Michel Simon avait loué une
chambre au même hôtel dans lequel Frédéric et Guillaume étaient descendus. Il
s’était toutefois arrangé pour que celle-ci ne fût pas localisée au même étage.
Cependant, muni d’un appareillage d’espion que la NSA lui aurait envié, il était parvenu à mettre sur écoutes l’Artiste et son apprenti. Il voulait connaître leurs intentions exactes afin d’intervenir au moment voulu si jamais leurs vies se trouvaient en danger. Non pas qu’il craignît Aurore-Marie elle-même. La baronne de Lacroix-Laval voyageait seule, sans séide. En agissant ainsi, il ne faisait qu’exécuter les derniers ordres du commandant Wu qui lui avait dit de se méfier de Sir Charles. Daniel Lin avait extrapolé logiquement la présence du mathématicien à Venise. Il était évident que le but premier du Britannique était de parachever le vol des codex commis quelques mois auparavant par la bande chinoise à sa solde.
Cependant, muni d’un appareillage d’espion que la NSA lui aurait envié, il était parvenu à mettre sur écoutes l’Artiste et son apprenti. Il voulait connaître leurs intentions exactes afin d’intervenir au moment voulu si jamais leurs vies se trouvaient en danger. Non pas qu’il craignît Aurore-Marie elle-même. La baronne de Lacroix-Laval voyageait seule, sans séide. En agissant ainsi, il ne faisait qu’exécuter les derniers ordres du commandant Wu qui lui avait dit de se méfier de Sir Charles. Daniel Lin avait extrapolé logiquement la présence du mathématicien à Venise. Il était évident que le but premier du Britannique était de parachever le vol des codex commis quelques mois auparavant par la bande chinoise à sa solde.
À l’instant même Gabriele
d’Annunzio déclarait :
- Mes cambrioleurs étaient
Chinois. J’ai eu le temps d’apercevoir un bandit revêtu d’un large pantalon de
soie noire qui, tel du vif-argent, portant sous le bras mon si précieux
coffret, s’enfuyait par une des fenêtres, échappant ainsi aux balles que je
tirais de mon arme.
Michel Simon s’inquiétait.
- Je n’ai plus aucun signal de
Daniel Lin depuis douze heures. Cela est tout à fait inhabituel. Que se
passe-t-il donc en Afrique?
Faute de mieux, il commença à
faire les cents pas dans la chambre, fumant avec nervosité cigarette sur
cigarette.
- Voilà que j’imite Julien. Je
suis bon pour une engueulade de première lorsque la situation se sera
éclaircie.
Une plainte éthérée résonna alors
dans la pièce confinée envahie par les volutes bleutées des cigarettes.
- V’là maintenant que l’hôtel est
hanté! Monsieur le spectre, si t’es réel, bats-toi comme un homme! S’écria-t-il
de sa voix de fausset.
Comme en réponse, le gémissement
s’amplifia.
- Ou je me goure, ou j’ai l’impression
que ce fantôme fantoche baragouine en anglais.
- Help me! Help me!
- Où t’es, mon gars? Qu’on
s’explique un peu!
Le comédien commença à mimer le
boxeur. Il crânait mais sa nuque se couvrait de sueur.
- J’suis pas Dempsey, mon crochet
du droit fait défaut, il est mollasson. Ah! Comme j’envie le gorille des
acacias!
Le Suisse cherchait la provenance
de la voix qui poursuivait ses lamentations lugubres.
- T’es mort ou t’es vivant? Bon
sang! Réponds en langage normal!
Après avoir tâté les murs, il
dit:
- On m’a fourgué une chambre dans
laquelle on a emmuré un malheureux. À moins que…
Son attention fut enfin attirée
par la lourde armoire munie d’une psyché. Le travail de la glace trahissait son
origine, l’île de Murano. Le vieux meuble en acajou et palissandre occupait les
deux tiers du mur faisant face au lit. Étrangement, rien ne se reflétait à la
surface du miroir. Se rendant compte du prodige, Michel Simon hasarda.
- Il est sans tain? J’suis un
vampire ou quoi?
La plainte plus distincte provenait
incontestablement de la glace. Le comédien s’en rapprocha.
- Je ne vois rien mais lui me
voit assurément.
- Help me sir!
- Mon communicateur! Purée!
Impossible d’établir la communication! Il est mort! Foutu engin de mes deux.
J’aime pas quand la technologie foire.
Or, dans le miroir, il y avait du
nouveau. Des ombres se formaient, mouvantes, changeantes, comme essayant de
reproduire une image ou un visage.
***************
La figure convulsée d’Alice,
aussi crayeuse que celle d’un cadavre, éructait et crachait. Une voix
caverneuse alternait des langages inconnus du père Bottecchia.
À présent, le corps de la jeune
fille flottait sur le plafond, tête-bêche. L’espace euclidien aboli cédait la
place à une configuration difforme de l’espace-temps, comme plié, chiffonné. La
bouche démultipliée de l’exorcisée, comme extirpée de la tête, parlait
simultanément, en stéréophonie, égrenant des sentences en dialectes exotiques
non terrestres ou surgis d’un passé incommensurable et oublié. Le K’Tou se
mêlait au marnousien, l’élamite au fulbé, l’helladien du temps de Vestrak aux
crissement insectoïdes des Velkriss, les émanations sulfureuses des siliçoïdes
parents de Kinktankt aux mugissements d’un Graav, officier lycanthropoïde de
l’ancienne flotte, le guèze à la langue olmèque, les changements colorés des
frères de Kraksis aux ordres méprisants, rauques et gutturaux des généraux
Haäns de la troisième caste. Et tous ces langages signifiaient:
- La maison de poupées… la
maison de poupées. Prenez garde à la maison de poupées…
En la grotte sous le pool,
l’heure était grave. Il n’y avait pas d’autre voie que le vortex, d’où avait
émergé la troupe congolaise spectrale.
Choquée, Lorenza était prise de
vertiges et de nausées bien qu’aucune substance toxique n’eût été projetée par
les bouches des fantômes.
Une voix résonna en la voûte. « Maman! ». C’était Violetta.
La quart de métamorphe se précipita au secours de sa génitrice. Ployée
en deux, Lorenza devint brouillée et s’effaça comme évaporée, translatée dans une
autre réalité. À l’instant même où le corps de la doctoresse disparaissait, un
appel à l’aide retentit, atténué, distant.
- Il provient des profondeurs de la singularité, murmura Benjamin.
C’est bien mon épouse.
- Allons! Nous n’avons plus le choix, répondit avec philosophie Gaston.
Nous devons traverser.
Si tout le groupe affichait sa résolution, il n’en allait pas de même
pour Azzo. Non seulement le métis de Sapiens et de pré K’Tou marquait sa
réticence par l’émission de grognements sourds mais aussi ses muscles tétanisés
lui conféraient une immobilité de marbre. Comprenant la situation et réagissant
au quart de tour, Spénéloss s’approcha d’Azzo et lui fit sa célèbre prise
helladienne Ainsi, il fut porté tel un poids mort par Gaston de la Renardière dont
la force était proverbiale.
La voix de di Fabbrini se faisait toujours entendre.
- Je ne sais pas où je suis. Je n’y vois pas grand-chose. Mais je
respire sans difficulté et je n’ai pas froid.
Chacun, à tour de rôle, sauta dans l’espèce de trou de ver qui devenait
instable. Des fulgurances bleutées émises par le tourbillon frappaient les
concrétions de l’immense caverne et, se répercutant, rebondissant, commençaient
à ébranler la structure même de la roche qui émettait des grésillements,
vibrait et se brouillait. Cela rappelait l’image quadridimensionnelle d’un
monde holographique menacé d’un effacement imminent. Spénéloss lança:
- Dépêchons-nous. Le lieu dans lequel nous nous trouvons se
déstabilise. Sa structure atomique s’effondre.
Saturnin résistait. Sa frousse atavique lui déconseillait de suivre ses
amis. Ses tripes se nouaient et des aigreurs remontaient de son estomac jusqu’à
sa gorge. Son teint jaune dénonçait sa trouille.
- Monsieur de Beauséjour, il n’est plus temps de tergiverser, jeta Dalio
sur un ton ironique.
- Quel boulet celui-là, fit Louis Jouvet avec l’envie de donner un coup
de pied aux fesses de cette mule récalcitrante.
Symphorien se chargea de la résolution du problème.
- Je n’ai pas d’aiguillon mais ceci fera l’affaire, dit-il avec
méchanceté en montrant un couteau suisse. Je ne connais pas de meilleur remède
pour faire avancer les ânes bâtés.
Sans prévenir, il piqua la partie la plus charnue de l’ancien chef de
bureau qui, sous la douleur, se cabra, bondit et avança! Aussitôt absorbé par
le vortex, Saturnin, comme tous ses compagnons, ressentit une impression
d’immersion dans une mer de particules primordiales. C’était comme si tous se
retrouvaient tel un necton importun nager dans une soupe benthique antérieure à
toutes les probabilités de multivers. Daniel Lin le savait, le niveau le plus
familier de Pan Multivers fréquenté communément par l’intelligentsia savante
d’Hellas avait dépassé depuis longtemps le stade 3 énoncé par Everett. De fait,
tous baignaient dans l’a-matière à l’ère où l’Infra sombre et la Lumière ne
s’étaient pas encore séparés. Cette situation gênait le Superviseur. Elle était
en train de lui échapper et cela le contrariait grandement. L’état actuel de
leur aventure signifiait que l’Energie noire n’était pas encore entièrement
domestiquée à moins qu’elle tentât de s’émanciper à nouveau.
La matérialisation d’un Outre-lieu incongru balaya les réflexions de
l’ex-daryl. Lorenza n’était toujours pas là bien que sa voix lointaine
retentît.
- Je suis là-haut. Quelque chose me retient prisonnière. Je ne peux
identifier ce que c’est.
La lumière revint sans crier gare ; elle surgit d’antiques becs de gaz
encapuchonnés communs aux anciennes bâtisses victoriennes. Tous étaient au
complet, non point au sein de nulle part, mais au mitan d’un vestibule qui
paraissait l’épicentre d’un labyrinthe.
- Ch’ais pas si vous avez la même impression que moi les aminches, mais
j’crois bien que nous sommes à l’intérieur d’une maison de poupées.
- T’as raison, Jean, lui répondit en écho Dalio
- Quel est ce nouveau tour du Diable? S’énerva Craddock.
Une multitude d’escaliers et de corridors s’offrait aux regards des
intrus. L’éclairage au gaz conférait aux aîtres des reflets jaunâtres et
inquiétants tandis que l’affreuse tapisserie de rigueur et le mobilier lourd et
surchargé de bibelots contribuaient à l’assombrissement de ce logis faussement
innocent. Un petit gloussement retentit alors dans le dos de Deanna Shirley qui
sursauta. L’apprentie star se retourna, rien.
Par contre, Violetta aperçut une silhouette se profiler sur le mur
gauche, ombre qui s’étalait entre les cadres de ridicules tableaux
préraphaélites encombrés de références médiévales hermétiques et factices.
L’adolescente crut identifier les english curls d’Aurore-Marie.
Toutefois, la tête lui paraissait démesurément volumineuse, telle celle d’un
Bébé néoténique Jumeau, Bru ou autre.
- Coucou! Émit une petite voix enfantine. Tu veux jouer avec moi?
La jeune fille sentit un contact qui la fit frissonner. La voix insista.
- Tu ne veux pas jouer à cache-cache? Allons… s’il te plaît… s’il te
plaît…
Violetta se retourna brusquement. Pourquoi elle en particulier
était-elle victime de ce phénomène alors que les autres ne sentaient rien? Mais
non. Deanna aussi subissait ce harcèlement.
Toutes deux virent enfin celles qui les importunaient. Il s’agissait de
deux poupées de bois et de cire d’un mètre vingt environ, soit la taille d’un
enfant de neuf ans, vêtues comme les jouets de porcelaine de 1888. Elles
étaient affublées de perruques de laine surmontées d’encombrantes faveurs de
soie vieux-rose. Toutefois, un détail différait. La poupée qui assaillait
Violetta était brune comme elle alors que celle qui s’en prenait à Deanna
Shirley arborait de longs tortillons de lin d’un blond fadasse et sans grâce.
Elles eussent été mignardes si leurs visages avaient présenté des expressions
réalistes accentuant leur ressemblance avec d’authentiques fillettes de la fin
du XIXe siècle. Or, leurs faces de bois mal taillé à peine vernies et ébauchées
s’avéraient monstrueuses, suscitant la frayeur.
Les figures dépourvues d’yeux en verre ou autre, les lèvres peintes
couleur sang-de-bœuf, et surtout, ces joues et ces pommettes rehaussées
d’écarlate déshumanisaient davantage encore si possible les pantins animés. Les
mains de cire, chlorotiques, tentaient d’agripper par la manche leurs proies
tandis que des bouches que surmontaient des nez à peine esquissés dessinaient
des sourires cruels révélateurs. De ces orifices sortaient des sollicitations insistantes.
- Viens avec nous… on s’ennuie ici. Ce sera amusant…
Le phénomène ou sortilège s’en prit à Saturnin. Même si, nous pouvons
le supposer, il commettait une erreur au sujet de Violetta, l’esprit maléfique
ou primesautier qui jouait avec nos héros se complaisait en la souffrance des
maillons faibles ou prétendus tels de l’équipe. Il connaissait la couardise de
Beauséjour et le manque de courage de miss de Beauregard. Le bedonnant vieil
homme fut, sans crier gare, pris à partie par un pantin grotesque sorti tout
droit de la commedia dell’arte. C’était Pantalone dans ses frasques. Un
Pantalon lubrique, bachique, au long nez crochu fleuri, aux joues furfuracées
qui entrecoupait ses paroles de triviaux rots d’ivrogne. Il brandissait une
coupe de vin dont le liquide vermeil se répandait sur le sol.
- Viens partager mes agapes! Des filles accortes nous attendent. Ce ne
sont pas des maritornes.
Le tout dit dans un italien abâtardi, rocailleux, à peine
compréhensible, prononcé par une bouche édentée, dont les effluves alcoolisés
suscitaient en Saturnin le dégoût. Pris de panique, Monsieur de Beauséjour se
précipita vers le premier escalier venu. La peur lui donnait des ailes ; le
vieillard bondissait de marche en marche avec l’agilité d’un chamois tout en glapissant
de plus belle tandis que messer Pantalone se lançait à sa poursuite avec un
ricanement qui en disait long.
L’escalier, recouvert d’un hideux tapis grenat, à la trame élimée,
était vermoulu et ses degrés d’une raideur casse-figure. Plus l’ahanant
Saturnin montait, davantage l’escalier grandissait, des marches s’additionnant
surgissant du néant. De plus, il se divisait en plusieurs directions
dédaléennes. Beauséjour franchit plusieurs paliers avec bonheur, longeant de
multiples corridors à la semblance de ceux d’un vaste hôtel ancien. Il ne
savait plus où aller car Pantalone ne le lâchait pas d’une semelle. Seul
l’instinct le guidait. Il pensa se réfugier dans une des pièces s’offrant à
lui, aucun huis n’étant fermé à clef. Il ouvrit porte sur porte, inutilement.
Soit l’entrée débouchait sur un pot au noir, un néant, soit du seuil surgissait
une nouvelle marionnette adonisée différemment: garçonnet en costume marin,
demoiselle d’honneur, Pulcinella, Scaramouche, meneur de revue à queue
de pie du film Cabaret de Bob Fosse, même un incongru Kiku U Tu,
ridiculement affublé du costume du capitaine Crochet, le chapeau empanaché
coiffant tant bien que mal sa crête de plumes servant à la parade amoureuse des
Kronkos, le moignon droit remplacé par ledit crochet. Et ces poupées répétaient
en antienne: nous voulons jouer, nous voulons jouer.
Saturnin avisa une nouvelle ascension. Il ne cessait de hurler :
« Le Styx ! Nous avons franchi le Styx ! » Il grimpa de deux étages
supplémentaires, et, phénomène improbable, l’escalier comme rongé par un lent
et insidieux travail de termites, s’érodait, s’étiolait, devenant poudre et
sciure. Pris d’un étouffement soudain, le vieil homme toussa, allergique aux
fines particules de bois. Ce fut alors qu’il entendit la voix de Lorenza qui
perdait patience.
- Allons! Dépêchez-vous. Ma captivité me pèse.
Cette injonction contrastait avec les précédents appels à l’aide. Ce
ton autoritaire traversait le bois vermoulu et disjoint de la dernière porte
qui ne s’était pas encore ouverte. Il n’eût pu en être autrement ; le corridor
n’existait presque plus. N’en demeurait qu’un nuage de sciures et de copeaux au
sein duquel un Saturnin aveuglé avait du mal à se situer. Aussi défonça-t-il
sans hésitations cet ultime panneau dont les planches achevèrent de se
désagréger sous le poids conséquent de l’ancien chef de bureau.
Lorsqu’il fut de l’autre côté du seuil, c’était comme si n’eût demeuré
de la maison fantastique de poupées que cette unique chambre, volume cubique
flottant dans un non espace indéfinissable. Monsieur de Beauséjour, pris par
l’action, omettait de s’interroger sur le sort de ses amis tout en bas. Il se
contenta de ce qu’il vit. Une antique chambre d’enfant en bois de rose, envahie
de joujoux, au milieu de laquelle, prostré sur une chaise, un Bébé
disproportionné se tenait.
Cette poupée géante était des plus hideuses, ventrue, la robe souillée
de taches de chocolat et de traînées de confiture de groseilles, caricature
d’une petite fille à l’obésité précoce, victime de sa gourmandise insatiable.
Le jouet maléfique présentait la même esquisse de visage que ses consœurs du
rez-de-chaussée, mais, cette fois-là, la perruque sommaire de laine aux longs
tire-bouchons qui surmontait ce chef fort laid était d’un roux carotte flamboyant.
De la poitrine flasque, comme bourrée de son, sourdait l’ordre persistant de
Lorenza de mettre fin à sa captivité.
Saturnin n’avait pas le choix, il lui fallait crever, éventrer cet
espèce de mannequin ou de baudruche afin d’en extraire la prisonnière. Il
chercha l’objet tranchant nécessaire à l’opération.
- Ce ne sont que des jouets de fille! Dit-il avec déception. Pourquoi
ne suis-je pas dans une chambre de garçon? J’y aurais trouvé le sabre de bois
nécessaire.
Enfin, le sexagénaire avisa,
posées sur une coiffeuse, plusieurs longues épingles à cheveux. Il pensa, amer
:
- J’avais tiré le bon numéro lors de la conscription. Je n’ai jamais
appris à me servir d’une baïonnette.
Cependant, il commença à piquer l’abdomen de la poupée avec prudence en
demandant:
- Lorenza, avez-vous mal?
Aucune réponse ne lui parvint. Il récidiva et une déchirure se fit.
Alors, le jouet éclata comme un ballon tout en répandant son contenu, un
bourrage pelucheux qui fit tousser le vieil homme. Quelqu’un sortit de ce que nous
pouvons appeler une dépouille mais était-ce bien Lorenza? L’être avait, certes,
sa silhouette, sa corpulence, mais, en lieu et place de l’attendu visage de la
mère de Violetta, se présentait cette même face ébauchée aux pommettes
écarlates.
Tremblant, Beauséjour murmura:
- Pitié, madame la poupée. Je ne voulais que vous sauver…
Soit, première hypothèse, la doctoresse avait été assimilée par la
créature qui l’avait enfermée, soit il s’agissait d’une sorte de matriochka
gigogne. Mais la femme à la face de buis éclata d’un rire joyeux.
- Monsieur de Beauséjour, ce n’est que moi, rassurez-vous. Avez-vous
donc oublié mes talents de métamorphe?
- Je… demande… à voir, fit l’ex-fonctionnaire.
Aussitôt, la fausse marionnette recouvra son aspect habituel, celui
d’une jeune femme brune au teint un peu hâlé et aux yeux noirs. Soulagé,
Saturnin s’interrogeait cependant quant à la façon dont tous deux allaient
sortir de cette chambre alors que la maison de poupées s’était désagrégée sous
ses yeux. Il fit part de son inquiétude à la doctoresse qui lui répondit:
- Mon cher ami, vous avez été victime d’une hallucination personnelle
qui s’est additionnée à l’illusion collective de cet outre-lieu.
- Ah? Tant mieux s’il ne s’agit que de cela. Je vous suis.
Les deux rescapés descendirent alors un escalier ordinaire qui était de
retour.
En bas, tout tournait mal. Les poupées démoniaques s’étaient
démultipliées et cernaient le groupe. Elles étaient sorties qui, de la cuisine,
qui, de l’office, qui, du salon à musique, qui, du fumoir, qui, de la
bibliothèque dont chaque faux volume de carton produisait sa propre créature
issue des contes de fées. Des belles aux cheveux d’or, des petites sirènes, des
fées des grèves, des cendrillons, toutes dépourvues bien sûr de traits et de
visages, assaillaient l’équipe de tempsnautes en psalmodiant: « Jouer!
Jouer! » Elles formaient une ronde, une chaîne, un cercle allant se
resserrant, sautillant, trépignant en des piétinements qui n’étaient pas sans
rappeler la chorégraphie originelle du Sacre du Printemps, en 1913.
En accord avec leur danse, elles tendaient de longues mains cireuses et
diaphanes en direction de leurs proies qu’elles désiraient assimiler, amalgamer
à elles. D’une manchette de Harrtan, Violetta parvint à décapiter une Belle au
bois dormant dont la chevelure fadasse tombait jusqu’aux reins.
- On n’est pas chez oncle Walt, lança-t-elle avec une pointe de colère.
Deanna, quant à elle, en était réduite à glapir de peur, incapable de
se défendre.
- Un disrupteur! Un disrupteur! Hurlait-elle en vain.
- Elles ne sont pas vivantes, lui rétorqua Craddock.
Spénéloss gardait son calme. L’attaque des pantins n’avait aucune prise
sur lui ; il se contentait, d’une chiquenaude, de repousser l’assaut d’un
Riquet à la houppe tandis qu’il calculait les probabilités de l’interruption du
sortilège au bout de tant de minutes. Pour lui, il ne s’agissait que d’un
échange de conversion d’énergie en matière. Il avait compris la cause du
phénomène.
- Nous sommes à l’intérieur d’un micro univers obéissant aux lois de la
gravité quantique à boucles, jeta-t-il pour les scientifiques de l’équipe. De
plus, ce micro univers est localisé dans une dix-septième dimension
hypothétique que même les anciens p ne
pouvaient conceptualiser. Au-delà de la seizième dimension, toutes celles
surnuméraires sont repliées sur elles-mêmes en une figure hypothétique, bande
de Moebius, tore, micro espace de Poincaré, bouteille de Leyde, grumeaux de
Kontiko, polyèdres icosaédriques fractaux élastiques de Stankin…
- C’est pas l’moment de nous gonfler avec vos spéculations de matheux
de prépas alors qu’il y a péril en la demeure, jeta acide Carette.
- Julien, Spénéloss vient de trouver la solution. Cela m’aveuglait.
Quel sot je fais! Nous sommes bien prisonniers d’une figure mathématique
abstraite constitutive d’un micro univers virtuel à dix-sept dimensions.
Désormais, je sais comment sortir de là… un véritable jeu d’enfant… cruel…
- Dieu vous entende, fit Gaston en se signant.
Tandis que les supplications des poupées devenaient assourdissantes…
***************
V.
Domine, exaudi orationem meam, prononça
l’exorciste.
Alice
répliqua par un rugissement.
R. Et
clamor meus ad te veniat,
poursuivit le père Bottecchia en brandissant le crucifix.
Alice persistait, bavant, jurant, bondissant de mur en mur, accroupie
tel un batracien, mettant la pièce sens dessus-dessous. Les objets volèrent, se
fracassèrent, chacun devant se garder de ne point être heurté.
Si fuerit
saltem diaconus subjungat V. Dominus vobiscum.
Toute
formule latine semblait vaine. Le « démon », s’il était avéré, s’en
prit à Sir Charles. Un singe ailé ectoplasmique, dont la tête paraissait
surmontée d’un cimier spiralé en forme de corne de Narval, jeta au
mathématicien :
« Tu es
un usurpateur ! Ton identité est fausse ! Va rejoindre celui que tu as enfermé
! »
Les mugissements de ce gorille mythique, de cette chimère médiévale
rappelant les incubes invraisemblables des peintures du Jugement Dernier du XVe
siècle, ressemblaient aux rauquements d’un éléphant de mer défendant son
territoire. Un camaïeu de visages multiples s’ajoutait à ses coudes, à son
abdomen et à ses genoux, visages dont les gueules bestiales expectoraient des
fumées soufrées. Merritt fit comme s’il n’avait pas entendu. La créature
s’évanouit, comme dissoute dans la brume. L’espace confiné paraissait danser
autour du mathématicien.
R. Et cum
spiritu tuo.
Alors, celui que combattait le représentant de l’Eglise redoubla de
violence, sans que l’on pût juger si Alice était responsable de cette manifestation
démoniaque, à moins que l’énergie d’A El, décuplée par la colère de l’Entité,
devenue autonome, se trouvât débridée, sans entrave, afin d’exercer sa
vengeance sur Merritt et ceux auxquels il avait eu recours afin de la contrer.
Un souffle violent projeta le diacre Apiani jusqu’au plafond en lequel
il s’encastra avant de s’embraser sans que toutefois ce feu infernal consumât
autre chose que son adversaire.
Oremus ! Oremus ! glapit le prêtre, horrifié par la mort
tragique de son acolyte. Le crucifix qu’il pointait en direction d’une Alice
demeurée flottante dans le vide trembla. Le Christ rougeoya, parut entrer en
fusion, s’écouler même. L’autre croix, plus conséquente, qui surmontait le lit
de la possédée, fut elle-même frappée. Le corps du Supplicié, spectacle
hérétique, concrétisa une mort dépourvue de la Résurrection : à la Passion
succéda la décomposition de la Figure du Fils de Dieu, bientôt réduit à un
squelette disloqué dont les ossements tombèrent un à un de la Croix.
Deus coeli, Deus terræ, Deus Angelorum, Deus Archangelorum, Deus
Patriarcharum, Deus Prophetarum, Deus Apostolorum, Deus Martyrum, Deus
Confessorum, Deus Virginum, Deus qui potestatem habes donare vitam post mortem, requiem post laborem; quia non est
Deus præter te, nec esse potest nisi tu creator omnium visibilium et
invisibilium, cujus regni non erit finis: humiIiter majestati gloriæ tuæ
supplicamus, ut ab omni infernalium spirituum potestate, laqueo, deceptione et
nequitia nos potenter liberare, et incolumes custodire digneris. Per Christum
Dominum nostrum. Amen.
Ab
insidiis diaboli, libera nos, Domine, s’obstina
l’exorciste.
Et, après ces vaines paroles, le père Bottecchia se retrouva transporté
en une singulière prison vitrée. Son statut se réduisait désormais à celui d’un
homoncule semblable au héros (victime eût été un terme plus approprié) de
Richard Matheson et Jack Arnold, l’Homme qui rétrécit. Son lieu de
confinement et de captivité était une prison de bois vernis et de verre, une
vitrine basse fermée à clef telle qu’on en voyait communément dans les muséums
d’histoire naturelle à l’ancienne. Il se déplaçait, homme fourmi fantastique,
parmi les échantillons figés que cette vitrine contenait. Pour lui, un grain de
poussière équivalait à une pierre. Ainsi, il avait du mal à se frayer un chemin
parmi les colossales monstruosités exposées à un public trop gigantesque pour
qu’il pût l’appréhender. De plus, l’intérieur de cette table vitrine était
tapissé d’un velours écarlate délavé, passé et pelucheux dans lequel un
redoutable prédateur se dissimulait.
Le père Bottecchia pensa tout d’abord qu’il se trouvait parmi une
collection de coquilles d’œufs assemblée là par un ornithologue. L’horreur de
ces formes, toutes d’un blanc de craie, ne tarda pas à se révéler à son
entendement. Il s’agissait de crânes édentés de fœtus humains, certains brisés
dont les esquilles éparpillées au sein de moutons et de monticules de
poussières agglomérées n’en présentaient pas moins un danger redoutable à
l’échelle du minuscule humain parce qu’aussi tranchantes que la lame effilée
d’un cimeterre. L’anthropologue avait tenté de réparer les dégâts subis par ces
restes humains en recollant maladroitement certaines têtes ou en les
rassemblant avec de dérisoires élastiques.
À tort, le religieux pensa qu’il s’agissait d’une illusion provoquée
par le démon qui possédait Alice. Mais la chose surgit et le détrompa.
Il vit les six yeux et ocelles, les chélicères d’où gouttait un foudroyant
venin, le céphalothorax marqué d’un signe cruciforme blasphématoire de teinte
pourpre, l’abdomen dressé, pulsant, bariolé dans une parade amoureuse
horrifique et, enfin, les huit pattes velues munies de crochets tactiles qui
permettaient à l’araignée d’identifier son environnement. Lorsque le prédateur
captura et mordit celui qu’elle considérait comme un minuscule en-cas,
l’exorciste recouvra le précédent échelon de la réalité pour constater que le
Christ en croix qu’il tenait obstinément achevait de fondre. En vain, il tenta
de répéter la formule :
Ab
insidiis diaboli, libera nos, Domine.
Cela n’eut aucun effet, et la fusion du métal, intégrale, gaina sa tête
d’un masque de fer rouge qui l’encagea et d’une simarre grotesque. Son sort
était réglé. Paralysé par le poison, asphyxié et brûlé, il mourut dans
d’abominables douleurs.
Sir Charles se retrouvait avec deux cadavres encombrants sur le dos.
Comment allait-il expliquer cela aux sœurs ?
Quant à Alice, délivrée de ses fantasmes, elle dissimula son retour à
la conscience. A la première occasion, elle échapperait aux griffes du mathématicien.
Les religieuses de la Fondamenta delle convertite ne se formalisèrent
point des deux morts, qu’elles mirent sur le compte de l’échec de l’exorcisme.
Par contre, elles insistèrent pour garder Alice. Merritt ne céda point et
repartit avec la jeune fille.
************
La maison de poupées n’existait plus ; envolée, évaporée car
chimérique, grâce à un simple claquement de doigts du commandant Wu, au propre
et au figuré. A la place, le groupe tournait le dos à la sortie du souterrain :
le pool était traversé, et à distance, on remarquait un méandre du Congo.
Cependant, s’étendait devant nos aventuriers, avant la rive du fleuve, une
espèce de piste défoncée d’étranges nids de poule à la taille impressionnante.
Pour ne pas changer, Craddock émit une remarque acerbe. Il ne faisait
qu’exprimer à voix haute le mécontentement de ses amis :
« Bon
sang de bonsoir! J'en ai ras le popotin de ces monstres de la semaine en simili
caoutchouc de Star Trek fauché de la Desilu, de ces Stéganopithèques de
légendes urbaines et autres Hallucinosaures de Proxima du Centaure! »
Il était vrai que ces accidents de piste ressemblaient à des nids de
Maïasaura tant ils étaient énormes.
« Ça
pue le Titanosaure. Il ne manque que sa merde ! »
En réponse, une pluie météoritique se mit à tomber, drue, ardente,
creusant de nouveaux cratères.
- Désolé, capitaine, vous vous trompiez, fit Daniel Lin d’un ton
placide. Nous avons affaire ici et maintenant à un isolat de l’Archéen.
- Belle jambe, commandant. Ça devrait exhaler l’hydrogène sulfuré or je
respire normalement.
Spénéloss fit part de sa théorie.
- Ici, s’agitent les grumeaux de la proto matière quantique potentielle
résiduelle de notre expérience de tantôt. Ils sont devenus incapables de
choisir entre les multiples options d’univers probabilistes alternatifs.
- A expérience, rétorqua Saturnin, je préférais le terme de
tribulations. Toujours est-il qu’il serait temps de chaleureusement remercier
le commandant Wu de nous avoir tirés de ce piège abominable.
- Ah bon? Foutre! Tout cela parce qu’une Aurore-Marie… existe?
- Hélas oui, soupira Daniel. En fait, la situation est en train de
m’échapper. Je ne contrôle presque plus rien… simplement, j’use toutes mes
forces pour que vous surviviez…
- Tiens donc, jeta Gabin.
- Bienvenue les aminches dans ce safari photo de niveau moins cinquante
d’holo simulateur, où s’agitent des monstres de la semaine caoutchouteux d’une
production plus que fauchée de la Desilu des années 1960 de la piste 1721,
reprit avec amertume le Cachalot de l’Espace. Marre de jouer les pantins
malmenés sans une once de libre arbitre. Niveau psychologique: zéro!
- Bravo oncle Symphorien. Mais tu confonds Star Trek et Au-delà
du réel.
- Au nom de tous les comédiens ici présents, rajouta Dalio, nous vous
sommes reconnaissants d’être encore en vie, commandant.
Spénéloss crut bon de compléter.
- Il est vrai que la remarque du capitaine Craddock est plus que
justifiée. Nous sommes sans cesse ballottés d’une épreuve à l’autre, d’un
obstacle à l’autre, comme si nous nous trouvions transformés en héros de jeux
de rôles ou encore d’une série télévisée de science-fiction bidimensionnelle du
premier quart du XXIe siècle, ainsi, nous ne serions que des personnages issus
des réflexions d’un scénariste farfelu en peine d’une intrigue qui tienne la
route. Sommes-nous réels ou virtuels? En va-t-il de même pour vous, Daniel Lin?
- Bigre! Jeta le Superviseur. Je crois qu’il nous faut marquer une
pause puisque maintenant, une explication s’impose…
- Tout à fait, siffla Louis Jouvet alors qu’autour de nos héros, le
paysage, la faune, la flore, fluctuaient et changeaient chaque minute sans que
même un fondu enchaîné eût été perceptible. Aux cratères archéens succédèrent
des jaborandis luxuriants et exubérants aux ramures d’un bleu de roi
métallique. Dans les branches de rôniers et de palétuviers, se déplaçaient
d’immenses papillons de cobalt irisés que capturaient des caméléons en osmose
avec l’arbre qui leur servait de gîte. Cependant, dans l’agitation des ramures,
bondissaient et criaillaient des singes hybrides de Terra et de Marnous. Comme
on pouvait s’y attendre, il s’agissait de créatures aux caractères mosaïques de
primates et de porcinoïdes. Aussi présentaient-elles un groin à la fois
fouisseur et renifleur, aux longues soies beiges et des petites défenses
recourbées pareilles à celles de babiroussas en lieu et place des attendues
narines typiques des simiens de l’Ancien Monde et de leurs redoutées canines en
crocs.
- Asseyons-nous sur ce talus, fit Daniel Lin, le visage sombre. Nous ne
risquons rien physiquement, je m’y emploie.
Alors un oisson vint à se poser sur l’épaule de Deanna Shirley qui
glapit. Celle-ci était occupée à cueillir des roses centifolia dont les
fragrances se répandaient dans l’atmosphère humide.
- Commandant, je n’ai pas vécu au XXVIe siècle comme vous. Mes
connaissances concernant les théories du Multivers me paraissent absconses,
fumeuses, improbables, impossibles à prouver. Je me fais le porte-parole de mes
compagnons ici présents.
D’un coup de menton, Gaston désignait Saturnin, Carette, Jouvet, Gabin,
Beauséjour, Dalio et Azzo.
- Monsieur, fit Deanna Shirley remontée, vous m’ignorez superbement.
Moi aussi je suis une humaine normale peu au fait de l’astrophysique.
Montrez-vous galant et citez-moi dans votre énumération. Pendant que j’y suis,
puisque vous avez omis d’inclure Ufo et O’Malley, croyez-vous que nos
compagnons à pattes vont comprendre ce qui se passe? Ont-ils si peu
d’importance?
- Miss de Beauregard, répondit alors Daniel, n’avez-vous point remarqué
que, pendant l’incident de la grotte et de la maison de poupées, ils n’étaient
pas avec nous? