Suite et fin du récit de Georges Cuvier.
Nous luttions tous contre cette impression de nous éparpiller en des millions de grains de poussière.
Je savais cette sensation imposée par les esprits des momies vénérables et, malgré mes efforts, je ne parvenais pas à me convaincre qu’il s’agissait d’une simple illusion. L’entrée de la cinquième antichambre était à notre portée, et aussi loin que portât mon regard épouvanté, les deux hémisphères vibrionnants planaient là-bas, tout au bout, étincelant de leurs feux étranges, azur pour le demi-globe de Burnet, gris brillant pour celui du Thibet. Le mariage, l’appariement, donneraient naissance à un astre-amnios contenant en même temps une neurula
et une Gaïa recelant une Vie dont se poursuivait l’évolution, implacable et logique, mêlant Linné, le grand Buffon et la Genèse. Après l’Océan, après les Bêtes articulées de la Mer, qu’allions-nous donc y voir ? Salamandres, sauriens, oiseaux ? Je redoutais que le globe ultime uni ne recelât quelque hideux singe, ou un nouvel Adam homoncule emprisonné.
J’eus la sensation que chaque grain me composant se détachait de moi, s’en allait vaguer çà et là, se disperser dans toute la grotte, sous l’impulsion muette impérative des dépouilles des bonzes. Pourtant, nul souffle ne s’exprimait dans la salle, mais c’étaient là les prémices de quelque tempête du désert, lorsque hurlent le sirocco ou le simoun que redoute tout Bédouin. Alors que nous courions tous vers l’achèvement de notre destinée, vers ce quia pulvis es commun à tous les êtres humains, une silhouette imprécise et vibrante, constituée d’une infinité de corpuscules colorés, se dressa résolument face à un groupe de momies et entonna un chant étrange, qui paraissait émis par chaque particule corporelle, prière ou supplique adressée aux tulpas, chant dont la langue paraissait si ancienne qu’elle pouvait remonter avant l’Inde védique.
Etait-ce là Rajiv ? De quel nouveau mirage fakirique s’agissait-il ? Plus se poursuivait l’étrange ode, davantage les notes se répercutaient en écho dans toute la caverne, jusqu’à ce qu’elle devînt polyphonique, une polyphonie à trois voix, lignes mélodiques dialoguées, tripartites, échangées entre le sâdhu, les disciples de Tsampang Randong et les deux hémisphères, dont les vibrations modulées révélaient un langage musical élaboré. Les couleurs elles-mêmes se firent changeantes, pulsatiles, combinaison chromatique pareille à ce que certains naturalistes avaient pu observer chez les seiches,
sans qu’ils comprissent qu’il s’agissait
d’une forme de communication. Les corpuscules de Rajiv, l’épiderme des momies
et les photophores des demi-globes harmonisèrent leurs teintes en ces échanges
stupéfiants et vibrants.
A y regarder de plus près, il ne s’agissait plus de Rajiv à proprement parler. Les unités multiples qui le constituaient et dessinaient une figure « humaine » rappelaient ces organismes composites, coloniaux, coraux ou madrépores.
Il y avait des milliers – peut-être même des millions - de ces microbilles
irisées qui « parlaient » un langage de couleurs et, si j’eusse pu
observer l’intérieur d’au moins l’une d’elle, j’aurais découvert avec
stupéfaction une mise en abymes, en cela que le contenant se faisait contenu,
chaque unité d’une sphéricité parfaite recelant son propre « Rajiv »
formé des mêmes corpuscules plus petits, qui, à leur tour, auraient chacun
révélé leur propre sâdhu et ainsi de suite. Cela me rappelait cette expérience
que chacun a pu éprouver lorsqu’on se regarde dans un miroir faisant face à une
autre glace dans son dos, révélant une succession de reflets toujours plus
lointains, emboîtés à l’infini. Disons que le « Rajiv » madréporaire
si l’on veut, intelligence collective, était une créature gigogne s’étendant
dans tout un espace inappréhendable.
Le
« dialogue » multicolore parut faire son effet, et, sans que je susse
pourquoi, la volonté des corpuscules-brahmanes s’avérant plus puissante que
celle des momies des disciples de Tsampang Randong, circonvint et fit fléchir
les cadavres mitrés, les soumettant à nos desiderata.
