jeudi 17 mai 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 21 1ere partie.

Avertissement : paru pour la première fois en 1890, ce roman à caractère érotique et saphique est réservé à un public majeur.




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Chapitre XXI


   Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait  subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma.  Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.

  A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour.
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 L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts,
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 que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât,
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 du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires.
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 C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.

 Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle.

  Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie.
  A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe.

« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient.
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres.
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
 
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger.
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai.
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas !
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie. 
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère.

  Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »

 L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
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  Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement,
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 qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance.
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »

  A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche,
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 traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son sexe blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ?

 Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! »

  Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle vouait aux gémonies la vicomtesse, qui, sous le déguisement de la Mère, à laquelle elle avait cru dur comme fer en un premier temps avant que la ruse ne fût éventée par la petite futée catin, l’avait obligée à boire de cette liqueur séminale faisandée. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles le stratagème de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais.

 Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier :
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
  Mais la putain d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais tout en elle, grattait, labourait et meurtrissait ses mucosités secrètes d’où sourdait une eau interne malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore à la porte de son moi vaginal, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair interne infectée.
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
  C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde…
  Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule génitale de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de ponctionner, de cureter à plaisir l’orifice canalaire fécondable de la victime. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes les suppurations de cet appareil féminin perdu et condamné. La jeune damnée se contenta de dire :
« La prochaine fois, tu mourras… »
  Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun.

  Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles.
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté,  Odile et Marie auront eu plus de chance… »


************


 Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut.
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 Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.

 Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie.
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 Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance.

  Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil :
« On est encore loin ? »

  Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ?  L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine.

  Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant.
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 Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.

  Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître.
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »

  Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.


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Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore.


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mardi 8 mai 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 20 2e partie






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 Avertissement : ce texte, paru pour la première fois en 1890, est réservé à un public majeur.


En cette matinée de début d’octobre, la célèbre place Bellecour de Lyon voyait croître l’animation habituelle quotidienne propice à la flânerie et aux cogitations. Parmi les badauds, un redoutable prédateur se dissimulait sous l’apparence d’un docte vieillard anodin, pour ne point écrire inoffensif : Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont la mission était de capturer celle qui deviendrait Phidylé, quarante-troisième pensionnaire de Moesta et Errabunda.  L’homme ne pouvait se douter du traquenard qui l’attendait. 
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  Il avait reçu un ordre, il devait l’exécuter. Cléore, pourtant, avait été fort peu diserte dans son dernier message, datant d’une quinzaine :
« Jamais nous ne fûmes à pareille fête lorsque les deux dernières pièces de biscuit nous furent livrées. Nous ne le serons plus de sitôt si Phidylé ne nous arrive pas. »

 Cela était presque tout. Qu’avait-elle voulu signifier ? Dagobert-Pierre pensait que la comtesse mentait par élision ; cela voulait dire qu’un danger planait au-dessus de l’Institution, sans qu’il fût possible d’en déterminer l’exacte nature, et que lui, Dagobert, devait demeurer sur ses gardes. Cléore ne lui avait point communiqué d’autre information de quelque importance. La maladie, la peur d’Adelia - car désormais, elle craignait que son ancien giton frappât de nouveau - l’avaient empêchée pour l’instant de faire part au grand oncle de la perte cruelle d’une de ses petites nièces.  Resté dans l’ignorance des événements des deux dernières semaines, il regarda ses mains… des mains de grand savant, mais de grand savant fou. Ses doigts étaient marqués, semés de taches diverses, résultant des contacts multiples de son épiderme avec les produits toxiques qu’il utilisait au cours de ses expérimentations hasardeuses. Ils se desquamaient çà et là. Sous ses ongles, bien qu’il les taillât avec soin, pour ne point écrire avec maniaquerie, il arrivait que demeurassent, s’insinuassent, des fragments indésirables de cuticule, de téguments ou d’écailles d’ailes de tous les insectes sur lesquels il travaillait avec une foi d’entomologiste inlassable. Dagobert voulut abriter cet outil irremplaçable de travail, pour la tâche risquée qu’il devait accomplir. Monsieur de Tourreil de Valpinçon enfila des gants de filoselle, certes seyants, mais trop fins pour qu’ils étranglassent avec facilité et promptitude la prétendue Phidylé, si toutefois l’envie de résister lui était venue, eût traversé son esprit de fillette réprouvée. De toute façon, du fait de son âge, il ne possédait ni la hardiesse, ni l’habileté, ni la dextérité et a fortiori ni la vitesse d’un pickpocket de Londres.

  Adonc, Cléore n’avait donné nulle autre directive. Le message concluait, laconique :
« Procédez comme de coutume. » Cela se traduisait par un « utilisez la seringue de Pravaz » non explicité. De plus, le trousseau de petite fille modèle était prêt, à domicile - car Dagobert, agissant seul, comptait conduire la gamine étourdie par la drogue jusqu’en ses pénates - prêt à se substituer aux hardes évidentes de la prochaine enlevée. De fait, Dagobert-Pierre ne savait même pas comment la comtesse voulait cette pensionnaire peut-être surnuméraire. Devait-elle arborer des yeux céruléens, noisette ou bruns ? Serait-elle blonde, rousse, châtaigne foncée ou claire ? Aurait-elle sept, huit, neuf ans ou plus ? Ah, si les adorées jumelles avaient été là pour le seconder ! Il venait à sa souvenance leurs visites, lorsqu’elles lui quémandaient une petite gâterie -  souventefois une correction émolliente à coups de ceinturon - séance de châtiment éducatif où elles glapissaient et mouillaient d’abondance… Enfin, sans que toutes deux payassent la note de leurs poches de petites baronnes vicieuses,  le malheureux grand oncle devait remettre à la lingère - qui se posait lors des questions - draps et dessous des deux galopines humidifiés et suintants de leur plaisir de petites sadiques.

  Les basques de la jaquette du vieux scientifique étaient trop longues et le gênaient dans sa démarche. Il eût dû enfiler un pardessus, mais le temps était encore étonnamment doux et clément pour un début octobre. Son regard scruta toute la place Bellecour,  à la recherche de sa proie, dans le fourmillement de la foule croissante, guettant la marchande ambulante, la mendiante, la miséreuse d’âge tendre. Il eut l’impression qu’on l’épiait. Il ne savait pourquoi il se sentait observé par les badauds. La police savait-elle quelque chose ? Était-ce cela, le sens allusif de cette phrase, de ce « nous ne le serons plus de sitôt… » ?

 Dagobert-Pierre, absent de son domicile puisqu’en chasse matutinale, ne pouvait savoir qu’au même instant, les forces de la Loi s’y trouvaient, perquisitionnaient, le quêtant, voulant l’appréhender. Enfin, il vit la va-nu-pieds idoine : une petite vendeuse d’allumettes, de dentelles et de lacets. 
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  Elle paraissait dix ans, mais il pouvait se méjuger, du fait de ses jambes grêles, sans doute à peine plus épaisses que les allumettes qu’elle s’efforçait de vendre. Cléore avait pour défaut de s’éprendre facilement de ces fillettes rachitiques. Celle-là n’était même pas jolie. Un nez trop grand, trop proéminent, défigurait son visage maladif, parsemé çà et là de taches de son, tandis que ses yeux noirs, marqués de cernes, trahissaient une résignation et une tristesse infinies. Elle semblait souffrir d’une flétrissure prématurée, propre aux traîne-misère, à celles qui trop tôt ont été soumises aux tourments de la plus profonde pauvreté. Ses longs cheveux châtains, qui s’agrémentaient d’un ruban rouge d’une propreté douteuse - souci d’élégance et de coquetterie enfantine bien vain -, n’avaient pas ce brillant, cet éclat lustré, cette soyeuse texture qui faisait toute la plantureuse beauté de bien des petites pensionnaires de la comtesse de Cresseville. On voyait qu’elle prenait soin d’elle, qu’elle se contraignait à faire bonne figure, à paraître propre pour ne point sentir mauvais, pour ne pas rebuter les âmes charitables, à arborer une vêture correcte bien que modeste, quoique ses pauvres pieds fussent entravés, emprisonnés dans d’affreuses chaussures lacées usagées, d’un cuir craquelé et fatigué, que maintes petites écolières ordinaires des classes de la Gueuse portaient communément, substituts des bottines à guêtrons trop luxueuses pour elles.  Par-dessus sa robe grise quelconque bien que proprette, la petite marchande ambulante avait enfilé un tablier blanc, rapiécé par endroits, un peu taché aussi, dont la poche droite était décousue. L’enfant affairée répétait, présentant en vain aux passants son éventaire médiocre :
« Allumettes, lacets, articles de mercerie ! » tandis qu’un effronté gamin à la figure crasseuse, coiffé d’une casquette de Gavroche bien usée, qu’on eût cru extirpé du ghetto de Prague, alla lui faire concurrence, lui disputant le chaland en présentant ses échantillons de caramels mous rancis, durcis et fendillés. Quelques uns cependant, en une aporie absurde, présentaient l’état inverse ; ils collaient en leur papier doré, adhéraient en une glue, une mélasse de sucre vieillie et indigeste. 
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 Tous deux s’affrontaient donc, tentaient de placer leur marchandise de fort basse qualité, dans l’indifférence d’une foule à peine plus riche qu’eux. C’était une compétition illusoire et dérisoire, un sport anglais d’un nouveau genre, entre deux victimes consentantes du système commercial et industriel contemporain. Chaque voix enfantine essayait de vanter sa saleté à tue-tête, s’égosillant, s’échauffant, s’enrouant d’éraillures, toussotant… Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, sans que nul n’en fît cas, se pressa en toute discrétion, guettant le moment propice. Il sortit de sa trousse la dose de drogue et la seringue de Pravaz, prépara l’injection et s’approcha de la petite marchande. Il ne connaissait même pas son nom réel, et peu lui importait qu’elle se nommât Marie, Jeanne, Amélie, Alphonsine, Thomassine ou Gisèle. Le duel des loqueteux enfants ne tournait à l’avantage de personne. Dagobert-Pierre s’en gaussait comme de colin-tampon. Tous deux rentreraient bredouilles en leur taudis respectif, prêts à se voir administrer une correction méritée.
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  Le vieux savant parvint à portée de la fillette qui s’époumonait en des « Mes dentelles ! Mes lacets ! Mes articles de Paris ! Mes boîtes d’allumettes ! Deux sous ! Deux sous chaque ! », l’aiguille pointée vers son maigre bras gauche. C’était à croire qu’elle était attentive et avait le bon œil : la petite se rendit compte du manège de Dagobert. Elle résista. Sa mauvaise conscience le hanta - une mauvaise conscience d’une hideur de fantasmagore de Robertson,
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 à l’aspect de tête de squelette aux ailes de chauve-souris qui n’eût impressionné qu’une âme sensible arriérée. L’idée d’un échec patent lui traversa l’esprit : et s’il échouait et était démasqué par la foule ? Mais la chimère gargouille gothique se dissipa
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 et il contre-attaqua. Alors, la petite donna un coup de coude, qui lui fit lâcher la seringue. Avec une agilité déconcertante pour une traîne-misère qu’il avait pensée affaiblie par la faim chronique, elle lui échappa et se mit à courir à travers la place, à l’étonnement des passants qui n’en avaient que faire.
« Mais attrapez-la ! Attrapez-la donc ! C’est une petite voleuse ! Elle a voulu me dérober ma bourse ! » fabula  le vieux savant perverti, qui s’essoufflait à la poursuite de l’intrigante marchande ambulante dont l’étal portatif brinquebalait dans sa course jusqu’à en semer quelques articles que des femmes, pas toujours miséreuses, se hâtaient de glaner gratuitement. Elles dissimulèrent et escamotèrent cette camelote, cette quincaillerie, qui dans leur réticule, qui dans leur aumônière, qui sous leur fichu. L’oncle Dagobert comprit trop tard le traquenard, lorsque deux policiers en civil, anodins parmi les promeneurs, l’empoignèrent manu militari.
« Le satyre est pincé ! Nos collègues de Paris vont nous féliciter ! » s’écria, enthousiaste, l’un des drôles.
  Sous les yeux ébahis d’une multitude de témoins de diverses classes de notre société de la capitale des Gaules, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon fut sommé de monter dans un véhicule hippomobile fermé, orné de grillages, comme un vulgaire malandrin appréhendé en flagrant délit pour un larcin à la Jean Valjean. C’était - ô, inconfort suprême - ce que les pègres de Paris surnommaient, de leur langage haut en couleurs le panier à salade. Quant à la mignonne Phidylé, qui jamais ne s’appellerait ainsi, elle reçut sa juste récompense : une jolie bourse en cuir de Russie, pleine à crever de beaux jaunets, de quoi permettre à sa famille de subsister plusieurs semaines sans recourir à la mendicité. La Gueuse aidait aussi ses pauvres à sa manière, les opportunistes achetant ainsi les votes des parents par une forme de charité spéciale. Quant à Dagobert-Pierre, qui avait laissé sa trousse (pièce à conviction tôt récupérée) et ses lorgnons dans l’aventure, il ne put que marmotter : « Ah, la garce ! Elle m’a fourré dans de vilains draps ! » Il ne devait s’attendre à aucune mansuétude de la part des forces de l’ordre républicain. Il serait l’objet de la vindicte publique et si par malheur, l’affaire allait jusqu’à l’échafaud, il encaisserait crachats et quolibets de la populace au moment d’en gravir les degrés. Mais, raisonnablement, condamnerait-on à mort, en France, un complice d’enlèvements même pas coupable d’assassinat ? Il devait se souvenir de l’existence ou non de la notion d’homicide indirect ou passif dans le droit pénal et soumettre des gamines à peine extirpées de la plèbe aux coutumes anandrynes n’avait rien pour lui de meurtrier…

