vendredi 11 février 2011

Translateur pictural cinquième partie : comment je soupai au Grand Vefour avec Aurore-Marie de Saint-Aubain et ce qui s'ensuivit.

Encyclopédie de la Musique classique, article Gabriel Fauré (extrait) version du 20 octobre 1986 16h30.
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« Le quatuor à cordes opus 121, œuvre ultime du grand compositeur, comporte en son premier mouvement le réemploi d’un thème écrit à l’origine pour le concerto pour violon opus 14, demeuré inachevé. Selon le musicologue américain Bern Halpern[1], ce concerto aurait été commandé à Fauré par la poétesse parnassienne Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894). Leur rencontre au Salon de 1878, attestée par l’écrivain Joris-Karl Huysmans, fut l’occasion d’une expérience musicale vouée à l’échec. Ce concerto, dont la dédicataire aurait dû être Charlotte Dubourg (1850-1921), belle-sœur du peintre Henri Fantin-Latour, fut rejeté par son inspiratrice alors que seulement deux mouvements en avaient été composés. »
Encyclopédie de la Musique classique, article Gabriel Fauré (extrait) version du 21 octobre 1986 00h01.
« Le quatuor à cordes opus 121, œuvre ultime du grand compositeur, comporte exclusivement des thèmes inédits, comme en témoignent les articles publiés par le musicien et chef d’orchestre Jean Saintonge (1894-1944), qui fut témoin des dernières semaines d’existence de Fauré. »
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Il me vint l’envie de poursuivre plus avant cette aventure avec cette donzelle qui se donnait ainsi à moi et se vouait à l’opprobre de ses contemporains. M’offrir ainsi un bon gueuleton au resto des écrivains, qui a eu Sartre parmi ses convives, alors que je n’ai pas le pèze pour me payer une table étoilée au Michelin, ça ne peut pas se refuser, même s’il s’agit d’une proposition oiseuse émise par une petite allumeuse de quinze ans. J’ai pensé avoir affaire à ce type de sylphide stockfish capable de s’offrir une bamboche à la Porthos ou à la Hans Gemüse – je parle du chancelier allemand actuellement au pouvoir en 1986 - sans sourciller ou être à même d’émettre le moindre rot parce qu’elle brûle et assimile tout !
Mon souhait de vous conter la suite de cette histoire me pousse à adopter un style d’écriture plus alambiqué que jamais, pour faire époque.
Par-dessus la robe noire à polonaise et à queue d’écrevisse de moire, de pongée, de casimir et de velours garnie de points d’Alençon, de rubans de soie et de manchettes de dentelles de Malines, agrémentées de faveurs de percaline, la baronne de Lacroix-Laval, aidée de son chaperon, enfila un manteau en mérinos fourré de martre et protégea ses mains menues en les enfouissant dans un manchon de bièvre. Sa respiration me parut saccadée, quasiment suffocante, proche de la crise d’asthme d’un Marcel Proust agonisant, autant du fait de l’émotion que cette rencontre inopinée suscitait en son être, se pâmant par avance de transports érotiques interdits, qu’à cause du corset qui devait l’oppresser.
Je vis son sang battre violemment en ses tempes translucides. Ses veines se révélaient à travers sa peau blanche et rosée, d’un de ces roses maladifs des filles des sanas. De purpurines éruptions entachaient çà et là les joues de la fluette enfant qui marchait devant moi, d’une foulée légère, sortant du Salon comme un papillon gracieux s’extirpant d’une chrysalide, ne se souciant aucunement du souffle frisquet et du trottoir gras qui attendaient les talons de la belle au tournant.
Je craignais que cette nymphette en fleur et en extase ne fût mon Albertine, ou plutôt, qu’elle me prît pour quelque giton inversé, quelque Agostinelli par anticipation (vous savez bien, le chauffeur puis secrétaire de Proust), gigolo fin de siècle, enfant de volupté à la D’Annunzio, Chéri d’une Colette immature et à peine nubile. Combien mesurait-elle et quelles pouvaient être ses mensurations bien loin de celles d’une Jane Russell ? Un mètre cinquante, moins ? Pour ses jupes, prenait-elle du trente-six, ou du trente-quatre ? Si les soutiens-gorge eussent existé (ils ne seraient inventés qu’en 1889), aurait-elle choisi du soixante-quinze A ou B chez Madame Cadolle ? Quelle froufroutante lingerie osait-elle revêtir sous cette camisole victorienne ? Combien de jupons ? Portait-elle des pantaloons ou des bloomers ?
Etait-ce là quelque jeune fille en fleurs d’un anté-Balbec affrontant les affres d’un refroidissement climatique plutôt que l’iode de nos côtes normandes (jamais on ne se gela autant à Paris qu’entre 1875 et 1895 durant les saisons dites chaudes et cela pas qu’à cause du Krakatoa !) ? Les torsades mordorées de ses cheveux blond-roux et cendrés me rappelaient quelque chose de médiéval, évocation d’une Yseult aux mèches de blé mûr, réminiscence d’une Isoline ou d’une Morgane issues de quelque lai féérique composé à la manière de Bretagne en pleine époque de l’Impératrice Mathilde. Elle donnait par-dessus tout l’impression de l’éphémérité, de ce qui doit pourrir, s’étioler, se chancir et à jamais passer. Blettissure du fruit, vergetures de la pêche veloutée, mollie par la décadence et par le nonchaloir. Cet alanguissement tropical, cette moiteur qui vous prend, vous pénètre, vous épuise, incessante, qui avachit les corps et rend lascif ; ces auréoles de transpiration persistant sous les bras et dans le dos de la Créole, de la nouvelle Joséphine ou plutôt Marie-Josèphe Tascher de La Pagerie.
Lorsque le fruit est bien blet, bien mou et trop juteux, d’un jus alcoolisé et fermenté, les nuées de drosophiles chères à Thomas Hunt Morgan se mettent de la partie. La pêche est désormais trop mûre ; elle en devient inconsommable pour qui veut prévenir une pantagruélique et triviale chiasse. Accomplissement du destin. Je savais qu’elle mourrait avant ses trente-et-une-années.
Lorsqu’elle m’invita à prendre place dans une huit-ressorts couverte aux armoiries des Lacroix-Laval dont le cocher venait de déplier le marchepied, la damoiselle fluette fut prise d’un imprévu accès de blèsement : elle zozota.
« Vous avez de la chanze que z’aie zoisi notre plus spazieuse voiture… »
Cet accès de babil infantile ne me surprit point de par l’immaturité transcendantale de notre invétérée blondine. Son somptueux équipage était attelé comme s’il eût dû nous conduire à Auteuil ou dans une chevauchée snob sur les Champs Elysées, là où devait s’afficher le grand monde de ce temps.
Un fin crachin commença à tomber lorsque claqua la portière. L’araignée m’avait capturé dans ses fils de soie. Venais-je de changer le cours de l’Histoire, métamorphosant, tel un avatar de Vishnou, une saphique petite péronnelle en érotomane nympho et hétéro ? Pourtant, c’était la plus mignonne des filles-fœtus fantasmatiques imaginables qui me tenait captif, ainsi que les qualifie mon cousin qui a de la suite dans les idées au sujet de la classification des types féminins.
