dimanche 7 juillet 2013

Le Couquiou épisode 11.



On ne put pas affirmer que Jean-Louis d’Arthémond demeura abasourdi par la nouvelle de la disparition de sa fille. Il encaissa le choc, et parut conserver un sang-froid de façade, au contraire de son épouse. Frappée par une crise d’hystérie, Julie ne cessa de crier son désarroi à travers les pièces du château. Lucille était sa seule fille et elle la destinait à un riche mariage lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Julie d’Arthémond avait échafaudé des projets grandioses d’union matrimoniale future avec le jeune fils d’un notable en vue qui convoitait la mairie de Limoges, même si les prochaines élections municipales étaient fixées pour dans presque cinq ans. Pour l’heure, le futur gendre était un condisciple assez brillant de Dominique au lycée privé et il était normal qu’une différence d’âge de cinq ou six années existât entre les deux tourtereaux virtuels. L’alliance des fortunes l’emportait sur toute autre considération, la sentimentale notamment. On raisonnait encore comme au dix-neuvième siècle dans ces familles huppées de province. L’amour nuptial n’existait pas. Lucille se résumait à un beau parti d’avenir, une somme d’argent, des terres et un ventre à féconder. Elle était une stratégie, un pion de jeu d’échecs. Son éducation sexuelle se résumerait à la nuit de ses noces. La féodalité n’était pas loin…

  A l’arrivée la tête basse (et accessoirement d’enterrement) de ses enfants restants, accompagnés de surcroît de ce bouseux madré de père Martin et d’une fille fadasse puante exhalant des senteurs et remugles de pisse et de camembert tourné, alors qu’elle s’inquiétait de l’absence prolongée de sa progéniture, pressentant que quelque chose de fâcheux et périlleux avait dû lui arriver, et qu’elle se tenait par conséquent prête à prévenir les gendarmes (sans l’assentiment de l’époux toutefois), Julie d’Arthémond, de par l’expression crispée de sa face, refléta dès l’abord ce qu’il était convenu de qualifier d’état d’une femme au bord de la crise de nerfs. Non pas qu’elle ressemblât à ces grotesques convulsionnaires de Saint-Médard, qui se tordaient, bavaient et se trémoussaient devant la tombe du diacre Pâris vers l’an 1730
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 (au point que Louis XV avait fait décréter par ordre du Roy, qu’il étoit dorénavant interdit itérativement à Dieu de faire miracle en ce lieu) mais il était moins une qu’elle se roulât par terre de rage. Elle poussait de petits cris brefs, entrecoupés de hoquets, de trépignements incontrôlables et de sanglotements, alors que son mari paraissait davantage se soucier de l’état misérable de Brisquet, la patte blessée pendante, du sang sur le museau et la bonne truffe humide comme un lion d’Androclès meurtri par une épine attendant les bons soins de l’esclave chrétien. Il marqua son affliction, parce que Brisquet rappelait à Jean-Louis un souvenir d’enfance, un épisode marquant qui avait endurci son cœur (ses géniteurs l’ayant poussé à cela). Il avait alors juste dix ans. Suivi dans les rues de Limoges par un vieux bâtard noir et blanc aux curieuses oreilles dressées et touffues, pauvre chien dont la patte antérieure gauche, cassée, était tenue en l’air, ce qui occasionnait des difficultés locomotrices à la malheureuse bête, il avait voulu le recueillir et le soigner, mais son père avait littéralement foutu dehors le clébard estropié qui, en gémissant, était parti terminer ailleurs sa vie lamentable de canidé errant.
Jean-Louis imaginait son chien de race et de chasse plâtré, sa bonne tête bandée. On le mutilerait, lui couperait la patte incurable. Le vétérinaire le piquerait parce que la gangrène s’y serait mise. Jean-Louis d’Arthémond, plus attaché en phallocrate à sa meute de seigneur chasseur qu’à sa seule fille à marier, ne pouvait accepter de perdre un jour son Brisquet, compagnon cynégétique fidèle au regard si doux comme celui du général Hugo, ami des jeux de ses gosses et autres… Ce fut lui qui finit par pleurer.

Le père Martin n’y alla pas par quatre chemins. Reconnaissant ses torts, il dit :
« M’sieur le baron, y faut prévenir les gendarmes. J’endosse l’entière responsabilité de la disparition de vot’ petite Lucille. Sanctionnez-moué si vous le voulez ben. »
Il demeurait debout, raide, modeste, son espèce de béret paysan en main puisqu’il faut se découvrir devant les maîtres.