   Toutes les gazettes locales puis nationales, friandes en faits divers, rapportèrent la manière spectaculaire dont un soi-disant honorable citoyen avait été appréhendé, soupçonné à juste raison d’enlèvements de petites filles. Lorsque Elémir apprit la nouvelle dans Le Gaulois,
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 il commit l’imprudence d’en informer Cléore par télégramme, car il soupçonnait que la comtesse de Cresseville était coupée présentement du monde, du fait qu’elle ne lui écrivait plus depuis plusieurs semaines, comme si un événement majeur l’en avait empêchée ou dissuadée. Il va de soi que ce télégramme fut intercepté par les gendarmes qui arpentaient et surveillaient les postes et télégraphes de Château-Thierry du matin au soir.

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 Cléore ne risquait point de bouger de Moesta et Errabunda, épuisée par un regain de son mal. Elle étanchait son cœur, son irrépressible chagrin, ses épreuves, ses errements, la perte de Daphné, des deux statues merveilleuses de déesses anandrynes, et la trahison vengeresse d’Adelia, par une absorption répétée et immodérée d’opium, de chloral et de laudanum. Toutes ces substances abrutissantes, administrées avec constance, aggravaient en elle, comme à plaisir, leur effet narcotique.  Seul l’éther manquait à l’appel. Un médecin n’eût pu déterminer, d’elle ou de Phoebé, laquelle était la plus proche de l’instant où on l’allongerait dans un cercueil d’ébène capitonné et matelassé de blanc fané, aux lourdes poignées de cuivre doré, roidie dans une robe virginale et le visage blêmi par le trépas, comme enfariné,  émacié par la consomption et la dénutrition. Les deux nurses se désespéraient au chevet des deux malades, redoutant que toutes deux succombassent dans leurs bras et se flétrissent telles des primeroses aux destinées cruelles marquées du sceau de l’éphémérité.

  Désormais, Phoebé était frappée d’aphasie. Elle demeurait recroquevillée sur son lit, comme le fœtus humain utérin d’un célèbre dessin de Leonardo da Vinci, prostrée, mutique.
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 Plus rien ne la rattachait au fil ténu de la vie. Elle se refusait à absorber la moindre nourriture, et les infirmières ne la sustentaient plus que par des injections veineuses de moelle et de sang. Sa translucidité s’aggravait chaque jour et sa peau pellucide ivoirine vampirique dévoilait la transparence turpide de son réseau sanguin, comme si on l’eût extirpée avant terme du ventre maternel. Phoebé était réduite à un état de larve de plancton végétatif, tandis que sa régression infantile devenait lors notoire. Elle se souillait sans retenue de défécations de nature fœtale, sa poche anale ne suffisant plus depuis jà longtemps à contenir de telles infections périodiques. Elle émit même ses premières menstrues précoces, d’une ténuité certes prévisible, mais d’une épouvantable fragrance hircine annonciatrice de putrescence. Elle n’était plus qu’une enfant vacataire de la mort, en suspens, en attente qu’on la fauchât dans la prématurité de son dépérissement consomptif. Elle était telles ces adolescentes souffrant d’anorexie ; elle se laissait mourir de faim sans que les nurses y pussent grand’chose. On tenta de raviver ses sens, par la respiration des fumets délicieux, du miel, de la rose, de l’encens, de la viande de boucherie sanglante découpée en quartiers. On lui fit humer des souris, des mulots, même des chats fraîchement égorgés, sanguinolents, encore tout chauds, parfois palpitants, qu’on portait à son nez, dont on alla jusqu’à en imprégner et humecter sa bouche desséchée pour qu’elle s’en pourléchât. Ses lèvres et ses narines paraissaient esquisser un frémissement ; celui-ci n’excédait point quelques secondes, puis, la malheureuse poupée blondine, devenu effrayante de maigreur, de cachexie, retombait dans sa mutité. Plusieurs fillettes, Jeanne-Ysoline, Eusébie, Ellénore, frappées de compassion, lui rendaient régulièrement visite et tentaient de la distraire en lui offrant leur plus jolie poupée, d’autres menus cadeaux ou babioles, ou en fredonnant pour elle quelque ariette oubliée, afin qu’elle se souvînt des jours heureux de la communauté lorsque toutes partageaient quelques instants de bonheur au réfectoire, aux savoureux soupers de jadis que Cléore présidait après l’appel rituel et qu’on l’eut honorée et concélébrée avec une ferveur et une reconnaissance non feintes. Lors, tout partait à vau-l’eau. Les petites visiteuses, recueillies au chevet de la survivante, lui prodiguaient mille petites caresses, mille baisers doux, lissant longuement ses anglaises d’un blond pâle ternissant.  Malgré cette manifestation d’une solidarité enfantine, Phoebé ne sortait pas de sa prostration et poursuivait son lent dépérissement, pétale par pétale. En sa passivité, elle ignorait que jamais, au grand jamais, on ne l’avait autant aimée que maintenant, elle que toutes avaient tant critiquée et décriée, depuis qu’elle souffrait de son deuil d’inséparable amputée. 

  Nul ne s'occupait plus des événements extérieurs, qui eussent appelé à une plus grande vigilance. Cléore, secouée de quintes, souillant mouchoir sur mouchoir de sa phtisie de rousse, ne se souciait même plus que la nouvelle pièce de biscuit, la jolie Phidylé qu’elle avait tant désirée, obsessionnellement, fiévreusement, n’arrivât toujours pas en sa fraîche vêture de jeune passerose enrubannée, poudrée de riz et volantée, fillette-objet d’Ancien Régime dont les pieds mutins eussent été gainés dans d’excitantes bottines guêtrées de daim ou de chevreau, d’une douceur tactile de dictame divin propre à affoler les sens et à prodiguer d’inconvenantes et jouissives mouillures du linge intime de toute tribade se respectant. Le poumon droit de la comtesse de Cresseville, le plus atteint, devenait opaque, parsemé de cavernes, d’alvéoles emplies de caséum.

  Un homme, comme une ciguë maquillée en maceron trompeur, arriva un beau matin près des murs de l’Institution, vêtu en vélocipédiste,
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 avec une casquette de cuir et d’épaisses lunettes destinées à protéger ses yeux de la poussière des mauvais chemins. C’était l’inspecteur Moret en personne, incognito. Fort de l’étude du cadastre, de toutes les cartes locales y compris militaires, il lui avait été facile de quadriller la zone où était localisée cette propriété abandonnée, mais officiellement possédée par legs depuis soixante-quinze ans par la famille de la vicomtesse de**, un nom aussitôt identifié par Allard comme une actrice majeure de la conspiration monarchiste de la duchesse de**, qui arrosait de ses subsides bien des journaux antirépublicains. En bon explorateur et sportif patenté, Moret n’hésita point à effectuer une jolie escalade après qu’il eut déposé son vélocipède, un modèle dernier cri à pédalier central. Son regard d’aigle scruta le terrain intérieur, par-delà la muraille. On apercevait les pavillons au loin, à une distance d’un kilomètre, mais les jardins paraissaient de simples friches.  Fort bien outillé, il saisit la paire de jumelles qui pendait à son cou. Ce qu’il aperçut l’éclaira et renforça ses convictions, même si le spectacle paraissait anodin au premier abord. A l’extérieur du pavillon principal, un groupe de sept fillettes jouait ou devisait. Ces petites étaient fort bien habillées et juponnées et expertes en escarpolette, cerceau, jeu de volant ou saut à la corde.
« Nous tenons Moesta et Errabunda.» soliloqua-t-il avant de redescendre.

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 Le même jour, Sarah contraignit Odile-Cléophée à recevoir sa dernière cliente. Désormais, elle dirigeait tout, et commandait Jules, Michel, Julien et d’autres hommes de main. Elle referma avec brusquerie l’huis d’un salon obscurci et surchargé, derrière la tribade et la petite fille que cette vieille horreur désirait étreindre. 
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  Odile savait que c’était sa dernière épreuve. L’évasion, avec les complicités de Jeanne-Ysoline et de Quitterie, facilitée par la maladie de Cléore, avait été préparée pour le soir même. Marie-Ondine ne serait nullement oubliée dans l’affaire. Odile rongea son frein et s’obligea à subir l’indicible une ultime fois. La femme était âgée de plus de soixante ans, et sa gorge se rongeait sous les assauts du crabe de l’Empereur Galère, squirre hideux qui la mutilait de sa quintessence. Elle voulait qu’Odile contemplât son mal, s’en gorgeât, s’en sustentât, s’y allaitât. Elle se dénuda, exhiba en toute impudicité ses mutilations, ses enflures de blettissure carnée, rougies, veinées, forçant Cléophée à lui rendre hommage, à téter ces restes de seins pourris et gangrenés, qui s’humectaient en permanence d’une pyorrhée malodorante. 
   Odile souhaitait hurler son refus, sa désapprobation, mais la vieille goule l’obligeait à accoler ses lèvres à cette pourriture, à en laper les sanies et l’ichor cancéreux, car cet hommage ainsi rendu à l’essence de sa ruine, de sa décrépitude, serait, selon elle, la plus sublime manifestation de l’amour anandryn entre une bonne mère grand et une petite fille de toute beauté. Elle força Odile à d’odieuses caresses buccales de toute cette chair morte de flétrissure, et, n’y tenant mais, la jeune esclave soumise à la volonté de ce chaland pervers et fol, ne put que débecter d’abondance ses vomissures, souillant sa robe de rubans  jonquille.

  La vieille horreur enfin partie, Odile se lava toute, puis attendit le soir. Elle soupa, muette, discrète, avec Marie. L’ambiance était glauque, morne, sinistre, le réfectoire à peine éclairé de quelques candélabres et à demi désert. C’était à peine si une quinzaine de petites filles avaient eu le courage de prendre ce souper en commun, tant leur cœur n’y était plus. Elles savaient toutes Cléore, leur adorée maîtresse, en grand péril, moribonde peut-être, en attente qu’un prêtre voulût bien lui administrer le saint viatique. Elles se muraient dans la tristesse, le deuil et le silence, frappées d’inappétence, blasées, laissant chacune plus de la moitié de leur assiettée à chacun des services. Elles ne devisaient plus entre elles, ne médisaient plus. C’était à peine si on eût entendu, deçà-delà, quelques cliquetis esseulés de couverts, quelques glougloutements de brocs d’eau fraîche se déversant dans les gobelets de celles qui même plus ne ressentaient la soif.  Les échos de la fête, de l’âge d’or, s’étaient éteints, et ce silence qui retombait sur ce repas final ressemblait à celui de la tombe. Les faces de carême renfermées, renfrognées des autres juvéniles convives, non plus de mépris envers elle, mais de résignation à la perte, à l’effondrement du rêve de Cléore qu’en pécores écervelées elles avaient un temps partagé, constituaient pour Odile autant de témoignages que le moment de s’éclipser était venu. La conséquence en serait minime. Peut-être ne s’apercevrait-on même pas de sa fuite et de celle de Marie. L’évasion avait été fixée à onze heures  et demie du soir. Le début d’octobre était encore doux et humide, et il n’y avait nul risque que les deux petites évadées attrapassent un refroidissement. Elle eût pu éprouver des difficultés à masquer un contentement annonciateur de la fin de son calvaire ; mais notre Cléophée savait feindre à merveille. Elle réservait la liesse pour plus tard, si toutefois son évasion réussissait. Elle et Marie quittaient ce lieu de perdition, de déviance, sans regret, sans émoi, quoiqu’elles fussent adulées par Cléore. 

