Nos lumignons révélèrent le décor de la deuxième salle, bien plus somptueux et conforme à l’idée que nous, occidentaux, nous faisions des grottes ornées bouddhiques.
Des fresques aussi fraîches qu’en leur premier jour, des mandalas complexes dont le Gautama était l’unique sujet, s’intriquaient et se superposaient en des polychromies virtuoses, brillantes et maniérées.
Des embrasures multipliaient les ouvertures tandis que le soutènement de la voûte s’effectuait par maintes arcades, arcs, colonnes et colonnettes torses, abondamment sculptées de déités et de boddhisattvas.
Plus loin, des espèces de cariatides se dressaient, tout à leur tâche digne d’Atlas.
Cependant, latéralement, on constatait que les parois n’étaient plus constituées de calcaire ou de roc, mais de cristal de roche d’une parfaite transparence, aussi lisses et régulières que les glaces vénitiennes. Tout au bout, on remarquait déjà la présence du troisième couple d’hémisphères qu’il nous fallait amadouer. Les teintes de ces deux éléments, authentiques serrures barrant l’accès à la troisième salle, s’accordaient avec l’ordre logique de l’analyse de Laplace : gris pour la série conforme au traité de Burnet, azur pour les Thibétains.
Hélas, nous prîmes insuffisamment garde à ce que recelaient les parois de cristal de roche et les prétendues cariatides du fond, prêtant une attention excessive d’esthètes aux motifs peints sacrés des coupoles, arcatures, voussures et berceaux dont la qualité, la facture et l’éclat surpassaient les œuvres des plus grands maîtres de la Renaissance italienne. J’ouïs un craquement presque imperceptible, provenant semblait-il de la colonne anthropomorphe la plus proche. J’approchai de celle-ci, afin de l’étudier.
J’affinai mon examen attentif de ces colonnes sculptées ; il s’agissait non pas de cariatides, comme nous le crûmes d’un premier abord, mais plutôt de colossoi, autrement dit de pierres tombales sculptées, anatomiques, compromis entre le sarcophage égyptien et le gisant médiéval.
Ces colossoi étaient debout, formant l’essence même des colonnes.
Ils supportaient des chapiteaux ornés de motifs architectoniques élémentaires : nervures, stries, volutes et spirales d’un travail assez grossier. Culturellement étrangers à ces contrées asiates, ils rappelaient la conception que les Grecs anciens se faisaient de la mort, les colossoi étant perçus comme les doubles des défunts. Mais l’œuvre des artistes inconnus s’apparentait davantage aux transis décharnés, anatomiques, d’un Moyen Âge à l’agonie,
qu’à la réplique exacte de personnes vivantes et ces prétendues doublures des vivants ressemblaient de fait à d’effrayants écorchés trop réalistes, en cela que leur polychromie reproduisait exactement les tonalités des chairs et muscles des corps disséqués en faculté, voire des cires de la Specola de Florence
et autres spécimens momifiés de Monsieur Fragonard. Leurs yeux évidés paraissaient scruter la finitude du Néant tant ils n’exprimaient rien de tangible. De leurs orbites creuses s’épanchait quelque sérosité, pus, ichor ou sang, qui laissait une traînée lacrymale hideuse jusqu’au bas de leur bouche à la moue d’amertume. Il nous était toutefois impossible d’affirmer s’il s’agissait de kouroi
ou de korai car nous n’en distinguions nul sexe apparent. Le réalisme de ces écorchés, façonnés ou pétrifiés, me dérangeait, tant leur perfection anatomique laissait à penser qu’il s’agissait de suppliciés authentiques dont on avait arraché la peau. J’appelai Corvisart. Fort d’un constat partagé, il n’hésita pas à lacérer au scalpel le triceps gauche du premier colossos. Ce fut une hémorragie incontestable qui résulta de cette blessure expérimentale : ces monstres étaient vivants, ainsi que le prouvait la souplesse de leurs chairs à vif, quoique dépourvus de la faculté d’exprimer la douleur ! Fort troublés par notre conclusion, redoutant un nouveau maléfice, nous portâmes enfin notre attention sur ce que recelaient les parois en cristal de roche. Notre sidération fut partagée par tous. Etaient renfermés, comme coulés au sein même de la pierre pellucide, des spécimens en gestation.
Peut-être étaient-ils humains, peut-être aussi simiens ? Etait-ce là la matrice, le nid des Migous ? Chacun se constituait à l’intérieur d’une structure cristalline rayonnante, sorte d’œuf ou d’utérus lithique. Certains étaient morts, inachevés, revêtant cet aspect parcheminé propre aux fœtus décédés dans le ventre de leur mère. Pourtant, un détail singulier m’apparut : tous étaient pourvus d’un cordon ombilical qui, s’extirpant de leur abdomen, cheminait en des tortillements complexes sans cependant se raccorder à quelque chose. Délaissant cela, non sans avoir fait part de cette observation à Corvisart et à Laplace, je me concentrai sur les monstres les moins avancés. Aucun n’allait en deçà du disque embryonnaire, et à notre échelle, chacun de ces disques disproportionnés eût abouti à quelque géant de plus de dix pieds de stature. Cela se présentait initialement à la semblance de bourrelets de chair hideux, oblongs, en forme de poires évocatrices qui, en leur mitan, amorçaient une fente annonciatrice de la gouttière neurale à venir, ressemblance que, sous la supplique de mon collègue astronome, je me refusais de qualifier, moins pour son inconvenance impudique que par respect pour ces Thibétains qui avaient édifié un pareil sépulcre dépassant notre entendement.
« On dirait des…
- Ne prononcez pas ce nom », me supplia Laplace.
La Vie et la Mort s’observaient tout en se confondant. D’un côté, ces colossoi ou écorchés anatomiques qui soutenaient la voûte ; de l’autre, ces cristaux de roche polyédriques, facettés, noyés dans la masse – devrais-je écrire la nasse ? – de la paroi,
cristaux d’une translucidité dépourvue de toute impureté et de toute rayure, qui renfermaient des êtres aux différentes étapes de la gestation, telles d’incroyables matrices utérines. Ils baignaient dans leur gangue solide, amnios transparent quoique pétrifié, en fœtus inachevés, transitoires, que les cordons ombilicaux ne reliaient à rien, n’aboutissant nulle part. Et les derniers d’entre eux se couvraient d’un duvet roussâtre. Leur tête, affaissée sur leur poitrine, tel un dessin fameux de Léonard de Vinci, cachait une ébauche de visage intermédiaire entre l’Homme et le primate de Linné. Nous, les savants, conclûmes que nous avions affaire à des Titanopithecoi en formation. Les plus avancés ne « naissaient » point ; nul « accouchement » ne se produisait. Au contraire, ils paraissaient s’étioler, se ratatiner, devenir graciles et rachitiques comme si quelque chose eût puisé en eux toute leur vitalité inaccomplie. De même, les colossoi les plus proches des fœtus à l’imminence de leur terme et d’une impossible parturition présentaient un aspect terne, une musculature fondue, de multiples craquelures et fissures, comme une terre asséchée. Nous saisîmes que chacun se nourrissait de l’autre, en prédateur consommé : les fœtus s’alimentaient des chairs pétrifiées des colossoi qui, eux-mêmes, puisaient leurs nutriments dans les créatures non encore en gésine, inertes tout autant que muettes en leur amnios rigide, comme gelées dans le cristal. Lors, nous en étions à ces spéculations hasardeuses lorsque nous ouîmes un second craquement provenant des colonnes. C’étaient les cariatides. A notre grande stupeur, mais aussi à notre terreur, ce que j’avais pressenti et redouté sans avoir osé l’affirmer à mes collègues s’accomplissait sous nos yeux : les colossoi revenaient à la vie. Ils s’ébranlèrent, hiératiques, rigides, en un ensemble parfait, déterminés à nous nuire, courroucés, semblant légion, mus par la haine inexpiable des intrus.
