mercredi 6 novembre 2024

Café littéraire : Le Soleil est aveugle, de Curzio Malaparte.

 LE SOLEIL EST AVEUGLE, de Curzio Malaparte

Par Roger Colozzi.

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En guise d’avant-propos

"Encore un livre sur la guerre !", allez-vous soupirer. Certes, mais alors écrit par un homme, journaliste et romancier italien (1898-1957), qui en a vécu deux. Mieux : qui y a combattu, y a été blessé. Un homme pour qui le cri de guerre aurait pu être : "guerre à la guerre !"

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Une guerre faite ici sur des versants frontaliers des Alpes par des Français, mais surtout par des soldats italiens "poussés dans le dos" au combat, contre un pays, la France, déjà bien meurtrie, "à genoux" devant les armées occupantes de l’Allemagne nazie.
Une guerre quasiment fratricide (une de plus, et ce sont les pires...) entre deux populations alpines aux mêmes styles de vie, mêmes mœurs, interpénétrées par des modes de vie quasi-identiques, dans de coutumières et réciproques traditions et échanges laborieux, sans esprit de séparatisme, de frontières.
Une guerre, encore, stupide au sens tragique de son inutilité, quand l’auteur n’hésite pas à affirmer : "...il est plus immoral de gagner que de perdre une guerre." Et surtout pas honte aux vaincus !

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Une guerre sans espoir, sous l’astre de vie, le Soleil, indifférent semble-t-il, impassible ("muet spectateur"), AVEUGLE aux souffrances de l’humanité. 

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Et tout esprit de vengeance ravalé, d’un bord comme de l’autre, laissez-vous gagner par la poésie des couleurs des Alpes, même et surtout accentuées par le froid des montagnes, ultime linceul des combattants alpins des deux bords ; deux clans pour lesquels nous ne manquerons pas de conclure : "Ni vainqueurs, ni vaincus !"

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Absurdité de la guerre, des guerres.

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Bonne lecture et... à bientôt !
R. Colozzi


samedi 2 novembre 2024

La Conjuration de Madame Royale : appendice (2).

Bientôt, l’influx se traduisit par des éclairs jaillissants qui parcoururent l’ensemble des connexions jusqu’au corps de Langdarma, en passant par les grenouilles spinales qui entouraient les baquets.

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Ces tristes batraciens, frappés par l’énergie galvanique, se mirent à tressauter, en une danse de Saint-Guy grotesque qui eût été risible en d’autres circonstances.

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 Quelques acrobatiques qu’eussent été leurs trépidations, ces bêtes répugnantes, hélas sacrifiées au nom de la Science, ne pouvaient être comiques. De même, les épidermes de ces anoures et autres rainettes décérébrées exhalaient une senteur marécageuse. L’intensité de leur frénésie s’alliait à la manifestation d’un autre phénomène : les nuées d’éclairs se muèrent en une nébulosité électrique qui recouvrit la dépouille de l’empereur maudit, la rendant invisible. Dans le même temps, une fragrance désagréable de natrium s’exhala des différents baquets. 

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Une première grenouille éclata : l’organisme mort n’avait pu résister à la puissance de l’influx galvanique.
« Comte Galeazzo, réduisez la puissance ! s’exclama Georges Cuvier. Un péril menace toute notre assemblée !
- Je n’en ferai rien ! » répliqua obstiné l’aristocrate italien, Deus ex machina de ce projet dément.
Comme pour répondre à son entêtement, un deuxième batracien s’embrasa, victime de la surcharge, empuantissant les lieux de la consumation de ses chairs mortes et gâtées. Désormais, un orage miniature enveloppait Langdarma.

