mardi 8 mai 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 20 2e partie






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 Avertissement : ce texte, paru pour la première fois en 1890, est réservé à un public majeur.


En cette matinée de début d’octobre, la célèbre place Bellecour de Lyon voyait croître l’animation habituelle quotidienne propice à la flânerie et aux cogitations. Parmi les badauds, un redoutable prédateur se dissimulait sous l’apparence d’un docte vieillard anodin, pour ne point écrire inoffensif : Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont la mission était de capturer celle qui deviendrait Phidylé, quarante-troisième pensionnaire de Moesta et Errabunda.  L’homme ne pouvait se douter du traquenard qui l’attendait. 
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  Il avait reçu un ordre, il devait l’exécuter. Cléore, pourtant, avait été fort peu diserte dans son dernier message, datant d’une quinzaine :
« Jamais nous ne fûmes à pareille fête lorsque les deux dernières pièces de biscuit nous furent livrées. Nous ne le serons plus de sitôt si Phidylé ne nous arrive pas. »

 Cela était presque tout. Qu’avait-elle voulu signifier ? Dagobert-Pierre pensait que la comtesse mentait par élision ; cela voulait dire qu’un danger planait au-dessus de l’Institution, sans qu’il fût possible d’en déterminer l’exacte nature, et que lui, Dagobert, devait demeurer sur ses gardes. Cléore ne lui avait point communiqué d’autre information de quelque importance. La maladie, la peur d’Adelia - car désormais, elle craignait que son ancien giton frappât de nouveau - l’avaient empêchée pour l’instant de faire part au grand oncle de la perte cruelle d’une de ses petites nièces.  Resté dans l’ignorance des événements des deux dernières semaines, il regarda ses mains… des mains de grand savant, mais de grand savant fou. Ses doigts étaient marqués, semés de taches diverses, résultant des contacts multiples de son épiderme avec les produits toxiques qu’il utilisait au cours de ses expérimentations hasardeuses. Ils se desquamaient çà et là. Sous ses ongles, bien qu’il les taillât avec soin, pour ne point écrire avec maniaquerie, il arrivait que demeurassent, s’insinuassent, des fragments indésirables de cuticule, de téguments ou d’écailles d’ailes de tous les insectes sur lesquels il travaillait avec une foi d’entomologiste inlassable. Dagobert voulut abriter cet outil irremplaçable de travail, pour la tâche risquée qu’il devait accomplir. Monsieur de Tourreil de Valpinçon enfila des gants de filoselle, certes seyants, mais trop fins pour qu’ils étranglassent avec facilité et promptitude la prétendue Phidylé, si toutefois l’envie de résister lui était venue, eût traversé son esprit de fillette réprouvée. De toute façon, du fait de son âge, il ne possédait ni la hardiesse, ni l’habileté, ni la dextérité et a fortiori ni la vitesse d’un pickpocket de Londres.

  Adonc, Cléore n’avait donné nulle autre directive. Le message concluait, laconique :
« Procédez comme de coutume. » Cela se traduisait par un « utilisez la seringue de Pravaz » non explicité. De plus, le trousseau de petite fille modèle était prêt, à domicile - car Dagobert, agissant seul, comptait conduire la gamine étourdie par la drogue jusqu’en ses pénates - prêt à se substituer aux hardes évidentes de la prochaine enlevée. De fait, Dagobert-Pierre ne savait même pas comment la comtesse voulait cette pensionnaire peut-être surnuméraire. Devait-elle arborer des yeux céruléens, noisette ou bruns ? Serait-elle blonde, rousse, châtaigne foncée ou claire ? Aurait-elle sept, huit, neuf ans ou plus ? Ah, si les adorées jumelles avaient été là pour le seconder ! Il venait à sa souvenance leurs visites, lorsqu’elles lui quémandaient une petite gâterie -  souventefois une correction émolliente à coups de ceinturon - séance de châtiment éducatif où elles glapissaient et mouillaient d’abondance… Enfin, sans que toutes deux payassent la note de leurs poches de petites baronnes vicieuses,  le malheureux grand oncle devait remettre à la lingère - qui se posait lors des questions - draps et dessous des deux galopines humidifiés et suintants de leur plaisir de petites sadiques.