Leurs orifices oculaires, énucléés, exsudaient plus que jamais un suc, une humeur douceâtre à la semblance des liquides s’exprimant et s’épreignant des organismes en cours de corruption. Ils marchèrent vers nous, exposant leur perfection d’écorchés anatomiques tandis que de leurs muscles saillants s’écoulait une sueur sanglante, si abondante et profuse qu’elle détrempa le sol de multiples flaques écarlates desquelles s’exhalait une senteur métallique. Leurs mâchoires claquaient, leurs maxillaires s’entrechoquaient : ils voulaient parler, mais ne disaient que le silence et l’amuïssement de la pierre.
« Ces écorchés, dans leur hideur, me font penser à ceux de Bernard Buffet », aurait dit Johann van der Zelden pince-sans-rire.
Une vingtaine d’écorchés nous cerna, sans que la voûte, privée de leur soutien, s’effondrât. Humboldt dégaina son colt et tira au jugé ; la balle troua le colossos qui voulait l’affronter sans le moindre dommage. Cependant, la blessure fut suffisante pour le ralentir et elle avait lésé ses viscères car un jus d’horreur se mélangea à l’hémoglobine s’écoulant de la créature. Imperméables à la supposée souffrance de leur compère, les autres cariatides persévérèrent dans leur encerclement. Ces démons allaient-ils nous étouffer ou nous écraser ? Les claquements de leurs mâchoires devinrent assourdissants ; ils étaient si proches que le sang s’épanchant sans trêve de leurs muscles souilla nos vêtements. Toujours héroïque, Jacques Balmat asséna un coup transversal d’alpenstock en la gorge de son adversaire, le décapitant presque. Sa tête pendit sur le côté gauche, raidie, ses dents continuant de claquer dans le vide. De la base du cou jaillit comme un geyser un bouillonnement éruptif de fluide, tantôt écarlate, tantôt laiteux, dont l’odeur, éprouvante, rappelait celle du chyle. Le monstre émit des gargouillements avant de s’effondrer et d’achever de se vider de ce sérum malodorant. Ce fut alors que les amnios-cristaux de roche se fendirent à leur tour. L’instant de l’accouchement était venu.
De cette parturition maléfique s’extirpèrent des entités inabouties, une multitude de primates inconcevables et non répertoriés, dont les imperfections et l’inachèvement n’entravaient aucunement le mouvement convergent de l’ensemble, comme en renfort des colossoi surpris quelque peu par notre résistance opiniâtre. Leur capacité de nuisance, occasionnée par les enchantements dont s’imprégnait le sépulcre, demeurait certaine. Aussi dûmes-nous nous préparer au pire.
« Formez-vous en carré ! » ordonna Humboldt en allemand d’une voix impérieuse, ordre aussitôt traduit en français, en hindi et en népali par Arthur et Rajiv. « Que chaque coup porte ! » ajouta l’explorateur. Sa détermination força notre admiration. Les immondes fœtus, ces ébauches de Titanopithèques, associés aux écorchés de pierre, souhaitaient prendre possession de nos âmes afin de les emporter au sein des dédales ténébreux du Bardo pour les offrir à des divinités dévoreuses gardiennes de l’Eternité. Aucun groupe hostile ne relâcha son étreinte, bien que les Gurkhas eussent mis baïonnette au canon de leur fusil et portassent des coups aux monstres, coups qui eussent été mortels pour un humain ordinaire. Cette scène d’épouvante, ce combat de titans, semblèrent durer des lustres. De ses crocs acérés déjà constitués, un des singes difformes, frappé de cyclopie et d’autres tares indicibles, réussit à mordre un des Népalais à la carotide, son sang artériel jaillissant aussitôt en fontaine et arrosant l’horrible prédateur dont la fourrure esquissée se diapra d’écarlate. L’ébauche de primate parut y trouver du plaisir, à la semblance d’un vampire et ses poils, gorgés de sang, dégouttèrent jusqu’au colossos voisin.
