mercredi 9 septembre 2009

Wang

Wang
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L'obscurité... L'insondable obscurité... Wang avait rouvert les yeux pour constater qu'autour de lui et au-dessus de lui, il n'y avait qu' obscurité, nuit, ténèbres... Où donc le soleil était-il? Tout-à-l'heure, mais quand donc était-ce? il y avait bien le soleil qui passait à travers la fenêtre! Wang avait peur, mais Wang avait soif aussi, et faim...oui, Wang avait grand-faim! Wang avait froid...peut-être était-ce la faim qui occasionnait ces frissons au corps de Wang... Mais Wang avait tout aussi mal.
Depuis quand reposait-il dans ce néant? Il ne se souvenait que d'une chose : un grondement sourd suivi d'un tohu-bohu, d'une secousse générale de toute chose au-dessus, à côté et sous lui, d'un effondrement complet du monde que Wang connaissait, puis plus rien... Depuis quand ce rien s'était-il instauré? Etait-ce la mort? Non! Mourir, c'est cesser à jamais de bouger, de respirer. Et Wang pouvait remuer, certes faiblement, ses membres endoloris, et il sentait sa poitrine se soulever régulièrement tout en percevant les battements de son coeur. Mais bouger lui faisait vraiment très mal. Il lui fallait réagir à cette douleur, mais Wang ne parvenait qu'à émettre de petits sons plaintifs. Etait-il seul dans ce chaos enténébré? Il ne sentait plus la présence réconfortante et familière de Deng auprès de lui... Il ne percevait plus ses odeurs, si fondamentales pour identifier l'ami et le différencier de l'inconnu, ou de l'ennemi. Où Deng était-il donc? Sans Deng, Wang était triste. Mais sans Wang, Deng ne pouvait se débrouiller seul... et cela faisait environ 18 lunes que Wang et Deng étaient amis. Deng aimait et admirait Wang. Car Wang était remarquablement savant pour Deng, qui était parvenu à lui apprendre à compter : 18, c'était huit doigts d'une main plus tous les doigts des deux mains, et Wang avait compris cela.
Ah, entendre de nouveau la voix familière... Partager les joies et les peines, recevoir les récompenses méritées lorsqu'on a bien aidé et secouru son ami! Ressentir dans sa bouche encore une fois la saveur des agrumes, leur jus savoureux coulant entre les dents! Entendre encore le rire de Deng, ses plaisanteries dans cette langue si sonore, si musicale, dans ce langage différent du sien, mais pourtant familier entre tous et dont Wang percevait le sens global. Ecouter une fois encore l'ami parler en mandarin! Deng s'amusait toujours de l'habileté de Wang à manier les baguettes, de sa vitesse, de sa dextérité dans les tâches quotidiennes, habileté que Deng ne pouvait atteindre... Wang regrettait même lorsqu'il était gentiment grondé pour avoir prélevé plus que la part légitime de fruits, de boisson et de pâtes qui lui étaient due.
Ce qui perturbait Wang au plus profond de son être, c'était cet insondable silence qui allait de pair avec cette nuit qui n'était pas la vraie nuit. Personne de palpable! A croire que Wang était seul au monde, mais dans quel monde? Tous les bruits familiers de la vie avaient disparu après le dernier tumulte. Deng lui avait expliqué en termes imagés que la Terre reposait sur le Dragon du Monde, qui était endormi depuis une époque immémoriale que le cerveau de Wang ne pouvait concevoir, et que si un beau jour, ce même Dragon venait à s'éveiller, toute la Terre en serait ébranlée. Pour Wang, la perception du monde et du temps demeurait fort simple : il y avait le jour, il y avait la nuit qui alternaient, le soleil et la lune, qui changeait de forme de nuit en nuit pour revenir à son aspect premier, avec le cycle qui recommençait inlassablement, la veille, le jour d'aujourd'hui et le lendemain, avec la course du soleil que Wang craignait à chaque fois qu'il ne reparût point. Sauf lorsqu'il pleuvait, l'astre ardent était toujours fidèle au rendez-vous. Il y avait Deng, la maison de Deng, le village de Deng et au-delà, la route qui menait à la grande ville inconnue qui s'appelait Chengdu. Deng avait dit à Wang que leur village appartenait au Sichuan, et que le Sichuan était lui-même inclus dans un très grand pays peuplé de femmes, d'hommes et d'enfants comme Deng, et que ce pays s'appelait la Chine. Et tout cela constituait le monde. Deng avait aussi expliqué que Wang avait des frères et soeurs de race, mais que ceux-ci n'habitaient pas le village. Deng n'avait plus ses parents. Wang ne connaissait pas les siens. Il ne savait même pas son âge, ni ce que le mot « âge » signifiait. Il n'avait nul souvenir avant Deng....
Les narines de Wang captaient des odeurs de plus en plus désagréables au fil de ce qui devenait des heures, sans que Wang eût la certitude de cette durée, et pût la mesurer exactement : Wang ne savait pas lire l'heure comme Deng et ne captait le flux du temps que par le parcours du soleil dans le ciel. La nuit, Wang et Deng dormaient... Ces odeurs rappelaient les fruits pourris, ou ce rat mort, gonflé, parcouru par des choses blanchâtres qui grouillaient sur lui, que Wang avait vu un jour dans une rue. Il y avait donc de la mort à quelque distance de Wang. Et si c'était Deng qui était mort? Deng qui devenait horrible et puant comme le rat, dévoré par pleins de ces trucs blancs! Si c'était bien Deng qui sentait ainsi, tandis que Wang ne pouvait voir où son ami se trouvait, alors, Wang n'avait plus qu'à s'abandonner au désespoir. A ses gémissements de douleur se mêlèrent des cris assimilables à la crainte et au chagrin.
Ce fut après un temps indéterminé que Wang perçut quelque chose de nouveau... Wang avait dû sombrer dans l'inconscience. Il s'affaiblissait, demeurait de plus en plus longuement dans l'état de sommeil, mais là, cela ne faisait plus aucun doute : il ne rêvait pas! Wang venait d'entendre le premier bruit qui retentissait pour lui depuis le grondement et l'écroulement du monde connu!
Une série de coups, répétés... Des débris qu'on enlevait, des grattements, des voix comme celle de Deng, encore lointaines, et une suite de cris, de jappements plutôt, émis par une chose qui ne marchait pas debout, nue et poilue comme le rat mort, et dont Wang avait peur : cette chose, c'était ce que Deng nommait un chien... Par réflexe, ou plutôt par volonté de vivre, d'être entendu, d'être extirpé de la nuit, Wang rassembla ses maigres forces et, de sa main droite, frappa avec un morceau de métal ce qui était au-dessus de son corps, qui ressemblait à une plaque de pierre, ou à un fragment effondré de mur. Wang insista, répétant les coups...
« Un survivant, là-dessous, vite! Grouillez-vous! » fit une voix en mandarin, venue d'en haut. « Le chien a senti l'odeur humaine et la victime a répondu à notre signal! Zhou, Li et Tchen, déblayez avec moi! Zhao, soulève la plaque de béton avec la grue! Le type est pile en-dessous! »
L'équipe de sauveteurs s'activa une vingtaine de minutes. L'appareil de gruttage, conduit par Zhao, enleva la plaque qui recouvrait Wang. Et Wang émergea à la lumière du jour, qui l'aveugla!
« Trop tard! Nous sommes arrivés trop tard! L'homme est mort!
- Il l'était déjà depuis un moment! Voyez : le corps, écrasé, commence à se décomposer! »
Le secouriste montra un cadavre : c'était un jeune homme d'environ vingt ans, un malheureux tétraplégique, qui avait été broyé. Ce qui restait de son fauteuil roulant s'était mêlé au corps démantibulé et aux débris de la maison : Deng Wu Fei avait succombé au séisme comme des milliers d'autres personnes!
« Mais alors, qui? Qui a répondu au signal?
- Regardez : voici notre survivant!
- Un...un singe! »
Wang, le Macaque Rhésus, l'ami de Deng Wu Fei, dressé pour venir en aide aux handicapés moteurs, tendit les bras à ses sauveurs. Monsieur Xiang, le chef de l'équipe, ému à l'extrême, n'hésita pas à saisir ces bras. Et Wang, apaisé, s'endormit sur la poitrine de Monsieur Xiang...
« Une vie de sauvée, qu'elle qu'en soit la nature, est toujours une vie qui compte dans le concert magnifique des formes infinies et merveilleuses peuplant notre bio-univers. Ôtez ne serait-ce qu'un seul de ces êtres maillons à la chaîne du vivant, et vous romprez à jamais l'équilibre fondamental mais fragile du même bio-univers. » (Li Wu, philosophe chinois, XXVe siècle de notre ère).

Christian Jannone.

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