  Les basques de la jaquette du vieux scientifique étaient trop longues et le gênaient dans sa démarche. Il eût dû enfiler un pardessus, mais le temps était encore étonnamment doux et clément pour un début octobre. Son regard scruta toute la place Bellecour,  à la recherche de sa proie, dans le fourmillement de la foule croissante, guettant la marchande ambulante, la mendiante, la miséreuse d’âge tendre. Il eut l’impression qu’on l’épiait. Il ne savait pourquoi il se sentait observé par les badauds. La police savait-elle quelque chose ? Était-ce cela, le sens allusif de cette phrase, de ce « nous ne le serons plus de sitôt… » ?

 Dagobert-Pierre, absent de son domicile puisqu’en chasse matutinale, ne pouvait savoir qu’au même instant, les forces de la Loi s’y trouvaient, perquisitionnaient, le quêtant, voulant l’appréhender. Enfin, il vit la va-nu-pieds idoine : une petite vendeuse d’allumettes, de dentelles et de lacets. 
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  Elle paraissait dix ans, mais il pouvait se méjuger, du fait de ses jambes grêles, sans doute à peine plus épaisses que les allumettes qu’elle s’efforçait de vendre. Cléore avait pour défaut de s’éprendre facilement de ces fillettes rachitiques. Celle-là n’était même pas jolie. Un nez trop grand, trop proéminent, défigurait son visage maladif, parsemé çà et là de taches de son, tandis que ses yeux noirs, marqués de cernes, trahissaient une résignation et une tristesse infinies. Elle semblait souffrir d’une flétrissure prématurée, propre aux traîne-misère, à celles qui trop tôt ont été soumises aux tourments de la plus profonde pauvreté. Ses longs cheveux châtains, qui s’agrémentaient d’un ruban rouge d’une propreté douteuse - souci d’élégance et de coquetterie enfantine bien vain -, n’avaient pas ce brillant, cet éclat lustré, cette soyeuse texture qui faisait toute la plantureuse beauté de bien des petites pensionnaires de la comtesse de Cresseville. On voyait qu’elle prenait soin d’elle, qu’elle se contraignait à faire bonne figure, à paraître propre pour ne point sentir mauvais, pour ne pas rebuter les âmes charitables, à arborer une vêture correcte bien que modeste, quoique ses pauvres pieds fussent entravés, emprisonnés dans d’affreuses chaussures lacées usagées, d’un cuir craquelé et fatigué, que maintes petites écolières ordinaires des classes de la Gueuse portaient communément, substituts des bottines à guêtrons trop luxueuses pour elles.  Par-dessus sa robe grise quelconque bien que proprette, la petite marchande ambulante avait enfilé un tablier blanc, rapiécé par endroits, un peu taché aussi, dont la poche droite était décousue. L’enfant affairée répétait, présentant en vain aux passants son éventaire médiocre :
« Allumettes, lacets, articles de mercerie ! » tandis qu’un effronté gamin à la figure crasseuse, coiffé d’une casquette de Gavroche bien usée, qu’on eût cru extirpé du ghetto de Prague, alla lui faire concurrence, lui disputant le chaland en présentant ses échantillons de caramels mous rancis, durcis et fendillés. Quelques uns cependant, en une aporie absurde, présentaient l’état inverse ; ils collaient en leur papier doré, adhéraient en une glue, une mélasse de sucre vieillie et indigeste. 
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 Tous deux s’affrontaient donc, tentaient de placer leur marchandise de fort basse qualité, dans l’indifférence d’une foule à peine plus riche qu’eux. C’était une compétition illusoire et dérisoire, un sport anglais d’un nouveau genre, entre deux victimes consentantes du système commercial et industriel contemporain. Chaque voix enfantine essayait de vanter sa saleté à tue-tête, s’égosillant, s’échauffant, s’enrouant d’éraillures, toussotant… Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, sans que nul n’en fît cas, se pressa en toute discrétion, guettant le moment propice. Il sortit de sa trousse la dose de drogue et la seringue de Pravaz, prépara l’injection et s’approcha de la petite marchande. Il ne connaissait même pas son nom réel, et peu lui importait qu’elle se nommât Marie, Jeanne, Amélie, Alphonsine, Thomassine ou Gisèle. Le duel des loqueteux enfants ne tournait à l’avantage de personne. Dagobert-Pierre s’en gaussait comme de colin-tampon. Tous deux rentreraient bredouilles en leur taudis respectif, prêts à se voir administrer une correction méritée.