Après un temps indéterminé, ponctué par les gémissements et les râles des blessés humains comme simiens, notre résistance porta enfin ses fruits. Peut-être que le tulpa dont le sortilège investissait cette salle commençait à se lasser de nous, se décidant à nous faire grâce ? Toujours fut-il que les transpercements répétés des colossoi et des Migous par l’alpenstock et les baïonnettes produisirent un effet certes tardif, mais sidérant. Ainsi, vis-je un des écorchés cariatides, proprement éventré, doté d’une musculature cramoisie herculéenne enchevêtrée de ligaments complexes, blanchâtres et suintants d’hémoglobine, pousser un cri muet. De son éventration béante s’écoula un flux ininterrompu de viscères certes liquides mais translucides, comme un fluide de cristal glacé brusquement fondu, accompagné de jets de mercure, d’argent en fusion et d’humeurs diverses plus proches de l’alchimie que de la physiologie. Encouragés, tandis que le cercle ennemi accablé de coups commençait à relâcher son étreinte, Humboldt et toutes les personnes pourvues d’armes à feu déclenchèrent une mousqueterie parfaitement coordonnée qui dévasta les rangs des colossoi eux-mêmes. Sous les impacts multipliés des projectiles de fulmicoton, ils enflèrent démesurément avant d’exploser, d’éclater, en une éruption suffocante et aveuglante de poudre et de poussière de pierre. Un couple kouros-Titanopithèque,
entremêlé en une étreinte contre nature, s’entredévora, le cordon ombilical de l’un puisant ses nutriments dans l’organisme de l’autre qui ne cessait de mordre son compagnon, pompant la chair de pierre, ce qui confirmait mes intuitions au sujet des échanges nutritifs parfois mortels entre cariatides et embryons. D’ultimes créatures nous résistaient encore quoiqu’elles fussent fort meurtries par notre pétarade à bout portant. Certaines de ces baudruches anatomiques obscènes, simiesques ou autres, projetées au sol par l’éclatement morbide de leurs congénères, devenant convulsives, s’y agitaient tels des épileptiques, en des piétinements frénétiques végétatifs sauvages, jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Des perforations multiples de ces « cadavres » s’épanchèrent des flots d’immondices verdâtres apparentés à ceux de la putréfaction alors que des esquilles poudreuses et des fragments de muscles pétrifiés voletaient en tous sens comme pour venir obturer et étouffer nos bronches. Nous affrontâmes ce succédané de tempête de sable avec stoïcisme. Quand le dernier des fœtus de Migou daigna à la parfin acquérir une inertie définitive, il se décomposa en une espèce de cendre ou de suie toute noire, à l’exception de sa mâchoire dont les canines difformes, abjectes et flavescentes, continuaient indûment à s’entrechoquer et mordre dans le vide.
Tout était terminé, mais nous déplorions la perte d’un Gurkha supplémentaire, ainsi que plusieurs blessures et meurtrissures occasionnées par ces horreurs. Corvisart, lui-même lésé à la main gauche, procéda aux soins nécessaires grâce aux bandages, charpie et pansements dont il disposait en ses bagages. Ne pouvant tergiverser davantage, aussi éclopés que nous fussions, nous nous avançâmes à l’extrémité de cette antichambre maudite, à hauteur des deux demi-sphères scintillantes, grise et céruléenne.
C’en fut reparti pour une nouvelle manifestation de babélisme. Le sésame fonctionna pour la troisième fois.
« Om Mani Padme Hum. »
« Dixit vero Deus congregentur aquae quae sub caelo sunt in locum unum et appareat arida factumque est ita.
Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi.
Et vocavit Deus aridam terram congregationesque aquarum appellavit maria et vidit Deus quod esset bonum.
Dieu appela le sec terre, et il appela l'amas des eaux mers. Dieu vit que cela était bon.
Et ait germinet terra herbam virentem et facientem semen et lignum pomiferum faciens fructum iuxta genus suum cuius semen in semet ipso sit super terram et factum est ita.
Puis Dieu dit : Que la terre produise de la verdure, de l'herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut ainsi.
Et protulit terra herbam virentem et adferentem semen iuxta genus suum lignumque faciens fructum et habens unumquodque sementem secundum speciem suam et vidit Deus quod esset bonum.
La terre produisit de la verdure, de l'herbe portant de la semence selon son espèce, et des fruits et ayant en eux leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.
Factumque est vespere et mane dies tertius.
Ainsi, il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le troisième jour. »
A suivre...
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