Le troisième protagoniste de la « conversation », à savoir les deux hémisphères, s’unifia enfin, sans qu’il eût été besoin de psalmodier la moindre mélopée sacrée, biblique et autre. Les bonzes se « turent », vaincus, se figeant peut-être à jamais, avant qu’ils achevassent leur existence post-mortem en monticules de poussière sur lesquels souffla un air méphitique dont ils furent les uniques victimes, se dispersant dans toute la grotte tel ce mandala dont j’avais redouté la dislocation. Leur malédiction, leur mauvais sort mal jeté, s’étaient retournés contre eux.
De la sphère jointe, recelant une neurula, résulta l’explosion d’une vie intrinsèque. Tandis que s’ouvrait la nouvelle antichambre, le pullulement biologique devint si conséquent que de cet astre miniature s’éjectèrent des créatures que jamais je n’aurais crues possibles. Jaillissant du globe-microcosme comme autant de poissons bondissants, ces monstres inclassables s’allèrent au sol, s’y abîmant, y périssant faute d’eau, témoignages hypothétiques d’une Vie aléatoire qui tâtonnait. Ces cadavres étaient bien petits, mais, quoique dépourvu de microscope, on y devinait des anomalies, des aberrations qui permettaient toutefois de les classer parmi les prédateurs, parmi les larves de scorpions et autres arthropodes marins. C’était d’abord une espèce nageuse, sans pattes, à la queue divisée en cinq parties dont le plus remarquable était sans conteste la tête, pédonculée d’autant d’yeux d’insecte ou de crevette, à laquelle un naturaliste dément aurait greffé une trompe qu’achevait une pince dentée, évocatrice des plantes carnivores familières à von Humboldt.
C’était ensuite un ver sens-dessus-dessous, le haut étant bas, le bas étant haut, juché sur des paires nombreuses de piquants comme un mille-pattes ou plutôt un groupe de bergers des Landes montés sur leurs échasses.
C’était enfin le plus dérangeant des arachnides marins, lui aussi flottant en pleine mer sans membres articulés, pourtant segmenté, à la symétrie certes bilatérale, avec une unique paire d’yeux, mais aussi deux dents – si l’on pouvait les qualifier de dents ! – fichées à l’avant d’une rondelle rappelant quelque fruit des tropiques coupé en tranches, dents recourbées pareilles à des crevettes dont on eût ôté la tête et qu’on eût collées afin de parfaire la chimère.[1]
J’interpellai Girodet
afin qu’il tentât de croquer ces représentants d’espèces impossibles. Imprudemment,
il s’était déjà aventuré dans la nouvelle salle, bossue et tourmentée, au bout
de laquelle s’ouvrait comme un caisson aussi lisse, dépouillé et poli que du
métal pur, dépourvu de la moindre irrégularité, du moindre défaut ou cassure. Tout
au fond de ce caisson vibraient les deux autres hémisphères de Burnet et du
Bardo Thôdol, aux teintes logiquement verte pour la Telluris Theoria
sacra et rouge pour le traité du Thibet, portique
encore clos de la sixième et pénultième antichambre.
Ce
fut alors qu’à nos yeux effarés Girodet-Trioson parut englouti, aspiré, par une
cavité non point située au sol, mais tout en haut de la grotte ! Tout à ma
peur panique, j’avais oublié d’observer la poursuite de la métamorphose du
cinquième globe unifié. Fourier me conta plus tard avoir eu le temps de le
faire, sans que toutefois son regard s’y attardât longtemps.
Tel un œuf ou amnios, la sphère nouvelle recelait en même temps un embryon humain à la tête disproportionnée,
dont le cœur ébauché pulsait déjà et une sœur jumelle
de notre Terre passée. Sans crier gare, la neurula d’il y avait un instant
venait de brûler une étape. Son développement des plus véloces devenait
imprévisible. Doté d’une queue et d’ébauches palmées de pieds et de mains, le
visage de cette esquisse humaine n’était que bourgeons horribles, non encore
soudés. Lorsqu’on l’examinait de côté, il apparaissait muni de fentes évoquant
les branchies. Quant à la supposée planète miniature qui coexistait avec l’être
en gésine, elle avait franchi un stade historique supplémentaire, si je puis le
dire sans passer pour un fou.