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  Le vieux savant parvint à portée de la fillette qui s’époumonait en des « Mes dentelles ! Mes lacets ! Mes articles de Paris ! Mes boîtes d’allumettes ! Deux sous ! Deux sous chaque ! », l’aiguille pointée vers son maigre bras gauche. C’était à croire qu’elle était attentive et avait le bon œil : la petite se rendit compte du manège de Dagobert. Elle résista. Sa mauvaise conscience le hanta - une mauvaise conscience d’une hideur de fantasmagore de Robertson,
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 à l’aspect de tête de squelette aux ailes de chauve-souris qui n’eût impressionné qu’une âme sensible arriérée. L’idée d’un échec patent lui traversa l’esprit : et s’il échouait et était démasqué par la foule ? Mais la chimère gargouille gothique se dissipa
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 et il contre-attaqua. Alors, la petite donna un coup de coude, qui lui fit lâcher la seringue. Avec une agilité déconcertante pour une traîne-misère qu’il avait pensée affaiblie par la faim chronique, elle lui échappa et se mit à courir à travers la place, à l’étonnement des passants qui n’en avaient que faire.
« Mais attrapez-la ! Attrapez-la donc ! C’est une petite voleuse ! Elle a voulu me dérober ma bourse ! » fabula  le vieux savant perverti, qui s’essoufflait à la poursuite de l’intrigante marchande ambulante dont l’étal portatif brinquebalait dans sa course jusqu’à en semer quelques articles que des femmes, pas toujours miséreuses, se hâtaient de glaner gratuitement. Elles dissimulèrent et escamotèrent cette camelote, cette quincaillerie, qui dans leur réticule, qui dans leur aumônière, qui sous leur fichu. L’oncle Dagobert comprit trop tard le traquenard, lorsque deux policiers en civil, anodins parmi les promeneurs, l’empoignèrent manu militari.
« Le satyre est pincé ! Nos collègues de Paris vont nous féliciter ! » s’écria, enthousiaste, l’un des drôles.
  Sous les yeux ébahis d’une multitude de témoins de diverses classes de notre société de la capitale des Gaules, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon fut sommé de monter dans un véhicule hippomobile fermé, orné de grillages, comme un vulgaire malandrin appréhendé en flagrant délit pour un larcin à la Jean Valjean. C’était - ô, inconfort suprême - ce que les pègres de Paris surnommaient, de leur langage haut en couleurs le panier à salade. Quant à la mignonne Phidylé, qui jamais ne s’appellerait ainsi, elle reçut sa juste récompense : une jolie bourse en cuir de Russie, pleine à crever de beaux jaunets, de quoi permettre à sa famille de subsister plusieurs semaines sans recourir à la mendicité. La Gueuse aidait aussi ses pauvres à sa manière, les opportunistes achetant ainsi les votes des parents par une forme de charité spéciale. Quant à Dagobert-Pierre, qui avait laissé sa trousse (pièce à conviction tôt récupérée) et ses lorgnons dans l’aventure, il ne put que marmotter : « Ah, la garce ! Elle m’a fourré dans de vilains draps ! » Il ne devait s’attendre à aucune mansuétude de la part des forces de l’ordre républicain. Il serait l’objet de la vindicte publique et si par malheur, l’affaire allait jusqu’à l’échafaud, il encaisserait crachats et quolibets de la populace au moment d’en gravir les degrés. Mais, raisonnablement, condamnerait-on à mort, en France, un complice d’enlèvements même pas coupable d’assassinat ? Il devait se souvenir de l’existence ou non de la notion d’homicide indirect ou passif dans le droit pénal et soumettre des gamines à peine extirpées de la plèbe aux coutumes anandrynes n’avait rien pour lui de meurtrier…

   Toutes les gazettes locales puis nationales, friandes en faits divers, rapportèrent la manière spectaculaire dont un soi-disant honorable citoyen avait été appréhendé, soupçonné à juste raison d’enlèvements de petites filles. Lorsque Elémir apprit la nouvelle dans Le Gaulois,
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 il commit l’imprudence d’en informer Cléore par télégramme, car il soupçonnait que la comtesse de Cresseville était coupée présentement du monde, du fait qu’elle ne lui écrivait plus depuis plusieurs semaines, comme si un événement majeur l’en avait empêchée ou dissuadée. Il va de soi que ce télégramme fut intercepté par les gendarmes qui arpentaient et surveillaient les postes et télégraphes de Château-Thierry du matin au soir.

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 Cléore ne risquait point de bouger de Moesta et Errabunda, épuisée par un regain de son mal. Elle étanchait son cœur, son irrépressible chagrin, ses épreuves, ses errements, la perte de Daphné, des deux statues merveilleuses de déesses anandrynes, et la trahison vengeresse d’Adelia, par une absorption répétée et immodérée d’opium, de chloral et de laudanum. Toutes ces substances abrutissantes, administrées avec constance, aggravaient en elle, comme à plaisir, leur effet narcotique.  Seul l’éther manquait à l’appel. Un médecin n’eût pu déterminer, d’elle ou de Phoebé, laquelle était la plus proche de l’instant où on l’allongerait dans un cercueil d’ébène capitonné et matelassé de blanc fané, aux lourdes poignées de cuivre doré, roidie dans une robe virginale et le visage blêmi par le trépas, comme enfariné,  émacié par la consomption et la dénutrition. Les deux nurses se désespéraient au chevet des deux malades, redoutant que toutes deux succombassent dans leurs bras et se flétrissent telles des primeroses aux destinées cruelles marquées du sceau de l’éphémérité.

  Désormais, Phoebé était frappée d’aphasie. Elle demeurait recroquevillée sur son lit, comme le fœtus humain utérin d’un célèbre dessin de Leonardo da Vinci, prostrée, mutique.
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 Plus rien ne la rattachait au fil ténu de la vie. Elle se refusait à absorber la moindre nourriture, et les infirmières ne la sustentaient plus que par des injections veineuses de moelle et de sang. Sa translucidité s’aggravait chaque jour et sa peau pellucide ivoirine vampirique dévoilait la transparence turpide de son réseau sanguin, comme si on l’eût extirpée avant terme du ventre maternel. Phoebé était réduite à un état de larve de plancton végétatif, tandis que sa régression infantile devenait lors notoire. Elle se souillait sans retenue de défécations de nature fœtale, sa poche anale ne suffisant plus depuis jà longtemps à contenir de telles infections périodiques. Elle émit même ses premières menstrues précoces, d’une ténuité certes prévisible, mais d’une épouvantable fragrance hircine annonciatrice de putrescence. Elle n’était plus qu’une enfant vacataire de la mort, en suspens, en attente qu’on la fauchât dans la prématurité de son dépérissement consomptif. Elle était telles ces adolescentes souffrant d’anorexie ; elle se laissait mourir de faim sans que les nurses y pussent grand’chose. On tenta de raviver ses sens, par la respiration des fumets délicieux, du miel, de la rose, de l’encens, de la viande de boucherie sanglante découpée en quartiers. On lui fit humer des souris, des mulots, même des chats fraîchement égorgés, sanguinolents, encore tout chauds, parfois palpitants, qu’on portait à son nez, dont on alla jusqu’à en imprégner et humecter sa bouche desséchée pour qu’elle s’en pourléchât. Ses lèvres et ses narines paraissaient esquisser un frémissement ; celui-ci n’excédait point quelques secondes, puis, la malheureuse poupée blondine, devenu effrayante de maigreur, de cachexie, retombait dans sa mutité. Plusieurs fillettes, Jeanne-Ysoline, Eusébie, Ellénore, frappées de compassion, lui rendaient régulièrement visite et tentaient de la distraire en lui offrant leur plus jolie poupée, d’autres menus cadeaux ou babioles, ou en fredonnant pour elle quelque ariette oubliée, afin qu’elle se souvînt des jours heureux de la communauté lorsque toutes partageaient quelques instants de bonheur au réfectoire, aux savoureux soupers de jadis que Cléore présidait après l’appel rituel et qu’on l’eut honorée et concélébrée avec une ferveur et une reconnaissance non feintes. Lors, tout partait à vau-l’eau. Les petites visiteuses, recueillies au chevet de la survivante, lui prodiguaient mille petites caresses, mille baisers doux, lissant longuement ses anglaises d’un blond pâle ternissant.  Malgré cette manifestation d’une solidarité enfantine, Phoebé ne sortait pas de sa prostration et poursuivait son lent dépérissement, pétale par pétale. En sa passivité, elle ignorait que jamais, au grand jamais, on ne l’avait autant aimée que maintenant, elle que toutes avaient tant critiquée et décriée, depuis qu’elle souffrait de son deuil d’inséparable amputée. 

