Chapitre VIII
A son réveil, Odile eut la surprise de constater qu’on avait pansé avec soin son orteil meurtri.
« Enfin éveillée, ma Cléophée ? » murmura la voix de miel de Mademoiselle de Kerascoët.
D’instinct, Odile se cabra, s’arcbouta à l’oreiller. Elle paraissait fuir Jeanne-Ysoline comme la peste. Pour elle, la fillette n’apparaissait plus que comme une Lilith dangereuse, droit extirpée des enfers.
« Remerciez-moi, ma mie, reprit la doucereuse poupée bretonne, de vous avoir soignée cette blessure inconvenante causée par mon impétuosité convulsionnelle d’hier soir. Je ne sais ce qui m’a pris. Votre prolétaire beauté m’a ensorcelée. Vos pieds euh…beaux dans leur laideur christique euh… Je suis désolée et je sais la punition que je risque lorsque je le dirai à confesse. Notre Cléore sera impitoyable. »
La petite diablesse était jà adonisée et avait procédé à ses ablutions albales. Elle s’était levée dès potron-jacquet. Cependant, afin que ses petites camarades pussent constater sa faute nocturne de visu, Jeanne-Ysoline, comme en un acte de contrition et d’ascèse autopunitif, avait revêtu, par-dessus sa robe blanche de petite fille modèle, un austère sarrau gris de bombasin fort peu esthétique.
« Venez avec moi, Cléophée. Nous allons prendre notre collation matinale. Puis, je me confesserai à la Mère. »
Un nouveau personnage, aussi intrigant que les précédents, venait de sortir des petites lèvres vermeilles de Mademoiselle de Kerascoët. Si Cléore était la chef de cette communauté étrange, qui donc pouvait-être celle que Jeanne-Ysoline nommait avec respect la Mère ? Cela ne pouvait être l’espèce de sorcière juive, ni cette Délie, la seconde de Mademoiselle de Cresseville.
Elles sortirent de la chambre et, comme la veille, prirent le chemin du réfectoire. A Odile qui s’inquiétait qu’elle n’eût point procédé à sa toilette– elle qui pourtant, n’avait point dans son existence passée la possibilité de se laver - cela, bien que la chambre comportât un lavabo, ce qui était un luxe, Jeanne-Ysoline répondit :
« Je m’en suis chargée, ma mie. Outre votre orteil, je n’ai eu qu’à vous débarbouiller…point grand’chose, n’est-ce pas ? »
Odile se tut, acceptant cette réplique, bien qu’en son for intérieur, elle craignît que la petite peste se fût livrée à d’inavouables explorations sur elle. Son sommeil, consécutif au coup que l’habile fillette perverse lui avait assené (c’était d’ailleurs pour cela qu’Odile sentait une bosse lorsqu’elle touchait le haut de son crâne), avait dû être bien profond pour qu’elle n’eût pas même senti l’eau froide sur son visage.
A l’approche du réfectoire, les donzelles enrubannées aux coruscantes vêtures et au babil précieux se multipliaient. Toutes furent à quia lorsqu’elles virent l’affreux sarrau de leur camarade. Elles lui faisaient des yeux ronds, mais, une fois Odile et Jeanne-Ysoline passées, elles riaient sous cape.
La jeune Bretonne se contentait de fredonner un Agnus Dei qui tollis peccata mundi, multipliait les battements de coulpe et les génuflexions comiques en réplique aux railleries des autres. Elle tira une langue d’une aune à l’adresse d’Ellénore qui pouffait.
Parvenue au réfectoire, dont les tables, à cette occasion, étaient garnies de nappes à simples carreaux rouges et blancs, Jeanne-Ysoline expliqua que les petites devaient elles-mêmes préparer leur manducation matinale. Les chaises étaient de bois, à siège et à dossier à peine capitonnés, assez rustiques. Une véritable pharmacie d’herbes avait été installée, avec de l’eau chaude, des bouilloires et de grandes jattes de lait frais, de miel et de confiture, toutes bonnes choses à prendre dont Odile avait toujours été privée. Elle aperçut des croissants au beurre, chose qu’elle allait goûter pour la première fois. Contrairement à sa camarade et chaperonne imposée, la brune pauvresse ne connaissait mie aux herbes. Elle s’étonna de l’expérience et de la dextérité de Jeanne-Ysoline, qui concocta devant elle, en deux coups de cuillère à pot, une décoction composée de rue, de badiane et de serpolet, qu’elle malaxa avec du miel et de la crème fraîche avant d’y verser du lait chaud et de l’eau bouillante. Elle dégusta sa mixture dans un grand bol de grès, rugueux au toucher, beau dans sa rusticité paysanne. Toutes les petites pensionnaires se servaient dans des récipients à sa semblance, d’une nuance ocre ou terre de Sienne.
