vendredi 10 octobre 2025

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 5e partie.

 

- Cela a-t-il un lien avec les propriétés de l’androïde ?

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 Le conseiller du roi, qui l’a convaincu de la nécessité d’entrer en possession du joueur d’échecs, n’a pas été plus explicite. Secret d’Etat, dirais-je. Supposons que certains signes dans le costume d’El Turco

 Illustration.

 aient un lien avec lesdites propriétés. La ceinture et ses symboles, le geste de la main, le turban, que sais-je encore ? Je suis observateur, et me suis tout autant intéressé aux signes figurant sur cette ceinture qu’à la maîtrise du jeu d’échecs par cette machine, bien que vous y soyez pour quelque chose. J’ai personnellement connu le grand Philidor et…

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- Monsieur, m’interrompit le Marnousien.

- Appelez-moi Monsieur de Talleyrand.

- Monsieur de Talleyrand, vous êtes perspicace, et votre sens de l’observation vous a permis de détecter ce qui rend l’androïde si spécial. Ainsi comprendrez-vous mes propos de tantôt, au sujet de la piste temporelle. De même, le jeu d’échecs n’a pas été inventé que sur Terra. Mon peuple y excelle, a aussi ses champions.

- Ah, venons-en à l’essentiel.

- El Turco est – comment vous le dire en termes adaptés à votre époque ? – un vaisseau capable de se mouvoir à travers le temps, pardon, les temps !

- Après la pluralité des mondes, la pluralité des temps ! 

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- Il n’existe pas qu’une histoire unique, qu’une flèche temporelle linéaire, mais une infinité.

- Pristi ! Vous me sidérez, monsieur le… Marnousien. Monsieur Voltaire eût mérité d’être ici, lui qui, dans Micromégas, philosopha sur les extra…terriens.

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- Je vais vous expliquer du mieux que je pourrai le sens des symboles. Ou plutôt, des icônes.    – Je suis tout-ouïe.

- El Turco, à l’origine, fut conçu par un bonze du Thibet, Jamiang Tsampa, qui vécut à l’aube de votre an Mil. De fait, il s’agissait – si je puis m’exprimer ainsi – d’un travail de commande du pape de cette époque.

- Sylvestre II, premier évêque de Rome français et auvergnat ? fis-je en fronçant les sourcils.

 Image illustrative de l’article Sylvestre II

- Lui-même. Il répondait à un désir exprimé par l’Empereur Otton III, auquel il était tout dévoué. Cependant, nous ignorons par quel biais Gerbert d’Aurillac parvint à entrer en relation avec le moine bouddhiste. Toujours fut-il que Jamiang Tsampa franchit des centaines de lieues jusqu’à l’Europe, jusqu’à Rome, pour s’acquitter de la commande papale, le tout sous la supervision ottonienne. 

 Description de cette image, également commentée ci-après

- Votre ton prouve votre sincérité. Vous ne me bernez point. Qui que vous soyez et quel que soit l’automate dans lequel vous vous dissimuliez, qui pose pour moi une énigme pis que celles du Sphinx.

- Chaque symbole de la ceinture du Baphomet désigne un monde parallèle.

- Donnez-moi quelque exemple.

- Observez bien ce dessin, fit le Marnousien en désignant ce qui ressemblait, de loin, à un crustacé.

- Je ne vois là qu’une banale crevette !

- Regardez de plus près.

Comme j’étais muni d’un face-à-main, je l’approchai de la ceinture et examinai l’arthropode représenté par le concepteur de l’automate. Les détails révélés par mon examen me surprirent.

- Vous avez raison, mon ami. Tout en cette prétendue crevette respire la singularité ! Cet être semble monstrueux, incroyable ! Si j’ai bien compté, son cap comporte cinq yeux et, à la place de la classique bouche à palpes des crustacés communs, figure un appendice assez tortu, qui s’achève par ce qui rappelle les plantes carnivores décrites par Monsieur de Humboldt aux Amériques. Une telle aberration ne peut aucunement exister.