  Odile prit donc congé des quatorze courageuses convives avec discrétion sans rien laisser paraître et fit mine de s’aller coucher, comme si tout eût été normal, banal, après que sa compagne d’escapade l’eut précédée. Tandis que Marie occupait une chambre isolée et solitaire depuis les événements que l’on sait, notre fausse Cléophée partageait désormais ses nuits avec Jeanne-Ysoline, ce qui semblait n’étonner et n’offusquer personne, ces choses-là étant un des objectifs de Moesta et Errabunda. On subodorait que, dans le couple ainsi formé, Odile jouait le rôle du garçonnet tandis que la coquetterie féminine exubérante de la rubans chamois la prédisposait à celui de promise. Il était vrai qu’autrefois, dans la rue, Odile ne jouait qu’avec les garçons et aimait à porter les cheveux courts, à se vêtir comme eux, en Gavroche va-nu-pieds, à arborer des pantalons grossiers et rapiécés de velours côtelé. Au fond, elle doutait de son sexe, de sa nature réelle, ne s’étant jamais tout à fait sentie fille. 
  Cependant, on ne pouvait conjecturer sur les motifs exacts et profonds de l’attirance de l’une pour l’autre, savoir si Odile aimait Jeanne-Ysoline pour sa beauté espiègle, par compassion pour son corps meurtri, par goût inné, ou en raison des suppurations fort nutritives qui dégorgeaient de ses bandelettes purulentes. La fillette était devenue inguérissable. Un nectar citrin suppurant horrible suintait en permanence des fistules de la jeune fée d’Armorique, fistules qui résultaient des multiples cicatrices mal refermées de son intimité. Les lésions demeuraient, crevassées, aiguës, et lui arrachaient des grimaces de souffrance. Le pus exsudait de toutes ces vieilles plaies, de ces stigmates de sainte martyre de la cause de Lesbos, goutte à goutte, et, plus ce produit de mort s’épreignait, plus Jeanne-Ysoline paraissait dépérir, se flétrir, pourrir d’une blettissure interne la rongeant comme un chancre squirreux jusqu’en son utérus immature, tandis que l’absorption régulière par Odile de la substance d’infection à la suave odeur et à la consistance d’une huile sacrale et sacrée de cadavre incorruptible de pieuse béguine médiévale, avivait celle-ci et la confortait dans sa résolution à s’enfuir. Peut-être que cet ichor du sexe était réellement doté de vertus curatives qui eussent pu aussi soigner Phoebé de son apathie. Mais le mal était létal à long terme, et Jeanne-Ysoline l’avait bien compris, elle qui chaque matin, en sa psyché, voyait progresser les stigmates obituaires tavelant sa peau d’adorable enfant de taches nummulaires, taches qui lors se mélangeaient à ses éphélides. La petite fleur d’Armor pourrissait lentement en ses entrailles. Elle se savait perdue, d’ici trois à six mois tout au plus, et c’était pour cela qu’elle n’accompagnerait pas sa mie et la Mariotte. L’infection n’étant plus curable, Jeanne-Ysoline s’était résignée à boire le calice jusqu’à la lie en disant adieu à une liberté illusoire. Magnifiée par son mal, elle était belle comme un ostensoir et un Saint Sacrement.

  Toutes deux ne s’étaient point déshabillées et, à l’heure convenue, quittèrent leur chambrée pour appeler Marie, qui, elle, dormait du sommeil de l’innocence. Elles portaient des chandeliers, et avaient passé par-dessus leurs robes des manteaux ordinaires. Il leur fallait rejoindre Quitterie, qui les attendait derrière la serre. De là, elles gagneraient la fameuse brèche de l’enceinte par laquelle les sœurs Archambault avaient cru trouver le salut. Marie bâillait d’abondance, les yeux encore enflés de sommeil, et ses deux compagnes craignaient que ces bâillements puissants d’une petite en meilleure santé qu’elles deux, au corps rustique et robuste propre aux campagnardes, réveillassent plusieurs dormeuses du corridor qu’elles parcouraient en direction de la sortie. Mais la providence les soutenait, et c’était à croire que toutes les autres pensionnaires, recrues d’on ne savait trop quelle fatigue, dormaient à poings fermés. Les adultes eux-mêmes étaient étrangement absents.

  Cependant, à un tournant, juste avant l’escalier secondaire des domestiques qu’elles devaient descendre, Odile eut grand’ peur : au mur du fond se silhouetta une forme humaine déformée, presque gigantesque, alors que des bruits de ronflements retentissaient. Lorsqu’apparut la responsable de cette crainte de l’échec, toutes furent soulagées. C’était la somnambule, la jeune et grasse Marie-Yvonne, encore vêtue de son hideux déguisement de truie aux tétins innombrables, qui dégageait une suffocante fragrance de lisier. Elles eussent dû prendre davantage garde à un autre détail, si toutefois elles s’étaient préoccupées d’examiner de plus près le mur qu’elles jouxtaient. Quelqu’un y avait creusé un trou, un petit oculus destiné à épier ce qui se passait, pratique courante dans les maisons de tolérance, qui permet à la tenancière de surveiller la conduite de ses filles avec leur client. Un œil vert les vit, les observa par cet orifice d’espion : c’était Adelia, qui vivait cachée depuis plusieurs semaines, de rapines et de dons discrets de nourriture d’une des cuisinières qui l’avait prise en pitié. Et cet œil fulmina d’un désir accru de vengeance, comme celui du poëte Hugo de La Légende des Siècles qui regardait Caïn ….
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dimanche 22 avril 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 20 1ere partie.

Avertissement : ce roman d'époque est réservé à un public majeur.

Chapitre XX

   Cela était incroyable, insoutenable, surprenant, captivant, inadmissible : Daphné, la belle Daphné, demeurait introuvable. Avait-elle suivi Délie dans son évasion ? On fouilla toute la propriété en quête de la disparue. Tout le personnel de l’Institution fut mobilisé à cette tâche et même les petites filles durent donner de leur personne. Les plus rétives d’entre ces gourgandines en réduction furent de même sommées de renoncer un temps à leur oisiveté sybaritique afin de prêter main forte à tout cet escadron de fureteurs. Ce fut lors la mobilisation générale pour dénicher Daphné de Tourreil de Valpinçon. On supposa sa disparition liée à celle de Délie et on craignit le pire.

  Les fillettes regimbaient et renâclaient à la tâche comme des rossinantes, parce qu’il fallait qu’elles fouillassent en les endroits les plus vils, comme la cave à charbon. C’était selon elles équivaloir à fouailler dans du lisier humain. Cela gâterait leurs robes et messiérait fort. Cela renverrait d’elles, en la psyché, un reflet corrompu, pourri, de leur petite conscience, miroir révélateur de ce qu’elles étaient devenues sous le joug de Cléore. A partir de ce jour, de cette fouille turbide pratiquée de fonds en combles à Moesta et Errabunda, plus aucune des pensionnaires ne connaîtrait et ne retrouverait l’innocente félicité de pécheresses dans laquelle toutes s’étaient par trop complues. Elles emboîtèrent les pas empressés des valets perruqués aux escarpins à boucles, dont les basques brodées des livrées surannées flottaient dans leur hâtive course.
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 Cela rappelait un affolement de valetaille digne de La Palatine,
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 après l’apoplexie fatale du Régent ou le subit trépas du Grand Dauphin. Les talons claquaient partout ; leur écho partout se répercutait. Etrillées par Sarah, les petites gambillaient un temps sur place, puis elles s’ébranlaient, criaillaient et maugréaient en tout sens comme une volée de sansonnets à la recherche de l’arbre nocturne commun, agitées en leur panique comme sous des coups d’étrivière, avant de reprendre leurs recherches mieux ordonnancées. Toutes avaient l’impression de jouer le rôle ingrat du chiffonnier de ce vieux jeu en imageries d’Epinal, datant de Napoléon le petit, personnage malchanceux qui ne gagnait rien et perdait tout.  
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  Elles farfouillaient, trifouillaient, remuaient les détritus, les rebuts, les dépotoirs des celliers, des greniers et des combles, brisant çà et là quelques vieilles bouteilles de falerne, se souillant toutes de poussière et de vin, en pensant que Délie ou Daphné eussent pu s’y camoufler. Bien qu’au final, les deux évaporées parussent ne se terrer nulle part, à moins qu’elles fussent dans un outre-lieu insondable, nos gamines, nullement découragées, toujours appuyées par les laquais, préféraient vérifier chaque endroit par deux fois. Elles finissaient par se prendre à ce jeu, à cette démesurée partie de cache-cache. Enfin, sous une mansarde du pavillon de l’infirmerie, on dénicha quelque chose, une alcôve secrète, d’une étroitesse d’échauguette, peut-être la cache d’un prêtre réfractaire sous la Révolution honnie. Une momie y gisait. A quand remontait-elle ?

 Cela faisait songer à quelque vieille ordure anthropomorphe exhumée d’un cimetière des Saints Innocents ou d’un martyrium du Bas Empire romain. Cette dépouille rappelait les rois de Saint-Denis, de la basilique pillée et profanée en 1793 par une populace fanatique. Sa carnation était de couleur bistre clair, comme celle de ses consœurs Turenne ou Henri IV. Sa ressemblance avec nos monarques et autres Grands du Royaume de France s’arrêtait là, alors qu’en la découvrant autrefois, un Alexandre Lenoir, témoin de ce vandalisme historique et sacrilège de 1793, aurait pu la préserver en quelque musée dédié aux Monuments français tandis qu’un citoyen Palloy l’eût exploitée à des fins mercantiles, telles les pierres de la Bastille. Elle n’était point enserrée, emmaillotée dans des bandelettes jaunies, comme le Régent ou le Grand Dauphin ; elle n’apparaissait point noirâtre, putréfiée, comme Louis XIV, Louis XV ou Anne d’Autriche ; des tricoteuses et viragos poissardes, en furies patentées, ne l’eussent pas taillée en pièces. C’était une momie récente, trop récente. Elle était enfantine de forme et de silhouette. Rien ne rappelait les cadavres embaumés torse nu de Turenne et du Bon Roi Henri, aux côtes en relief saillantes, les jambes encore drapées dans leur linceul,
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 tels que croqués le funeste 14 octobre 1793. On voyait qu’il s’agissait d’une momie d’enfant revêtue d’une robe. Sous la clarté blême des lanternes, en un jour déclinant qui ne perçait guère cette sombre cache, l’aspect de ce corps apparaissait dans toute sa contradiction, son contraste et son aporie. Il était à la fois boursouflé et marqué par les stigmates du dessèchement, comme si on lui eût soutiré tous ses fluides. Il fallut bien l’extirper de là, de ce sépulcre involontaire ou forcé, de cette espèce d’enfeu ou d’enfonçure, puisque on ne pouvait douter que l’assassin – s’il s’agissait bien d’un meurtre – avait caché là exprès sa victime afin qu’elle fût difficile à découvrir. On devait la descendre à l’infirmerie, pour qu’on pût l’examiner plus attentivement, pour qu’on déterminât les causes de la mort et sa date. Surtout, il restait à savoir de qui il s’agissait, d’Adelia ou de Daphné. Or, les cheveux étaient torsadés en boucles anglaises blondes. Abigaïl courut prévenir Phoebé.