« Vous deux, jeta Jean-Louis, le regard humide, à l’adresse de ses deux enfants rescapés, vous ne perdez rien pour attendre. Qui aime bien châtie bien ! »
C’était Popaul qui tremblait le plus de peur ; il manquait d’endurance du fait de sa jeunesse. Il avait une crainte atavique du martinet. Quant à Capucine, elle admirait le luxe chatoyant et rutilant des aîtres des seigneurs, répétant, comme une folle russe d’un quelconque roman-feuilleton du XIXe siècle :
« La grand’maison où tout il est biau ! La maison où on a chaud, où on dort ben dans un lit tout moelleux ! »
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Elle se contentait de regarder, craintive, n’osant même pas effleurer le moindre dossier de chaise. Elle explorait des yeux toutes ces merveilles inédites avec une simplicité d’enfant. C’était tout juste si ses pieds mal chaussés avaient l’audace de se poser sur le parquet, de peur de le crotter. Jamais elle n’avait connu d’aussi cossue demeure.
Cependant, Julie d’Arthémond, la démarche de plus en plus désordonnée, poursuivait ses pandiculations, ses glapissements : « Ah malheur ! Malheur ! Miséricorde ! Pourquoi ai-je donc mis au monde une fille aussi sotte ? »
Entre deux lamentations, elle heurta un vase de Sèvres assez monumental et surchargé, vase qu’elle tenait de son arrière-grand-mère. Sa gestuelle agitée de mauvaise tragédienne à la Cécile Sorel
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 fit chuter l’affreux bibelot qui se brisa, ce qui entraîna un sursaut de l’époux et un cri d’épouvante de Capucine, comme si un pétard du 14-juillet eût éclaté entre ses jambes. Les conséquences ne se firent pas attendre. Tout en tressaillant, la simplette excréta sa miction d’apeurée, comme un bébé en couches. Des filets jaunâtres s’épandirent sans façon sur les lattes et le tapis persan tandis qu’une fontaine malodorante giclait inconsidérément en jets obscènes de sous la robe pouilleuse de la jeune demeurée sans culotte qui poussait des cris d’orfraie.

Excédé, le landlord saisit Capucine toute tremblante et frissonnante, car consciente de sa faute, par la peau du cou et lui plaqua la frimousse contre les carreaux de la première vitre qui s’offrait à sa vindicte de baron injurié par cette incontinence malgracieuse. Capucine avait souillé, empoissé les lieux ; il fallait donc qu’elle réparât son inconduite de rustaude. Au dehors, la nuit régnait quoiqu’un vent d’après ondée s’empressât de chasser les nuées, ce qui permettait aux rayons blafards d’une lune gibbeuse d’éclairer chichement les bosquets minables et l’allée de troènes hectiques de la propriété de cet héritier lointain des sires à motte féodale vêtus de leur haubert de plaques et d’écailles que l’on disait broigne, brunie, brunia ou brogne, 
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treslie ou pas, de haute ou de demi clouure (pour ceux qui s’y fussent connus en armes défensives des premiers temps capétiens). Bien que lui manquassent les armes d’hast, le casque conique à nasal (parfois réduit à un simple bourgeon à la racine du nez, comme vers l’an 772 en Saxe lors de la destruction de l’Irminsul par les troupes de Charlemagne), l’écu oblong armorié digne de la tapisserie de Bayeux sans omettre l’estoc, Jean-Louis d’Arthémond endossa la pelure d’un seigneur de la guerre offensé qui demandait réparation à une manante. De cette fenêtre haute et large, on apercevait le corps de bâtiment constitutif des communs ainsi que l’écurie. Grâce à Séléné revenue, on y voyait en suffisance à travers le vitrage hyalin pour que les prunelles exercées de la jeune gueuse aperçussent çà, là, à la lueur lunaire, quelques arbres ébranchés ou effeuillés d’essences qu’elle était à même d’identifier, de désigner correctement, s’y connaissant assez en ce savoir de sauvageonne accoutumée à encrasser sa peau à l’air libre lorsque ce n’était pas dans la porcherie ou sous l’étreinte virile d’un garçon de passage éjectant tout en elle l’affirmation séminale de sa puissance dominatrice. Capucine, son forfait accompli, les cuisses encore empoissées du flux de l’homme, partait cueillir les herbes purgatives nécessaires anticonceptionnelles qu’elle faisait mijoter en soupe abortive immonde. Pour tout ça, elle était forte, savante. Jamais d’ange travaillé à l’aiguille à se reprocher : dès sa première perte écarlate, elle était allée voir Népomucène qui l’avait instruite de tout et lui avait enseigné les recettes préventives utiles. Ainsi s’expliquait son non-engrossement miraculeux. Aussi, elle niait Dieu à sa façon, refusant croissance et multiplication des fruits de la terre et du ventre, enfantement dans la douleur. Jamais on ne surprendrait les porcs de son père et maître Gustave (qui aussi se soulageait en elle quand ça lui démangeait) se disputer la pitance des fruits expulsés et occis, des avortons sanguinolents ou bleuis par le cordon étrangleur, mutilés, percés et empalés par l’aiguille effilée, leur crâne tendre à fontanelle, hypertrophié, aux os composites non soudés, cartilagineux, craquant et éclatant sous la dent du verrat dominant


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 dégustant la goûteuse cervelle inachevée, les bris cramoisis broyés et déchiquetés traînés dans le lisier sous force grognements quasi humains exprimant la réplétion primitive.
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 Les groins aux soies pourprées d’hémoglobine remuaient des fragments innommables et fangeux de placenta veiné de mille villosités mélangés à des lambeaux abdominaux et viscéraux aux qualités nutritives, diététiques et gustatives idéales, pleins de protéines.
 C’était, du point de vue de nos porcins, équivaloir à une crevaille orgiaque dans un restaurant trois étoiles du guide Michelin, si toutefois les connaissances culinaires de ces animaux d’une intelligence certaine (ils n’avaient pas pour rien été mis en valeur parmi les personnages du célèbre Animal Farm de George Orwell) eussent été élevées et s’ils avaient su lire les recettes de Carême et Curnonsky.
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 Comme chez les chiens et chez les chimpanzés, il était réputé ne leur manquer que la parole. On pouvait par ailleurs s’étonner que de telles pâtures écœurantes convinssent aux estomacs de nos cochons. C’était oublier le régime omnivore de nos familiers suidés domestiques ; quel que fût l’aliment qu’on leur servait, peu importait sa nature, son origine (on ne disait pas encore traçabilité) du moment qu’ils engraisseraient avec et qu’ils feraient du lard. Mais certains gourmets exigeants finissaient par répugner à manger la viande d’un porc qui aurait lui-même mangé quelque chose, quelque ordure indéfinissable, ainsi qu’il en serait dans une bande dessinée célèbre.[1]
C’était pourquoi le porc était jugé impur et interdit au musulman et au juif pieux ; c’était pourquoi aussi le chrétien le consommait sans modération, sous des formes multiples, salaisons, boudins noirs, blancs, et assaisonnements, trouvant tout bon en lui, le maudit dévorateur d’enfançons auquel on confiait en secret l’élimination anthropophagique des indésirables nés ou mort-nés, produits officiels de fausses couches, bâtards de mésalliances inabouties. L’homme bouffait les fressures du porc en une sorte de bâfrerie expiatoire du péché d’assassinat des enfants du Seigneur partis sans baptême. Esprit de vengeance également… pas de témoin du forfait infanticide de l’homme ou de la femme… La campagne profonde se complaisait en sa sordidité qui n’avait rien à envier à la ville d’Ancien Régime.
Jean-Louis d’Arthémond se vit donc obligé de s’arroger le droit de haute justice, se pensant habilité comme aux temps féodaux. Il força Capucine à focaliser son regard en direction de l’arbre bien branchu, le plus joli du jardin, à l’écorce encore luisante de pluie, brillant à la clarté lunaire.
« Tu vois ce bel églantier dépouillé là-bas ? fit-il en désignant le tronc et la ramure nue.
- Ah ben, certes oui ! »
Capucine tremblotait toute.
« Hé bien, reprit le baron, si tu recommences à te conduire comme une sale cochonne pisseuse, je t’y pendrai haut et court, à la branche la plus élevée ! Mais avant cela, je te ferai nettoyer toute ta saleté. Qui casse paye !
- Pristi !  M’sieur, je recommencerai plus, j’vous le jure ! »
Il ne se montrait sous son jour autoritaire qu’à l’encontre des faibles, des plus jeunes, des simples et des moins fortunés. Et Capucine était une fille mal lotie. Une mentalité féodale attardée avait toujours dicté la conduite des Arthémond, bien au-delà des bouleversements issus de 1789. Jean-Louis n’était pas en reste. Se laisserait-il fléchir, lui, l’orgueilleux tout-puissant maître ? Ce fut Dominique qui se fit suppliant et plaida la cause de Capucine.
« Père, je vous en supplie, ce n’est pas sa faute. Capucine est une fille spontanée, qui s’émotionne facilement. Le vase brisé lui a fait peur et…
- Un vase qui était dans notre famille depuis trois générations ! émit Jean-Louis sur un ton réprobateur à l’adresse de l’épouse.
- Excuse-moi, mon chou !
- Il était moche ce vase, je l’aimais pas ! » ajouta Popaul, franc.
Le benjamin paraissait rouspéter, certain de la correction qui viendrait. Il essaya de se disculper, de défendre aussi son grand frère selon le principe : les absents ont toujours tort.
« Et puis, c’est pas moi et c’est pas Dominique. C’est pas ma faute ni la sienne. C’est Lulu qui a eu l’idée… Elle a tout commandé !
- Comment ! glapit Julie.
- Cela est exact, reprit Dominique. Lucille avait tout machiné, tout combiné. Elle a voulu mener sa propre enquête au sujet des meurtres. Elle nous a menés chez le père Martin pour l’interroger.
- Ah, mon Dieu ! cria la mère. Moi qui croyais qu’il s’agissait d’une simple promenade ! Il est vrai que, lorsque nous constatâmes que vous ne rentriez toujours pas, alors que le soir tombait, nous commençâmes à nous inquiéter et…
- Lucille a lu trop de mauvais romans, toutes ces bêtises, ces Club des cinq, ces Disparus de Saint-Agil, n’est-ce pas ? interrogea Jean-Louis, une lueur mauvaise dans le regard tout en délaissant Capucine.
- Tu aurais mieux fait de surveiller les lectures de notre pauvre petite fille !
- Ouais, elle chipait les journaux et me lisait les articles sur l’affaire des oiseaux qui tuent ! fit Popaul d’un ton accusateur. C’est à moi qu’elle a confié ses projets en premier !
- C’est mauvais de dénoncer les autres, de jouer les délateurs ! » reprit le père.
Brisquet, instinctivement, remit tout le monde d’accord. Il poussa deux abois lugubres, puis, en gémissant, sa patte toujours relevée, s’approcha de Capucine dont il sentait l’anormalité. La simplette lui prodigua mille caresses.
« Là, là, pauv’ chien, bon et brav’ chien, pauv’ bon toutou », murmura-t-elle.
En cet instant, sa beauté sauvage resplendissait. On comprit ce que les garçons lui trouvaient.
« Feriez mieux d’vous occuper à soigner vot’ pauv’ bête au lieu d’vous engueuler et vous jeter des fions, jeta spontanément Capucine au maître du logis. Il est tout meurtri, il a mal ! »
Son cœur simple et sincère avait exprimé les quatre vérités. Elle faisait songer à cette malheureuse fille du peuple de Paris de l’attentat royaliste de la rue Saint-Nicaise, cette innocente sacrifiée que Limolëan, et ses complices, lâches, avaient chargée de garder la charrette attelée qui contenait la bombe moyennant récompense. Limolëan en avait éprouvé des remords le reste de sa vie durant, quémandant au Bon Dieu qu’il lui pardonnât ce crime impie et rédimât sa faute, se faisant prêtre en exil ensuite. La jeune pauvresse en hardes, première victime pulvérisée par l’explosion avec le cheval (ne l’omettons pas, c’est un être vivant comme nous et il s’agissait d’une jument), ne mangeait pas tous les jours. Fille de la Révolution et de la faim, tout lui était bon pour grappiller quelques sols, afin que des rogatons bon marché pussent emplir son ventre creux. La récompense promise par Saint-Régent, ces dérisoires douze sous, si elle gardait bien le cheval et la charrette, lui laissait entrevoir mille merveilles, une provende stomacale inespérée. Celle-ci consommée, elle aurait repris son existence casuelle, hasardeuse, errante, de survie au jour le jour, sans jamais savoir de quoi le lendemain serait fait. Elle se nommait Marianne, comme plus tard la République, Marianne Peusol ; elle avait quatorze ans. Prénom prédestiné, symbolique ! Fille d’une miséreuse veuve, elle vendait ambulamment des petits pains appétissants, elle l’inappétente au ventre vide, toute parée de ses loques d’une saleté et d’un effilochage effarants, les cheveux protégés par un vieux mouchoir infâme. Des mèches empesées de saleté et de poux fourchaient sous cette horreur. Avant qu’elle n’éclatât sous le souffle de l’explosion, le visage arraché, le crâne ouvert, les bras éparpillés, elle avait joué avec le fouet de la jument mais n’avait pas eu le temps de s’émerillonner au passage de la voiture du Premier Consul. C’était la naissance du terrorisme moderne, une invention des royalistes et non point des nihilistes russes, de Ravachol ou de l’Irgoun contre les Britanniques.    
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Entre Marianne Peusol et les spectres du ghetto de Varsovie n’existait qu’une infime différence de degrés, qu’un convoi funeste ferré exterminateur vers les chambres à zyklon B pour celles et ceux dont les squelettes morts n’avaient pas été ramassés dans les rues. Il en avait été ainsi pour les siècles des siècles, pour tous les misérables d’avant l’extermination industrielle, les crevés de misère comme Marianne Peusol, comme les gamins mendiants d’Hugo et de Dickens, ce banni littéraire du futur XXIe siècle, tous ceux d’avant les camps, d’avant les chambres à gaz, de l’avant Shoah. Le crime contre l’humanité existait déjà avant qu’il eût été défini à Nuremberg, imprescriptible ; c’était ici un crime lent instillé par les repus de la Révolution bourgeoise, progressif, sans antisémitisme, sans guerre, sans déportations massives, sans torture et « expériences » de savants pervertis et fourvoyés, sans balles, sans fosses, sans fausses douches, sans fours. C’était de l’Hitler lent anté-scientifique, un eugénisme de l’argent dirigé contre cette multitude de salauds de pauvres et de pauvresses qui devaient rester à leur place au bas de l’échelle sociale. La misère noire maintenue sciemment par tous les possédants d’Ancien et de Nouveau Régime, avec la mort de faim au bout, était donc un crime contre l’humanité d’avant la définition de cette catégorie de crimes. Le grand enfermement de la misère. On maintiendrait les pauvres dans la glèbe avec l’alcool, les stupéfiants, le sexe et les jeux. A leur façon, Capucine et Marianne Peusol étoffaient le martyrologe de la pauvreté.
Car Capucine était telle cette adolescente, cette Marianne Peusol éternelle en guenilles putrides, sa réincarnation, sa transfiguration superbe et campagnarde, ce symbole. Elle ne méritait pas une telle existence, mais elle était née ainsi. Blé blond plein de souillures, éphélides avenantes, faïence bleue de Delft des iris, remugles, oripeaux de crasse, vêture de bric et de broc, modèle naturaliste attardé, persistance d’un lumpenprolétariat, d’un paupérisme rural arriéré non éteint malgré les vœux de celui qu’un des personnages de l’Assommoir d’Emile Zola qualifiait de Badingue,
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 sobriquet infâmant d’un opposant à l’Empire… Les Trente Glorieuses de Jean Fourastié en cours parviendraient-elles à extirper Capucine de sa fange, à la sortir de sa condition servile et misérable ?
Une idée importante traversa l’esprit un peu borné du paysan.
« Monsieur l’baron, vous avez ben l’téléphone ici ? questionna le vieux métayer.
- Bien évidemment, père Martin. Vous voudriez prévenir vous-même les gendarmes, n’est-ce pas ?
- J’n’en ferai rien. Qu’on aille chez eux ou qu’on les appelle pour qu’y viennent chez vous, c’est du pareil au même maint’ nant.
- Appelez aussi le vétérinaire, Père, déclara Dominique. Brisquet est un héros, et il a un indice (il sortit enfin de la poche de son pantalon le morceau du monstre que le braque avait rapporté).
- Soit, allons-y », répliqua Jean-Louis à la vue du fragment de fourrure, tout en s’approchant du guéridon Louis XVI où reposait le lourd combiné noir en bakélite au cadran circulaire.
Alors, il décrocha, composa les numéros qu’il connaissait : deux coups de fil, d’un ton qu’il s’efforçait de garder neutre, d’une intonation détachée, à la brigade, puis au véto.

A suivre...
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[1]  Allusion à Astérix aux jeux olympiques d’Uderzo et Goscinny (1968), où les Gaulois essaient d’expliquer la contre-performance du héros de papier en disant qu’Astérix a mangé un sanglier qui aurait mangé quelque chose.

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