Désormais, des sauriens gigantesques,
tantôt bipèdes, tantôt quadrupèdes, parcouraient cet
espace dont l’unique continent tendait à se fracturer en autant de nouvelles
terres dérivant le long de mers inconnues. Fourier me confia avoir aperçu
« le doigt de Dieu » frapper cet astre : une comète fulgurante
avait chu sur sa surface, anéantissant en un instant tous les lézards terribles
et autres crocodiliens géants le peuplant. Comment expliquer un tel microcosme
au parcours accéléré, où les siècles s’écoulaient avec vélocité ?
La raison me rappela le danger que Girodet courait, avalé par le trou inversé. D’autres cavités apparurent, évocatrices à la fois de tuyaux, de tornades, et de galeries de vers géants crevant la voûte de l’antichambre. Le tout aboutissait à des tunnels verticaux à vent, un vent étrange dont les facultés mettaient à mal le monde d’Euclide et de Newton. Nous fûmes irrésistiblement aspirés par ces puits à la gravité inversée,
absorbés et piégés au sein de
cheminées qui ne tardèrent pas à constituer toute une ramification tubulaire
sinueuse dont la capillarité semblait s’étendre infiniment. C’était comme si la
main nerveuse d’un savant eût jeté sur un carnet des notes et des formules
éparses comme autant de fragments d’un nouvel Héraclite réclamant en vain qu’on
les raccordât, les assemblât afin qu’ils acquissent l’intelligibilité
nécessaire à leur déchiffrement.
Le
temps n’était plus le temps, l’espace n’était plus l’espace. Tous deux se
confondaient désormais en une dimension impalpable et inconcevable, où tout se
mélangeait. Nos corps subirent des métamorphoses dont je ne puis expliquer par
quel miracle elles ne nous tuèrent point. Nous parcourûmes des distances non
évaluables, voyageant en un espace tourmenté ressemblant davantage à un
agglomérat de grumeaux qu’à un éther cohérent. Comme si nous eussions nagé dans
une soupe contradictoire, gelée et brûlante à la fois…
J’éprouvai
une première sensation d’étirement, vers l’avant comme vers l’arrière, un
tiraillement de tout mon corps gagné par une élasticité déconcertante. Je
supportais stoïquement un écartèlement, en direction du passé comme de
l’avenir, rajeunissant et vieillissant tout en même temps, habité par la
sensation d’un parcours éclaté à l’échelle tout à la fois physique,
individuelle, et cosmique, globale, de l’espèce humaine plongée dans un
macrocosme. Je crus devenir un singe embryonnaire pareil à ceux, Migous, qui
dévoraient les colossoi, tout en m’étiolant et en me desséchant comme les bonzes fanatiques, compressé et étalé par
des vents contraires, mus au-delà de nos trois dimensions. Tour à tour, je fus
réduit à un point minuscule puis si enflé que j’eus le sentiment de contenir le
cosmos tout entier.
Une
voix déformée blessa mon ouïe, voix s’étendant simultanément aux registres extrêmes
aigus et graves, voix qui peut-être appartenait à Muljing, un Muljing
méconnaissable, inconnaissable, écrasé et éclaté, dont la faculté vocale
inhumaine mêlait une clameur accélérée, plus haute que la dernière touche de
droite du clavier du pianoforte, plus rapide aussi que la triple croche,
clameur qu’on eût pu prêter à des animalcules ressemblant à des souriceaux plus
réduits qu’un atome de Démocrite. Contenue en un tourbillon proche de ceux
imaginés à tort par Descartes, l’autre voix de Muljing s’exprimait dans
l’échelle des graves, d’une durée plus longue que la note carrée, au-delà des
chants de gorge des mantras thibétains. Dans le même temps, cette voix
s’exprimait à l’envers ! Des éclats de lumière dansaient dans des
mouvements aussi complexes que ces célèbres courbes sinusoïdales que Fourier se
targuait de théoriser.