**************

  Phoebé, toute chagrinée qu’elle fût, s’était refusée à participer aux recherches. Elle veillait Cléore en sa chambre. Languissamment allongée sur son lit, quoique toute habillée, la comtesse de Cresseville se remettait difficilement de sa crise de phtisie. Elle se contraignait à écouter les suppliques et les larmoiements de la pauvre jumelle dans ce lieu à l’atmosphère enfleurée par les médicaments. Son corps frêle enveloppé dans une douce pelisse, toujours toussotante, de nombreuses tisanes et potions mentholées dignes de Quitterie sur sa table de chevet, Cléore ne cessait de soupirer à l’audition des heurs et malheurs mélodramatiques de l’adorée blondine leukémique. Son traitement l’épuisait. Elle s’effarait de son teint blême et maladif. Elle supplia Phoebé de la poudrer.
- Dois-je prendre la houppette, Cléore ?
- Non, la patte-de-lièvre. Pare-moi pour la Mort, si toutefois celle-ci me veut … »
 
  Tandis qu’elle s’affairait à refaire une beauté à sa maîtresse et directrice, Phoebé ne pouvait s’empêcher encore une fois de ressasser ses misères. Elle soupçonnait Délia d’y être pour quelque chose, mais n’osait l’affirmer crûment à la face de sa bienfaitrice.
« C’est trop de coïncidences, ô, Cléore ! Mon aimée sœur disparaît juste après qu’on ait constaté l’évasion de cette nigaude. Où sont-elles, à présent ? Ont-elles fui de concert vers d’autres horizons ? Daphné, erres-tu en la campagne ? Je me sens comme réduite à une simple moitié…comme si, sans Daphné, je n’étais plus viable…
- Je te soutiendrai, Phoebé ; j’extirperai de toi cette pulsion destructrice qui te ronge, bien que moi-même grandement malade, je… »

 On frappa. Il fallut bien accepter qu’on entrât. C’était l’une des deux infirmières.
«  Mademoiselle la comtesse ? L’heure est grave. Quelqu’un s’est permis d’utiliser à mon insu le transfuseur électrique de Monsieur Tesla.
- Quand… Quand cela s’est-il produit ?
- Je ne sais…je n’ai pris mon service que cet après-midi. La salle d’infirmerie était en principe fermée à clef depuis hier soir. J’ai trouvé la porte ouverte. La serrure avait été forcée par une main inconnue. Et le transfuseur était encore allumé, sous tension…
- Je… c’est inadmissible ! se courrouça Cléore. Je dois aller voir !
- Dans votre état, je ne vous le conseille pas, mademoiselle.
- Je me sens suffisamment forte et ragaillardie pour me lever ! Phoebé, peux-tu m’apporter mon peignoir de soie rouge, celui que m’a offert mon ami japoniste ?
- A votre place, je n’en ferais rien », reprit la nurse.
  Phoebé tendit le vêtement soyeux à Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’une seconde personne fit irruption sans s’être annoncée. C’était Abigaïl.
« Il faut frapper à l’huis avant d’entrer ! » la gourmanda Cléore.

  Comme à son habitude, Abigaïl fit amende honorable en exécutant une courbette de rigueur.
« Que te voilà donc sale, ma mie ! N’as-tu point honte de te présenter ainsi à moi ? »
  La pauvre petite juive était pitoyable de saleté, ses joues et sa robe marqués de traînées de coke et de poussière. Même son camée de chrysobéryl, d’habitude si étincelant, semblait souffrir d’une ternissure de bien mauvais aloi. C’était là le résultat de ses fouilles, prolongées de longues heures, de ce remuement qui, comme l’aurait dit avec gouaille Julien, l’avait tout emmouscaillée. Ses joues rougirent de gêne, mais les traces les souillant, dignes d’une petite ouvrière craspec ravalée à l’état d’une souillon prisonnière de sa machine, à moins qu’elle fût de la mine, firent paraître cet empourprement plus proche de tavelures prurigineuses roussâtres que d’un accès enfantin de vergogne. Elle parla d’une voix hésitante, presque enchifrenée, tant ce qu’elle avait à dire, en présence de Phoebé, était dramatique.
« Nous…nous avons retrouvé un corps…momifié… Il était dans une alcôve, une espèce de cache aménagée dans une mansarde, au-dessus de l’infirmerie… On l’a descendu pour l’examiner… C’est…c’est une petite fille…blonde. »
 A la nouvelle, Phoebé eut un saisissement. Sa tête lui tourna et elle s’effondra telle une chiffe dans les bras de Cléore.
« Nous…avons besoin de Phoebé…pour l’identification…ajouta Abigaïl.
- Ne vois-tu donc pas, nigaude, qu’il faut des sels à cette pauvre enfant ? » hurla la comtesse de Cresseville en un accès d’exaspération.
  Autrefois, elle se fût saisie d’une badine afin de corriger la pécore. Ses sentiments antisémitiques l’auraient confortée dans son geste, mais, avec la maladie, Cléore s’était abonnie et ce haussement de voix s’avéra la seule manifestation de son ire.

  Abigaïl se contraignit lors à seconder sa maîtresse aimée afin que Phoebé recouvrât ses esprits. Elle lui tendit le flacon de sels qui reposait dans le tiroir de la table de nuit. Cléore le porta aux narines de Phoebé dont le frémissement révéla la fin de sa syncope. La face et les lèvres de la pauvre jumelle esseulée se marquèrent d’une effarante décoloration, d’un blêmissement tel qu’on eût cru avoir devant soi une figure de talc. Elle était comme exsangue, crayeuse, teinte au blanc de céruse, vidée de toute sa substance, de sa vie même. On l’eût pensée passée par l’appareil du diable. Certes, elle reprit ses sens, mais il fallut quasi la porter, la traîner, jusqu’en l’infirmerie, où une ultime épreuve d’épouvante l’attendait.

 Le cadavre reposait sur une couche, obscène, bistré et nu, afin qu’en fût facilitée l’expertise post-mortem. La seconde nurse s’affairait à l’examen médical et légal de la jeune morte. Cléore, Abigaïl et la collègue de l’infirmière soutinrent Phoebé et l’assirent sur une méchante chaise. Une nuée de fillettes souillées et avides de sensations fortes entouraient l’espèce de litière d’hôpital où l’impudique momie offrait son anatomie intime et crue aux yeux concupiscents de gamines trop longtemps éduquées dans l’attirance invertie de Gomorrhe. Quelques unes, ressentant une sorte d’odieux saphisme nécrophage, s’excitaient tant de cette horreur que leurs pantalons se mouillaient.
« Je dois procéder à l’autopsie après le premier examen sommaire. Cela devrait permettre de déterminer l’heure et les causes de la mort. Ne pourriez-vous pas éloigner ces petites filles ? Ce n’est pas un spectacle pour elles.
- Infirmière Regnault, Phoebé est en état de choc, répondit Cléore. Elle devrait elle-même partir, mais elle a grand besoin de vos soins.
- Le comportement de Mademoiselle Phoebé apparaît sans équivoque, intervint la seconde infirmière : tout prouve que cette dépouille est celle de la disparue.
- Infirmière Marie Béroult, vitupéra la comtesse de Cresseville, je ne vous ai point donné l’ordre… Attendez que votre collègue fasse part de ses conclusions. C’est le sort d’une infortunée enfant qui est en jeu, ne l’oubliez pas. »
  Bien que maugréant, l’autre nurse observa :
«  Je vous rappelle, Mademoiselle la comtesse, que Diane Regnault et moi-même avons constaté l’utilisation inopportune du transfuseur de Nikola Tesla. Et il appert – ceci étant aussi visible qu’un nez de Polichinelle sur une figure grotesque – que le ci-présent cadavre revêt tous les caractères d’un organisme sciemment vidé de tous ses fluides vitaux, sang et lymphe… Alors, Diane, en ce cas, pourquoi s’acharner à l’autopsier ? Les causes du décès sont évidentes, et il s’agit d’un meurtre !
- Nous ne pouvons mêler la gendarmerie à nos affaires ! Tout ceci doit demeurer entre nous ! » éructa Cléore, atterrée par cette évidence qu’il eût été illusoire de nier.

  Tandis que les trois adultes se querellaient, emberlificotaient leur ire, leur courroux, devant cet imprévu qui les désorientait et trahissait la vulnérabilité de Moesta et Errabunda, Phoebé, qui ne s’embarrassait pas d’atermoiements dans une identification pour elle évidente, se précipita sur le cadavre qu’elle étreignit en geignant et en épanchant des pleurs d’un pathétique antique.
« Ma mie, ma sœur ! Ma mie ! Adieu ! Adieu ! » ne cessait-elle de sangloter en serrant convulsivement cette horreur nue, enflée comme le fameux fœtus baudruche, dans cette aporie de boursouflure qu’on n’eût pu saisir du fait de sa dessiccation.
 Elle inondait de larmes cette quasi charogne, accolait avec obscénité ses lèvres à celles de la morte, multipliait bécots, suçons insanes, caresses nécrophages sur la peau bistrée de celle qui n’était plus jusqu’aux endroits les plus inconvenants. Elle jetait de petits cris inarticulés tandis que ses yeux rougis s’épreignaient continûment d’épanchements lacrymaux irrémissibles. Elle tenta de s’accoupler à la chair défunte, se frottant telle une convulsionnaire contre cette nudité cadavérique qui exhalait en toute la pièce une fétidité de roulure. C’était effarant, dantesque et démentiel ; c’était un dévoilement obsessionnel d’amour fou par-delà la mort, hors de raison, d’un saphisme incestueux qui faisait fi des lois chimiques de la décomposition lors amorcée. Les deux nurses se jetèrent sur Phoebé et l’empoignèrent. La petite hystérique émit un long, trop long hurlement. Cléore le comprit : elle était folle.
« Daphné ! Reviens-moi ! Mon autre moi, mon inverse, mon reflet de psyché ! Tu étais moi et autre… Double, ô, mon double ! Gauchère tu étais ! Inversés sont tes viscères… Cœur à droite, foie à gauche… Empreintes des doigts s’opposant exactement aux miennes… Moi, deux fois moi…autrement… Du miroir surgie…identique… et pourtant différente.
- Administrez-lui du laudanum ou du chloral. Il nous faut la calmer ! ordonna Cléore. Elle peut se faire mal, se tuer. Sa crise est profonde. »  
  Les deux médicastres-femmes s’affairèrent chacune sur un bras chétif de la malheureuse jumelle survivante, la piquant aux bonnes veines avec leur respective seringue de Pravaz. Elles crurent l’avoir droguée, assommée, mais, bien que ses iris céruléens s’exulcérassent et que sa bouche de poupée bavât d’abondance, Phoebé poursuivait son délire de dissection anatomique, frappée par cette crise d’hébéphrénie, de démence précoce et juvénile, qui mais ne pardonnait. C’était à croire qu’elle avait passé sa vie dans des amphithéâtres où d’éminents physiologistes professaient en ouvrant au scalpel les cadavres de la morgue face à un public avide de toutes ces choses malsaines[1].
« Ouvrez son corps… Ouvrez-le, je vous en supplie ! Vous verrez que je dis vrai ! Mon moi reflet ! Découvrez, révélez mon moi reflet ! » poursuivait la petite empuse folle. Puis, elle enchaîna :
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » avant de chantonner : « Autrefois, en la bonne ville, l’était un ménétrier, l’était un ménétrier, qui nul liard n’avait, qui nul liard n’avait… » en dodelinant.
 Comme convaincue de la sincérité de cette pauvre enfant, Cléore exulta :
« Phoebé a raison, vous dis-je ! Qui ne tente rien n’a rien ! Il faut ouvrir le corps ! Voulez-vous l’autopsier, oui ou non ?
- C'est-à-dire, hésita Diane Regnault…je ne suis pas docteur en médecine et…
- Qui vous a dit d’inciser, bécasse ! jeta la comtesse, exaspérée. Monsieur Tesla a inventé une espèce de sonde fonctionnant à l’électricité et à l’électromagnétisme, qui permet, une fois introduite dans l’anus ou toute autre ouverture naturelle ou artificielle, à l’aide d’un écran et d’une chambre noire, de visualiser l’intérieur des organismes ! [2] Tenez, elle se trouve là, à votre droite !
- Nous ne savons aucunement l’utiliser ! firent chorus les deux nurses.
- Pour prouver la véracité de ce qui vous semble un pur délire de jeune Ophélie, comparez au moins les empreintes des doigts de sa main gauche avec celles, digitales, de la main droite de l’alter ego mort ! Phoebé dit vrai ! La vérité sort de la bouche des enfants ! » reprit Cléore.

  Elle profita de la distraction de Phoebé, toujours occupée à son fredonnement, pour lui saisir la main et essayer de la rapprocher de celle, opposée, du cadavre, tandis que Marie Béroult apportait la sonde de Tesla. Bien que le geste de Mademoiselle de Cresseville fût empreint d’une infinie délicatesse, Phoebé se débattit et la mordit à l’index. Alors que Cléore se mettait à saigner et que la petite lamie, tout à ses réflexes vampiriques, commençait à suçoter ce sang aristocratique, l’infirmière, qui approchait la sonde du fondement de la petite momie afin de l’y introduire, émit une constatation turbide :
« Mais… C’est operculé ! Il y a …un bouchon !
- Oncle Dagobert ! L’invention d’oncle Dagobert ! » s’écria Phoebé dans ce qui parut à toutes une bouffée supplémentaire de délire. Puis, elle fit silence, se refermant en elle-même telle une huître.
  Durant cette scène dramatique, les autres petites filles, frappées d’un mutisme de crainte, s’étaient tenues coites et quiètes, après qu’elles eurent voulu profiter de la situation. Plus un œstre ne vola.
« Infirmière Béroult, attendez ! l’interrompit Cléore. Je pense que la drogue que vous avez administrée à Phoebé fait son effet. Elle m’apparaît dans de meilleures dispositions. Elle ne bronche plus. Peut-être pourrons-nous la questionner au sujet des circonstances de la disparition de sa sœur ?
- Il me semble que, durant le long laps de temps au cours duquel Mademoiselle de Tourreil de Valpinçon est demeurée en votre chambre, Mademoiselle la comtesse, vous avez jà eu amplement le temps de recueillir sa confession…objecta la nurse.
- Ne jouez point les effrontées ! Les émotions submergeaient tant l’intellect et la conscience de l’infortunée enfant qu’elle n’a pu me dire grand’chose. Rien de ce que Phoebé a pu sortir de ses petites lèvres bouleversées n’a éclairci les faits. Ce laudanum, ce chloral – peu me chaut la substance – devrait avoir l’effet d’une séance d’hypnose du professeur Charcot auprès d’une jeune hystérique. La vérité nue doit sortir du puits. »

 Cléore tint fermement Phoebé par les poignets et la regarda droit dans les yeux, de son regard vairon vénéneux et enjôleur qui toujours avait subjugué celles et ceux qui le croisaient.
« Allons, ma pauvre mie… Dis-moi ce que tu sais… Soupçonnes-tu quelqu’un ? »

  Phoebé trembla toute, d’une de ces trémulations incoercibles qui minaient sa silhouette gracile lorsque les vices pervers de sa regrettée sœur s’exerçaient sans façon sur elle.
« A… Adelia… » murmura-t-elle enfin en un souffle d’une ténuité de moribonde.
  Elle fut prise d’ataxie et, sous la révélation de ce soupçon, rompit avec sa mutité temporaire du précédent instant, sans doute due autant à la peur d’une vengeance de Délia qu’aux premiers effets de la drogue, au point que la comtesse de Cresseville répondit :
« Le crime est signé ! L’innocence a parlé ! Certes, le corps de Phoebé est perverti par le saphisme sororal, mais je réponds d’elle. Son âme demeure pure de toute souillure ; elle est archangélique ! Ô, petite blonde mie, poursuis donc tes accusations ! Je te promets que Délia sera châtiée.
- Je…je m’étais couchée comme à l’accoutumée, après que Daphné et moi nous eûmes… »

  Les impitoyables fillettes pouffèrent, rompant leur silence attentiste.
« A d’autres, persifla Ellénore en zozotant. Elles ze zont bien amusées avant de z’aller au lit, n’est-ze pas ? 
- Après que vous eûtes batifolé et galopiné…osa Quitterie.
- Nous décidâmes qu’il était lors temps que nous nous reposassions… euh… que nous prissions un bien mérité repos nocturne…
- Quelle heure était-il, ma pauvre chérie ? reprit Cléore, ignorant l’acidité des autres.
- Minuit moins le quart… balbutia Phoebé, les lèvres toutes blanches.
- Elle joue les chlorotiques leukémiques à la perfection ! Marie-salope ! Va te faire soigner ailleurs !
- Retire ce que tu as dit, Quitterie ! l’invectiva l’empuse désespérée, désormais presque lucide. Quoi que nous eussions fait de répréhensible en notre chambrée, cela n’autorise pas les autres à émettre un jugement de valeur déplacée, surtout dans les présentes circonstances ! »

  Bien qu’elle tremblât toujours, Phoebé parvenait à articuler des paroles intelligibles, d’un sens rare. Nul n’eût cru que le laudanum pût avoir des effets aussi curatifs sur le psychisme tourmenté de la petite péronnelle débauchée. Cependant, sa robe d’organdi et de satin, d’habitude d’un blanc virginal, apparaissait souillée des saletés insanes et suries du cadavre de sa sœur. Elle scrutait l’assistance de son regard d’azur emmétrope angoissé et épeuré. Deçà-delà, sur sa face blafarde en manque de sang frais nourricier, des croûtes d’excoriations hideuses épidermiques marquaient ce visage d’ange de Reims maladif, résultat de l’étreinte post-mortem de tantôt. Cela créait comme un semis d’émondes, de brins de peau de momie
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 arrachés à l’adorée défunte par les lèvres avides d’embrasser une dernière fois le double chéri parti à jamais. Même le camée sublime héliotropique ornant sa gorge blême en paraissait terni, de ces ternissures annonciatrices du trépas de la matière précieuse. Phoebé, l’autre elle-même amputée, ne pouvait que se faner, s’étioler toute, dépérir telle la rose pourprée privée de soleil et d’eau fraîche. Mais cette rose, ici blonde, se devait de poursuivre ses révélations, quel qu’en fût le prix à payer, prix de la mort, pour Moesta et Errabunda.
  Alors que les gamines poursuivaient leurs sarcasmes, les larmes perlant toujours à ses joues, elle les interpella et les admonesta :
« Faites donc silence, à la parfin ! Au nom de quoi vous arrogez-vous le droit de me critiquer et de vous moquer ? Vous n’êtes point des francs-juges ! »

  Lors, toutes se turent enfin, impressionnées par les paroles de la jeune folle qui recouvrait un semblant d’entendement et de raison. Phoebé poursuivit.

« Lorsque je m’éveillai, à potron-minet, je constatai que…Daphné n’était plus avec moi. Je la crus levée avant, et l’appelai, la hélai en conséquence… Cela fut bien éprouvant d’attendre en vain que le son de sa jolie voix se manifestât à mon cœur et soulageât mon désarroi. Je sortis, je courus dans tous les corridors, en quête de la sororale mie… 
- Ton sommeil fut-il troublé ? Ressentis-tu quelque chose de particulier durant les heures nocturnes ? insista Cléore.
- Rien… Lorsque j’y pense. Ce fut un sommeil dépourvu de songe… Très profond, sans nul rêve pour l’égayer. Cela fut singulier…car toujours, en chacune de mes nuits, je rêve… »

  Les prunelles de la jeune nymphe s’embrumèrent dans le vague. C’était là l’effet typique du laudanum. La nurse Regnault émit une observation.
« Mademoiselle la comtesse, si je puis me permettre… Ce sommeil, profond, non onirique, implique peut-être l’absorption d’un somnifère.
- Ces derniers temps, les jumelles ne soupaient plus au réfectoire, lassées des cachotteries de leurs camarades. Il leur faut un régime spécial… Phoebé, quel consommé toi et ta pauvre sœur avez-vous pris hier soir ?
- C’était notre coutumier bouillon de poule frugal, avec juste l’agrément d’un extrait de moelle de bœuf pour parfumer et permettre l’apport minimal de protéines sanguines. Nous…avions pour habitude de le boire dans de jolis bols illustrés d’images pieuses et édifiantes, avec les figures colorées de Sainte Perpétue, Sainte Geneviève ou Sainte Radegonde et…
- Quel régime de famine ! s’exclama l’infirmière. Cette petite m’a l’air d’une égrotante. Elle est frêle telle une meurt-de-faim.
- Ces mots l’affligent ; elle sanglote à nouveau. » conclut la comtesse.

  La face translucide et pellucide de Phoebé se marqua d’un nouveau chagrin.
« Laissons-la faire son deuil. Quelqu’un devrait la reconduire en sa chambre et la veiller, afin qu’elle ne tente pas l’irréparable, suggéra Cléore.
- La croyez-vous suicidaire ?
- Je la sens mieux que vous, nurse Regnault. »

  Deux domestiques, parvenus entre-temps en l’infirmerie, furent chargés de porter Phoebé allongée sur une civière jusqu’en sa couche, où le laudanum pourrait poursuivre ses effets curatifs lors commencés. L’infirmière Béroult se proposa de reprendre l’examen du cadavre. Elle le manipula tout en tentant d’y placer la sonde de Nikola Tesla.
« C’est un drôle de produit siccatif que la criminelle a dû employer pour rendre aussi promptement la pauvresse en cet état. Je savais le transfuseur efficace, mais à ce point… On croirait cette fillette vampirisée, pompée… elle a subi une sorte de momification accélérée… Le décès n’a pourtant pas un jour ! Et ce bouchon anal ! Il faudrait bien qu’il cédât !
- Phoebé a parlé de son oncle Dagobert à la vue de cet opercule. Pourquoi ?
- Mademoiselle la comtesse, aidez-moi donc, au lieu d’ergoter ! Cette dépouille pèse un poids anormal, comme si on l’avait rembourrée. 
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- Soit, et faites pour le mieux, que nous en terminions avec cette manipulation pénible. »
  Cléore multipliait les prévenances à l’égard de son insistante employée dont elle partageait les mœurs. Elle n’avait pas embrigadé pour rien un couple de tribades infirmières, par ailleurs jà dévouées à son amie la vicomtesse et à la peintre Louise B**. Dans une société outrageusement masculine, ces professionnelles n’étaient pas habilitées et ne parvenaient à exercer leur métier que dans l’illégalité, en secret. La République était l’imperfection érigée en système, et refusait d’accorder aux femmes la place qui eût dû leur revenir de droit : la première. C’était pourquoi Cléore faisait mille grâces aux nurses et les choyait comme si elles avaient été ses compagnes. Les deux bougresses le lui rendaient bien. Nos deux clandestines de la médecine bambochaient souventefois, fortes de leurs émoluments et gratifications cumulés, versés de la main à la main par la vicomtesse, par Louise B** et par Mademoiselle de Cresseville. Lorsque leur service était terminé, le dimanche, elles quittaient l’Institution et s’en venaient bibeloter à Paris. Elles louaient des cabinets particuliers dans des restaurants spécialisés, quasi clandestins, exclusivement réservés aux Dames seules, que Monsieur Zola
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 avait décrits, mais avec inexactitude[3]. Le champagne y coulait à flots, ainsi que les baisers, les caresses interdites saphiques, au milieu du friselis incessant des falbalas et des froufrous de maritornes obèses de Neuilly ou Passy qui croyaient à leur charme et à leur chic irrésistible. Elles venaient s’y enhardir, s’encanailler aux bras de demi-mondaines faussement titrées. Ego-Isola 
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 y avait toujours table dressée, en bon chaland payant généreusement son écot. Des ribaudes lesbiennes y faisaient commerce de leur corps, outrageusement peintes, emmitouflées dans du renard mité, puant la violette rance, parcourant les différentes salles et arrière-salles, cigarette à la bouche, traînant leurs jupons sales, leur ordure de la rue. Elles empuantissaient les aîtres de leur suint de blondes grasses décolorées ; elles exhalaient leur haleine de graillon qui achevait de gâter l’atmosphère musquée et viciée du restaurant. Elles peuplaient de leur démarche chaloupée par l’absinthe les tablées embrumées par la lueur jaunâtre des lampes à gaz. Certaines poussaient l’audace jusqu’à parfois s’adoniser en jeunes mirliflores ou sigisbées, en angelots androgynes blondins, pour les clientes qui adoraient le travestissement et l’ambiguïté. On y trouvait même un réputé hermaphrodite échappé de la foire du Trône. De temps à autre, une descente des sergents de ville se produisait, et gare à la Dame titrée se faisant surprendre en bonne compagnie d’une anandryne de bas étage.
  Parfois, même lorsqu’elle les savait dînant chez la canaille, la Katkomb[4]du lesbianisme culinaire,  Madame la vicomtesse de** quémandait l’une ou l’autre des soignantes en urgence pour une consultation, par téléphone, pneumatique, Petit Bleu, télégramme. Il fallait lors que miss Regnault ou miss Béroult accourût à Meudon soigner l’indisposition passagère de Madame, qu’elle fût en plein repas ou pas.  

 Adonc, l’infirmière Béroult s’affairait avec son cadavre.
« Il va bien falloir que j’ôte ce bouchon anal ! La sonde ne passe point !
- Souhaitez-vous que je vous donne un coup de main ? proposa Cléore, toujours prévenante, de sa voix flûtée de miel.
- Si vous voulez. »

  Lors, toutes deux s’acharnèrent tant sur cet étrange opercule dont elles ignoraient la composition qu’il finit par céder. Un jus d’horreur les éclaboussa. C’était comme une exondation d’une eau putride d’inondation qui eût par trop stagné dans un contenant inapproprié. La dépouille se vida de la liquéfaction de ses viscères, des organes dissous, se dégonfla de cette immondice aqueuse, de cette résine fondue de mort qui la bourrait. Cela pua grandement et Cléore, nauséeuse, comprit enfin le sens des mots de Phoebé.
« La solution laxative inventée par Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon pour naturaliser les insectes ! On – Adelia ? – a injecté cela, cette solution, dans le corps de la malheureuse, après qu’on l’ait occise et l’ait vidée de son sang, comme procédaient les taricheutes d’Hérodote pour la momification des basses classes égyptiennes. Il faut deux heures pour que fondent les organes des arthropodes, donc, chez l’être humain, la dissolution doit prendre… »

 Elle pensait tout cela, en se refusant à croire à la culpabilité de l’ancienne favorite, bien qu’elle dégobillât en même temps.
« Mais le sang, le sang de la pauvre Daphné ? Délia, qu’en as-tu fait ? Es-tu bien responsable ? » ajouta son esprit en sa cervelle torve.

  Cléore sombra dans l’inconscience, sans même que la nurse, prise du même malaise à cette atrocité, ni même les gamines qui piaillaient de panique et s’égaillaient en tout sens, la secourussent.


*************

« Aubergiste ! Qu’on apporte et mette en perce ce tonnelet de vin nouveau ! »

 Monsieur Lambon, courtier, mais aussi noceur, rouge et avide, réclamait qu’on goûtât avec lui cet alcool aux attraits inédits. Le tonnelet était arrivé le matin même en l’auberge de Condé, un ancien relais de poste, qui périclitait depuis l’arrivée du chemin de fer, et tentait de se réorganiser en assurant la meilleure restauration possible du chaland, les victuailles et le logement de qualités optimales pour les voyageurs y séjournant encore. C’était une fournisseuse inconnue, anonyme, tout enveloppée dans un grand chaperon de barège, dont la voix semblait contrefaite, qui avait vendu à Dubosc, l’aubergiste, cet échantillon d’un nouveau grand cru que nul ne connaissait, un peu tôt prêt et fermenté car les dernières vendanges étaient bien récentes. Que vaudrait-il sur les tablées ?
 Ce soir là, les clients ne se bousculaient pas dans la salle commune, et Lambon souhaitait que ce fût sa tournée, pour les cinq convives qui, outre lui-même, avaient eu le courage de souper chez Dubosc puis d’y passer la nuit. Il y avait un couple venu de Reims, dont les deux enfants reposaient déjà. La femme, drapée dans sa dignité, bien que sa robe eût comporté force points de Venise et d’Angleterre, affichait une sévérité et une austérité qui n’étaient point pour déplaire à un autre client, Allard lui-même, qui poursuivait ses investigations dans la région, afin de savoir où étaient recluses les petites filles. Les gendarmes et policiers, quant à eux, retenaient les Grémond et ne cessaient d’inspecter leurs comptes, d’examiner toutes les traces scripturales de la boutique afin de mettre la main sur la pièce déterminante. L’auberge était trop vaste pour si peu de personnes, la salle aux poutres noircies par les feux de rôtissoires des banquets d’antan désormais disproportionnée. Le lieu n’avait même pas le gaz et on avait calculé au plus juste pour les lampes à pétrole. La cheminée ne servait plus guère, se contentant de la consumation de quelques bûches, et la crémaillère et les vieilles marmites de soupe, vides et froides, abandonnées à leur triste sort de viduité, formaient comme des échos spectraux des anciennes réjouissances gargantuesques enfuies depuis longtemps. Les batteries de casseroles émaillées et éraillées et les hures empaillées n’étaient plus là qu’en tant que rappels historiques dérisoires des temps glorieux, lorsque des régiments de l’Empereur ou du Roi podagre venaient se goberger et se chercher querelle vers l’an 1815.
 Hégésippe Allard, soupeur frugal, fut le seul qui se refusa à la dégustation du vin neuf, que Lambon servait dans chaque verre sale et terni tendu par ces messieurs – au grand dam de l’unique dame, qui jeta un regard réprobateur à l’encontre de l’époux (c’était pour elle outrageant de trinquer avec un inconnu aussi rougeaud que le sieur Lambon). Allard fit bien. Le courtier avala le premier sa rasade…et recracha aussitôt. Oui-da, ce vin avait une couleur, une consistance bizarres, un bouquet anormal, une épaisseur de vieux tanin ou de vieux moût, comme extrait du fond croupi et piqueté d’un tonneau au bois trop vieux. Et l’odeur…cette fadeur évocatrice… Il fut lors normal que tous les buveurs dégobillassent cet alcool sur le parquet de planches vermoulues.
« Mais…c’est du sang ! » fut l’exclamation de Lambon avant qu’il restituât l’atroce liqueur. Encore heureux qu’il ne s’agissait pas d’une barrique emplie de la chose, mais d’un simple tonnelet à la capacité moindre, car ce liquide était pourri. L’interrogation de Cléore venait de trouver sa réponse, mais Allard s’en fichait, puisque étranger aux faits et ignorant encore la localisation de ce qu’il cherchait. Adelia O’Flanaghan avait travaillé sa vengeance jusqu’au bout : ah, Daphné avait goûté à son sang de déchet intime, hé bien, d’autres boiraient celui de la pécore blonde et en diraient des nouvelles… L’appareil de Tesla était fort efficace, la solution de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont les deux petites imbéciles conservaient imprudemment plusieurs flacons dans leur réserve de saletés secrètes même pas fermée à clef, encore plus efficiente… Elle avait gagné deux cents francs dans ce négoce douteux, de quoi voir venir  la suite des événements avec sérénité…


***********

  Depuis que les livres de comptes de la boutique de Madame Grémond avaient été épluchés, toute la gendarmerie de Château-Thierry était sur le qui-vive, en attente d’une mission, d’une action, d’un ordre d’intervention ou de nouvelles perquisitions. Le commissaire Brunon et l’inspecteur Moret, Allard lui-même, avaient inlassablement poursuivi leurs interrogatoires, de Madame et de ses deux filles rêches, mais aussi d’autres témoins, commerçants pour la plupart qui, quoiqu’ils se portassent garants de l’intégrité morale et professionnelle de la boutiquière, s’interrogeaient et cancanaient au sujet de ce petit trottin qu’elle avait imprudemment engagé. Plusieurs épouses de notables locaux ne tardèrent pas à faire le rapprochement entre Anne Médéric et une petite prostituée qui avait promené son vice ignoble dans les ruelles de la ville, environ un an auparavant. Les témoignages étaient peu sûrs, réfutables ; les langues ne se déliaient guère tant la chose apparaissait scabreuse. Qui, parmi les Dames honorables de la bourgade, oserait avouer à l’autorité policière une aventure saphique tarifée d’un soir avec une ravissante petite rousse aux appas juvéniles ? C’était farcesque, mais cette farce revêtait des aspects par trop scandaleux pour qu’on la crût sur parole. Il fallait des preuves, du concret, non des ouï-dire. Allard s’évertuait à faire comprendre que là était la clef de tout, dans les mœurs cachées, refoulées, inavouables, mais police et gendarmerie omettaient le principe, plus littéraire qu’exact, selon lequel lorsqu’on a éliminé toutes les solutions, seule la plus invraisemblable, incroyable, peut être la bonne.

  Sur l’amicale pression de l’aliéniste, la maréchaussée se résolut à questionner les putains, avec la garantie qu’on ne les inquiétât point. Là, les langues acerbes des poissardes et des soiffardes se déchaînèrent, moyennant toutefois un certain gage – temporaire – de l’impunité des tapins et quelques verres d’absinthe, de piquette et d’eau-de-vie, bien qu’elles sollicitassent aussi d’autres services inhérents à leur plus vieux métier du monde. On apprit d’elles qu’une petite Poils de Carotte, vraie ou travestie, dont le signalement correspondait en tout point à celui de la comtesse de Cresseville, avait exercé ses charmes durant environ quatre mois, l’an passé, charmes exclusivement saphiques, ce qui offusquait les autres professionnelles. Du jour au lendemain, exit Poils de Carotte, pour d’obscures raisons, tandis qu’Anne Médéric avait poursuivi son office gentillet. Les gendarmes perquisitionnèrent l’infâme galetas où la gamine perverse avait effectué ses galipettes hebdomadaires, mais ne découvrirent rien si ce n’était une ruine encore plus accentuée en onze-douze mois. Le lieu n’avait trouvé d’autre preneur qu’un chiffonnier abruti qui y entassait ses déchets putrescents. Même le fameux matelas avait été éliminé ; et lui seul eût pu témoigner des turpitudes multiples et acrobatiques qu’il y avait encaissées.

  Cependant, deux découvertes majeures s’étaient faites dans l’étude attentive des carnets de compte de Madame Grémond. Deux noms de clients y revenaient avec une régularité turbide : un certain Monsieur de Tourreil de Valpinçon, de Lyon, et un curieux Moesta et Errabunda, référence baudelairienne dont on ignorait la nature. On songeait à un couple abrité derrière un pseudonyme évocateur des paradis de l’enfance perdue… d’une enfance vouée à Cythère, à Sodome ou Gomorrhe. Hégésippe Allard, supervisé par Brunon, se décida à interroger une nouvelle fois lui-même le trio féminin. Madame Grémond fit valoir ses craintes :
 
   « Messieurs, ne prenez contre nous aucune mesure vexatoire. Notre famille est honorable.
- Vous n’êtes point encore inculpées, lui rétorqua Brunon, impavide.
- N’essayez pas de finasser avec nous », ajouta l’aliéniste.

  En ces instants, Madame Grémond et ses filles essayaient de ruser tant qu’elles pouvaient, et leur côté madré n’était pas sans faire songer à quelque bougnat basané, à la figure noire de coke, à la moustache de coupe mexicaine, ami du traître Bazaine, qui, par provocation, eût arboré exclusivement des cravates blanches pour parlementer avec les officiers uhlans de 1870 afin de négocier avec eux la vente à bon prix de ses stocks de charbon de terre. Ce type de personnage abject eût prôné la collaboration avec la Prusse.[5]
« Je suis une bonne Française, messieurs. Si vous voulez faire accroire à un quelconque complot de ma part contre l’autorité, je…
- Vous possédez plusieurs livres de monsieur Drumont, et il ne nous paraît pas que vous aimiez particulièrement la République.
- Monsieur Allard est un fervent républicain, tout comme nous. Nos recherches nous ont permis de découvrir chez vous divers opuscules douteux…
- Des brochures patriotiques, antisémitiques, Les chants du soldat de Monsieur Paul Déroulède, un certificat prouvant votre appartenance à la mouvance du général B** voici deux ans…
- J’ai droit à ma liberté d’opinion, et mes filles aussi, messieurs ! s’indigna la commerçante.
- Le plus agaçant, chez vous, madame, insista le commissaire, c’est votre propension à tout noter scrupuleusement, votre exhaustive méticulosité… rien ne manque à vos livres de compte, absolument rien, même pas l’achat du plus insignifiant article de mercerie… Cela vous perd, madame.
- C’est là une preuve de rigueur, d’une bonne gestion de mon commerce ! »

  La bonne Dame s’empourprait, indignée. Madame Grémond était si avaricieuse, si près de ses sous, comme arc-boutée à une cassette d’Harpagon, qu’elle n’omettait jamais rien sur ses livres de compte, en recettes comme en dépenses. Il fallait que tout lui rapportât quelque chose, et elle comptait tout au centime près. Cette vieille pouacre avait influencé les plates Octavie et Victoire, qui se contentaient de simples raccommodages de leurs robes lustrées et rapetassées de cinq ans, vêtures de vieilles filles jaunâtres hors d’âge, au fond proches de la mentalité rigoriste de Pauline, la chère fille d’Allard, sans qu’elles les changeassent jamais et dépensassent le moindre fifrelin d’un liard pour en acquérir de neuves, même à quinze sous. Elles pourraient s’aller comme des va-nu-pieds ou des Jean le Baptiste, telles des mendiantes, que cela ne les eût pas dérangées dans leur orgueil de grigous femelles. Elles eussent pu s’adosser là-bas, dehors, contre un mur, et tendre une sébile et on leur eût fait la charité sans qu’elles s’en trouvassent gênées et pleines de vergogne. Leur mère était du genre à conserver des sacs de napoléons cousus dans la doublure d’un matelas. Lorsqu’Anne Médéric n’était point présente pour les courses, elles se satisfaisaient de rogatons, de vieux croûtons, de galimafrées. C’étaient des pingres à faire durer cinq jours un rôti jusqu’à ce qu’il fût tout vert ou tout noir, la chose n’étant point rare dans les mentalités briardes ou champenoises que l’on dit quelque peu écossaises.

« Reprenons, si vous le voulez bien…
- Et comment, m’sieur le docteur, gouailla Victoire avec insolence.
- Donc, disais-je, je vois qu’à la case recettes fournitures, à peine deux jours avant notre arrivée, vous avez noté : Monsieur de Tourreil de Valpinçon, Lyon, trousseau Phidylé. Sept cents francs vingt-huit centimes. Tout y figure, même la ganterie, les bottillons guêtrés, la coiffe, les padous… Et il y a un report sur une autre colonne : fournitures Moesta et Errabunda : robes, chaussures, lingerie, rubans blancs de soie, camée Phidylé. Huit cents francs soixante-dix-sept centimes… Et je renonce à tout détailler. En remontant les pages, j’aperçois des rubans chamois velours Quitterie quinze francs et encore des trousseaux aux noms de Marie-Ondine ou encore de Cléophée et là, rubans jonquille soie Cléophée dix-huit francs. Rien n’est trop somptueux pour ces petites filles modèles inconnues aux prénoms précieux. Je ne savais pas qu’il y avait autant de fillettes de l’aristocratie susceptibles d’avoir leurs parents clients chez vous. Et qui sont donc ce monsieur de Tourreil de Valpinçon et ces Moesta et Errabunda ?
- Docteur Allard, l’interrompit Brunon, nous avons découvert plusieurs factures à ce nom, que dis-je, une bonne soixantaine ! Madame ne jette rien, archive tout…et nous avons pu constater qu’il s’agissait, non de personnes, mais d’un domaine privé. Cependant, l’adresse est vague, sommaire… Pourriez-vous nous la révéler au complet, madame ?
- Jamais je ne vendrai la comtesse de Cresseville. Je suis en droit de me taire. Comme vous le dites si bien, nous sommes en république, et le temps où l’on recourait à la question extraordinaire pour faire avouer les suspects est révolu. »

  La boutiquière s’enferma dans son mutisme.
« D’autres factures mentionnent l’adresse, plus précise celle-là, de ce Monsieur de Valpinçon… peut-être faudrait-il contacter la police de Lyon afin qu’elle enquêtât… et qu’elle dénichât ce quidam ? » s’interrogea le commissaire divisionnaire.
  Allard n’éluda pas la question :
« Si vous disposez de toutes les prérogatives déléguées par Monsieur le préfet de police, faites-le. Notre affaire doit trouver sa résolution. »

 Reprenant le cours de son interrogatoire, l’aliéniste interpella Madame Grémond :
« Cette Phidylé, cette Cléophée, qui sont-elles ? »

 Ce fut Octavie qui répondit :
« Hé, messieurs de la Rousse, jeta-t-elle, en narguant les enquêteurs sur un ton populaire et effronté, n’avez-vous pas compris ? Jouez-vous les naïfs ? Ce sont les petites élèves de Cléore, ses pensionnaires, pardi !
- N’as-tu donc jamais appris à te taire, pie bavarde ? s’écria Victoire.
- Que dites-vous ? Pourquoi usez-vous de ce mot pensionnaires ? répliqua Brunon, interloqué.
- Je ne serai pas plus loquace avec vous, ce soir ! Je ne sais pas grand’chose ! Je subodore qu’il s’agit de petites écolières dans une maison spéciale d’éducation, où on les élève bien ! Si vous voulez en savoir plus, demandez à maman.
- Madame Grémond, cessez de vous enferrer et répondez aux assertions de votre fille !
- Monsieur le commissaire, vous n’obtiendrez rien de moi.
- Vieille bourrique têtue ! »
  Allard parla à l’oreille du fonctionnaire de police :
« Il nous faut localiser ce Moesta et Errabunda plus précisément.
- Les factures mentionnent : terrain privé, Condé, rien de plus.
- Il doit bien y avoir un cadastre à consulter en mairie.
- La seule commune des environs à porter ce nom est Condé-en-Brie.
- Les gendarmes connaissent bien le pays, non ? Ils iront patrouiller dans le secteur de ce village et repérer les environs, et à l’aide des relevés cadastraux, nous parviendrons à dénicher ce pensionnat et nous saurons qui en est le propriétaire.
- Que Monsieur Raimbourg-Constans vous entende, docteur ! »

 La commerçante les rappela à son bon souvenir :
« Messieurs, je déteste les conciliabules secrets ! »
  Allard et Brunon préférèrent ignorer les dires de la boutiquière. Ils se concertèrent comme si de rien n’était.
« Je pense que nous en avons fini avec cette famille insupportable. Aucune ne signera d’aveux. Leur complicité est partielle, limitée. Seule la gendarmerie a juridiction pour décider de leur arrestation effective, à condition toutefois que le procureur de la République accepte de poursuivre. Je vais lui télégraphier. Il faudra bien désigner un juge d’instruction dans cette affaire. Une fois l’inculpation de ces sacrées bonnes femmes obtenue, nous pourrons aboutir à la sortie du bois de Moesta et Errabunda. On devra les écrouer…en espérant qu’elles nous livrent les amies de Cléore de Cresseville, car, qui dit chef de maison close ou autre, dit clientes et amies…
- Il y a l’autre nom, commissaire, ce Tourreil de Valpinçon.
- Je vais contacter mes confrères de Lyon par Petit Bleu en espérant qu’ils ferreront ce gros poisson. Le scandale risque d’être énorme.
- Tant que la République ne tremble pas sur ses bases ! Je subodore que nous avons affaire à des nostalgiques du général B** et de la duchesse de**. »


************


  Après l’inhumation des restes de la pauvre Daphné, il fallait informer l’oncle Dagobert de cette tragédie. Cela nécessitait le recours au bureau des postes et télégraphes afin que l’information fût transmise plus vite, au risque que s’exposât en plein jour le complice désigné pour cette corvée. Brûlée en tant qu’Anne Médéric, Cléore ne pouvait plus retourner à Château-Thierry. Inconnue à Reims ou Epernay, elle avait cependant la possibilité de se risquer là-bas, à condition que la police ou la maréchaussée n’affichât pas partout un avis de recherche à l’américaine, avec un portrait approximatif de l’intéressée, comme chez ces sinistres chasseurs de primes de l’Ouest sauvage. Cléore exécrait la perspective que sa gracieuse tête fût mise à prix. Elle n’était désormais plus en pleine floraison, mais connaissait une virescence annonciatrice d’un mûrissement trop précoce.

  Tandis que Phoebé, assommée par les drogues, se reposait, il prit à Cléore l’envie de s’aller recueillir dans le sanctuaire des poupées de cire, où elle pourrait contempler la reproduction de la petite défunte sous ses parures. Elle se rendit à la cave du pavillon principal, où était aménagé ce fameux cabinet des fillettes statufiées, lieu sacré et désormais morbide. La poupée de Daphné reposait là, à sa place assignée, aux côtés de sa sœur, raidie dans ses atours surannés de Claude de France. Cependant, à quelques pas de l’entrée de ce sanctuaire, Cléore découvrit un renfoncement caché, dont jamais elle n’avait constaté la présence. Elle actionna un mécanisme dissimulé dans une pierre de taille gainée de mousse, ce qui dévoila une pièce souterraine secrète, dans laquelle elle introduisit un hésitant quinquet. Un fumet abject fouetta les narines de la comtesse de Cresseville. Lorsqu’elle entra en ce réduit vicié, ce fut une horreur indicible qui s’offrit à son regard incrédule, à la lueur vacillante et fantomatique de la lampe à pétrole. C’était là que Phoebé et Daphné entreposaient des cadavres de chats et de rats, proies qu’elles capturaient avec des pièges subtils, avant de les écorcher vives. Suspendus à des crochets, en cette cave suffocante d’une sudation de putridité et de fétidité, ces animaux suppliciés étaient livrés à l’œuvre naturelle et graduelle de la putréfaction. Sous les dépouilles infectes, des coupelles de fer-blanc recueillaient les sucs et jus de décomposition de ces bêtes que mesdemoiselles de Tourreil de Valpinçon métamorphosaient chimiquement – grâce aux mixtures éthérées mystérieuses de leur grand oncle - selon leur plaisir cruel, leur envie du moment, en onguent, poudre, cosmétique, parfum ou condiment du type garum, aux propriétés hautement aphrodisiaques. Cela, désormais, ne servait plus de rien. Ces atrocités, qui, pleines d’enflures séreuses et d’humeurs noirâtres, exhalaient des remugles de viande sénescente, par leur fragrance hircine et vireuse, provoquèrent en Cléore une nausée conséquente. Même le plus blet et chanci des mûrons ne puait pas autant que les râbles corrompus de ces charognes de chats et de rats, prédateurs et gibier unis dans la mort, cadavres faisandés et dévitalisés dignes du siège de Paris.

 A ces senteurs de pourrissoir se superposaient des efflorescences d’épices macérées, de styrax, de benjoin, de fenugrec, de noix muscade, de cannelle, de safran, de gomme arabique, d’oliban et de myrobalan, exhalaisons balsamiques stagnantes de l’Arabie heureuse ou de l’Arabie pétrée, de cette parfumerie secrète de feue Daphné et de la pauvre petite Phoebé. Autrefois, Sarah les eût punies pour cette vétille, pour ces petites expériences sadiques, pour ce goût marqué pour les odeurs fortes, musquées, enivrantes des sens. Suavité de la pourriture… Là, tout était devenu dérisoire, obsolète, déliquescent, inutile, désormais digne de décrépitude, de déréliction, d’abandon. Cléore, la mine pâle et pincée, détourna son chemin et pénétra enfin en l’antre des poupées de cire, des effigies de théâtre de toutes les actrices de Moesta et Errabunda.

 Nikola Tesla n’avait pas installé l’électricité dans toute la propriété : beaucoup s’en fallait. Aussi, en ce lieu insigne, Cléore devait conserver sa lampe. La région manquait d’aménagements modernes, isolée qu’elle était des grandes métropoles. Les ingénieurs et experts prévoyaient un lent progrès, uniquement ou presque parmi les classes privilégiées. Les usines à dynamos productrices de cette énergie nouvelle devaient s’implanter, en tant que centrales électriques, à proximité des gisements houillers (on parlerait de centrales à charbon) ou des torrents pyrénéens ou alpins, à condition que le courant fût alternatif selon les vœux du savant serbe.