  Nul ne s'occupait plus des événements extérieurs, qui eussent appelé à une plus grande vigilance. Cléore, secouée de quintes, souillant mouchoir sur mouchoir de sa phtisie de rousse, ne se souciait même plus que la nouvelle pièce de biscuit, la jolie Phidylé qu’elle avait tant désirée, obsessionnellement, fiévreusement, n’arrivât toujours pas en sa fraîche vêture de jeune passerose enrubannée, poudrée de riz et volantée, fillette-objet d’Ancien Régime dont les pieds mutins eussent été gainés dans d’excitantes bottines guêtrées de daim ou de chevreau, d’une douceur tactile de dictame divin propre à affoler les sens et à prodiguer d’inconvenantes et jouissives mouillures du linge intime de toute tribade se respectant. Le poumon droit de la comtesse de Cresseville, le plus atteint, devenait opaque, parsemé de cavernes, d’alvéoles emplies de caséum.

  Un homme, comme une ciguë maquillée en maceron trompeur, arriva un beau matin près des murs de l’Institution, vêtu en vélocipédiste,
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 avec une casquette de cuir et d’épaisses lunettes destinées à protéger ses yeux de la poussière des mauvais chemins. C’était l’inspecteur Moret en personne, incognito. Fort de l’étude du cadastre, de toutes les cartes locales y compris militaires, il lui avait été facile de quadriller la zone où était localisée cette propriété abandonnée, mais officiellement possédée par legs depuis soixante-quinze ans par la famille de la vicomtesse de**, un nom aussitôt identifié par Allard comme une actrice majeure de la conspiration monarchiste de la duchesse de**, qui arrosait de ses subsides bien des journaux antirépublicains. En bon explorateur et sportif patenté, Moret n’hésita point à effectuer une jolie escalade après qu’il eut déposé son vélocipède, un modèle dernier cri à pédalier central. Son regard d’aigle scruta le terrain intérieur, par-delà la muraille. On apercevait les pavillons au loin, à une distance d’un kilomètre, mais les jardins paraissaient de simples friches.  Fort bien outillé, il saisit la paire de jumelles qui pendait à son cou. Ce qu’il aperçut l’éclaira et renforça ses convictions, même si le spectacle paraissait anodin au premier abord. A l’extérieur du pavillon principal, un groupe de sept fillettes jouait ou devisait. Ces petites étaient fort bien habillées et juponnées et expertes en escarpolette, cerceau, jeu de volant ou saut à la corde.
« Nous tenons Moesta et Errabunda.» soliloqua-t-il avant de redescendre.

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 Le même jour, Sarah contraignit Odile-Cléophée à recevoir sa dernière cliente. Désormais, elle dirigeait tout, et commandait Jules, Michel, Julien et d’autres hommes de main. Elle referma avec brusquerie l’huis d’un salon obscurci et surchargé, derrière la tribade et la petite fille que cette vieille horreur désirait étreindre. 
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  Odile savait que c’était sa dernière épreuve. L’évasion, avec les complicités de Jeanne-Ysoline et de Quitterie, facilitée par la maladie de Cléore, avait été préparée pour le soir même. Marie-Ondine ne serait nullement oubliée dans l’affaire. Odile rongea son frein et s’obligea à subir l’indicible une ultime fois. La femme était âgée de plus de soixante ans, et sa gorge se rongeait sous les assauts du crabe de l’Empereur Galère, squirre hideux qui la mutilait de sa quintessence. Elle voulait qu’Odile contemplât son mal, s’en gorgeât, s’en sustentât, s’y allaitât. Elle se dénuda, exhiba en toute impudicité ses mutilations, ses enflures de blettissure carnée, rougies, veinées, forçant Cléophée à lui rendre hommage, à téter ces restes de seins pourris et gangrenés, qui s’humectaient en permanence d’une pyorrhée malodorante. 
   Odile souhaitait hurler son refus, sa désapprobation, mais la vieille goule l’obligeait à accoler ses lèvres à cette pourriture, à en laper les sanies et l’ichor cancéreux, car cet hommage ainsi rendu à l’essence de sa ruine, de sa décrépitude, serait, selon elle, la plus sublime manifestation de l’amour anandryn entre une bonne mère grand et une petite fille de toute beauté. Elle força Odile à d’odieuses caresses buccales de toute cette chair morte de flétrissure, et, n’y tenant mais, la jeune esclave soumise à la volonté de ce chaland pervers et fol, ne put que débecter d’abondance ses vomissures, souillant sa robe de rubans  jonquille.