Le Grand Vefour crèche au Palais-Royal, dans une artère qui a changé maintes fois de nom mais appelée en 1986 rue de Beaujolais, au numéro 17. Son décorum, issu du Directoire, tranche avec le style des capitons pompiers, des velours cramoisis, des dorures surchargées, puisque plus néoclassique que 1880. Il y fait donc moins sombre que dans un salon peint par un De Nittis. Les grilles du Palais-Royal, que l’on voyait des fenêtres de l’établissement, n’abritaient plus alors une seule prostituée. Pourtant, on ressentait encore leur présence spectrale à travers les barreaux, leur écho, leur rémanence. Jeunes filles aux formes rebondies de Boilly moulées dans leurs robes à l’antique, de gaze, de soie, de mousseline, de linon et de batiste, dépourvues de dessous, si légères ô mon Dieu qu’elles laissaient tout deviner…
Filles-fleurs vénériennes sur les épaules desquelles venaient parfois se poser quelque gazouillant passereau peu farouche, rémiz ou mésange attirés par la Blanche-Neige au teint d’albâtre déflorée en un douteux printemps.
Cependant, pour notre souper, notre immature baronne avait réservé un cabinet particulier ou plutôt, se rendait dans l’accoutumé cabinet particulier qui était sien en ces aîtres voués à la crevaille bourgeoise et aux gens de plume. Quant à la domestique, elle se rendit à l’office ou au réfectoire réservé aux gens de maison qui ne pouvaient se commettre avec leurs maîtres, les us et coutumes de l’époque exigeant qu’ils fissent table à part. Le cocher, quant à lui, cassa la croûte comme il put. Hiérarchie sociale, comme tu persistes malgré la République !
Quelques uns de nos écrivains célèbres étaient là, dans le grand salon empli du cliquètement des couteaux, du brouhaha incessant des convives et du pof des bouchons des jéroboams, ravis de voir enfin mademoiselle la baronne en cette heure jà tardive, de la saluer certes, mais quelque peu marris toutefois qu’elle ne les eût point invités à souper, leur préférant un jeune inconnu de vingt-deux ans. Fort civile malgré les murmures réprobateurs, elle me présenta à messieurs François Coppée,
Victorien Sardou
(encore Madame Sans Gêne !) et Victor Cherbuliez,
gloires fort ternies, comme vous en conviendrez. Comment ces chevronnés professionnels de l’écriture pouvaient-ils avoir adoubé une merdeuse pareille à qui ne manquait que la morve nasale ? Par chance, Aurore-Marie de Lacroix-Laval ne souffrait ni d’acné juvénile, ni d’un tavelage d’éphélides quoique sa chevelure plantureuse (elle devait, une fois ses curls dénouées, tomber bien plus bas que son cul) eût possédé de splendides reflets rubéfiés. Cette exquise parure dépassait en longueur celle, pourtant conséquente, de Marie Vetsera la bien connue suicidée de Mayerling.
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On avait débarrassé la poétesse de ses oripeaux hivernaux empesés, dévoilant les splendeurs désuètes de sa toilette de deuil. Aurore-Marie allait jouer avec moi, son toutou, son pet, son homme-objet, à l’orpheline joyeuse.
Conduits par un larbin à tablier de garçon de café de la fameuse course de Fernandel au début des Rois du sport, nous nous installâmes ou plutôt nous vautrâmes dans de moelleux fauteuils aux accoudoirs sculptés de sphinges et de griffons dans le style Barras et Buonaparte bien que certains historiens prétendissent que le sieur Vefour avait meublé le restaurant sous Louis XVIII. Le cabinet comportait des psychés vénitiennes, mais également était tendu de toiles de Jouy sous verre – quoique celles-ci se démodassent fortement depuis quelques années – au décor de chinoiseries et de singeries Louis XV du plus jouissif effet, à l’imitation de paravents de soie brodés et tissés fil-à-fil.
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Agaves et amaryllis achevaient d’égayer ce lieu. Les moulures de stuc abondaient et prodiguaient une touche antiquisante, tout comme les imitations de fresques pompéiennes dans le goût néo-classique que l’on apercevait dans le grand salon du restaurant. Je m’attendais à ce que ces agapes ruinassent notre bourse et tournassent à la grande bouffe comme dans le film de Marco Ferreri.
Avant de commander, Mademoiselle la baronne exigea qu’on lui présentât au préalable un assortiment de rince-bouches (encore une prémonition proustienne !) afin qu’elle choisît ceux qui conviendraient le mieux à terminer nos gargantuesques manducations de décadents.
Sans broncher, le factotum en étala tout une collection sur des présentoirs d’acajou : Sèvres, Saxe, Wedgwood, Grand Feu de Lille,
Hannong, Veuve Perrin,
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Delft, Ming, Moustiers, Gaspard Robert,
imitations des majoliques et de Bernard Palissy… Il y avait même des bols japonais, puisque je tiens à le rappeler, les rince-bouches ressemblent à des bols. Aurore-Marie opta pour deux Delft céruléens aux sujets chinois.
A ma grande surprise, je commis une erreur d’appréciation : vu ce que commanda la miss, je pus constater qu’elle était anachroniquement au régime, à moins que ce ne fût son anorexie. Elle se contenta d’un potage aux pointes d’asperges (pour elle), d’un veau Marengo (un classique, pour elle), d’un rôti d’agneau aux amandes nouvelles (pour moi), de petits pois et de carottes primeur (à partager), d’un dessert avec des crèmes anglaises (pour nous deux), d’une orangeade et d’une eau pétillante (pour elle) au motif qu’étant encore fillette, il lui serait inconvenant de consommer du vin. Je consultai pourtant la carte : il y avait de fameux crus dans la cave du Vefour, quoique je n’y connusse pas grand’chose (voilà que j’orthographie comme en 1878, à présent). Pour faire bonne figure, j’acceptai une eau minérale, détestant de toute manière l’alcool.
De même, connaissant la propension de la petite gourgandine à bousculer les convenances de son époque, je m’étonnais qu’elle n’eût point commandé de l’absinthe. Il était vrai que ce n’était ni le lieu, ni le moment. Nous ne jouions pas au tableau de Degas avec son fameux assommoir. Pour la baronne, cet alcool fort devait faire trop peuple. J’ignorais d’ailleurs l’état de la législation de 1878 au sujet de l’interdiction de servir de l’alcool aux mineurs.
Je savais par contre que les provocations de la demoiselle, son immoralisme opposé aux bienséances, iraient jusqu’à l’écriture d’un roman étonnant de par sa pornographie d’avant-garde : Le Trottin, une des œuvres préférées du couple Robbe-Grillet. A côté du contenu osé de certaines scènes de ce funeste opus, la flagellation du baron de Charlus dans le bordel homo sado-maso contée par Marcel Proust paraissait aussi candide et gentillette que des lapins roses d’une Silly Symphony d’oncle Walt.
Lorsque le service arriva, la péronnelle émit un gloussement ou plutôt un couinement de petite souris qui dénotait sa satisfaction. Elle huma le délicieux fumet exhalé par son potage aux pointes d’asperges ; sa langue eut un curieux clappement. Comme toutes les gnagnarelles – j’en avais connu de fameuses -, Aurore-Marie de Lacroix-Laval avait une voix à la fois ténue et pointue. Ses paroles ressemblaient plus à des marmottements doux qu’à un verbiage tonitruant. Elle jouait les petites timides maladives à la perfection et usait à dessein de sa toux ou de ses vapeurs pour qu’on la prît en pitié. C’était une éthérée comédienne de première.
Je m’inquiétai de l’addition. Le savoir-vivre voulait que l’homme payât. Je m’aperçus avec effroi, en extirpant avec discrétion le contenu de mon portefeuille, que je n’avais sur moi que de l’argent de 1986 ! Notamment, un beau billet Montesquieu de deux cents francs ! Sinon, d’innombrables pièces Georges Mathieu de dix francs modèle 1975 tintaient dans mon porte-monnaie, à mon grand déplaisir. J’étais coincé !