Les sifflements mélodieux des bouilloires se multiplièrent dans la grand’salle tandis que les petiotes, fort en train, se régalaient de ces nourritures terrestres peu communes en émettant des cris joyeux. Odile, à l’invitation de Jeanne-Ysoline, se contraignit à l’imiter, quoique ce mimétisme n’allât point jusqu’à se pourlécher les babines, tant la saveur particulière de cette tisane rehaussée de douceur crémeuse et lactescente manqua provoquer en la brune enfant un accès d’écœurement. En face d’Odile, quelques fillettes malapprises – des jeunettes aux rubans jonquille – ne se génèrent point pour émettre des rots de satiété et de réplétion, car, sans doute, n’avaient-elles point tout à fait digéré les riches victuailles de la veille. Toutes étaient rondes et roses, potelées comme des Bébés de porcelaine.
Lorsque Daphné et Phoebé firent leur entrée tardive au réfectoire, les murmures de réprobation bruissèrent comme l’œstre en été. En leur présence, les langues ne se déliaient point avec franchise, préférant les sous-entendus, les insinuations oiseuses, l’hypocrisie vipérine, les menteries et la perfidie à l’affrontement franc face à face. C’étaient des « Ah, si vous saviez ! » des « On prétend que… » ou des « Elles ont l’air bien proprettes, là mais en fait, attendez-vous à apprendre… » A côté d’Odile et de Jeanne-Ysoline, deux bécasses ne cessaient de se glisser des mots cruels aux oreilles. Il s’agissait de la jeune Esclarmonde, aux rubans bleu-barbeau, une fillette aux longs cheveux blonds filasse et au visage interminable, dont les yeux d’eau trouble étaient inexpressifs, et d’une Eusébie de la classe des faveurs émeraude, aux boucles noires d’Italienne. Esclarmonde roucoula d’un rire niais. Ce rire se métamorphosa en un incongru hennissement de pouliche qui s’étrangla promptement dans la gorge de la jeune nymphe. Odile s’interrogeait.
« Mais pourquoi donc tant d’inimitiés ? Que font donc ces jumelles de si répréhensible – du moins, selon vos codes de valeurs, dont j’ignore encore tout ? Elles ne me paraissent pas pires que les autres…
- Cléophée, voulez-vous que je vous dise ? Êtes-vous prête à entendre de ma bouche indiscrète des choses écorchant vos oreilles que je suppose pudibondes ?
- Pudibondes ? Quel grand mot, mademoiselle ! J’ai vécu à la rue, et les termes crus ne me sont pas étrangers.
- Homo sum. Humani nihil a me alienum puto, a écrit le grand Terence dans l’Heautontimoroumenos.
- Décidément, mademoiselle, vous parlez par énigmes.
- Que nenni, ma Cléophée, rétorqua Jeanne-Ysoline en lissant ses mèches et ses accroche-cœurs châtain-roux qui lui chatouillaient les joues et les poignets. Nous subissons avec constance une éducation sévère, une sorte d’agogé spartiate, de mise à l’épreuve permanente. Comme vous le verrez, nous sommes livrées aux caprices des Dames, et nous nous devons de les satisfaire. Le fruit doit tenir la promesse de la fleur. En refusant l’amitié d’autres fillettes, en agissant avec égoïsme, en ne consacrant leur amour qu’à leur exclusive narcissique, mesdemoiselles Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon ont enfreint une règle fondamentale de la communauté, mais nous n’y pouvons rien : elles sont les préférées de Miss Délie et Mademoiselle Cléore les choie du fait de leur fragilité proverbiale. Elles souffrent toutes deux de la poitrine et leur incarnat est parfois si exsangue que les veines de leurs tempes translucides se voient sous la peau. Quand elles sont malades, elles gémissent comme des fœtus effarouchés, comme si elles manquaient de sang nourricier.
- Qu’entendez-vous par là ? Elles sont peut-être partiellement atteintes d’albinisme, ou de chlorose, ou encore d’anémie.
- Je dirais que les rumeurs colportées par toutes ces petites chéries, ces commérages scabreux de libelles et de mazarinades, recèlent d’abjectes vérités…que j’ai surprises une nuit, par hasard. Elles sont bien belles, bien proprettes ; elles ont de jolis p’tits culs, comme le clame avec vulgarité Zorobabel. Mais ce qu’elles font entre elles dans leur lit chaque nuit n’est pas recommandable…elles en détruisent leur santé. Tout ce que ces grues murmurent est fondé. Deux sœurs oiselles…s’aiment d’amour tendre, comme l’eût écrit un Jean de La Fontaine paillard.