  La vieille horreur enfin partie, Odile se lava toute, puis attendit le soir. Elle soupa, muette, discrète, avec Marie. L’ambiance était glauque, morne, sinistre, le réfectoire à peine éclairé de quelques candélabres et à demi désert. C’était à peine si une quinzaine de petites filles avaient eu le courage de prendre ce souper en commun, tant leur cœur n’y était plus. Elles savaient toutes Cléore, leur adorée maîtresse, en grand péril, moribonde peut-être, en attente qu’un prêtre voulût bien lui administrer le saint viatique. Elles se muraient dans la tristesse, le deuil et le silence, frappées d’inappétence, blasées, laissant chacune plus de la moitié de leur assiettée à chacun des services. Elles ne devisaient plus entre elles, ne médisaient plus. C’était à peine si on eût entendu, deçà-delà, quelques cliquetis esseulés de couverts, quelques glougloutements de brocs d’eau fraîche se déversant dans les gobelets de celles qui même plus ne ressentaient la soif.  Les échos de la fête, de l’âge d’or, s’étaient éteints, et ce silence qui retombait sur ce repas final ressemblait à celui de la tombe. Les faces de carême renfermées, renfrognées des autres juvéniles convives, non plus de mépris envers elle, mais de résignation à la perte, à l’effondrement du rêve de Cléore qu’en pécores écervelées elles avaient un temps partagé, constituaient pour Odile autant de témoignages que le moment de s’éclipser était venu. La conséquence en serait minime. Peut-être ne s’apercevrait-on même pas de sa fuite et de celle de Marie. L’évasion avait été fixée à onze heures  et demie du soir. Le début d’octobre était encore doux et humide, et il n’y avait nul risque que les deux petites évadées attrapassent un refroidissement. Elle eût pu éprouver des difficultés à masquer un contentement annonciateur de la fin de son calvaire ; mais notre Cléophée savait feindre à merveille. Elle réservait la liesse pour plus tard, si toutefois son évasion réussissait. Elle et Marie quittaient ce lieu de perdition, de déviance, sans regret, sans émoi, quoiqu’elles fussent adulées par Cléore. 