 

- Monsieur de Talleyrand, aussi surprenant que cela puisse paraître, détrompez-vous car ce « monstre » a bel et bien existé un jour sur Terra, il y a des millions d’éons. Mieux encore, il existe toujours, dans un monde différent du nôtre, en lequel le cours de l’histoire de la vie a divergé.

- L’Eglise vous condamnerait pour de tels propos, mais je ne la crois plus. Pour elle, les espèces sont fixes, n’ont pu changer, même si Monsieur Cuvier tend à affirmer que le Déluge a provoqué l’extinction de certaines d’entre elles. De même, l’illustre Buffon dut jouer de prudence, lorsqu’il voulut vieillir l’âge de la Terre à cent mille ans. 

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- Cette crevette a son équivalent ailleurs, hors de nos deux planètes. On l’appelle Odaraïen, une espèce belliqueuse, conquérante, qui colonisa nombre d’astres de votre Voie lactée au détriment d’autres espèces dotées d’entendement. Je n’ai hélas pas le temps de vous conter l’épopée du roi-prêtre Binopâa, célèbre dans toute la galaxie.

- Fontenelle, Voltaire et Giordano Bruno s’expriment par votre bouche. Je… préfère changer de symbole. Tenez, occupons-nous de cette roue dentée, plus à droite. Cet engrenage nous est plus familier depuis L’Encyclopédie. Les arts mécaniques…

 

- Au risque de vous décevoir, Monsieur de Talleyrand, le temps alternatif symbolisé par cette « roue » est aussi distant du vôtre que celui du « crustacé ».

- Serait-ce un monde dominé par l’automation, un monde d’hommes-machines chers à Monsieur Descartes, comme désormais, nous en fabriquons pour la guerre ?

- Il s’agit bien plus que d’androïdes. Sachez qu’en ce monde-là, les espèces de chair et d’os sont malvenues et condamnées à l’assimilation.

- Qu’est-ce à dire ?

- Toute intrusion d’un être vivant « classique » dans cet univers de machines constitue une agression pour elles. Elles s’empressent de le transformer à leur semblance.

- Que le diable me patafiole ! m’écriai-je. Mieux vaut éviter de toucher ce symbole-ci. Je suppose que les autres sont tout autant à craindre : ce crâne de lézard aux crocs démesurés,

 Description de cette image, également commentée ci-après

 ce profil d’idiot ou de brute au front fuyant, sans menton, aux arcades sourcilières proéminentes, accompagné d’une espèce de pierre que je dirais sculptée ou travaillée,

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/fd/Ferrassie_skull.jpg

 aussi ce que je concède représenter un minotaure…

 Description de cette image, également commentée ci-après

- Les deux premiers symboles représentent les mondes alternatifs dinosauroïde et K’Tou, c’est-à-dire d’une part une Terre dominée par de terribles lézards géants et d’autre part, une planète où l’Homme moderne – Homo sapiens de votre savant Linné – n’est pas apparu, remplacé par l’espèce humaine K’Tou.

- Tout cela est peu réjouissant. Je suppose que même le turban d’El Turco incarne un autre monde possible…

- La domination universelle de la grande religion mahométane sur Terra…

- Au fait, permettez-moi, Monsieur le Sélénite… par quel dessin mon propre monde est-il symbolisé ?

- A gauche du symbole médiéval, avec heaume, estoc et écu, vous remarquerez sur la ceinture l’aigle et la couronne de lauriers.

- Ce qui signifie…

- Votre roi, Napoléon le Grand, se fera couronner empereur et adoptera l’aigle comme emblème de la nouvelle dynastie. 

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- Vous me convainquez, mais, malgré tous vos dires, expérimenter El Turco me tente encore.