- Jeanne-Ysoline, vous m’effrayez !
- Une nuit, alors que je souffrais d’un importun et lancinant œil de perdrix, m’empêchant de trouver le sommeil, je constatai qu’un de mes pots d’onguent contre les vilains cors était vide. Je me souvins d’en avoir donné un aux jumelles, qui avaient eu quelques durillons douloureux. Parvenue à leur porte, je frappai, pensant que toutes deux dormaient. J’entendis des gloussements et des soupirs. Comme ni l’une ni l’autre ne répondait à mes appels répétés à l’huis, j’entrai, profitant du fait que ces paonnes insanes n’avaient point mis le verrou. Je les surpris, ô, l’horreur, enlacées l’une à l’autre, totalement nues, alors que Mademoiselle Cléore proscrit la nudité complète, quelle que soit la situation, sauf au tub, les draps entortillés autour de leurs jambes. Une odeur musquée, animale, puante, en un mot, se dégageait de leurs petites personnes et avait imprégné toute la chambrée. Je compris que ces deux sales huppes s’étaient amusées avec leurs corps, jusqu’à en produire des sécrétions inconnues et des vents immondes de décomposition intestine. Elles baignaient dans leurs suées sessiles, dans leur ichor, leur purulence intime qui avait souillé leur épiderme et gâté la literie. Ces liquides vénériens avaient coulé jusqu’au parquet, mêlés à ce que j’identifiai à du sang (dû à des morsures là où il ne faut pas ?) et à des excréments7, car ces gourgandines s’étaient oubliées dans leur extase saphique incestueuse et leurs fèces s’étaient épandues dans la chambre. Jeux de mains, de doigts, de langues, de dents…les meurtrissures indicibles avaient transformé les deux petites catins en plaies vivantes, comme si elles fussent à peine sorties, coiffées d’une membrane de pus, de semence et de sang, du ventre de leur mère. »
Odile se voila la face ; jamais de tels mots n’avaient retenti à ses oreilles pourtant averties, instruites par les garçons des rues. Au fur et à mesure que sa parole se libérait, Jeanne-Ysoline s’exaltait, comme si elle eût été en pleine crise mystique, comme si elle eût souffert des affres de la réception des stigmates de la Passion telle une Anne-Catherine Emmerich. Sa bouche était prise de trémulations labiales irrépressibles.
« Lorsque je les vis ainsi, mon sang ne fit qu’un tour. Avisant un battoir à tapis appendu à un mur, je m’en saisis et leur assenai des coups répétés, une correction méritée que Délie n’eût point dénigrée. J’éprouvai une joie barbare à marquer de meurtrissures supplémentaires les fesses de ces petites putains, à écorcher leur épiderme jà sali par leur rut. Leurs cris de douleur, semblables à des hululements, ne me faisaient nullement fléchir. Je ne craignais aucunement que d’autres petites filles les entendissent. Je me surpris même à lécher avec délectation ce liquide rouge qui perlait de leurs écorchures, ce qui leur arracha des gémissements supplémentaires où se mêlaient la plus abjecte volupté et la souffrance animale primitive. Enfin, je m’arrêtai, reprenant mon souffle. J’ordonnai à ces maries-salopes de prendre un bain, de jeter toute leur lingerie, toute leur literie souillée dans un panier à linge sale et de nettoyer leur chambre. Pour les humilier davantage, j’exigeai qu’elles demeurassent entièrement nues jusqu’à ce que ce nettoyage fût totalement fini. Alors, je leur demandai d’enfin mettre fin à leur indécence, de s’adoniser comme si rien n’eût eu lieu. Je poussai le sadisme jusqu’à ajuster moi-même tous leurs jolis rubans d’hypocrites, les parant avec une ostentation exagérée, les faisant les plus belles possibles pour leur reine, pour ma reine, ma Cléore adorée. De même, je les parfumai avec force essence de violette. Je leur fis la leçon, les menaçant de tout révéler à Délie d’abord, puis à la Mère et à Cléore. On les renverrait, on les chasserait de Moesta et Errabunda à coups de bâtons. Elles en viendraient à la misère extrême, où pour quelques liards, afin qu’elles s’extirpassent de la fange, elles vendraient leur corps à un forain. On les exhiberait, on les exposerait aux yeux avides du public populaire dans quelque baraque foraine, quelque cabinet de figures de cire, quelque musée des horreurs, quelque foire à monstruosités ou cirque.