A mes mimiques, à l’expression de mon visage, elle avait perçu mon désarroi.
« Ne vous en faites pas, me déclara-t-elle. Vous allez vous goberger sans bourse délier. Je vous ai invité, je paye ! »
Je voulus objecter qu’elle était mineure et que cela ne se faisait pas. Elle émit un rire cristallin.
« Je me moque des médisances comme de colin-tampon, monsieur de Jolibois. Je suis baronne et poëtesse prodige ; je puis donc me permettre bien des choses. »
Elle avait prononcé ces derniers mots d’une voix si faible que je dus tendre l’oreille.
Le repas avançait. Le teint de la petite pécore se faisait plus vermeil. Ses pommettes rosissaient à vue d’œil comme si la nourriture l’eût régénérée telle une goule se repaissant de mon sang. Tandis que notre serveur emplissait nos assiettes de son veau Marengo et de mon agneau rôti, Aurore-Marie, d’un ton enjôleur et câlin, me questionna sur mes goûts culinaires et sur mon rêve de table le plus fou.
« Euh… manger chinois ou japonais ou…non, marocain…chez Fanfan ! »
J’ai commencé à débiter des sottises. Elle rétorqua, toujours avec son clappement de langue gourmand :
« Je voudrais que le steamer m’amenât à Londres… J’y commanderais chez Quinn un souper d’huîtres…[2] De bonnes huîtres de Marennes, juteuses et citronnées à souhait, débordant de leur bourriche. Mmmm… »
Mademoiselle me dit que les huîtres, c’était delicious. Comme notre conversation risquait de tourner à l’anglomanie et à son avantage, je tentai de l’orienter vers une autre direction, objectant que les huîtres, cela faisait Ancien Régime et qu’il fallait être à la page. Glissant des allusions à Jean-François de Troy
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et à Casanova, je voulus parler d’autres fruits de mer – des langoustines entre autres. Aurore-Marie rappela l’anecdote du fieffé légitimiste Horace de Viel-Castel et de ses cinq cents francs claqués dans un repas d’huîtres et d’ortolans pris au détriment d’un sieur de Beauséjour qu’il pluma. Puis, elle évoqua un ami :
« Dommage que le baron Kulm ne soit point présent ce soir. Nous soupons régulièrement ensemble. Il a les poulpes en détestation. Pour lui, manger de l’encornet, du calamar ou de la pieuvre s’assimile au cannibalisme !
- Je n’ai pas l’heur de connaître ce monsieur. »
Je me souvins d’une vague figure littéraire orgiaque évoquée par Guy de Maupassant dans sa nouvelle « Le masque » : un libidineux vieillard qui se déguisait en jeune homme et dansait avec les créatures. Une note de bas de page de mon livre de français disait qu’il s’était inspiré d’un certain baron Kulm. Le XIXe siècle, hypocrite, comptait de nombreux dépravés dignes de la Rome antique. On se gaussait de Louis XVI qui pétait à table mais on s’amusait en sous-main avec le Claude de Suétone réputé pour l’effet aphrodisiaque que lui procuraient ses banquets, et encore plus avec les galipettes pédérastiques de Tibère à Capri. De hauts personnages tentaient de ressusciter ces déviances dans de très particuliers lupanars.
Afin que notre dialogue ne sombrât point dans le salace, au vu que j’avais en face de moi une gamine, je décidai de lui parler de la littérature propre à son âge. M’attendant à ce qu’Aurore-Marie eût des goûts gnangnan, je commençai par Hector Malot (« Sans famille » étant justement de 1878)
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et la comtesse de Ségur. Quel ne fut pas mon ébaudissement lorsque la damoiselle blond-roux-miel-cendré me sortit :
« Mon roman favori a pour titre « Cinq semaines en ballon », de monsieur Jules Verne. L’avez-vous lu ? »
J’aurais dû m’y attendre, connaissant ses futurs penchants douteux : ma pucelle préférait la littérature pour garçons ! Je me suis conséquemment jeté dans l’arène en sortant des évocations de bédés maquillées en romans pour la jeunesse !
« Je suis sûr que vous n’avez jamais entendu parler de ce livre anglo-belge intitulé « Aventure siamoise » ! »
J’osais lui conter une histoire de Bald et Hairy, parue dans Sparrow à l’été 1975. J’adaptai le vocabulaire technique à celui du XIXe siècle, remplaçant l’hélicoptère du méchant par un aérostat, bien que je susse que les premiers prototypes de dirigeables commençaient à voler. Le ballon captif d’Henri Giffard, l’inventeur du même dirigeable,

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deviendrait sous peu une vedette de l’expo de 1878. La fin des complices du principal bandit d’« Aventure siamoise » était particulièrement flippante puisqu’il les flinguait froidement à la planche 39. Lorsqu’il écrivait ses scénarii, Tillioux s’abreuvait à la source incomparable du roman noir américain. Il en reprenait les procédés, très efficaces.
C’est le gangster chauve avec son complet de tergal beige et sa cravate noire minable qui m’a fait le plus pitié parce qu’il ne mourait pas sur-le-champ. Il ressemblait à un Dominique Zardi en détresse (vous savez, ce génial troisième couteau)
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à cause de son crâne rasé. Dans son agonie, il jetait de pathétiques à boire à vous fendre le cœur. C’est la première fois que j’ai éprouvé de la compassion dans une bande dessinée franco-belge. Je n’avais il est vrai que onze ans. Ce fut la fin d’une époque et d’un monde, le terme de mon enfance et de mon innocence. Pour accentuer le pathos de la scène, Tillioux, qui scénarisait aussi bien Bald et Hairy que Bart Labutte, avait forcé le trait en marquant bien les plaintes du malfrat de points de suspension, d’accentuations du à et de répétitions, procédés on ne peut plus appuyés et ambigus, qui conféraient à cette séquence une touche de sadomasochisme. Cela donnait, dans le phylactère du bonhomme : « Aààà boire…Aààà…boire… ! » Il ne manquait plus que ce type fût interprété par un histrion ou par un acteur accoutumé à en faire un peu trop dans le cabotinage. Je songe ici à François Simon, le fils de Michel,
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qui chevrotait exagérément comme s’il eût nonante années, ou encore à Maurice Schutz,
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qui, dans ses rôles alimentaires (surtout en Paganini dans La symphonie fantastique de Christian-Jaque), prenait un faux accent italien caricatural puisque forcé. « Aventure siamoise » ne valait pas les Bald et Hairy du cycle mythique de Monsieur Brut, ce chef de la pègre génial en queue de morue, à la tête de l’organisation criminelle internationale La Main beige, dont on ignore l’identité parce qu’il dissimule ses traits sous un heaume (armet du premier type ou grand bassinet à museau de chien ?) et dont les aventures fleurent bon le fantastique et la SF. Dernièrement, Bill, le dessinateur, avait repris le personnage pour de nouvelles histoires : « Traitement de Brut » et « Brut 235 ».