Sans crier gare, la sensation d’enfermement dans des cubes et polyèdres métalliques
insondables car sans limites, virtuels, éthérés mais cependant palpables, succéda aux compressions et aux étirements, aux simultanéités embryonnaires et post-mortem, à la sensation partagée sans doute d’être en même temps monère ou infusoire
en
régression et homme de l’avenir. Mon cerveau avait capté des images
anarchiques, mon œil avait essayé en vain de retenir ce qui, à peine entrevu,
s’évanouissait dans le non survenu : animaux chimériques articulés jaillis
de la sphère de tantôt, munis d’appendices, de trompes dentées et d’échasses
contondantes, masses amorphes rampantes, plus proches de l’édredon que de la
méduse[2],
immenses reptiles et éléphants à fourrure, aux défenses si grandes qu’elles
finissaient par se croiser, lémuriens inconnus ayant peuplé la Terre il y avait
des éons, fugaces visages de géants à l’encéphale hypertrophié, à la mâchoire
étrécie, humanité des derniers temps réduite à des silhouettes pulsatiles
d’ondes multicolores, aux nuances plus étendues que celles du spectre optique
de Newton, en arc-en-ciel de douze teintes. Nous nous retrouvâmes tous
prisonniers qui de brins, qui de membranes, qui de boucles vibrantes tressées
sautant d’un volume à l’autre, pyramide, tétraèdre, octaèdre, icosaèdre,
dodécaèdre, prisme, trapézoèdre, rhomboïde, cristaux hyalins, phosphoreux,
clivant et réfractant la lumière, lancéoles luminifères, fantasmagores,
luminophores à plus de quarante côtés, mais aussi tores unidimensionnels sans
omettre une multiplicité de figures impossibles s’étalant de quatre à seize
dimensions etc.
Un volume quadrangulaire, parallélépipédique,
victime d’une pression inconnue, se
compressa tant qu’il broya le malheureux Népalais qu’il avait subrepticement
renfermé avant de se réduire à un point microscopique indécelable, point qui se
creusa et s’effondra sur et en lui-même, pliant et courbant l’éther, comme s’il
eût été doté d’une masse supérieure à celle du Soleil. Les tubes qui nous
portaient au-delà de notre monde ne cessaient de se ramifier, en une
arborescence dantesque ne menant nulle part. Ce réseau se caractérisait par sa
nature plurielle, rappelant autant les galeries des fourmilières que les
racines des arbres, la circulation sanguine que les toiles d’araignées ou les
filaments qui sous terre, prolongent les champignons. Je devinais plus que je
ne voyais des amas de nébuleuses telles que mon ami Laplace les avait récemment
décrites, luminescentes et scintillantes, parfois spiralées, d’autres en forme
de chapeaux traditionnels des Mexicains familiers à Humboldt. Une voix – divine
peut-être ? – murmura : « je ferai l’Homme à mon image. » Nul
n’avait parlé, pourtant, il s’avéra plus tard que tous avaient entendu, chacun
en sa langue natale, cette sentence inspirée des Saintes Ecritures,
quoiqu’inexacte.
Un entonnoir vorace, qui absorbait toute la lumière du monde, avalait toute la matière céleste, plus noir que le noir sépia, se constitua à quelques toises de nous. Nous nous y précipitâmes, privés de volonté. Cet entonnoir dévorateur résultait peut-être de l’écrasement du volume de tantôt. Je perdis connaissance en bordure de ce cratère nouveau, de ce néant personnifié, tandis que mes compagnons d’infortune plongeaient droit dans un abîme d’ébène profond de milliards de coudées, surpassant ainsi les épreuves d’Ulysse.
A suivre...
*****
[1]
Cuvier a une vue excellente ! Il nous décrit sans trop de fantaisie des
animaux énigmatiques et fantastiques de l’explosion cambrienne que connaissent
bien les amateurs des livres du regretté Stephen Jay Gould, « étranges
merveilles » de son maître ouvrage « La Vie est Belle » à savoir
Opabinia, Hallucigenia et Anomalocaris. Le fruit coupé en tranches
n’est autre que l’ananas, la « tranche » constituant la bouche unique
du plus grand prédateur du Cambrien.
[2] Il
s’agit là d’une allusion imparfaite à la faune d’Ediacara, à la fin du
Précambrien, qui ne sera découverte qu’en 1947.
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