samedi 6 mars 2021

La conjuration de Madame Royale : chapitre 8 2e partie.

 

Rue de la Harpe,









 il était potron-jacquet lorsqu’Agathon Jolifleur frappa à la porte du domicile de Manon Phlipon veuve Roland de La Platière.




 Il avait scruté les parages ; nulle mouche ne s’y manifestait afin de le surprendre. Le naute et guide avait pris congé avec discrétion, sa mission accomplie. Les premiers rayons de Phébus léchaient la façade de l’immeuble comme un œil emmétrope.

Après qu’eut résonné le marteau de l’huis, des pas se firent entendre et un verrou fut tiré. Pourtant, celle qui accueillit le muscadin évadé n’était pas l’attendue égérie du féminisme mais, selon ses constatations premières, une humble servante à l’aspect cependant repoussant. D’instinct, Agathon ne put prévenir un recul répulsif.  

Non qu’elle fût âgée mais les pustules de la petite vérole la défiguraient toute, grêlant une frimousse qui eût pu encore paraître presque enfantine car Cécile Renault,



 fille d’un maître cartier et papetier, n’avait point encore vingt-six ans. La maladie infectieuse dite en anglais smallpox avait ravagé sa beauté il y avait deux ans. Non contente de susciter la répulsion, la jeune femme arborait un œil gauche vitreux, sans doute infecté par une ancienne ophtalmie. Enfin, celle qui, dans un monde parallèle, eût été une des victimes de la Terreur[1],



 avait fait vœu radical de silence, en s’automutilant, sectionnant sa langue aux trois-quarts. Aussi ne s’exprimait-elle qu’avec de brefs murmures, des mmm assourdis, comme demeurés tout au fond de sa gorge.

Sa mise était modeste ; aux yeux du muscadin qui se targuait de raffinement, elle semblait même aussi répugnante que son visage. Mademoiselle Renault (aucune alliance enchâssée en aucun annulaire ne la désignait comme épouse et bru) portait une robe de barège toute simple, beigeasse, à l’ourlet effiloqué, avec un fichu croisé malpropre commun aux femmes du peuple, en plus de cette coiffe, cette fanchon, comme collée à ses cheveux, qui l’infantilisait et la rendait rustre. C’était là comme un déguisement, une panoplie quasi haillonneuse, afin que nul ne se souciât d’une fille du peuple défigurée.

Agathon, tout en suivant cette humble servante infortunée en l’escalier dont les marches s’ornaient de carreaux losangés, réfléchissait. D’évidence, cette domestique muette et pustuleuse n’était pas celle qui, au péril de sa vie, avait accepté de se substituer à notre féministe opposée au nouveau tyran. Notre héroïne anonyme, Marthe D., arrêtée à la place de l’égérie, était toujours détenue en la pistole de Saint-Lazare, l’instruction de son procès traînant, parce que des doutes commençaient à s’instiller sur son identité parmi les juges et procureurs point si naïfs que cela. Lors de ses interrogatoires, elle jouait les benoites à la perfection, incapable de donner le moindre renseignement, de livrer le moindre nom, et Napoléon n’osait se résoudre à recourir à la torture, contrairement à la méthode éprouvée ayant cours au Châtelet. L’on s’acheminait soit vers une évasion, soit vers un non-lieu, ce qui corroborait les propos du fantôme supposé du marquis de Sade. De Londres où ils se trouvaient (détail non su par Jolifleur), Blacas et d’André fomentaient sa libération. Cela signifiait que la ruse de Madame Roland était en passe d’être éventée, et sa sécurité en danger. Pour l’heure, officiellement, elle était Marthe, rien que Marthe, gardienne du logis de la rue de la Harpe, logis de veuve d’une notabilité.

Agathon parvint donc en l’appartement de Manon Phlipon et fut surpris par la simplicité de son ameublement, à peine digne d’un artisan cossu. De même, lorsque celle-ci lui apparut, il put constater qu’elle se trouvait désormais en l’automne de sa beauté puisque ses quarante ans étaient largement révolus[2]. L’égérie politique des royalistes libéraux, la salonnière ayant pignon sur rue, la grande épistolière, la veuve d’un grand commis, économiste et spécialiste des manufactures, la rousseauiste patentée : Agathon connaissait tout cela. Cependant, il réprouvait son féminisme, quoiqu’il fût moins radical que celui d’une Olympe de Gouges et d’une Mary Wollstonecraft.



Ne lui laissant pas le loisir de se présenter et de la saluer, Madame Roland prit l’initiative :

« Vous êtes un proscrit, un évadé, un réprouvé, n’est-ce pas ? Vous haïssez le nouveau tyran, l’usurpateur illégitime. »

Sa voix avait des inflexions posées, mais la détermination l’emportait en elle sur la douceur. Sous son corsage, sa gorge palpitait d’indignation et de colère. Madame Roland se cachait et se sachant épiée, espionnait les espions grâce au dévouement sans faille de Cécile Renault.