La petite pipelette se félicitait que je lusse de si ténébreuses histoires dignes des romans-feuilletons. C’était diablement excitant puisque la morale en ressortait toute étrécie. Elle m’apparut comme une rebelle, une féministe à sa manière, sans qu’elle en eût d’ailleurs conscience du fait de sa juvénilité. J’avais en face de moi une espèce de Chiffon de Gyp,
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en pis. Cette femme de lettres, descendante de celui à propos duquel un historien fasciné par Robespierre avait écrit « mort assez tôt pour éviter la guillotine, trop tard pour éviter de se vendre » - Mirabeau pour les ignares – devait être une chienne de première, du fait que son nom de plume était identique à celui du cabot rikiki des gamins de mon vieux manuel d’anglais de sixième. Ce pseudonyme retors sonnait comme un aboiement de roquet hargneux. Aurore-Marie et Gyp – son aînée de quatorze ans - allaient se côtoyer dans les cercles boulangistes. Toutes deux feront connaissance la décennie suivante, partageant un commun conservatisme et antisémitisme parmi la coterie ultra générée par la duchesse d’Uzès.
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Leur style d’écriture, communément outré quoique différent, était aussi superficiel et fanfrelucheux que daté, d’où leur non survivance littéraire. Mais laissons-là notre pinscher du nationalisme raciste pour en revenir à mon émerillonnante et exubérante convive.
Aurore-Marie incarnait une caricature miniature, mais de chair vive, de ces duchesses de enfermées dans leur monde à part, dans leur superfluité, coupées de toute réalité sociale, qui pullulaient dans les pages salonardes de La recherche du temps perdu. Elle ne se choqua aucunement de la sauvagerie du chef de la bande et de son sort final : avant de trépasser, son infortuné complice avait révélé à Bald, Hairy et Emeline d’Yeuse dite Riri, leur compagne d’aventures depuis « Bald et Hairy contre le Naja », 44 planches paru dans Sparrow en 1970, que l’hélico, bourré d’or, était piégé, et que, par conséquent, nul ne profiterait du magot. Adaptant toujours mes propos à la technologie de 1878, j’expliquai que le gaz des ballons étant de l’hydrogène, et l’hydrogène étant inflammable, l’explosif (je lui dis que c’était une charge de fulmicoton – mot que j’avais tiré de « L’histoire des armes à feu » de De Groos, dévorée par moi dans Sparrow, dès que j’eus découvert cette bédé hautement pédagogique dans l’album relié du journal n° 122, offert pour mon huitième anniversaire en juillet 1972 – j’étais donc du signe du lion) ne laissait au gredin aucune chance d’en réchapper. Surtout, évitant l’anachronisme, je ne pouvais parler de la fin de l’Hindenburg en 1937.
Pour toute réaction, la mignonne enfant battit des mains en minaudant : « J’adorrre les aérostiers ! » Immature petite salope, va !
Nous partageâmes les petits légumes primeur en accompagnement de nos viandes. En fait, faisant fi des usages, Aurore-Marie prit l’initiative de me servir puis de se servir. Elle ne prenait que d’infimes quantités de boustifaille, me laissant la plus grosse part, et mâchouilla à peine quelques bouchées de son veau entre deux déglutitions. Je m’en inquiétai, la trouvant trop malingre.
« C’est ma névrasthénie, mon bon ami. Trop de deuils familiaux à la file nuisent à une bonne santé. »
Elle poursuivait ses clappements de langue obsessionnels. J’ai songé qu’elle devait abuser d’une sorte de coupe-faim d’époque ou d’émétique (quinquina, ipécacuana, chicotin ?, m’interrogeai-je), puis je compris : « De Quincey,
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Baudelaire, les paradis artificiels ! La malheureuse est une droguée à l’opium, qui doit en fumer en cachette de ses domestiques. Ses clappements sont comme ceux du maréchal Goering. Ils trahissent un début de crise de manque. Pour m’exprimer comme à cette époque mélo : la pauvre enfant ! »
Parvenus au dessert, je me suis enquis du sort de la domestique puis du fait que je n’avais point de chambre d’hôtel où coucher. Je m’inventai une misérable mansarde d’étudiant fauché. Je voulais ardemment que Ron fît tout pour me ramener dare-dare au présent, avant que les choses tournent encore plus mal. Là, j’aurais dû écrire précieusement tournassent. La gamine n’affichait aucunement l’intention de me lâcher après souper : elle tenait à sa proie. Je la crus pervertie par quelque domestique comme dans Le tour d’écrou, comme Marlon Brando dans la préquelle filmée du chef-d’œuvre de James, mais je compris que le fameux Kulm, l’arlésienne de cette histoire, devait y être pour quelque chose.
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Rester en sa compagnie et attendre fasciné que cette petite catin expérimentât ses vices innocents sur ma pauvre personne m’exposait à l’ignominie, puis, à mon retour, à la brouille avec Hettie. Je craignais qu’elle me ramenât chez elle, et jouât avec moi comme à la poupée.
Je pensais qu’elle aimait à faire souffrir ses victimes en les ligotant, en jouant avec elles aux tortures d’élongation inquisitoriales, bondage d’époque, comme Cléore de Cresseville, son héroïne future du Trottin, fétichiste qui plus était à cause de ses collections de linge et de vêtements de petites filles dont se vêtait ce personnage abject. Autofiction avant l’heure ? Dorian Gray femelle pourrie par son Kulm-Lord Henry Wotton ?
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« Vous vous inquiétez pour Alphonsine ? Je vais sonner le serveur, pour qu’il apporte l’addition et lui demander d’informer ma chaperonne (quel terme dérisoire en sa petite bouche fruitée !) que nous en avons terminé avec cet excellent souper. Comme vous demeurez mon invité, je vais vous faire réserver une chambre dans ma petite propriété. Vous pourrez prendre congé demain matin et rejoindre vos bancs estudiantins. »
J’étais sûr qu’elle était couche-tard ! Accoutumée à ce que tout lui tombât cuit dans le gosier, née avec une cuiller d’argent, miss pas encore de Saint-Aubain (je plaignais par avance le cornard qui l’épouserait vers 1880) menait une existence de parasite mondain à ne rien foutre de ses dix doigts, si ce n’était des vers illisibles. Sybaris, la bamboche et le bovarysme : telle m’apparut sa sainte trinité.
Sortant des biftons de son réticule de calicot où traînassaient aussi des paperolles et des petits carnets de poésies imbuvables, la baronne versa de gras émoluments au restaurant, au-dessus du coût réel de ce repas, n’oubliant pas au passage la gratification du serveur (un Corse expatrié) par le biais de deux napoléons sonnants et trébuchants que la pogne du mec recueillit avec une solennité avide tandis qu’il effectuait des courbettes de boy colonial au service d’un Stanley improbable. La prochaine fois, je boufferai provençal dans une gargote des Alpilles avec Mestre Lepre, sa piperade occitane, sa soupe au pistou, son aïoli et son pastis ! Je le jure sur la tête de Saint Pantaléon !, me dis-je pour me consoler.
Tout en rhabillant sa maîtresse, Alphonsine demanda si mademoiselle avait bien soupé.
« Succulemment, ma chère, succulemment. Monsieur demeure mon invité. Il n’a qu’une médiocre chambre d’étudiant où coucher et je souhaite qu’il vienne se reposer sous mon toit pour cette nuit.
- Qu’il soit fait selon votre bon plaisir, mademoiselle. » Répliqua la chaperonne.
Une expression fugace traversa le visage d’habitude bonasse de cette fille de paysans berrichons (puisqu’Aurore-Marie m’avait dit qu’Alphonsine venait du Berry). Au fond d’elle-même, cette femme raisonnable et guindée, sans doute confite en dévotions arriérées, était outrée mais ne pouvait que se plier aux caprices de sa maîtresse au risque du renvoi. Plus aucun parent n’était là pour lui mettre la bride.
