Bientôt, l’influx se traduisit par des éclairs jaillissants qui parcoururent l’ensemble des connexions jusqu’au corps de Langdarma, en passant par les grenouilles spinales qui entouraient les baquets.
Ces tristes batraciens, frappés par l’énergie galvanique, se mirent à tressauter, en une danse de Saint-Guy grotesque qui eût été risible en d’autres circonstances.
Quelques acrobatiques qu’eussent été leurs trépidations, ces bêtes répugnantes, hélas sacrifiées au nom de la Science, ne pouvaient être comiques. De même, les épidermes de ces anoures et autres rainettes décérébrées exhalaient une senteur marécageuse. L’intensité de leur frénésie s’alliait à la manifestation d’un autre phénomène : les nuées d’éclairs se muèrent en une nébulosité électrique qui recouvrit la dépouille de l’empereur maudit, la rendant invisible. Dans le même temps, une fragrance désagréable de natrium s’exhala des différents baquets.
Une première grenouille éclata : l’organisme mort n’avait pu résister à la puissance de l’influx galvanique.
« Comte Galeazzo, réduisez la puissance ! s’exclama Georges Cuvier. Un péril menace toute notre assemblée !
- Je n’en ferai rien ! » répliqua obstiné l’aristocrate italien, Deus ex machina de ce projet dément.
Comme pour répondre à son entêtement, un deuxième batracien s’embrasa, victime de la surcharge, empuantissant les lieux de la consumation de ses chairs mortes et gâtées. Désormais, un orage miniature enveloppait Langdarma.
Les fils cuivrés en tortillons, brouillés par le nuage d’électricité statique, laissaient échapper des flammèches malvenues. Notre aristocrate italien de mauvais aloi – au point que nous ne savions plus si nous servions les desseins de Napoléon ou les siens – fit preuve d’une hâblerie sans pareille. Alors qu’une troisième grenouille explosait telle une bombe malodorante, éclaboussant de sa bouillie les rebords du baquet près duquel on l’avait installée, voilà qu’un singulier arroi s’ajoutait à cette séance éprouvante. Di Fabbrini fit entrer quatre servants supplémentaires ; à chacun il remit un coffret de bois de santal,
coffret qui révéla, lorsque chaque sbire sous ses indications en ouvrit le couvercle, un appareil d’un type nouveau, qui consistait en un cylindre de cire muni d’une manivelle sur lequel courait une aiguille qui y avait creusé un sillon d’une extrémité à l’autre. Cette aiguille avait double usage : soit elle gravait les vibrations sonores qu’il lui était donné d’entendre (si toutefois l’on pouvait qualifier d’ouïe cette faculté de la mécanique d’enregistrer les sons), soit elle les restituait ou lisait. L’appareil se complétait d’un cornet acoustique conique, une espèce d’entonnoir dont le bout étroit était accolé au cylindre.
« Messieurs, je vous présente mon invention : le paléophone ! »
Je méjugeais ses prétentions car, selon ma conviction, le comte n’était pas l’inventeur de cette machine qu’il avait dû voler à quelque expérimentateur inconnu, français ou anglais (peut-être même italien !) dont il avait profité de la gêne financière pour qu’il la lui vendît à vil prix.
Les quatre assistants, exécutant les ordres de leur maître en un ensemble parfaitement coordonné et harmonieux, tournèrent leur manivelle, dans un sens puis dans l’autre. Les paléophones avaient été réglés en mode lecture.
Une phrase spectrale s’extirpa de chacun des cornets et retentit aux quatre points cardinaux, phrase en laquelle nous eûmes la stupéfaction d’identifier le mantra bouddhique qui, en les premières salles du sépulcre de Langdarma, avait contribué à l’accord des hémisphères successifs !
La voix désincarnée, décorporée entonna la psalmodie Om Mani Padme Hum à l’endroit puis à l’envers, alternativement : muH emdaP inaM mO. Les pavillons des cornets amplifiaient ces sentences pieuses.