Lorsque Manon Roland l’envoyait en reconnaissance, Cécile Renault, forte de sa laideur et de sa vêture populacière, servait donc d’espionne efficace, adonisée en mendiante. Peu importait à notre veuve que la sébile de la servante revînt aux trois-quarts vide ! Il lui arrivait de regretter le temps de son ancienne vénusté, lorsque par temps chaud, elle se permettait de sortir incognito en la rue vêtue de son simple déshabillé élégant de jeune vierge, déshabillé qui camouflait peu ses appas palpitants, puis se baladait dans les rues de Paris en toute innocence, au risque que de tristes vieillards lubriques fissent un mauvais sort à cette chaste Suzanne inconsciente du danger. Elle aimait à se mêler naïvement aux filles du Palais-Royal, dont elle jalousait la gaze, la dentelle et la mousseline les vêtant toutes puis écoutait les potins émanant de leurs lèvres pulpeuses, car déjà contaminée par la vocation d’espionnage, mais elle se refusait toujours à galopiner avec les importuns dont certains, puissants, siégeaient au gouvernement. Aussi avait-elle déjà fini de susciter le rejet du chaland quand la vérole la frappa en l’an 1798. Outre la veuve Roland, une seule amie lui était demeurée : Absinthe d’Amour. Cécile avait eu ainsi le temps de s’instruire en politique, d’apprendre un tas de choses qui ne se résumaient pas aux seuls péchés mignons et pratiques pittoresques que ces messieurs appliquaient sur ces demoiselles peu farouches. Certes, elle ne perdit pas son pucelage, mais ses oreilles se déniaisèrent à la conversation des juvéniles catins.



Quand Cécile exerçait pour Manon son magistère épique (car il lui fallait bien du courage pour empêcher qu’on la pinçât pour la conduire à Sainte-Pélagie ou à La Force),



 il lui arrivait d’être prise à partie, bousculée, houspillée, violentée, par des gendarmes goguenards qui raillaient sa laideur. Son visage était devenu si révulsif que nos représentants de l’ordre détournaient le regard avant de la bousculer sans égard, lui imposant l’éloignement des places stratégiques où elle épiait les mouvements suspects et détectait les mouches. Elle poussait des mmm qui, à défaut d’être stridents (langue sectionnée oblige) avaient la puissance suffisante d’une protestation. De plus, afin de demeurer insoupçonnable, elle se lavait fort peu, se contentant d’ablutions sommaires en la cuvette ou lavabo du logis de Manon ou Marie-Jeanne Phlipon (dont le nom pouvait rimer avec fripon). Le réalisme de sa pauvreté impliquait qu’elle exhalât des remugles et ses pseudo-guenilles étaient rarement lavées. Elle n’épiait plus le Palais-Royal qu’à distance, craignant qu’on la reconnût malgré ses hardes, son œil malade et ses boutons séchés. Ce manège, ces astuces, duraient depuis pas mal de mois, et expliquaient en partie pourquoi la maréchaussée ne s’était point encore rendue rue de la Harpe afin de confondre sa maîtresse.

Sans que notre fugitif l’eût demandé, Madame Roland ordonna par gestes à Cécile de lui servir une petite collation matutinale. La mutité de la jeune femme et son œil aveugle imposaient à Marie-Jeanne Roland l’usage mêlé du langage gestuel et de la parole, une parole plus chuchotée qu’articulée, bien que Cécile entendît parfaitement. Mais Manon Phlipon avait pris l’habitude de converser ainsi avec la servante à la langue coupée. Tandis que la fausse indigente estropiée s’en revenait portant un plateau sur lequel reposaient trois tasses de café bien chaud (un service Ming authentique hérité du mari), l’ancienne salonnière, s’approchant des rayons d’une bibliothèque, se saisit d’un des volumes de l’encyclopédie Panckoucke, en cours de publication, volume maroquiné d’ocre auquel Jean-Marie Roland de La Platière avait collaboré comme spécialiste de l’industrie.

« Monsieur, reprit Manon, il est urgent que nous quittions Paris en secret. Je pense que l’on vous avait préalablement informé de ma ruse, et je crains que mon stratagème ne tienne plus qu’à un fil. Mademoiselle Renault m’a rapporté tantôt une conversation qu’elle surprit près du Grand Châtelet entre un policier vêtu d’anthracite et un homme déguisé en limonadier. Vous entendrez qu’il ne tient pas du tout commerce de cette boisson-là. Cécile est fort habile ; elle sut esquisser, dresser en quelques gestes dextres, le portrait, la physiognomonie du second bonhomme en civil, un indicateur et délateur notoire, usant pour cela exclusivement du langage de l’abbé de L’Epée.



 Il s’agit du sieur Hanriot,



 un marchand de vin au nez fleuri rappelant quelques éruptions de champignon vinassier, dont le visage de brute tient plus du tire-laine, du voleur à l’étalage, que d’un sujet honnête. Cet ivrogne, ce bougre, mériterait que les commères saccagent et pillent sa boutique. Tous deux – la mouche et le jean-foutre - disputaient d’une éventuelle nouvelle perquisition chez moi, à la recherche d’éléments et d’indices nouveaux, du fait que la suspecte – ma courageuse servante – se montrait à Saint-Lazare fort peu coopérative. Il était question de la transférer audit Châtelet, où les interrogatoires seraient pris en charge par une personne idoine.

- Cette personne est une femme, n’est-ce pas ? répliqua Jolifleur tout en approchant de ses lèvres la tasse de porcelaine chinoise offerte par Cécile.

- Il s’agit de l’inspecteur di Fabbrini… une harpie qui pratique la « question » sans scrupule ».     

Le muscadin frémit, se souvenant de l’épreuve de l’absinthe.

« Rouen est une place sûre, peu suspecte de sympathies envers le nouveau pouvoir, reprit-elle, j’y ai des partisans : monsieur Buzot, madame Théroigne de Méricourt… »



Buzot, ancien « ami des Noirs » avec Brissot, Clavière et d’autres qu’il avait rejoints sur le tard, avait été un amant de Manon après qu’il eut assidument fréquenté son salon « révolutionnaire » dans lequel les conversations tournaient autour de la critique de l’absolutisme, de l’irréligion et du libéralisme politique et économique. Dès qu’il avait exercé ses fonctions de lieutenant général du royaume, Buonaparte avait imposé sa poigne, obligeant Louis XVI à lui déléguer nombre de ses pouvoirs de police et de répression des désordres et des oppositions, ce qui avait mis un terme aux espoirs de réforme des philosophes. Manon Phlipon souhaitait que son mouvement – tombé en clandestinité - fusionnât avec celui de Germaine Necker-de Staël, autour de laquelle gravitaient les astres non ternis de Constant, Destutt de Tracy, de de Biran et autre Cabanis.



A son tour, Marie-Jeanne Roland but quelques gorgées de café, avant qu’elle posât le tome du Panckoucke sur une table, ouvert bien en évidence aux pages d’un article dû à feu Roland de La Platière



 et consacré aux arts et métiers. Cécile Renault se servit la dernière, dégusta posément le breuvage chaud.

Curieux de tout, Jolifleur voulut feuilleter le livre mais Madame Roland poursuivait son verbiage, l’obligeant à l’ouïr.

« Le mieux que nous puissions faire, c’est de nous déguiser et, sous des noms d’emprunt, de prendre un coche, une malle-poste ou une turgotine en direction de Rouen. Là, nous nous séparerons. Vous serez pris en charge à part. Le lieu où l’on viendra vous chercher pour fuir en Angleterre répugne au commun des mortels. Sa notoriété vaut les anciens Innocents.

- Qu’est-ce à dire ? fit Agathon quittant à regret des yeux le laïus encyclopédique que feu Roland de La Platière consacrait aux Gobelins.

- Ce charnier, cet ossuaire de l’aître Saint-Maclou





 a bien mauvaise réputation. On le dit hanté. Quoi de plus idéal pour contacter les agents de la cause constitutionnelle luttant contre le despotisme ? »

Les veines des tempes du muscadin pulsèrent violemment.

« Encore des morts, des cadavres décharnés, des tas d’ossements blanchis ! J’ai jà eu mon lot dans les souterrains de la Bastille… » songea-t-il.

« Devrai-je me terrer plusieurs jours à Saint-Maclou ou suivre tout de suite celui qui me guidera… vers le Havre-de-Grâce ? N’ignorez-vous pas le blocus anti-anglais, les côtes fortifiées, les fortins aux canons Columbiad, les citadelles inexpugnables, les armes marines secrètes… ? On dit qu’il existe des navires caparaçonnés de fer, armés de canons à tourelles et mus par la vapeur, des vaisseaux submersibles pouvant envoyer les bricks marchands par le fond…

- Cécile viendra avec moi. Vous, vous devrez accepter votre escorte et votre moyen de transport. Parlez-vous breton ou normand ?

- Que nenni.

- Votre contact sera le sieur Jean-Pierre Duval, ancien avocat au Parlement de Normandie. Il commandera un groupe ne s’exprimant qu’en dialecte. Soyez assuré qu’il vous traduira toutes leurs paroles.

- Madame, laissez-moi au moins terminer mon café. Il est délicieux, et rien ne presse. »

Il balaya d’un regard le salon modeste, meublé avec sobriété, conformément à ce goût plus simple, plus dépouillé, qui avait commencé à s’affirmer dans les années 1780.





« Madame, ne craignez-vous pas que votre départ soit assimilé à une fuite précipitée et suspecte, ou, comme l’on dit quelquefois des indigents, à un déménagement à la cloche de bois ?

- Monsieur, j’ai tout prévu et pourvu à tout le nécessaire. J’ai fait établir de faux passeports à nos noms. Je serai votre épouse et Cécile ma jeune sœur déshéritée par la maladie.

- Diantre ! Vous me rassurez. Achevons cette collation et avisons. »

Il termina sa tasse, sans plus prononcer un mot.

 

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A suivre... 

[1] Dans le cours véritable de l’Histoire, Cécile Renault mourut guillotinée le 17 juin 1794 ou 29 prairial an II. Elle avait été accusée de tentative de meurtre à l’encontre de Robespierre. Elle fut exécutée revêtue de la chemise rouge des parricides, assassins et empoisonneurs. 

[2] Manon Roland était née le 17 mars 1754.

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