Aurore-Marie m’expliqua qu’elle demeurait à Passy, dans un pavillon comfortable. Outre Alphonsine et le cocher, elle avait pour domestiques une cuisinière, un majordome et son ancienne nourrice morvandelle, Marie, qu’elle avait gardée à son service. Nous quittâmes le Grand Vefour et son essaim de futurs antidreyfusards réacs qui valaient moins que pieds-plats sur le coup des onze heures du soir. La donzelle adorait rentrer tard. Le plus périlleux commençait pour moi.
« Pourvu que Ron se grouille ! » Pensai-je en aparté.
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Le pavillon de Passy, pénates de notre poétesse, était réellement charmant. Seulement, de nuit, il m’était impossible d’en apprécier toutes les mignardises florales et architecturales. Minuit approchait, et je tombais de sommeil, ne retenant plus de sonores bâillements. Je m’attendais à ce qu’on me désignât ma chambre. Peine perdue. La belle n’avait pas encore sommeil et souhaitait me faire visiter son logis.
Ce qui me frappa, ce fut cette autocélébration du moi affichée avec ostentation par le biais des peintures : des portraits de Mademoiselle la baronne, exclusivement ou presque (parfois, elle avait posé avec papa) alignés le long d’un corridor aux lambris de chêne et d’ébène. Il y en avait une bonne dizaine, la miss ayant l’habitude d’être portraiturée depuis l’âge de six ans. Un chandelier éclaira de sa blafarde et gothique clarté aux flammes vacillantes ces académiques manifestations du culte de la personnalité. Qu’on en juge un peu : Monsieur le baron de Lacroix-Laval et sa fille, par Nélie Jacquemart,
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e9/Nelie_Jacquemart-Andr%C3%A9_-_Autoportrait.jpg/220px-Nelie_Jacquemart-Andr%C3%A9_-_Autoportrait.jpg
Mademoiselle Aurore-Marie de Lacroix-Laval, par Léon Bonnat, Aurore-Marie de Lacroix-Laval et son poney Kitty, par Rosa Bonheur,
http://beninois.free.fr/rosa_photos/portraitnb.jpg
La poëtesse Aurore-Marie, baronne de Lacroix-Laval dans sa bibliothèque, par Marie Bashkirtseff, La fille d’Albéric, baron de Lacroix-Laval à six ans, par James Tissot, Portrait de Mademoiselle de Lacroix-Laval en Alsacienne, par Jean-Jacques Henner.
http://www.histoire-image.org/photo/zoom/bes01_henner_01f.jpg
Aucun impressionniste, aucun révolutionnaire. Même pas Fantin ! Et Rosa Bonheur était réputée pour ses penchants lesbiens. Avait-elle influencé la fillette lors des séances de pose ?
La toile d’Henner, cependant, paraissait un peu plus moderne de facture. Bien plus intéressante aussi que le reste du lot. Il s’agissait d’une figuration en pieds de l’adolescente, debout, en costume alsacien. Le peintre avait excellemment rendu l’ovale d’elfe de l’impétrante bien qu’il eût accentué le côté roux de ses cheveux dont les mèches, dénouées, retombaient jusqu’aux mollets. La belle avait poussé l’audace jusqu’à chausser des sabots sur des bas de coutil tout en posant un châle cramoisi sur ses chétives épaules, ce qui avait pour effet de dissimuler partiellement sa robe folklorique. Henner avait le mieux rendu l’ambiguïté érotique de la gamine, son sex-appeal, du moins pour ceux qui aiment les jolies petites maigres à la poitrine à peine marquée (les petites pousses, comme dit mon cousin). Ses yeux d’ambre lui bouffaient le visage. On lui donnait douze ans tout au plus, bien que l’œuvre eût été peinte cette année même.
« C’est mon préféré, monsieur ! » Se contenta-t-elle de me dire en guise de commentaire de son timbre ténu et flûté.
J’eus droit ensuite à son petit salon de musique avec son piano droit Paul de M. et sa harpe. Je vis que la pièce, empesée de bibelots et de gravures allégoriques au thème musical, était équipée de l’éclairage au gaz, mais la fillette s’obstinait à se contenter du candélabre. La proximité du piano et les tapis persans, sous l’œil impavide d’un buste de Chopin, m’ont fait fantasmer comme un vieux lubrique. Je pensais que la poétesse en profiterait pour me culbuter dans cette pièce au caractère plus intime. Il n’en fut rien. Je l’avais méjugée. La seule chose qui l’intéressait, c’était de babiller sur sa petite personne, sur ses misères, de s’écouter parler. La baronne était une adolescente narcissique. Plus elle devenait diserte et épanchait son cœur, plus cette poseuse adoptait le ton de la pleurnicherie.
« J’ai perdu mon petit frère du croup, et patati et patata… Ma pauvre maman est morte d’un squirre voilà tantôt deux ans, et repatati et repatata… Je suis seuuule au monde depuis que Père n’est plus ! »
Elle ouvrit le couvercle du piano : il fallait qu’elle noyât dans la musique son chagrin de pauvre petite fille riche de mélodrame. J’avais affaire à une épouvantable mijaurée, un Bébé Jumeau à la fois anorexique et neurasthénique qui se mit à chanter d’une voix de crécelle tout en pianotant Les plaintes d’une poupée de César Franck. Bien que cette bluette fût réputée facile, Aurore-Marie, insupportable et pitoyable ouistiti au physique de DS De B de B du « Soupçon » d’Hitchcock (ma mère la traitait de stockafitch sic.), que j’avais regardé l’an dernier (1985) à la télé, ne cessait de taper à côté comme une débutante de La méthode rose. Mademoiselle la baronne entrecoupait son pianotage affreux et lamentable de sanglotements de petite fille modèle punie pour une vétille. Avec sa robe de deuil, ses ruchés et ses rubans partout, elle revêtait à la perfection l’aspect d’une orpheline de film muet guimauve, navet dégoulinant de bons sentiments où elle n’aurait point dépareillé en compagnie de Lilian Gish. Cependant, tandis qu’elle jouait son personnage, je tombais de sommeil, désespérant qu’elle prît une initiative hardie ou me menât à mon lit. En fait, son seul véritable amour, c’était elle-même !
Un sanglot trop fort, un accès de toux, la firent suffoquer. Devenue pivoine, la pleurnicharde enfant eut une faiblesse, une de ces syncopes dont elle devait être coutumière. Prise d’un épanchement sanguin, elle saigna même du nez. Les inhibitions victoriennes semblaient si puissantes en elle qu’elles finissaient par tourmenter son organisme débile. Une fois de plus, il me fallut la secourir.
Tandis qu’Aurore-Marie reprenait ses esprits et que j’étanchais le sang de ses narines avec un mignon mouchoir de batiste, je me rendis compte que Ron ne risquait pas pour l’instant de me récupérer : j’étais trop éloigné de La famille Dubourg. Par conséquent, je devais demander à la miss de me faire reconduire au Salon de peintures ! Or, lors de ma précédente expérience, chez Fradin, je n’avais pas eu besoin de me repositionner devant le dessin pour être téléporté dans le sens du retour. C’était à ne plus rien comprendre. Il était vrai qu’au moment du transfert en pleine rue, en 59, je ne me trouvais qu’à quelques mètres de l’œuvre. De même, si j’obtenais une chambre à coucher, ici, et qu’il advenait à Ron l’idée de tenter de me ramener durant mon sommeil salvateur, il fallait que je conservasse ma ceinture sur moi. Sinon, elle risquait de revenir en 1986 toute seule, comme une grande ! Dilemme ! Ou Aurore-Marie me ramenait presto sur les lieux de notre rencontre et de mon irruption ou je couchais ici, tout habillé !