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 Cléore se découvrit elle-même parmi le groupe des fillettes statufiées, toujours à sa place de reine présidant cette petite assemblée de mannequins historiés. Puisque rousse, elle avait choisi d’incarner Elisabeth, la Reine Vierge, en sa magnificence de velours, de pierreries et de brocarts qu’eût chanté William Byrd. Jugeant son teint d’une suffisante lactescence, la comtesse de Cresseville avait refusé de pousser au-delà la fidélité de la reproduction, en ne plâtrant pas sa face, en ne l’enfarinant pas comme cette monarque d’une coquetterie et d’un artifice excessifs, parée telle une idole, qui, des jours durant, avait préféré agoniser assise dans un fauteuil plutôt que de gésir. En ce sanctuaire de ses chéries, Cléore recherchait le réconfort et la délectation esthétique, le ravissement désintéressé, se recueillant longuement auprès de ces répliques fidèles ambiguës, damassées et gaufrées, aux yeux de verre iridescents.
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 Elle y murmurait quelques païennes prières. Toutes ces poupées idoles apparaissaient figées dans des postures séculaires, transies en leurs matériaux composites où dominait la cire jaunie, d’une rigidité évocatrice du cadavre, immémoriales et non point éternelles du fait de l’aspect volontairement étiolé, effiloqué, de leurs atours mignards et vieillots. C’étaient de bien turbides et morbides fétiches, des sortes de momies factices pro mortem, anticipatrices, qui accentuaient en l’esprit malade de Mademoiselle de Cresseville la conviction qu’elle approchait de la fin. Ces poupées quasi bletties jouaient lors le rôle dramaturgique et sépulcral de shaouabti antiques accompagnateurs en un au-delà anticipé, de mannequins de catafalques monarchiques du Moyen Âge déclinant, selon une théorie qui se faisait jour parmi les plus éminents historiens germaniques, d’après lesquels deux corps eussent pu coexister en chaque roi, l’un quintessentiel mais symbolique, l’autre constitué de chair périssable, resucées christianisées du dualisme platonicien entre l’âme éternelle et le corps corruptible, du ka ou de la psyché et du pneuma des Anciens. C’avait été l’âge des transis, de la Mort triomphante, de la représentation de la putréfaction en toute son abjection réaliste et crue par les ciseaux et les gouges des sculpteurs d’Henry le cinquième et de Charles le fol.
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  Certes, Cléore s’était sentie investie d’une mission particulière, mais elle ne l’avait point vécue comme un apostolat. C’eût été blasphématoire, bien qu’elle eût renié toute référence au catholicisme. Elle avait voulu prêcher la bonne parole de sa cause saphique et désormais, tout s’altérait, se délitait. L’étau policier se resserrait autour du fruit mûri prêt à choir de l’arbre moribond, et la justice, en sa cécité crasse, condamnerait toute l’entreprise. Trop en avance sur notre temps en matière de mœurs, adepte d’une révolution du sexe par trop prématurée, Cléore prit conscience de l’échec patent. L’avenir des quarante petites filles restantes l’inquiéta. Elle vivait l’évulsion de ses illusions. L’euphorie des débuts s’était évanouie et ce n’était pas en adoptant une attitude évasive, en se dérobant devant l’évidence, que la comtesse de Cresseville sauverait ce qui pouvait encore l’être. Elle devait tailler dans le vif, retrouver Délia coûte que coûte et s’arranger pour qu’elle fût éliminée, dans le sens littéral et cruel du terme. Mais jamais la maîtresse de Moesta et Errabunda ne se résoudrait à une solution aussi radicale : instaurer une forme de peine de mort dans l’Institution, un tribunal d’exception allant plus loin que les simples châtiments corporels énoncés par le faux-semblant de la Mère, cet androïde lors dérisoire dont le pouvoir de dissuasion se lézardait, bien qu’en quelque sorte elle eût jà implicitement appliqué cette peine capitale à l’encontre de l’infortunée Ursule Falconet. Cléore pensa donc à une destruction symbolique de celle qui avait assassiné l’adorable Daphné : pourquoi ne point brûler Adelia en effigie au cours d’une cérémonie publique, comme la populace l’avait fait à l’encontre d’un Loménie de Brienne ? Mais d’autres vers introduits par erreur dans le fruit de Moesta et Errabunda l’avaient rongé… surtout l’insoumise, Odile Boiron… Cléore examina le groupe de poupées cireuses et chryséléphantines constellées de copal, à la recherche de la réplique de l’impétrante. Celle-ci repérée, elle poursuivit ses réflexions passionnelles, ses méditations devant celle qui était la dernière statue achevée : Cléophée la maudite, telle qu’elle-même, et pour Cléore, cause de tous ses malheurs de par sa désobéissance… Cléophée en Ninon de Lenclos,
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 la grande figure féministe des salons du Roy Soleil. La tentation de briser sur-le-champ la reproduction de la coupable saisit Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’un bruit feutré retint son attention. Quelqu’un d’autre était là…

  En ce cabinet des figures fermentées, Cléore captait une présence étrangère, furtive, indésirable… Elle brandit son lumignon et tenta de localiser la provenance de ce bruit importun. Les ombres des effigies de cire se firent mouvantes, indéterminées, déformées comme en une fantasmagorie de théâtre qu’on eût voué aux seules pantomimes lumineuses gothiques, évocatrices de la Mort. Ses yeux ne purent discerner l’intrus ; il devait bien se cacher, profiter des moindres recoins de cette salle de sous-sol, de ce musée malsain peuplé des fétiches fantômes des juvéniles aimées. Cléore se résolut donc à entreprendre l’autodafé symbolique de Cléophée, d’immoler le mannequin de la maudite, du grain de sable corrupteur. Elle extirpa une boîte d’allumettes soufrées de son aumônière. Une fois, deux fois, elle essaya d’en craquer une.  L’humidité des aîtres, l’atmosphère viciée, rancie, toute cette cire empoussiérée, ces étoffes vieillies, ces artifices de chancissure prématurée, étaient-ils la cause du mauvais fonctionnement d’un objet aussi trivial et élémentaire destiné à brûler ? Alors, la comtesse de Cresseville sentit une main lisse et glacée l’empoigner. Elle cria tandis que ce membre, jeune et habile, s’emparait avec prestesse des allumettes défectueuses. La flamme de la lampe à pétrole éclaira une figure féminine redoutée entre toutes, non pas statufiée, mais vivante : c’était Adelia, la favorite en disgrâce, l’assassin de Daphné, qui ainsi, se dévoilait. Cléore s’en trouva révulsée.

  C’était une vision lugubre, qui ajoutait une touche de mysterioso troublant à cette pièce renfermée, confinée, qui servait de réceptacle à toute une collection d’idoles confites et figées, presque momiformes dans leur roideur suprême. Adelia jeta, d’une voix aux inflexions vipérines :
« Tu te trompes de statue, Cléore ; c’est la trépassée, celle qui n’est plus, qu’il te faut anéantir… Laisse-moi donc officier à ta place. »
  La comtesse de Cresseville ne put qu’hurler :
« Assassine ! Assassine ! Phoebé avait raison !
- Je n’ai fait que me venger d’une avanie subie, d’une humiliation supportée. J’ai mon amour propre, Cléore ! »

  Sa bouche pourprée de petite catin crachait presque ces mots haineux à la figure blêmie de la maladive jeune femme, tandis que ses doigts affairés prenaient plaisir à réussir là où ceux de son ancienne maîtresse avaient échoué.
« Je constate que tu as déjà un pied dans la tombe, Cléore ! Tu es tellement sans force que tu ne sais même plus te servir d’une banale boîte d’allumettes ! »

  Alors, dans un geste désespéré, tandis que l’odeur soufrée du bâtonnet igné s’épandait dans le cabinet des poupées de cire, les mains de Mademoiselle de Cresseville empoignèrent celles de son giton déchu, de sa diablesse-ange pervers chuté d’un Paradis de bamboche et d’opprobre. Quoiqu’elles tentassent de faire, de prévenir, leur étreinte s’avéra dérisoire, impuissante, et, à la lueur incertaine de la lampe à pétrole, libre à nouveau, l’Irlandaise de la discorde, après qu’elle eut griffé sans retenue la peau diaphane de son ancien amour turpide, s’amusa à jeter l’allumette enflammée aux pieds délicatement chaussés de l’effigie de Claude de France, qui jouxtait celle de Cléore. L’ourlet de la robe s’embrasa d’un coup et le feu se communiqua aux étoffes damassées et aux dentelles roidies, éraillées et empoissées du siècle de François le débauché. L’amidon, la cire et les matières diverses composites, ainsi que les produits chimiques subtils et morbides ayant permis l’alchimie du vieillissement artificiel de la réplique de Daphné de Tourreil de Valpinçon, facilitèrent la propagation du sinistre qui se communiqua au mannequin de Cléore elle-même. Ce fut un embrasement de crémation de bûcher indien, le sacrifice d’une Jehanne d’Arc sombrée dans l’apostasie et la démonologie. En se consumant, les tissus antiques dégageaient une efflorescence roussie, écrouie, prégnante, qui asphyxiait les gorges. Les parfums fanés, acidulés, de poudre de riz, mêlés à ceux des moisissures sèches, finirent en un âcre dégradé consomptif. Le feu remonta les échines, les bustes, s’en prit aux guimpes, atteignant les têtes. Les coiffes tuyautées, les coqueluchons, les chevelures, brûlèrent aussi facilement que s’ils eussent été faits d’étoupe.
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  Cette immolation sacrificielle de ces images, de ces reflets en ronde-bosse, par celle que la comtesse avait longtemps couvée, déconcertait Cléore. Mais l’œuf Adelia était pourri, couvi. Les figures des deux poupées mourantes, léchées par les flammes, pleuraient leurs larmes de cire, coulures jaunâtres, expression d’une matière en fusion en putréfaction liquide apicole, qui s’épreignait en stalactites toujours plus longues sur le sol, gouttait en solutions aqueuses ardentes, comme en une combustion spontanée cadavéreuse provoquée par les gaz formant les feux follets des cimetières. Les masques se défaçonnaient, se défiguraient, transsudaient de leur propre substance.
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 Les deux figures, désormais inhumaines, n’étaient plus que des mascarons déformés fondus, partant en couches liquéfiées successives, perdant leurs yeux de verre après que la rétractation des orbites dissoutes eut achevé de leur ôter toute ressemblance avec leurs modèles vivants. Les gaufrures, damassures et crêpures embrasées, comme soulevées par le souffle et l’énergie du feu, s’envolaient en lambeaux fuligineux qui voletaient et se cendraient, puis retombaient en une pulvérulence bouillante sur le parterre beurré de rigoles de cire fondue. Quel poëte oserait composer la complainte digne des funérailles de ces princesses papillons de nuit qui n’eurent qu’un éphémère semblant de vie ? Feu monsieur Jules Laforgue, ou un autre fol ?

«  De l’eau ! De l’eau ! s’écriait Cléore, prise d’une panique incoercible. Adelia ! Sois maudite ! Mes trésors, mes petites filles, ô, mes aimées ! Ne mourez point ! Pitié ! Adelia ! Pitié ! Sauve mes filles !
- Tu es folle Cléore ! ricana la goule d’Erin.
- Va-t’en, maudite ! Va-t’en ! »
 En sa gorge de poitrinaire, son cri de rejet se métamorphosa en pleurs.

  Désormais, Phoebé, puis Jeanne-Ysoline, et d’autres encore, s’embrasaient à leur tour. C’était un sinistre horrible, l’anéantissement symbolique, l’holocauste, l’autodafé de ce wax museum saphique, marqué du sceau du péché de chair, de la Faute, de la fascination pour la juvénilité. Dieu punissait la comtesse de Cresseville, la châtiait par les symboles, sans aucun espoir de rédemption. Noyée dans son chagrin, s’étouffant sous les fumées toxiques dégagées par la consomption des vêtures des statues périssables, proies faciles des flammes d’un Yahvé de courroux vengeur, Cléore se recroquevilla sur elle-même, attendant la mort au milieu des copies de celles qu’elle avait adorées, célébrées, gâtées et suries de ses penchants. Délia, s’éclipsa, laissant là, en son péril, celle dont elle ne voulait plus, qui, pourtant, l’avait extirpée du néant et modelée dans l’argile en Pygmalion femelle. Il était bien étrange que Mademoiselle de Cresseville n’eût jamais songé à rebaptiser aucune de ses pensionnaires du prénom évocateur de Galatée. Mais Nikola Tesla avait tout prévu. Il avait inventé un dispositif inédit, digne de celui avec lequel il s’était querellé, Thomas Edison ; un dispositif de sécurité qui permettait d’étouffer le feu. Alors, une douche diluvienne se déclencha en ce cabinet à demi ravagé, trop tard pour sauver les effigies, les figures aimées de la jeune Dioscure morte et de Cléore, mais à temps pour que les autres ne terminassent point leur existence d’œuvres d’art en flaques de cire déliquescente. La bouche de la comtesse but cette eau salvatrice, la capta, la lapa, s’en gava, comme autrefois celle de l’orage de la Saint-Jean, du temps où elle et Délia fusionnaient souventefois en un être unique. La plupart des poupées, leurs atours, velours et étoffes empesées à peine roussis, leur figures cireuses à peine mollies, l’éclat hyalin et adamantin de leurs pupilles de verre à peine troublé et terni, s’épargnèrent les affres d’une agonie d’objets quasi vivants, elles qui, auparavant, avaient constitué autant de figures de la morbidité et des princesses trépassées. Il n’avait manqué que les catafalques d’infantes pour en parfaire l’illusion macabre et ténébriste…


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[1]   Aurore-Marie de Saint-Aubain était accoutumée aux séances de dissection publiques, qu’offrait régulièrement à Lyon son médecin attitré, Frédéric Maubert de Lapparent, spectacle mondain s’il en fut. Elle-même descendait d’un anatomiste du début du XIXe siècle, Félix Robert Gabriel de Lacroix-Laval (1755-1823).
[2]   Prémonition de la médecine moderne avec l’imagerie médicale, pour ne point dire de la résonance électromagnétique ou même de l’échographie. Aurore-Marie de Saint-Aubain savait jouer de son côté prophétique, anticipateur « vernien ».
[3]    Allusion à un passage de Nana consacré au restaurant de Laure, rue des Martyrs, où l’on se goberge d’une poule au riz malodorante.
[4]   Nom d’un célèbre restaurant louche de la Restauration.
[5]   Nouvelle prémonition étrange d’Aurore-Marie de Saint-Aubain. Comme dotée de double vue ou de la faculté de se projeter dans l’avenir, elle semble prédire le personnage de Pierre Laval. Ces visions prophétiques étaient-elles dues à l’opium dont elle abusait ?