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 Les fils cuivrés en tortillons, brouillés par le nuage d’électricité statique, laissaient échapper des flammèches malvenues. Notre aristocrate italien de mauvais aloi – au point que nous ne savions plus si nous servions les desseins de Napoléon ou les siens – fit preuve d’une hâblerie sans pareille. Alors qu’une troisième grenouille explosait telle une bombe malodorante, éclaboussant de sa bouillie les rebords du baquet près duquel on l’avait installée, voilà qu’un singulier arroi s’ajoutait à cette séance éprouvante. Di Fabbrini fit entrer quatre servants supplémentaires ; à chacun il remit un coffret de bois de santal,

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 coffret qui révéla, lorsque chaque sbire sous ses indications en ouvrit le couvercle, un appareil d’un type nouveau, qui consistait en un cylindre de cire muni d’une manivelle sur lequel courait une aiguille qui y avait creusé un sillon d’une extrémité à l’autre. Cette aiguille avait double usage : soit elle gravait les vibrations sonores qu’il lui était donné d’entendre (si toutefois l’on pouvait qualifier d’ouïe cette faculté de la mécanique d’enregistrer les sons), soit elle les restituait ou lisait. L’appareil se complétait d’un cornet acoustique conique, une espèce d’entonnoir dont le bout étroit était accolé au cylindre.
« Messieurs, je vous présente mon invention : le paléophone ! »


Je méjugeais ses prétentions car, selon ma conviction, le comte n’était pas l’inventeur de cette machine qu’il avait dû voler à quelque expérimentateur inconnu, français ou anglais (peut-être même italien !) dont il avait profité de la gêne financière pour qu’il la lui vendît à vil prix.
Les quatre assistants, exécutant les ordres de leur maître en un ensemble parfaitement coordonné et harmonieux, tournèrent leur manivelle, dans un sens puis dans l’autre. Les paléophones avaient été réglés en mode lecture.

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Une phrase spectrale s’extirpa de chacun des cornets et retentit aux quatre points cardinaux, phrase en laquelle nous eûmes la stupéfaction d’identifier le mantra bouddhique qui, en les premières salles du sépulcre de Langdarma, avait contribué à l’accord des hémisphères successifs !
La voix désincarnée, décorporée entonna la psalmodie Om Mani Padme Hum à l’endroit puis à l’envers, alternativement : muH emdaP inaM mO. Les pavillons des cornets amplifiaient ces sentences pieuses.
Fut-ce l’effet de ces vibrations sonores répétitives et lancinantes, encore accentuées par la réverbération de la salle ? L’influx électrique se fit paroxystique ! Di Fabbrini exultait car ce que nous étions en train de voir correspondait à ses espérances.
Cependant, l’une des quatre piles de Monsieur Volta grilla, compromettant la suite ; une fragrance de métal chauffé s’exhala de la colonne hors d’usage située au point nord tandis que des étincelles manquaient déclencher un incendie fatal.  
Alors, ce fut comme une boule d’énergie qui se constitua, non point brillante, mais noire, négative, et cette fulgurance de néant, venue de nulle part, par génération spontanée, délivrée de sa matrice par les mantras inversés, s’alla frapper au cœur la momie démoniaque, comme si la foudre l’eût atteinte.

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 Sans nul paratonnerre du grand Benjamin Franklin,

 Illustration.

cet optimum du galvanisme et de l’électricité, conjugué à la manifestation d’un phénomène physique inédit que nous pourrions qualifier d’énergie noire,

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 produisit un son intense, tel l’impact de l’éclair embrasant un arbre. Ce coup de tonnerre fut si puissant que tout le bâtiment du Muséum trembla sur ses fondations. Nous nous crûmes un instant transportés au sein du fameux tremblement de terre de Lisbonne.
Un silence angoissant suivit tandis que se dissipait l’odeur éprouvante de cuivre brûlé et des chairs mortes des grenouilles spinales.
« Il vit ! » s’écria le comte d’une voix rauque, à la manière d’un Oreste dément,

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rompant la mutité de l’assemblée. Je crus entendre qu’il prononçait le nom d’une femme que je compris mal, sentence qu’il acheva par « Tu avais raison. » S’appelait-elle Marie Chalet ou Chélet ?