A compter de cet instant, j’ai eu déblatéré n’importe quoi afin qu’elles eussent grand’peur. On leur ferait accroire qu’elles étaient des siamoises décollées. On les accolerait, les apparierait de nouveau, dos contre dos, ou plutôt mieux, bouche contre bouche, ventre contre ventre, sexe contre sexe. Ceux qui les exposeraient aux regards concupiscents les métamorphoseraient en symboles de leur vice sororal saphique. Elles vivraient en permanence exhibées dans une complète nudité de catins. Ce manège de l’horreur durerait des années ; elles en vivraient, s’y complairaient, baigneraient, croupiraient dans ce péché.
Afin que, dans la position où elles se trouvaient désormais, elles ne mourussent pas de faim et se sustentassent, on pratiquerait sur elles une trachéotomie, une intubation, où l’on insèrerait un cathéter. Elles ne se rassasieraient plus que de fluides nourriciers synthétiques. Il va de soi que leur mort ne coïnciderait pas. Dans l’impossibilité qu’elles se dessoudassent l’une l’autre, tant serait efficace et pérenne la colle mystérieuse qui les unirait, la survivante conserverait sur elle, en un embrassement et une copulation obscènes, hideux, graveleux, le cadavre de la sœur sienne qui pourrirait contre elle. Elle ferait tout pour se débarrasser de cette charogne, en vain ; elle finirait par accepter son sort, cette fusion progressive des chairs, morte et vive, gémellité sublimée en son accomplissement ultime, jusqu’à ce qu’elles constituassent un monstre unique originel. Cette atrocité gonflée de gaz envahirait la survivante, la submergerait. Sa bouche absorberait contre son gré les humeurs putrides, les sucs et les jus de décomposition exsudés par ces chairs et ces tripes noirâtres et verdâtres. Ces alcools forts, ces graisses fongibles, la feraient jouir et rugir de réplétion et ses vomissures se mêleraient aux organes en liquéfaction jaillis de l’explosion du ventre de la morte. Son nez suffoquerait sous les miasmes. Des myriades de mouches et de vers pulluleraient sur les deux corps, le vif et le charognard. Enfin, afin de mettre fin à son tourment, la survivante se jetterait avec son tas immonde dans l’eau du fleuve où la noyade surviendrait promptement. »
Horrifiée, pensant Jeanne-Ysoline frappée de folie, Odile en eut des nausées. Imperturbable, la jeune Bretonne poursuivait :
« Elles ont été terrorisées par mes paroles. Pensant que cette dure leçon leur suffirait, et sachant qu’elles demeuraient parmi les préférées de l’Institution, j’ai décidé de ne point user de l’arme vile de la délation et de conserver leur secret, mais c’était sans compter sur l’autre chambrée, à côté, qui avait peut-être perçu notre esclandre. Bien que je leur eus fait promettre le silence, elles m’informèrent deux jours plus tard qu’une lettre anonyme injurieuse les avait dénoncées à Cléore. J’eus grand tort de ne point intercéder en leur faveur, bien que je les méprisasse désormais. J’ai laissé s’épreindre et s’épancher le liquide corrompu de la rumeur. J’ai été lâche. Je m’en repens. Lorsque Cléore a jugé qu’il était bon qu’elles subissent une correction publique, je voulus la partager, mais Mademoiselle de Cresseville refusa. Délie leur a administré quinze coups de fouet, non sur la chair nue, cependant, puisque nos règles interdisent l’exposition impudique en public des corps dévoilés. Elles ont subi leur punition en dessous, pantalons et chemise, conformément à nos lois, et ce joli linge de coton, sensé sentir si bon et être si doux au toucher, s’est zébré de sang et lacéré de déchirures. Elles ont été astreintes au sarrau de bombasin durant vingt jours. C’était grand’pitié de les entendre gémir toute la journée, leur dos et cul meurtris rembourrés de bandages rougis par leurs plaies non encore coagulées. Depuis, tout est rentré dans l’ordre, bien que je soupçonne – et toutes ici, comme moi – la persistance, de temps à autre, de leurs pratiques honteuses. La preuve : leurs frais de lavage de linge de nuit sont plus élevés que pour les autres ; j’en plains sincèrement les lingères qui doivent nettoyer toutes ces saletés de filles.
- Qui les aurait vendues ?