- Auriez-vous tant que cela besoin d’une démonstration des facultés fabuleuses de cet automate telles que je viens de vous les exposer ? Je ne suis point dupe : vous êtes envoyé par votre gouvernement qui le convoite, pour je ne sais quel usage répréhensible. Jamais le Grand Moghol qui en fut le propriétaire ne l’usa à des fins belliqueuses. »

Ainsi me parla-t-il, me convainquant de la nécessité de conserver pour moi les propriétés exactes d’El Turco. La convoitise est une faiblesse humaine, et je redoutais qu’elle l’emportât sur la raison d’Etat. Que Napoléon possédât l’androïde, qu’une puissance étrangère eût vent de cela, et le conflit nous opposant à l’Angleterre acquerrait une dimension dépassant l’entendement, au risque de ce qu’on pourrait qualifier d’Apocalypse anticipée.

« Montrez-moi donc, mon ami sélénite, dis-je. Quel que sera le résultat de l’expérience, je prends le risque d’affronter le péril.

Plutôt que de me hasarder à effleurer l’une des autres figures énigmatiques de la ceinture de l’automate – sans doute s’agissait-il de prosaïques allégories sibyllines dont le sens s’était perdu pour les siècles des siècles - j’optais pour une simple manipulation du bras du champion. Le non-humain devina mon intention.

- En position de repos, El Turco a le bras droit levé, symbole de paix chez les bouddhistes de Terra. Veuillez toucher ledit bras, et vous verrez. Prenez garde à la brutalité de la translation. »

Le mot était pour moi nouveau. J’objectai :

« Y a-t-il danger de mort ? Si je changeais d’avis, en effleurant par exemple un des symboles de la ceinture, comme la « crevette » ?

- Je vous le déconseille, ami humain. Les conséquences seraient incommensurables, incalculables. »

« Il est étrange, songeai-je, que je n’aie point remarqué auparavant cette posture de l’automate au repos. Le Sélénite l’a-t-il disposé ainsi exprès à mon intention ? »

Le sort en fut jeté ; un monde parallèle m’attendait, selon les dires du « Marnousien ».

« A Dieu vat », m’exclamai-je avant de toucher la main de paix de l’automate.

 

Sitôt après, un long tube m’aspira. Cette expérience s’avéra périlleuse, davantage vertigineuse que la plongée dans le plus profond des gouffres, bien que l’attirance de l’abîme n’eût rien à voir avec un tel voyage. Car comment qualifier autrement cette pérégrination qu’aucun Ancien n’avait décrite ? Ne maîtrisant plus mon corps, ballotté malgré moi, un flux m’entraîna en des méandres tubulaires labyrinthiques inouïs.  Etait-ce le flux du Temps lui-même ? J’eusse dû entrevoir l’allégorie classique personnifiée d’un vieillard immémorial brandissant une faulx. Rien de cela n’advint. Ce qui me subjugua le plus fut la célérité apparente de mon parcours, sans toutefois que j’empruntasse certaines des bifurcations qui s’offraient à moi, voies sans issue ou autres qui au fur et à mesure s’estompaient comme si elles n’eussent jamais existé. Il me sembla que j’allais de l’avant ; cela voulait dire une translation vers l’avenir, un avenir cependant indéchiffrable. Je sombrai promptement dans un semblant d’inconscience, brutalisé par la manière abrupte dont le réticulé des mondes pluriels secouait mon organisme. Ce fut tout juste si la nausée ne me saisit point. Je ne pus déterminer ni l’instant de mon arrivée à destination, ni la durée exacte de ma translation. Elle eût pu s’étaler aussi bien sur une poignée de secondes de nos modernes chronomètres Breguet que sur des milliers d’éons. J’avais perdu jusqu’à la perception de mon propre organisme, redoutant qu’il fût désarticulé ou désagrégé au cours de l’effroyable périple trans-mondes. J’en vins a posteriori à comparer cela à la mort. Une mort temporaire, pourtant.

A suivre...