« Merde ! Me dis-je en consultant ma montre de gousset d’époque (un fac-simile). Il est une heure du mat’ ! Le Salon est fermé depuis longtemps ! Je suis donc condamné à dormir dans ce pavillon et à supporter cette minette jusqu’à l’ouverture de cette stupide pinacothèque rétro, à condition qu’elle m’y fasse revenir puis qu’elle me lâche enfin les baskets, euh, pardon, les souliers ! »
La frêle pécore snob avait recouvré son entendement. Elle voulut marquer un geste de tendresse en guise de remerciement. Je compris que les choses n’iraient guère loin ce soir, heureusement ! Moi qui craignais de sa part d’allumée une sorte de scène de séduction passionnée avec strip-tease des froufrous en prime ! Je ne souhaitais pas qu’Aurore-Marie rejouât la scène d’effeuillage d’Alice Sapritch dans « La folie des grandeurs » puis me sautât dessus, lèvres de pourpre pointées vers ma bouche, une fois en pantaloons et cache-corset ! J’avais en tête cette séquence égrillarde des « Détestables » de Melville et Dan, qui avait fait scandale dans Sparrow en 1981, lorsqu’une teenager, blonde pin-up en chaleur aux taches de rousseur agressives, en blue-jean et en chemise à carreaux ouverte sur son soutif aux lolos bonnet F à la Jane Mansfield à vous faire exploser les bouteilles de lait en pleine gueule, parvient à piéger un des zéros de la série dans une impasse afin de le violer !
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Au lieu d’arracher son corsage, sa jupe et ses jupons puis de se jeter sur ma pauvre personne en hurlant : « J’ai envie de toi, là, maintenant ! », Aurore-Marie se contenta de sortir une paire de petits ciseaux d’argent du tiroir d’une commode Louis-Philippe assez balourde afin de couper une mèche de sa plantureuse chevelure pour me l’offrir en souvenir d’elle. C’était en son cœur comme l’acceptation d’une amputation partielle de sa quintessence, de son moi. Le geste était compassé, convenu certes, mais diablement romantique pour qui se rappelait la scène d’adieu de madame Arnoux à Frédéric Moreau à la fin de « L’éducation sentimentale » de Flaubert. La pruderie victorienne de l’enfant eut finalement du bon. Je pris conscience que je venais de changer son destin, de la remettre sur le droit chemin, d’en faire une jeune fille sexuellement normale, réservée et timide, oie blanche comme toutes les jeunes filles bien éduquées de son siècle, dont les passions, rentrées, sourdaient malgré tout. Peut-être qu’au même instant, dans les rayonnages de l’enfer des bibliothèques, Le Trottin était en train de s’estomper, de s’évaporer dans les limbes de l’incréé, du jamais écrit et cela, involontairement, grâce à moi et à mon inopinée translation. The right man in the right place…à l’insu de son plein gré, toutefois. C’était comme si j’avais contribué à mon corps défendant à la rédemption d’une âme perdue.
« Je t’offre cette mienne mèche, ô, mon grain de sénevé ! »
A ces paroles, je saisis avec délicatesse le trésor octroyé par la belle, trésor que je mis dans la poche de ma redingote, me promettant de l’enchâsser dans quelque médaillon.
Restait quand même à m’administrer le baiser d’au revoir – chaste - dont elle mourait d’envie. J’étais consentant. Elle put y aller du moment qu’elle resterait pucelle.
Aurore-Marie ajouta avant de m’embrasser, en un murmure balbutié et semblable à un vers :
« Ô, désirs inassouvis ! »
Ce fut un baiser prude à la joue qui s’ensuivit, tel celui d’une sœur à son frère adoré. Je sentis, l’humant, l’aspirant presque, voulant goûter à toutes ces sensations furtives destinées à passer, le subtil parfum de ses cheveux de miel vénitien tandis que j’éprouvais en tout mon être la douceur de ses longues torsades sensuelles frôlant et caressant ma peau. Erotique sentiment, inoubliable, et cependant fugace ! La fragrance de cette chevelure, de cet épiderme de fragile beauté, m’imprégna, persista, ne voulant ni cesser, ni mourir. Dans son genre, cette jeune fille était ravissante. Un joli petit bout de femme ! Je commençais à piquer, et il n’y avait pas à l’époque de rasoir électrique !
« Je.. je vais sonner Norbert pour qu’il vous conduise à votre chambre. A huit heures sonnantes, on vous appellera. La voiture vous ramènera à l’Ecole des Beaux-Arts. Adieu, mon providentiel ami, adieu. »
Son regard s’embuait. Elle allait craquer et moi aussi. J’étais au bord de l’effondrement, et pas qu’à cause de la fatigue. Allais-je me mettre à terre, embrasser ses bottines mutines avec frénésie, tel un fétichiste, en ne retenant plus des chialeries vulgaires de mouflet immature ? Ce fut à l’instant où je fléchissais, où je sombrais, que tout disparut, une nouvelle fois.
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Aurore-Marie de Saint-Aubain : Imploration en forme de thrène à un amour perdu (1881) in « Eglogues platoniques » (1882).
Version du 20 octobre 1986, 19h30.
A Charlotte Dubourg
Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L'Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine!
Charlotte! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond!
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong!
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d'Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié!
Asparagus à l'ivoirin pistil! Imposte de béryl!
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa satinée mante parmi l'acanthe où gîte l'hideux mandrill!
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée!
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus!
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus?
Charlotte! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.
Mater Dolorosa, prends pitié de l'Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr!
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine!
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau!
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau!
Aurore-Marie de Saint-Aubain : Imploration en forme de thrène à un amour perdu (1881) in « Eglogues platoniques » (1882).
Version du 21 octobre 1986, 01h45.
A Christophe de Jolibois
Jouvenceau angélique au lys ensanglanté,
De tes entrailles vives, de ton corps séraphin,
L'Éruption germinative du sénevé planté
Surgit lors de la nymphe à l’ovale purpurin!
Christophe! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond!
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose le promis à l'égide, à l'ombilic oblong!
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Christophe, fils aimé d'Ouranos
Afin qu'en sa maternité il la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié!
Asparagus à l'ivoirin pistil! Imposte de béryl!
Incarnat du brun kouros d'albâtre aux boucles torsadées,
De Christophe mon ami qui par trop musardait
Vêtu de son paletot satiné parmi l'acanthe où gîte l'hideux mandrill!
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée!
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celui qui n'est plus!
Christophe, mon virginal mien, sais-tu ô combien tu me plus?
Christophe! Platonique jeune homme s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.
Mater Dolorosa, prends pitié de l'Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr!
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine!
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Christophe! Une dernière fois, Christophe, fils de Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre éphèbe, en ma Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Christophe, bel Hélios de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau!
Mon Persée! Amour inassouvi lors perdu pour toujours...adieu mon lys en mon berceau!
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Ron m’avait ramené. J’étais revenu en 1986. En principe, sept ans après le décès prématuré du dessinateur Rohat, le pilier du magazine écolo pour la jeunesse Pistil, sa cheville ouvrière. Au point que Pistil avait sombré corps et biens peu après, en compagnie d’autres revues comme Super As et Castors Juniors magazine.
Le premier détail qui me frappa fut la coiffure d’Hettie. Elle arborait de longs tire-bouchons blond doré, des english curls fort seyantes. J’avais bel et bien modifié le cours de l’Histoire.
Je me suis rendu compte que nous n’étions plus dans les salles d’exposition du musée, mais dans la bibliothèque, avec plusieurs vigiles fort peu amènes pour nous tenir compagnie. Ces types n’étaient plus dravidiens, mais caucasiens ! De plus, ils portaient des bérets basques au lieu des casquettes, un peu comme les miliciens sinistres de Darnand.
Décidément, tout dans le look de mes amis avait changé. Fini le décontracté à l’américaine. Ron portait une espèce de complet moche écossais avec un nœud pap’ assorti et Hettie une robe bleu ciel à ridicule col Claudine aussi longue que l’ourlet 1933 à la place de ses jeans.
Voulant m’assurer de ce qui se passait, je demandai, ne perdant aucunement mon sang-froid malgré la brusquerie de mon retour et mon manque de sommeil :
« Il me faut un journal et une encyclopédie. Je veux savoir jusqu’à quel degré tout a été chamboulé ! »
Un des vigiles a commencé à se faire menaçant, mais celui qui paraissait leur chef a fait un geste d’apaisement.
Comme toute bibliothèque qui se respecte, celle-ci (d’Orsay ?) comportait un présentoir des périodiques du moment et de la presse du jour. A ma grande stupéfaction, Le Monde avait gardé le titre de son ancêtre d’avant-guerre, Le Temps.
Plus je feuilletais le quotidien, plus je réalisais combien le bouleversement avait pris une ampleur gravissime. Selon la théorie de Ron, c’était on ne peut plus logique. La chronoligne alternative s’étant déclenchée en 1878 et, cent huit années plus tard, les conséquences de cette déviation temporelle s’affichaient avec une plus grande acuité que si j’eusse gaffé en 1959.
De plus, mon retour, hors de l’emplacement du tableau de Fantin, confirmait que la translation de récupération du tempsnaute pouvait désormais marcher sans le biais pictural, du moment que mes coordonnées temporelles – je n’ose écrire spectrales ou user des termes d’empreinte corporelle – étaient enregistrées dans l’appareil de Ron.
« Ta tenue XIXe siècle comporte des capteurs électromagnétiques cousus dans la doublure du tissu, me dit Ron, et ça, je te l’ai caché. J’ai pu te suivre à distance.
- Espèce de petit salaud ! » Jetai-je en l’empoignant par le revers.
Un des malabars nous sépara.
« Mais regarde, fumier, regarde ce que j’ai fait ! C’est la pagaille ! Tous les noms des dirigeants ont changé ! Tous ! Un Tartempion Président de la République ! Martin Bourrelles, le bras droit du Siridar Baron dans le temps normal, Président du Conseil ! Ce mec ressemble à un Goebbels mâtiné de fouine et de rat ! Pas de Meg Winter au Royaume-Uni, pas de TTT aux States…même pas d’URSS mais un tsar à la place ! Un Empereur chinois, aussi ! Deux Allemagnes, certes, mais une Confédération d’Allemagne du Nord et un groupement austro-bavarois du Sud en lieu et place de la RFA et de la RDA ! Et un Congo français dont la capitale se nomme Boulangerville à la place du Zaïre! Qu’est-ce que j’ai foutu à la fin ?
- Sais-tu que nous ne sommes plus à Orsay, mais au Luxembourg qu’on a considérablement agrandi ? Quant au musée d’art moderne du XXe siècle, il se situe désormais au Trocadéro qu’on n’a pas démoli ! Déclara Hettie, gênée.
- Et puis après ? Il suffit qu’on reprenne tout à zéro ! Retransférez-moi en 1878 à partir de La famille Dubourg. Sachant ce qu’il y a eu, je remets tout en place !
- C'est-à-dire ? Interrogea Hettie.
- Je n’ai pas rencontré la bonne personne, Henri Fantin-Latour, dans son atelier, mais une visiteuse du Salon de 1878, la poétesse Aurore-Marie de Saint-Aubain !
- J’ai pisté ton parcours, je te le rappelle, Chris, reprit Ron. Tu n’es pas resté au Salon bien longtemps. Comme les caméras temporelles restent à inventer, je n’ai pas d’images de ce que tu as fichu exactement au XIXe siècle, mais je sais que tes pérégrinations se sont prolongées dans Paris au-delà du périmètre prévu, puis que tu es allé te restaurer et musarder avec quelqu’un, et que tu as changé la vie de cette personne.
- Cette poétesse ! Ron, ramène-moi en 1878 !
- Pour notre nouveau temps, Aurore-Marie de Saint-Aubain est quelqu’un de très important, voire de sacré ! Quant au tableau, il y a un hic !
- Ah, oui ?
- La Famille Dubourg n’est pas au Luxembourg. En fait, la toile ne se trouve nulle part car elle n’existe plus !
- Quoi ! Que dis-tu ?
- Pas facile de se retrouver brusquement plongés ailleurs, dans un temps parallèle, avec des frusques différentes ! Le plus dingue étant de conserver la mémoire des événements d’avant le changement ! Dit Hettie.
- Hé bien, venez-en au fait.
- Dans la nouvelle France très policée – j’emploie un euphémisme – qui s’est substituée à l’autre, Aurore-Marie de Saint-Aubain a pris soin de racheter à Fantin-Latour puis de faire détruire tous les tableaux et dessins représentant sa belle-sœur Charlotte Dubourg… Autant par rupture avec son passé que par volonté politique : elle ne voulait pas que l’on sût, vis-à-vis de sa nouvelle image de marque et de son nouveau destin national, qu’elle avait pu éprouver des penchants déviants envers une autre femme… penchants condamnés par le nouvel ordre moral instauré grâce à elle. Avant de parvenir à te ramener, j’ai eu le temps de compulser cette encyclopédie, là, sur ce rayonnage, avec l’autorisation de ces messieurs des forces de l’ordre qui nous surveillent en attendant quoi faire de nous. Je t’invite à y lire quelques articles très intéressants qui t’éclaireront davantage sur ce que tu qualifies de pagaille.
- Une aspirine, par pitié, une aspirine ! » M’exclamai-je.
N’attendant pas mon cachet, mû par le désir d’en savoir davantage sur ce temps fou, j’ai saisi l’encyclopédie universelle Larousse, édition 1979, que Ron me désignait, volume de la lettre F, article France et j’ai lu, abasourdi :
La prise de pouvoir du général Boulanger en 1889.
http://fr.academic.ru/pictures/frwiki/71/Georges_Boulanger_Nadar.jpg
On sait que grâce à l’entremise de sa maîtresse, Aurore-Marie de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval (voir l’article), qui avait réussi à évincer Marguerite de Bonnemains, Georges Boulanger parvint aux honneurs suprêmes en acceptant de marcher sur l’Elysée le soir de la fameuse élection partielle du 27 janvier 1889, instaurant notre Quatrième République qui fêtera bientôt son centenaire (…).
La guerre franco-allemande (1891-1892), la victoire de la France et la récupération de l’Alsace-Lorraine au traité de Versailles (1893).
La supériorité de notre armement, conférée notamment par l’invention de la bombe U (voir l’article), due à la conquête du Congo léopoldien par nos troupes d’Afrique (voir l’article), conjuguée à une stratégie hautement offensive, permit aux forces de notre Général-Président d’écraser le second Reich en seulement huit mois. Après la destruction de Berlin par la bombe U, lancée du dirigeable blindé « La Gloire » commandé par le Général Baron Kulm, le 18 avril 1892, explosion qui fit plus de deux cent mille victimes teutonnes, le Kaiser Guillaume II fut contraint de signer la capitulation (…).
J’ai refermé le volume et ai lancé : « La lettre S, vite ! » L’un des vigiles a obtempéré.
J’ai feuilleté vivement ce gros bouquin en marmonnant « Saint-Aubain, Saint-Aubain… Ah, ça y est ! »
Aurore-Marie de Saint-Aubain (Lyon 1863 – Paris 1904).
Femme de lettres française, poétesse, femme politique et féministe. Egérie, maîtresse et éminence grise du Général puis Général-Président Georges Boulanger (1837-1910), premier Président de la Quatrième République (successeurs immédiats : Paul Déroulède, Maurice Barrès) (voir articles respectifs)(…). Les restes d’Aurore-Marie de Saint-Aubain reposent au Panthéon depuis 1936 avec ceux de deux autres Grandes Femmes de la Patrie Reconnaissante : l’écrivain Gyp et la Duchesse d’Uzès.
Aurore-Marie au Panthéon ! Quel retournement de l’Histoire ! Les choses allaient trop loin ! Pour illustrer l’article, Il y avait une photo d’elle : la jolie donzelle poitrinaire ressemblait plus que jamais à une préquelle de Mary Pickford mais en plus diabolique. Elle était morte de tuberculose et d’un cancer de l’utérus à quarante-et-un ans au lieu de trente-et-un après avoir eu largement le temps de nuire au destin de notre pays... et du monde. Boulanger lui devait sa réussite et son accession à la plus haute marche de l’Etat. Le responsable de ces conneries, c’était moi, imbécile comme UV, et je devais tout réparer ! Mais il fallait encore que je vérifie un autre point !
« La lettre P, il me la faut ! »
Ron m’a passé le tome réclamé tandis que d’un trait, j’avalai le verre d’aspirine qu’Hettie me tendait.
J’ai poussé un gros soupir de soulagement en lisant :
Jackson Pollock (Cody –Wyoming- 1912- New-York 1962)
Peintre américain. Considéré comme le père de l’Art moderne et le pape de l’abstraction lyrico-mystique. Né dans le Wyoming, il fut initié au chamanisme amérindien par Big Blue Horse en 1932 (…).
Beaucoup de choses ne correspondaient plus, en particulier la date de décès, mais les noms des œuvres n’avaient pas changé, ainsi que leur style. De plus, au lieu d’être conservés à Beaubourg, qui, dans cette piste temporelle, n’avait jamais vu le jour, les tableaux de Pollock acquis par les collections publiques françaises grâce au ministre de la Culture F. M. (celui-là même qui était Président de la République dans l’autre chronoligne, mais là, il était resté fidèle à ses vieilles tendances politiques disons…nationalistes) étaient conservés au Musée Charles Maurras d’Art moderne du Trocadéro, en particulier ce chef-d’œuvre que j’adorais : Argent sur noir, blanc, jaune et rouge, autrement dit en anglais Silver over black, white, yellow and red (1948 ou An LIX de la Quatrième République puisqu’on datait désormais tout depuis 1889 alias l’an I).
http://www.artysplash.com/wp-content/uploads/2010/03/pollockpaintingsilveroverblackwhiteyellowandred2.jpg
Rien n’était donc perdu pour mon grand dessein, mais quelles années cinquante allais-je trouver ? Ce fut alors que je refermai le livre qu’Hettie sentit sur moi l’odeur capiteuse des cheveux d’Aurore-Marie et remarqua la trace de ses lèvres sur ma joue…sans oublier la mèche compromettante dépassant de ma poche !
**********
Ma pauvre chère Hettie allait se fâcher en découvrant mes pseudos frasques qu’elle soupçonnait déjà. Le fait était d’autant plus grave que ma malheureuse promise (nous devions nous marier l’an prochain, je vous le dévoile : la chose était enfin décidée) avait été contrainte de revêtir l’uniforme féminin national obligatoire instauré par une ordonnance de 1936 du Président-Général De Castelnau (celui du frente crapular de l’autre cours de l’Histoire),
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quatrième président de la Quatrième République, Pétain en étant le cinquième, non pas du fait de la guerre de 14-18, qui ne s’était pas produite dans ce temps alternatif, mais à cause de ses hauts faits d’arme durant les guerres franco-allemandes de 1891-92 et de 1905, qui avaient mis notre adversaire à genoux grâce à une espèce de bombe atomique et à des Hiroshima anticipés, avant que l’Allemagne soit divisée en deux. Toute ressortissante de plus de douze ans, française ou étrangère présente depuis plus de trois mois dans notre beau pays devait porter cette robe prude et se coiffer en boucles anglaises en souvenir d’Aurore-Marie de Saint-Aubain qui avait reçu lors de son transfert au Panthéon le titre posthume de Mère de la Patrie. Son culte, ignoble et sacrilège, remplaçait celui de la Vierge Marie et notre poétesse était devenue une espèce de pasionaria et d’Evita Perón hexagonale.
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On devait l’appeler depuis peu Sainte Aurore-Marie, le pape Urbain IX (un Espagnol rétrograde du nom de Miguel y Cerillo y Santiago, élu en 1977) ayant dû la canoniser sous la pression de la France en 1983 (donc, dans l’article de tout à l’heure, antérieur au fait, il n’y avait pas encore eu de canonisation). Sa fête était fixée au 4 mai, jour anniversaire de sa naissance en 1863. Un Musée Aurore-Marie de Saint-Aubain avait été ouvert à Lyon, sa ville natale, en 1955, à son ancien domicile de la capitale des Gaules avenue des Ponts (j’ignorais à quoi correspondait cette avenue dans le Lyon de la piste originelle). C’était devenu une sorte de lieu de pèlerinage.
Des statues saint-sulpiciennes de la belle (sans oublier les poupées Aurore-Marie en cire, en porcelaine ou en celluloïd pour les petites filles)
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envahissaient les magasins d’articles religieux et les boutiques de souvenirs jusqu’à celles de la Tour Eiffel rebaptisée Tour Boulanger, répliques de Notre-Dame-de-Grâce du Musée des Augustins de Toulouse représentée sous les traits de la poétesse d’extrême-droite.
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Le Divin Enfant, chose encore plus stupide, avait été remplacé par une poupée Bébé Jumeau kitch à mort ! Des contrefaçons made in Hong-Kong de l’objet cultuel, mal foutues, pullulaient sur le marché et l’office de répression des fraudes allié à l’official ecclésiastique qu’on avait renforcé (il n’y avait pas eu de loi de séparation de 1905 dans ce temps dévié), avaient fort à faire pour réprimer ce trafic, ce nouveau genre de simonie. Tous ces détails, je les ai appris en parcourant les collections de la bibliothèque du Luxembourg avant de prendre l’ultime décision que je vous raconterai.
Cette triste digression m’empêchant de développer pour l’instant la réaction d’Hettie à la découverte du baiser et de la mèche de cheveux, j’en reste là dans l’évocation des tenants et aboutissants de cette uchronie fâcheuse dont je suis le seul responsable. Moi qui souhaitais qu’il n’y eût jamais eu le pop art et consort, j’étais servi au centuple, mais le monde alternatif issu de ma connerie n’était pas le meilleur !
A suivre...
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[1] « Gabriel Fauré and the literary movements of his time » pp 52-56. Presses de l’Université de Boston, 1963.
[2] Clin d’œil et hommage appuyé à Michael Cox et à son incipit inoubliable dans son chef-d’œuvre dix-neuviémiste : « La nuit de l’infamie. »

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