Portrait ovale d'une femme portant un châle et un fin bandeau autour de la tête, sur un arrière-plan couleur de lin.
Une main d’un noir luisant se dressa, d’une brillance d’obsidienne constellée d’éclats et de grains diamantés. Tout un corps bientôt se leva de la couche, arrachant les liens, les connexions qui le reliaient encore au réseau galvanique malmené. Jamais nous n’oublierons le visage de cette chose dont les caractéristiques l’éloignaient de toute humanité. Le masque mortuaire bimétallique s’était amalgamé à la figure même de l’empereur, comme fondu en elle, adhérant tel un épiderme. Aux orbites, dont la rétractation avait disparu, deux iris aussi lumineux qu’une étoile semblaient observer le public subjugué par ce prodige. Ces prunelles pulsaient. Langdarma rappelait autant un personnage de céramique grecque archaïque et noire qu’un astre de nuit illuminant de sa seule présence tout un firmament enténébré d’avant la création. Sa « résurrection » hasardeuse l’avait transfiguré en une incarnation de ce que nous convînmes de désigner sous le vocable d’infra sombre. En lui s’étaient alliés tous les démons du monde, en la fusion imprévisible d’un pandémonium en une unique créature.
« Jésus, je t’ai égalé ! » poursuivit di Fabbrini enferré en son délire. « Soleil noir, poursuivit-il ! Avatar de mon fils ! Renaissance de l’Homunculus ! »  
Imitant quelque vers cornélien, Galeazzo ajouta :
« Va et me venge ! »
« Un trou noir ! Cette momie est un trou noir ! » balbutia notre ami Laplace, reprenant une de ses théories.
Sans crier gare, la panique s’empara de l’assistance tandis que le comte était pris d’un fou rire irrépressible.
« Allez, animalcules lilliputiens, allez ! Fuyez tant qu’il est temps ! Que Langdarma fasse de vous son gibier, sa pitance ! »
Quelle horreur avions-nous donc engendré ? C’était cela, le résultat de nos pérégrinations aventureuses ? Aucune vie humaine, aussi longue fût-elle, dussions-nous tous exister plus de cent années ne suffirait à estomper le remords qui tous nous rongeait.
« Nous avons joué avec le feu ! » entendis-je murmurer Danton. 

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« Voilà un abominable homme des neiges et des cimes ! » hurla Bichat.
Comme s’il l’eût entendu, Langdarma remarqua notre physiologiste et, d’un pas assuré mais pesant, commença à s’approcher de lui. Il semblait mû par une seule volonté : occire ceux qui s’opposaient à lui, à sa toute-puissance recouvrée. Se sentant pris pour cible, Bichat bouscula ses confrères, heurtant indifféremment dignitaires et savants, voulant fuir à tout prix celui qui, décidé à l’anéantir, le poursuivait de sa vindicte aveugle. L’empereur asiate, revivifié, corps noir brûlant, exubérant, se para d’éclairs plus destructeurs que la foudre ordinaire, éclairs qu’il jeta çà et là, embrasant à son bon plaisir, à son caprice, tel ou tel élément. Il absorbait toute l’énergie autour de lui, s’en nourrissant, achevant l’anéantissement de notre installation.
« Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter l’Arme ultime ! » ricana le comte di Fabbrini.
Le monstre se mit à poursuivre notre confrère de sa vindicte destructrice. Tout ce qu’il touchait ou frôlait s’embrasait. A la vue de cette chasse à l’homme, sans qu’il perdît son sang-froid inébranlable, Galeazzo extirpa une espèce de crécelle de l’habit de cour à la française qu’il s’était imposé de porter en cette séance solennelle, crécelle qui s’avéra être un moulin à prières du Thibet qu’il commença à agiter comme un bouffon le fait d’une marotte. 