Fut-ce l’effet de ces vibrations sonores répétitives et lancinantes, encore accentuées par la réverbération de la salle ? L’influx électrique se fit paroxystique ! Di Fabbrini exultait car ce que nous étions en train de voir correspondait à ses espérances.
Cependant, l’une des quatre piles de Monsieur Volta grilla, compromettant la suite ; une fragrance de métal chauffé s’exhala de la colonne hors d’usage située au point nord tandis que des étincelles manquaient déclencher un incendie fatal.
Alors, ce fut comme une boule d’énergie qui se constitua, non point brillante, mais noire, négative, et cette fulgurance de néant, venue de nulle part, par génération spontanée, délivrée de sa matrice par les mantras inversés, s’alla frapper au cœur la momie démoniaque, comme si la foudre l’eût atteinte.
Sans nul paratonnerre du grand Benjamin Franklin,
cet optimum du galvanisme et de l’électricité, conjugué à la manifestation d’un phénomène physique inédit que nous pourrions qualifier d’énergie noire,
produisit un son intense, tel l’impact de l’éclair embrasant un arbre. Ce coup de tonnerre fut si puissant que tout le bâtiment du Muséum trembla sur ses fondations. Nous nous crûmes un instant transportés au sein du fameux tremblement de terre de Lisbonne.
Un silence angoissant suivit tandis que se dissipait l’odeur éprouvante de cuivre brûlé et des chairs mortes des grenouilles spinales.
« Il vit ! » s’écria le comte d’une voix rauque, à la manière d’un Oreste dément,
rompant la mutité de l’assemblée. Je crus entendre qu’il prononçait le nom d’une femme que je compris mal, sentence qu’il acheva par « Tu avais raison. » S’appelait-elle Marie Chalet ou Chélet ?
Une main d’un noir luisant se dressa, d’une brillance d’obsidienne constellée d’éclats et de grains diamantés. Tout un corps bientôt se leva de la couche, arrachant les liens, les connexions qui le reliaient encore au réseau galvanique malmené. Jamais nous n’oublierons le visage de cette chose dont les caractéristiques l’éloignaient de toute humanité. Le masque mortuaire bimétallique s’était amalgamé à la figure même de l’empereur, comme fondu en elle, adhérant tel un épiderme. Aux orbites, dont la rétractation avait disparu, deux iris aussi lumineux qu’une étoile semblaient observer le public subjugué par ce prodige. Ces prunelles pulsaient. Langdarma rappelait autant un personnage de céramique grecque archaïque et noire qu’un astre de nuit illuminant de sa seule présence tout un firmament enténébré d’avant la création. Sa « résurrection » hasardeuse l’avait transfiguré en une incarnation de ce que nous convînmes de désigner sous le vocable d’infra sombre. En lui s’étaient alliés tous les démons du monde, en la fusion imprévisible d’un pandémonium en une unique créature.
« Jésus, je t’ai égalé ! » poursuivit di Fabbrini enferré en son délire. « Soleil noir, poursuivit-il ! Avatar de mon fils ! Renaissance de l’Homunculus ! »
Imitant quelque vers cornélien, Galeazzo ajouta :
« Va et me venge ! »
« Un trou noir ! Cette momie est un trou noir ! » balbutia notre ami Laplace, reprenant une de ses théories.
Sans crier gare, la panique s’empara de l’assistance tandis que le comte était pris d’un fou rire irrépressible.
« Allez, animalcules lilliputiens, allez ! Fuyez tant qu’il est temps ! Que Langdarma fasse de vous son gibier, sa pitance ! »
Quelle horreur avions-nous donc engendré ? C’était cela, le résultat de nos pérégrinations aventureuses ? Aucune vie humaine, aussi longue fût-elle, dussions-nous tous exister plus de cent années ne suffirait à estomper le remords qui tous nous rongeait.
« Nous avons joué avec le feu ! » entendis-je murmurer Danton.
« Voilà un abominable homme des neiges et des cimes ! » hurla Bichat.
Comme s’il l’eût entendu, Langdarma remarqua notre physiologiste et, d’un pas assuré mais pesant, commença à s’approcher de lui. Il semblait mû par une seule volonté : occire ceux qui s’opposaient à lui, à sa toute-puissance recouvrée. Se sentant pris pour cible, Bichat bouscula ses confrères, heurtant indifféremment dignitaires et savants, voulant fuir à tout prix celui qui, décidé à l’anéantir, le poursuivait de sa vindicte aveugle. L’empereur asiate, revivifié, corps noir brûlant, exubérant, se para d’éclairs plus destructeurs que la foudre ordinaire, éclairs qu’il jeta çà et là, embrasant à son bon plaisir, à son caprice, tel ou tel élément. Il absorbait toute l’énergie autour de lui, s’en nourrissant, achevant l’anéantissement de notre installation.
« Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter l’Arme ultime ! » ricana le comte di Fabbrini.
Le monstre se mit à poursuivre notre confrère de sa vindicte destructrice. Tout ce qu’il touchait ou frôlait s’embrasait. A la vue de cette chasse à l’homme, sans qu’il perdît son sang-froid inébranlable, Galeazzo extirpa une espèce de crécelle de l’habit de cour à la française qu’il s’était imposé de porter en cette séance solennelle, crécelle qui s’avéra être un moulin à prières du Thibet qu’il commença à agiter comme un bouffon le fait d’une marotte.
Il se mit à psalmodier divers mantras dans la langue des bonzes, dialecte dont seuls ici, à ce que nous soupçonnions, Arthur et Rajiv possédaient des notions chèrement acquises.
S’agissait-il de dompter la créature des ténèbres ? Le comte espérait-il l’amadouer ? Que non pas, hélas ! car, bien au contraire, les mantras la confortaient dans sa volonté de nuire. Bientôt, Bichat ne fut qu'à quelques pieds de Langdarma dont le corps fuligineux, hideux, multipliait les fulgurances noires, comme si une étoile d'ébène eût été éruptive. Un éclair frappa le savant alors que la momie de l’empereur se saisissait de lui. Une boule incandescente contint ce couple fatal et dans l’étreinte opaque et brillante à la fois, nous entendîmes surgir un hurlement comme jamais aucun humain ne l’avait ouï. C’était pis que le mugissement du taureau égorgé lors de la mise à mort sacrificielle des Anciens. Quand s’estompa la boule de feu brune entourant les deux hommes, ainsi que s’éteint un feu d’artifice, Langdarma relâcha un cadavre calciné et broyé qui s’alla rouler aux pieds d’une allégorie de la Nature. Ce qui demeurait de notre ami dégageait des fumeroles anthracites ainsi qu’une senteur épouvantable pareille à celle des viandes d’holocauste. Nous ne pûmes retenir nos sanglots et notre stupéfaction fut telle que quelques-uns parmi nous perdirent connaissance.
Bichat devint malgré lui la victime expiatoire d’un apprenti-sorcier, sa mort tragique et atroce tempérant la réussite d’une expérience qui défiait tout à la fois les lois de la nature, l’éthique et la physique. Le comte objecterait, en ces propos énigmatiques et désinvoltes dont il avait l’habitude :
« La disparition de ce grand savant était de toute manière prévue pour cette année 1802, en plusieurs pistes temporelles. »
Etait-ce là une maxime, un aphorisme ironique brandi comme un étendard ? A moins que le comte italien usât du truisme ? Il nous avait accoutumés à ces phrases à l’emporte-pièce, à cette bravade.
Toujours était-il qu’avec une telle recrue venue de l’au-delà, nos ennemis ne feraient pas long feu. Encore fallait-il que di Fabbrini domestiquât ce démon.
A suivre...
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