous jouât un tour à sa façon.
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- Quel tour ? questionne, surprise, la fillette.
- Mais c’est un simulacre de macchabée, ma chérie, un mannequin de cire, prêté aimablement comme accessoire de terreur par monsieur Roger Corman,
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 le bien connu réalisateur de films fantastiques et de science-fiction fauchés. Monsieur Capote - peut-être serait-il préférable que je l’appelle tante True, mais vous êtes bien trop jeunes, mes enfants, pour saisir l’allusion -  a gentiment demandé ce prêt au cinéaste  de La petite Boutique des Horreurs et autres joyeusetés. En fait, il nous sera inutile, parce qu’aucune scène n’est prévue où il doit figurer. Toutefois, jeune homme et jeune fille, si le démon des plateaux vous tente encore dans les prochaines années, je vous déconseille à tous les deux de faire partie du casting des œuvrettes bâclées et bâtie de bric et de broc par ce bonhomme. Choisissez de préférence des films pour gamins et pour adolescents.
- Pourtant, balbutie Pamela, j’ai vu bien d’autres choses avant d’entrer dans cette chambre bizarre. C’était si réel, pas comme un décor. »
Prise de tremblotements palpébraux et de tressaillements, émotionnée à l’excès, les joues brûlantes et pourpres, l’azur de ses iris fiévreux, la petite fille manque s’évanouir.
Truman Capote, le facétieux scénariste, fait son entrée, et son extravagance manque de faire pouffer Martin Stephens. L’homme est de petite stature,  le cheveu clairsemé, le regard cerclé de grosses lunettes, habillé d’un trenchcoat trop long, lui battant aux jambes, costumé d’un complet croisé aux couleurs voyantes et vives, tel un psittacidé, une cravate criarde au col. Il se meut avec des gestes théâtraux, outrés, histrioniques, aime à se mettre en scène. Il s’exprime d’une voix haut-perchée, comique, grasseyante, efféminée, artificielle. Certains des mots qu’il prononce sont maniérés, recherchés, précieux, blésés et zozotés, ce qui les rend difficilement intelligibles. Il pourrait rivaliser avec un Incoyable du Directoire. 
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« Ze zuis un zénie farceur. Demandez à Harper[2], elle vous le confirmera. », fait-il.
Pamela s’en moque bien parce qu’elle est malade, qu’elle brûle, qu’elle tourne de l’œil.

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On a diagnostiqué à Pamela une légère intoxication alimentaire, parce qu’elle a ingurgité au breakfast du bacon pas très frais. Elle en sera quitte pour une petite gastroentérite, avec quelques jours de selles et de vomissements fréquents, d’hospitalisation, alitée et bordée dans des draps tout blancs. L’on sait que ce type d’intoxication, assez courante chez les sujets juvéniles, si elle s’accompagne d’une montée de fièvre (à cause des salmonelles), peut être propice à des délires hallucinatoires, ce qui expliquerait les visions spéciales ou fantasmées de la fillette.
Mais moi, je sais que cela est faux, que ce que miss Franklin a aperçu était la stricte vérité, l’évocation miroitée, exacte et infinie des univers multiples de Flora, parce que je ne suis point un mannequin, mais un être vivant, un homme, statufié dans la cire, parce que mes fantômes, Flora et Miles, m’ont piégé, possédé, circonvenu, séduit, damné.
Grand écrivain disparu,  mais bien vivant, quoiqu’ enfermé dans une gangue de cire, sort atroce, qui rappelle les victimes de Pompéi moulées, pétrifiées. Je ne peux plus rompre l’enveloppe, m’extirper de ma prison, dans ce temps où je me suis matérialisé, solidifié, alors que je provenais d’un autre univers, d’un autre 1961 les Innocents n’existeront jamais. Miles et Flora, vengeurs de papier, ont châtié l’incrédule. Je demeurerai mannequin  pour l’éternité, corps rigidifié en animation suspendue, sauf si on s’avise de me fondre pour me remodeler en autre chose.
Au secours ! Au secours ! AU…SECOURS…
  
FIN


[1] Ce sera chose faite en 1971 avec Le Corrupteur, où Marlon Brando interprète magistralement Quint.
[2] Harper Lee, amie d’enfance de Truman Capote et auteure d’un chef-d’œuvre : Ne tirez pas sur l’Oiseau moqueur.

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