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Il se mit à psalmodier divers mantras dans la langue des bonzes, dialecte dont seuls ici, à ce que nous soupçonnions, Arthur et Rajiv possédaient des notions chèrement acquises.
S’agissait-il de dompter la créature des ténèbres ? Le comte espérait-il l’amadouer ? Que non pas, hélas ! car, bien au contraire, les mantras la confortaient dans sa volonté de nuire. Bientôt, Bichat ne fut qu'à quelques pieds de Langdarma dont le corps fuligineux, hideux, multipliait les fulgurances noires, comme si une étoile d'ébène eût été éruptive. Un éclair frappa le savant alors que la momie de l’empereur se saisissait de lui. Une boule incandescente contint ce couple fatal et dans l’étreinte opaque et brillante à la fois, nous entendîmes surgir un hurlement comme jamais aucun humain ne l’avait ouï. C’était pis que le mugissement du taureau égorgé lors de la mise à mort sacrificielle des Anciens. Quand s’estompa la boule de feu brune entourant les deux hommes, ainsi que s’éteint un feu d’artifice, Langdarma relâcha un cadavre calciné et broyé qui s’alla rouler aux pieds d’une allégorie de la Nature. Ce qui demeurait de notre ami dégageait des fumeroles anthracites ainsi qu’une senteur épouvantable pareille à celle des viandes d’holocauste. Nous ne pûmes retenir nos sanglots et notre stupéfaction fut telle que quelques-uns parmi nous perdirent connaissance.
Bichat devint malgré lui la victime expiatoire d’un apprenti-sorcier, sa mort tragique et atroce tempérant la réussite d’une expérience qui défiait tout à la fois les lois de la nature, l’éthique et la physique. Le comte objecterait, en ces propos énigmatiques et désinvoltes dont il avait l’habitude :
« La disparition de ce grand savant était de toute manière prévue pour cette année 1802, en plusieurs pistes temporelles. »
Etait-ce là une maxime, un aphorisme ironique brandi comme un étendard ? A moins que le comte italien usât du truisme ? Il nous avait accoutumés à ces phrases à l’emporte-pièce, à cette bravade.
Toujours était-il qu’avec une telle recrue venue de l’au-delà, nos ennemis ne feraient pas long feu. Encore fallait-il que di Fabbrini domestiquât ce démon. 

A suivre...

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dimanche 13 octobre 2024

La Conjuration de Madame Royale : appendice (1).

 

APPENDICE : le retour à la vie de Langdarma (25 juillet 1802).

 

Récit de Corvisart.

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Depuis près de deux semaines, le temps parisien demeurait au beau fixe. Bien qu’il fît quelque peu chaud, nous avions convenu que l’expérience ô combien délicate se déroulerait au Muséum du Jardin du Roy, que l’on nommait à présent Jardin des Plantes.

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 Cette journée se présentait sous les meilleurs auspices. Napoléon le Grand souhaitait qu’elle fût décisive car, de la réussite ou de l’échec de ce qui allait être entrepris dépendait l’avenir de la dynastie qu’il espérait fonder. Bichat,

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 absent de notre expédition, avait exprimé sa volonté d’assister à ce qu’il pensait être une « résurrection galvanique », comme si Langdarma eût été une vulgaire grenouille. De même, Rajiv et Arthur, qui avaient décidé de prolonger leur séjour en France, avaient insisté pour être de la fête car ils revendiquaient leur part dans la réussite de l’expédition. Il eût été injuste d’ignorer leur requête, quels qu’eussent été les dangers de ce que nous allions entreprendre.

A lui seul, Rajiv avait constitué une attraction pour le public parisien féru de curiosités exotiques. Si les dames de qualité s’offusquaient de sa rusticité et de sa nudité, les messieurs, quant à eux, s’intéressaient à ce fakir mais nous ne pouvions jauger quelle était la part de condescendance et d’amusement forgeant leur opinion commune. Selon certains aristocrates, le sâdhu, si on l’eût situé sur un échelon figurant l’ascension des êtres vivants selon Linné et Buffon,

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 se fût trouvé à un degré à peine supérieur à celui où l’on plaçait les quadrumanes. Il aurait partagé ce niveau avec les peuplades d’Afrique et les insulaires de Tasmanie. C’était mépriser cet Hindou que de le classer parmi les plus arriérés et sauvages des primitifs et des bimanes. Pourvu qu’il n’eût pas la fantaisie de périr ici ! Sinon, nos naturalistes se battraient pour le disséquer et son squelette finirait exposé au Muséum, misérable dépouille moins considérée que l’écorché de cire de Monsieur Pinson.

Nul parmi nous n’était enclin à accepter qu’un prodige se manifestât. La résurrection des morts appartenait au domaine du sacré, des Ecritures, du Jugement Dernier et notre incrédulité, déterminée par la Raison, bien que nous eussions été les témoins privilégiés de gestes inattendus et autres manifestations de la part de la momie de l’empereur maudit, avait été à peine égratignée par nos mésaventures népalaises. Nous partagions la commune conviction que, quoi qu’il advînt en cette splendide journée d’été, la Science en sortirait renforcée.

Toujours précautionneux, emplis de respect et d’égards pour la dépouille vénérable revenue d’un périple extraordinaire – quoiqu’elle fût bien moins ancienne que les momies d’Egypte – 

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nous la fîmes déposer avec délicatesse sur une couche autrement confortable que ces atroces surfaces spartiates sur lesquelles l’on expose, à la morgue, les noyés de la Seine, par suicide ou par crime.

Le muséum n’était qu’un grand chantier, moindre cependant que celui d’une ville nouvelle comme La Roche-sur-Yon, qui émergeait du néant. Une réfection de fond en comble du vieux bâti royal, qui remontait à Louis le Treizième, se poursuivait vaille que vaille et la grand’salle dans laquelle se poursuivait le sommeil de Langdarma, annonciatrice des progrès futurs, avait pour destination l’anatomie comparée des espèces animales, afin que s’exposassent les acquis scientifiques du dernier siècle.

Ocré et bistré, le masque bimétallique d’or et d’argent dissimulant sa figure desséchée et émaciée aux orbites rétractées, l’antique souverain du Tibet semblait nous attendre. Un écorché de cire,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d9/Mus%C3%A9e_de_l%27Homme_Cire_anatomique_Le_Grand_Ecorch%C3%A9_Andr%C3%A9-Pierre_Pinson_04022018_1.jpg

 œuvre de Monsieur Pinson dont Georges Cuvier avait insisté pour qu’on l’installât auprès du supposé cadavre, paraissait veiller l’empereur déchu. Tout un dispositif complexe l’entourait, compromis entre plusieurs théories : fluide galvanique, « pile » de Monsieur Volta

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 et magnétisme animal de Mesmer.

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 Des dizaines de fils cuivrés s’entortillaient autour du corps, tous joints à des baquets d’eau salée que surmontaient des échafaudages complexes et quasi monumentaux, sous forme de colonnettes composites caparaçonnées de bois, constituées en leur structure interne et cependant visible de rondelles alternées de cuivre, de zinc, d’argent, de tissu et de feutre imbibés d’une solution saline, en fait une prosaïque saumure. Telles apparaissaient les piles électriques,

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 au nombre de quatre, situées à chaque point cardinal par rapport à la position centrale occupée par Langdarma.

Cette invention, porteuse d’avenir, datait d’à peine deux ans, et, une fois de plus, le comte di Fabbrini était parvenu à y intéresser Napoléon. Notre roi avait offert une pension à Monsieur Volta pour qu’il se mît au service de la France, au grand dam des Anglais. Ainsi gratifié (le montant de la pension demeurait secret, aussi le supposions-nous supérieur à vingt mille livres par an), l’inventeur ferait preuve d’une fidélité sans faille à la France. Çà et là, tout autour des baquets, étaient disposées et accrochées des grenouilles spinales, bêtes viles sacrifiées au nom de la science, à la moelle épinière à vif.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 Leurs mouvements végétatifs, occasionnés par le galvanisme, témoigneraient du bon fonctionnement de notre appareillage. Le comte di Fabbrini y avait adjoint un système de son cru, dérivé de ce qu’il nommait, pour rappel, les lampes ou éléments Ruhmkorff

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 et Bunsen. 

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L’instant fut solennel bien que confidentiel, car fort peu de personnes de qualité avaient été renseignées sur la tenue de cette séance privée, pour le déroulement de laquelle nous redoutions l’intervention d’espions et de saboteurs (ainsi qualifie-t-on en Albion les partisans du pseudo-général John Ludd qui endommagent les métiers mécaniques en y plaçant des sabots, occasionnant depuis près de deux ans des désordres innombrables et de violents troubles populaciers). A peine vingt personnes y étaient conviées, dont le monarque et nous-mêmes, les participants à l’expédition, à l’exception de Jacques Balmat, retourné en ses pics alpins. Ce fut pourquoi le jeune Schopenhauer et son mentor Rajiv faisaient partie des spectateurs privilégiés, indépendamment de leurs supplications cependant fructueuses. Napoléon leur avait réservé une place d’honneur et avait promis de les décorer de la nouvelle Légion remplaçant la croix de Saint-Louis, bien que cette médaille fût d’un aspect assez semblable. Nous étions tous des chevaliers potentiels.

Parmi les ministres, nous reconnûmes messieurs Cambacérès, Danton et Fouché. Monsieur de Talleyrand s’était fait excuser, car rentrant à peine d’Italie[1]avec un autre butin intéressant qu’il nous serait donné d’examiner et de décortiquer.

L’expérimentation pouvait débuter. Les assistants et préposés commencèrent à tourner les manivelles des bobines Ruhmkorff afin de générer le flux électrique tandis que le comte di Fabbrini, payant de sa personne, allumait les mèches de deux briquets d’amadou tout en entrechoquant plusieurs pyrites jusqu’à ce que les étincelles en jaillissent. Dans leurs cages de chêne et d’acajou, les piles de Monsieur Volta émirent d’étranges vibrations desquelles sortirent des fulgurances dorées. 

A suivre...



[1] Voir le prochain chapitre.

samedi 28 septembre 2024

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 20e partie.

 

Résigné et stoïque, notre gardien de yacks 

 Description de cette image, également commentée ci-après

crut cependant bon de nous désigner un étrange monticule à peu de distance de ses bêtes, sorte de môle de neige en forme de pyramidion.

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 D’instinct, je compris que ce monticule recouvrait quelque chose, voire quelqu’un. Avec un courage mêlé de répulsion, Balmat et Muljing, forts de leur expérience, s’attelèrent au déblaiement de ce tas et à l’exhumation de ce qu’il contenait. N’avaient-ils pas l’habitude d’extirper des avalanches les victimes humaines et animales (à moins qu’ils disposassent d’un saint-bernard pour ce faire, mais cette race honorable de chiens aimés des moines montagnards ne vivait pas en ces cimes asiatiques) ? Après moult efforts, un visage gelé nous apparut. Une atrocité aux orbites rétractées nous regardait ; le cristallin opaque, vitreux, exprimait la vacuité d’un destin brisé par les Parques. Ces yeux morts paraissaient sertis comme des cabochons de fausses pierres précieuses sur un ovale bouffi, pachydermique et durci par le froid. Cette tête bleuâtre, pétrifiée et roidie en un rictus de souffrance, c’était le gouverneur Cornwallis, reconnaissable à son embonpoint proverbial !

 Charles Cornwallis

Nous nous en allâmes comme nous étions venus, avec en sus notre charge funèbre.

Il m’a semblé nécessaire d’abréger mon récit, cette relation de voyage ne pouvant s’étaler davantage sans nuire à la narration du déroulé des événements du royaume de France. Aussi, rien de bien notable – à une exception toutefois - n’advint sur le chemin de notre retour si ce n’était une doline que nous dûmes franchir. C’était à croire que les Anglais, trop préoccupés par la mort de Cornwallis dont nous avions découvert l’atroce et pitoyable dépouille, s’étaient désintéressés de nous. Désormais, l’administration des possessions d’Albion aux Indes orientales reposerait sur les épaules du marquis de Wellesley.

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 Napoléon allait peut-être saisir l’opportunité d’une offensive décisive pour récupérer les territoires autrefois perdus par Lally-Tollendal.

Muljing et les Gurkhas prirent congé de nous à deux lieues de la capitale du royaume, nous laissant cependant deux yacks, dont l’un portant l’étrange civière-catafalque de la momie de Langdarma, parfaitement attelée, que nous allions ramener en Europe. Les adieux furent un peu tristes, mais sans trop d’exubérance. Pour plus de facilité, nous allions emprunter le même itinéraire vers l’Inde qu’à l’allée lorsque Girodet-Trioson eut l’impression qu’une silhouette éthérée se montrait à nous, et qu’elle nous désignait lors le chemin le plus bref. Cette forme laiteuse, singulière, laissait deviner un visage serein et souriant, à l’ovale lunaire, tandis qu’elle brandissait la paume droite ouverte en signe de paix, main dépassant d’une draperie imaginaire et indiscernable. Rajiv en fut tout ébloui, tel Saint Paul sur le chemin de Damas. Il précipita ses pas en direction de l’être, foulant le sentier herbu, hélant l’inconnu pellucide. Nous ne distinguions plus rien lorsque, parvenu à la hauteur de ce personnage, brusquement évanoui en son évanescence fantomatique, le sâdhu s’agenouilla, en manifestant sa joie.

« Voyez le sol ! » s’exclama-t-il en hindi.

Nous examinâmes des empreintes de pas, de pieds nus, incontestablement humaines.

« Les traces du Bouddha ! Sa bienveillance nous protège ! » fit Rajiv, en un enthousiasme ostentatoire que nous ne pouvions tempérer, inhabituel en lui.  

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« Il existe des reliques du Gautama ou prétendues telles, en forme d’empreintes de ses pas sacrés, affirma Arthur. Parfois, christianisme et islam se les approprient, s’en disputent l’authenticité supposée. Messieurs, tous ici présents, nous venons de rencontrer une manifestation du Tâthâgâta et nous avons reçu sa bénédiction. Nous ne risquons désormais plus rien de la part des Anglais » conclut-il.

Aux derniers mots de sa déclaration, le ton du jeune Schopenhauer s’était fait solennel. Permettez-moi de ne point croire à une hallucination collective.

Toujours fut-il que nous brûlâmes les étapes, à notre grande satisfaction. Quelle stupéfaction occasionna notre équipage lorsque nous entrâmes enfin dans Bombay après un voyage sans histoire de trois semaines ! Une bande de déguenillés avec deux yacks fourbus dont l’un surmonté d’une espèce d’échafaudage morbide, bêtes de somme qui soufflaient et suaient sous leur fourrure trop fournie !  A cette vision inhabituelle, à ces mendiants d’apparence plus misérables qu’elle-même, la populace n’osa ni rire, ni adresser des quolibets.

Humboldt se rendit à la capitainerie britannique du port, et fit communiquer son arrivée par sémaphore. Il sollicita le retour du navire qui nous avait transportés jusqu’aux Indes. Pendant toute la durée de notre voyage, La Belle Boudeuse avait mouillé à Ceylan, effectuant toutefois du cabotage le long des côtes indiennes, négociant force marchandises, en particulier les épices, poivre et clous de girofle. Nous attendîmes notre bateau deux semaines ; avant que nous pussions embarquer, nous prîmes soin de confier nos yacks à des âmes charitables qui sauraient s’occuper de ces bêtes laineuses sacrées tout autant que les vaches. Arthur et Rajiv souhaitaient ardemment voyager avec nous, dans leur désir de mieux connaître la France et Paris, cette capitale des sciences. Le capitaine, qui nous avait crus morts ainsi qu’il le confessa, accepta ces passagers imprévus, du moment qu’il ne s’agissait pas de femmes, moyennant cependant un « petit supplément » à ses émoluments. C’était là le corrompre, mais, à sa décharge, bien qu’il arborât un pavillon neutre, il prenait de gros risques avec sa cargaison singulière mêlant guinées, épices, cachemires, soieries, indiennes, mélasse et momie. Pour cette dernière, nous prîmes soin de n’en rien celer à l’équipage, redoutant la superstition des marins. Langdarma reposait désormais dans un triple sarcophage de plomb, d’ébène et de sycomore, ce dernier regorgeant d’aromates afin de préserver le corps de la corruption. Le marquis de Wellesley nous laissa appareiller sans nous chercher noise. Peut-être souhaitait-il contre nous la fatalité d’un blocus exercé à notre encontre par une Royale trop zélée ? Nous ne le sûmes.

Notre traversée fut des plus calmes ; c’était à croire que Bouddha nous protégeait, de la mousson comme des hommes. Après deux mois supplémentaires, sans qu’il fût nécessaire d’user de la vapeur, le brick approcha de nos côtes.

Peu après que nous eûmes accosté au Havre, nous apprîmes le trépas de la reine déchue Marie-Antoinette

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 d’un squirre matriciel qui s’était envenimé. Elle n’avait lors que quarante-six années révolues. Cette fin misérable en exil à Kensington était sur toutes les lèvres et dans toutes les gazettes. Je n’osais conjecturer sur les conséquences de ce deuil.  Nous étions au commencement de l’été 1802 et, en notre absence, la situation politique et militaire avait évolué. Le statu quo immobilisait les adversaires, à leur grand dam. Cependant, il ne m’appartient pas de vous narrer les événements survenus en métropole et outre-Manche, qu’ils soient providentiels ou occasionnés par des revers de fortune. En sa totalité, notre expédition avait duré dix-huit longs mois.   

A suivre...