  Odile prit donc congé des quatorze courageuses convives avec discrétion sans rien laisser paraître et fit mine de s’aller coucher, comme si tout eût été normal, banal, après que sa compagne d’escapade l’eut précédée. Tandis que Marie occupait une chambre isolée et solitaire depuis les événements que l’on sait, notre fausse Cléophée partageait désormais ses nuits avec Jeanne-Ysoline, ce qui semblait n’étonner et n’offusquer personne, ces choses-là étant un des objectifs de Moesta et Errabunda. On subodorait que, dans le couple ainsi formé, Odile jouait le rôle du garçonnet tandis que la coquetterie féminine exubérante de la rubans chamois la prédisposait à celui de promise. Il était vrai qu’autrefois, dans la rue, Odile ne jouait qu’avec les garçons et aimait à porter les cheveux courts, à se vêtir comme eux, en Gavroche va-nu-pieds, à arborer des pantalons grossiers et rapiécés de velours côtelé. Au fond, elle doutait de son sexe, de sa nature réelle, ne s’étant jamais tout à fait sentie fille. 
  Cependant, on ne pouvait conjecturer sur les motifs exacts et profonds de l’attirance de l’une pour l’autre, savoir si Odile aimait Jeanne-Ysoline pour sa beauté espiègle, par compassion pour son corps meurtri, par goût inné, ou en raison des suppurations fort nutritives qui dégorgeaient de ses bandelettes purulentes. La fillette était devenue inguérissable. Un nectar citrin suppurant horrible suintait en permanence des fistules de la jeune fée d’Armorique, fistules qui résultaient des multiples cicatrices mal refermées de son intimité. Les lésions demeuraient, crevassées, aiguës, et lui arrachaient des grimaces de souffrance. Le pus exsudait de toutes ces vieilles plaies, de ces stigmates de sainte martyre de la cause de Lesbos, goutte à goutte, et, plus ce produit de mort s’épreignait, plus Jeanne-Ysoline paraissait dépérir, se flétrir, pourrir d’une blettissure interne la rongeant comme un chancre squirreux jusqu’en son utérus immature, tandis que l’absorption régulière par Odile de la substance d’infection à la suave odeur et à la consistance d’une huile sacrale et sacrée de cadavre incorruptible de pieuse béguine médiévale, avivait celle-ci et la confortait dans sa résolution à s’enfuir. Peut-être que cet ichor du sexe était réellement doté de vertus curatives qui eussent pu aussi soigner Phoebé de son apathie. Mais le mal était létal à long terme, et Jeanne-Ysoline l’avait bien compris, elle qui chaque matin, en sa psyché, voyait progresser les stigmates obituaires tavelant sa peau d’adorable enfant de taches nummulaires, taches qui lors se mélangeaient à ses éphélides. La petite fleur d’Armor pourrissait lentement en ses entrailles. Elle se savait perdue, d’ici trois à six mois tout au plus, et c’était pour cela qu’elle n’accompagnerait pas sa mie et la Mariotte. L’infection n’étant plus curable, Jeanne-Ysoline s’était résignée à boire le calice jusqu’à la lie en disant adieu à une liberté illusoire. Magnifiée par son mal, elle était belle comme un ostensoir et un Saint Sacrement.

  Toutes deux ne s’étaient point déshabillées et, à l’heure convenue, quittèrent leur chambrée pour appeler Marie, qui, elle, dormait du sommeil de l’innocence. Elles portaient des chandeliers, et avaient passé par-dessus leurs robes des manteaux ordinaires. Il leur fallait rejoindre Quitterie, qui les attendait derrière la serre. De là, elles gagneraient la fameuse brèche de l’enceinte par laquelle les sœurs Archambault avaient cru trouver le salut. Marie bâillait d’abondance, les yeux encore enflés de sommeil, et ses deux compagnes craignaient que ces bâillements puissants d’une petite en meilleure santé qu’elles deux, au corps rustique et robuste propre aux campagnardes, réveillassent plusieurs dormeuses du corridor qu’elles parcouraient en direction de la sortie. Mais la providence les soutenait, et c’était à croire que toutes les autres pensionnaires, recrues d’on ne savait trop quelle fatigue, dormaient à poings fermés. Les adultes eux-mêmes étaient étrangement absents.

  Cependant, à un tournant, juste avant l’escalier secondaire des domestiques qu’elles devaient descendre, Odile eut grand’ peur : au mur du fond se silhouetta une forme humaine déformée, presque gigantesque, alors que des bruits de ronflements retentissaient. Lorsqu’apparut la responsable de cette crainte de l’échec, toutes furent soulagées. C’était la somnambule, la jeune et grasse Marie-Yvonne, encore vêtue de son hideux déguisement de truie aux tétins innombrables, qui dégageait une suffocante fragrance de lisier. Elles eussent dû prendre davantage garde à un autre détail, si toutefois elles s’étaient préoccupées d’examiner de plus près le mur qu’elles jouxtaient. Quelqu’un y avait creusé un trou, un petit oculus destiné à épier ce qui se passait, pratique courante dans les maisons de tolérance, qui permet à la tenancière de surveiller la conduite de ses filles avec leur client. Un œil vert les vit, les observa par cet orifice d’espion : c’était Adelia, qui vivait cachée depuis plusieurs semaines, de rapines et de dons discrets de nourriture d’une des cuisinières qui l’avait prise en pitié. Et cet œil fulmina d’un désir accru de vengeance, comme celui du poëte Hugo de La Légende des Siècles qui regardait Caïn ….
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