- Je soupçonne Quitterie. Elle dormait dans la chambre d’à côté cette nuit là avec une novice. C’est une petite boiteuse blond foncé aux yeux noisette tristounets, toute malingre et maladive, avec un air chafouin et rusé. Avec sa boiterie, Michel aurait dû la réformer. Elle ne me plaît pas. Beaucoup ici la considèrent comme une petite sainte à cause de son aspect souffreteux. Sa chambre empeste les potions et les médicaments. C’est une maligne, une jolie renarde efflanquée. Son entregent lui a permis d’atteindre la classe des rubans bleus, mais tout le monde sait que sa mère n’était qu’une chanteuse alcoolique de beuglant. »
Odile, voulant changer de sujet, alors que la collation matinale s’achevait, s’enquit de Marie. Jeanne-Ysoline, qui achevait de croquer une tartine beurrée, lui désigna la porte d’entrée de la grand’salle.
« Quand on parle du loup ! La voici, bonne dernière, et Miss Adelia l’accompagne.
- Ciel ! Que lui a-t-elle fait ? Son visage est rouge, comme marqué. Et elle ne cesse de sangloter.
- Délia l’a giflée toute la nuit pour qu’elle devienne obéissante. Elle a promis de dresser cette rustaude, et elle tiendra ses engagements.
- C’est odieux !
- C’est ici notre loi. Bon, excusez-moi, ma Cléophée, mais je dois me confesser à la Mère.
- Risquez-vous le fouet ?
- Oui. Je vous ai blessée ; mon attirance pour vous s’est faite impétueuse. Cléore et Délie doivent donc sévir.
- Et Daphné et Phoebé ?
- Elles n’ont plus été punies depuis l’autre fois. Elles feignent de se tenir quiètes. D’ailleurs, comme preuve de confiance, Cléore leur a confié une de nos plus prestigieuses clientes : la comtesse polonaise Nadia Olenska Allilouïevna. Elle passe cet après-midi pour sa saignée hebdomadaire. »
Jeanne-Ysoline partie, Odile, désœuvrée, se contenta de suivre les autres fillettes. Pour elle, le récit de la jeune Bretonne, quelque scabreux qu’il fût, était véridique. Il ne relevait ni de la forfanterie, ni de l’infatuation propre à sa race d’aristocrates, même déchus. Mais pourquoi donc cette manie que toutes avaient d’employer le terme de clientes lui rappelait-elle fâcheusement la maison de tolérance où sa pauvre maman avait travaillé ?
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La comtesse Nadia Olenska Allilouïevna était âgée d’à peine trente ans. Bien qu’elle eût conservé jeunesse et beauté, elle paraissait hors d’âge du fait d’une maladie de langueur qu’on prétendait causée par son veuvage précoce. Elle était crêpe et deuil, voiles et désolation, toute l’année durant. Feu son époux, le comte Stanislas Grigorievitch Olensky, s’était brûlé la cervelle cinq ans auparavant sur la table de jeu de Monte-Carlo. Descendant d’un patriote polonais qui avait eu pignon sur rue au temps du Grand Duché de Varsovie, le comte Olensky n’avait connu qu’exil et ruine après que sa famille eut été décimée lors de la répression qui avait suivi la révolte polonaise de 1863. Jà mort avant même qu’il n’eût plus ni sou, ni maille, il n’avait pu épouser une compatriote qu’en sacrifiant son argenterie et son dernier haras. Rien n’y avait fait : Olensky avait dilapidé la dot de Nadia en accumulant les dettes de jeu, jusqu’au geste fatal.
Depuis cinq ans, la comtesse ruinée vivait des aides de Madame la vicomtesse de. Elle était sans enfant, et afin qu’elle pût se distraire quelque peu, Madame de. l’avait aiguillée vers l’Institution de Cléore au point qu’elle en devint la cliente la plus assidue, reportant son affection bien particulière sur les jumelles dont la beauté blonde aussi languide que la sienne la fascinait. Elle ne manquait aucun rendez-vous, aucune séance hebdomadaire de soins spéciaux du jeudi après-midi. Sa longue silhouette voilée descendait d’un Hansom cab anglais marqué de ses armoiries, et elle se rendait, à pas de trotte-menu, jusqu’à la salle où officiaient ses adorées enfants. On devinait sous la gaze noire un merveilleux visage de blonde aux longues mèches de lin nouées en un lourd chignon, aux yeux immenses de quartz rose, d’une grâce d’albinos. Sa face était ivoire et marbre immaculé. Son incarnat était albâtre, craie, talc, falaise de Douvres de pierre blanche, roche tendre de peau qui, au moindre choc, pouvait s’effriter toute, se rayer au moindre coup d’ongle. Elle promenait son corps anonchali de Triste Pepa[1] poitrinaire au regard mélancolique insigne jusqu’au pavillon principal. On eût dit quelque gracieux navet exsangue. Elle incarnait à loisir l’automne de la fleur, lorsque se tarit la sève. Messieurs Diksee et Waterhouse, ces grands peintres d’Albion, n’eussent point dédaigné un si joli modèle, tout en neurasthénie. Lorsqu’elle était parvenue en la place et que les jumelles étaient accourues à sa rencontre en trottinant sur leurs bottines, leurs grands rubans flottants dans leurs cheveux de soleil, avec des cris et des babils joyeux, ses longues mains de chlorotique, une fois dégantées, puisaient dans une bonbonnière qu’elle avait apportée une poignée de douceurs avec lesquelles Madame la comtesse amadouait les deux fillettes afin qu’elles se soumissent à sa volonté expresse. Les jumelles, enrubannées et parfumées jusqu’à l’ostentation, l’escortaient alors jusqu’à la salle spéciale en suçotant leurs sucreries avec une délectation bruyante, presque grossière. Daphné et Phoebé s’en gâtaient les dents au risque des caries et des mauvaises odeurs de bouche.
Parfois, quand le fond de son réticule le lui permettait, notre comtesse polonaise s’en revenait avec les derniers joujoux et Bébés de porcelaine de Paris, qu’ils fussent Jumeau, Bru ou Huret, mais la plupart du temps, outre les bonbons, Daphné et Phoebé devaient se contenter de babioles de deux sous. Elles s’en emparaient et venaient en la pièce avec elles.
Le rituel commençait lors. Madame la comtesse refermait l’huis de cette salle gothique, fort obscure, éclairée uniquement aux chandelles, où brûlaient des braseros et où ardait un feu de cheminée quelle que fût la saison. L’ornementation se voulait terrifiante, propre à prodiguer des sensations de terreur inquisitoriale : tables de géhenne, vierges de fer, brodequins, tenailles, fouets, planches et cordes d’élongation, entonnoirs, encombraient ces aîtres de supplices tout en clair-obscur. Nadia Olenska prenait place sur une espèce de faudesteuil ou de cathèdre en chêne, sculpté de scènes du Jugement Dernier, représentant des légions d’anges et de démons, d’âmes sauvées ou damnées tourmentées par des succubes bestiaux aux poitrails agressifs de sphinges. La chaire était conçue spécialement afin que trois personnes s’y assissent, une calée sur le siège, deux à croupetons ou à califourchon sur chaque accoudoir capitonné. Ce siège était dérivé, adapté, Cléore ne le cachait point, d’un modèle en usage dans certaines maisons que l’on ne nomme pas. Des lanières de cuir attachaient les poignets de la comtesse à ces accoudoirs sièges secondaires, réservés à des personnes de petite stature, donc à ces demoiselles, tandis que son buste demeurait en quelque sorte scellé au dossier de la cathèdre par une ceinture ornée de clous, qui vous meurtrissait si, par mégarde, on la serrait trop.
Une fois la comtesse Olenska bien sanglée, Daphné et Phoebé procédaient à un déshabillage rituel partiel de la cliente : elles ôtaient voiles de veuve et chapeau, dénouaient le chignon dont elles extrayaient les épingles une à une en prenant garde de ne point se piquer, laissant les mèches de lin retomber jusqu’aux reins, s’épandre au dossier du faudesteuil, dégageaient le cou de cygne translucide en enlevant le camée du col et en délaçant le jabot du chemisier de batiste et de dentelle. Une fois ledit cou à nu, les doigts gaillards des fillettes le caressaient et le lissaient longuement ; leurs bouches pourprées le baisaient aussi, tâchant d’y déceler les bonnes veines, de faire la part belle entre veines et artères, entre la carotide et le reste, afin qu’elles se prémunissent de tout accident fâcheux lors de la saignée qui suivrait. La sève du désir montait en Madame, surtout lorsque les caresses tactiles ou buccales de Daphné et Phoebé parcouraient avec insistance la nuque duveteuse, d’un duvet blond presque blanc. Ses extrémités, pieds, mains, même les lèvres et les paupières, étaient prises de tremblotements convulsifs de feuilles nervurées à l’infini, secouées par un zéphyr subtil. Nadia frémissait, tentait à son tour d’attoucher les fillettes qui profitaient de cette montée de tension pour exciter encore davantage la volupté tortue de notre Polonaise souffreteuse. Il régnait en général une chaleur d’enfer doloriste dans cette pièce confinée, sans fenêtre, chaleur des sens alimentée par les multiples foyers. C’était prétexte à ce que les jumelles se dénudassent, une fois la Dame bien entreprise ; Daphné et Phoebé, en un ensemble parfait, bien coordonné, en des gestes langoureux d’une exaspérante lenteur, faisaient choir un à un leurs atours mignards sur le sol, tout en s’arcboutant aux accoudoirs du faudesteuil, lèvres pointées vers les joues exsangues de Madame, jusqu’à ce qu’elles n’eussent plus sur elles que leurs derniers dessous, pantalons et chemise virginaux de coton ouaté aux fragrances de lavande émollientes. Leurs cheveux blonds, libérés, tombaient en torsades sensuelles jusqu’à leurs mollets poupins. Il était amusant de voir les poupées de porcelaine, lorsqu’il y en avait des neuves, aussi dorlotées qu’elles fussent, sagement assises dans leur coin, spectatrices indiscrètes, assister, impavides, de leurs grands yeux de verre inexpressifs, à cette séance thérapeutique d’une brûlante volupté.
Lors de la récente canicule, prétextant que la chaleur, ce jour là, avait dépassé les limites, Nadia Olenska Allilouïevna avait voulu que les choses allassent plus loin, que les jumelles se missent torse nu, qu’elles dévoilassent leurs pousses roses afin qu’elle en bécotât et mordillât la chair tendre, qu’elles entrouvrissent leurs pantaloons (car la comtesse n’employait ce terme impudique qu’en anglais) à l’endroit stratégique ourlé de replis mystérieux non encore boisés à leur âge, afin qu’elle pût jouir du spectacle de toutes ces chairs de vierges impubères ainsi offertes et que ses mains pussent se faire plus hardies et caressassent à leur tour ces gamines à leur entrefesson. Daphné et Phoebé, à cheval sur le règlement strict de Moesta et Errabunda, refusèrent d’exhiber leur jeune poitrine, mais accordèrent une faveur perverse à la comtesse : elles ouvrirent le petit bouton nacré de l’entrejambe de leurs pantalons, puis s’amusèrent à se frotter à califourchon contre les accoudoirs bien enrobés de velours, à la manière de Délie sur le parquet. Ce fut pour Madame un supplice de Tantale ; l’emplacement des liens de cuir des poignets était calculé juste de manière à ce que les doigts impatients de la belle languide, aussi longs qu’ils fussent, ne parvinssent pas à effleurer et attoucher cet entrejambe ainsi offert à la tentation. Ils étaient pris de spasmes incoercibles, et la Dame allait jusqu’à en baver de frustration. Son cœur s’emballait au risque de la mort. Son sang entrait en ébullition. Elle était lors mûre pour la saignée. Daphné et Phoebé se gaussaient d’elle tandis que l’extase inassouvie de la cliente atteignait des sommets intolérables. Elles mêmes prises dans leur délire orgasmique, échauffées et pourpres, trempées d’une sueur malsaine, les perverses se saisissaient alors chacune d’une lancette et, à tour de rôle, tout en poursuivant les frottements obsessionnels de leur conque intime irritée et rougie sur le tissu des bras de la chaire, saignaient la Dame au cou, lui arrachant de petits cris de chatte en détresse. Deux calices tarabiscotés, constellés de pierreries, incrustés d’un double camée représentant les profils des enfants de France, Louis XVII et Madame Royale, servaient à recueillir les pintes vermeilles qui y gouttaient. Puis, les fillettes buvaient ce sang et s’essuyaient la bouche. Elles achevaient leur travail en s’arcboutant à nouveau aux accoudoirs, tandis que la comtesse murmurait, presque évanouie, de son accent polonais étrange : « Mes choux d’amour…Mes choux d’amour…non, pitié… ». Elles suçaient et léchaient ce qui perlait encore de la plaie, afin qu’aucune trace du liquide vital, même la plus ténue, n’échappât à leur gustative jouissance. Sur ce fauteuil de supplice, cela formait une figure grotesque, enchevêtrée, un enlacement horrible d’empuses et de sangsues en lingerie de vierges trempée de sudations, empuses ou lamies dont les ventouses obscènes mordillaient, suçotaient et pompaient ce qui restait encore à déguster. Le cou de cygne meurtri, marqué par ces écorchures, ces plaies béantes et ces suçons létaux, réclamait qu’on le pansât. C’était lors chose faite par mesdemoiselles, avec un art insigne. Puis, la comtesse, repartait, plus faible, plus titubante, plus transparente, cireuse et crayeuse que jamais, prenait congé de la maisonnée, gratuitement car désargentée, Madame la vicomtesse de. payant sa note. Chacune, la séance achevée, s’apercevait alors que son rut l’avait inondée de plaisir et qu’il fallait aller au tub d’urgence.
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Selon Jeanne-Ysoline, le confessionnal où la Mère officiait était à la semblance d’un lourd cercueil antique. Il représentait un caisson clos, avec juste l’ouverture pour que s’agenouillât la pécheresse, caisson sculpté de vanités macabres, comme autant d’illustrations baroques des fins dernières, ossuaire de bois d’Artes moriendi destiné à terroriser les plus impressionnables, à leur faire tout avouer à la mystérieuse femme avant le châtiment et l’expiation des fautes. On disait la Mère très âgée, centenaire, peut-être. Nulle n’avait jamais vu son visage, enfoui sous des voiles d’abbesse janséniste, mais on prétendait qu’elle n’avait plus qu’une face de squelette vitriolée autrefois, à la racine du nez à vif. On pensait qu’elle avait souffert d’une maladie défigurant ceux et celles qu’elle atteignait, un lupus tropical… Toutes ces légendes, ainsi colportées de bouche à oreille par les fillettes elles-mêmes, n’étaient jamais démenties par Cléore, Adelia ou Sarah qui les laissaient s’enrichir au fil des mois, parce que le maintien du mystère les arrangeait et permettait d’asseoir leur pouvoir, leur emprise sur toutes ces mouflettes.
Ce fut avec appréhension que Jeanne-Ysoline pénétra ce matin-là dans le confessionnal. Avec quelle sévérité la Mère réagirait-elle à sa faute charnelle de l’autre nuit ? Elle craignait par-dessus tout être prise au défaut de la cuirasse, qui était sa piété excessive. Habitée par les tourments de sa santa fe, digne du mysticisme pénitentiel espagnol d’un Zurbaran, Jeanne-Ysoline se soumettrait à toutes les injonctions de la Mère. La question n’était pas : « Quel châtiment vais-je subir en expiation de mon péché ? » mais « Pour cette faute insigne, combien de coups, et avec quel type de fouet ? »
Une bouche édentée, aux inflexions chuintantes, à la voix comme déguisée, apparut derrière la grille alors que la petiote se signait, à genoux. C’était une habile comédienne que la Mère, et toutes les fillettes pouvaient croire tout leur saoul à sa hideur générique. Et cette voix caverneuse prononça les paroles suivantes, presque en les sifflant :
« Quelles iniquités foulez-fous donc me confesser ? »
A l’énonciation de ces mots, l’angoisse saisit Jeanne-Ysoline. La terreur sourdait en elle, au point que le sang pulsa violemment en ses tempes. Moite, elle parvint malgré tout à se prévaloir de cette peur et à conter le récit de son péché de chair, en balbutiant et en blésant toutefois…
« Ze…ze zure, ma Mère, n’avoir commis ni polissonnerie, ni bagatelle…Toutefois, la nuit dernière, en ma chambrée, ze…z’ai été fascinée littéralement par les pieds de Cléophée, par leur beauté souffrante à la semblance de zelle de l’Homme des Douleurs…Z’ai trouvé zolis les orteils de Cléophée, la nouvelle mie à moi confiée, et z’ai commis un acte peccamineux…ze n’ai pu m’empêzer…ze l’ai meurtrie, la belle brunette, au gros orteil, zuste au gros orteil…ze… »
La Mère réfléchit un instant puis prononça le verdict sans appel :
« Dix chours d’astreinte au port du sarrau de bombasin et six coups de knout…Che fais en rendre compte à Mademoiselle Cléore. La sentence sera exécutoire tout à l’heure. Miss O’Flanaghan officiera. »
Sur le bois rude, les genoux de Jeanne-Ysoline se meurtrissaient. Roidie par la crainte, elle ne parvenait point à se redresser. Elle devinait, plus qu’elle l’appréhendait concrètement, à travers le réticulé du grillage et le voile de religieuse, la face de squelette énoncer la sentence de rachat de l’impudente. Dans les mains de la Mère, Jeanne-Ysoline avait l’impression de ne plus être qu’un instrument, un jouet, une poupée de cire que l’on s’amuserait à martyriser, à briser ou à faire fondre à l’ardeur d’une cheminée.
Enfin, la tension mortifère retomba. La jeune noble bretonne put se lever, ce qui lui arracha un gémissement de douleur. Son bas gauche était troué, filé, et son genou écorché : elle eût dû porter des pantalons plus longs, plus enveloppants, en lieu et place de ces stupides bloomers qu’elle avait jugés plus seyants ce jourd’hui à cause de la belle et chaude saison. Elle se rendit en la salle de cours en claudiquant, rejointe par Odile-Cléophée qui l’avait attendue.
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[1] Surnom de la seconde épouse du Dauphin, père de Louis XVI, Marie-Josèphe de Saxe.
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On apprendra au chapitre XVII que la malheureuse Phoebé de Tourreil de Valpinçon porte une poche anale depuis un certain temps, son contenu immonde ayant dû se répandre durant les ébats saphiques nocturnes des deux jumelles.
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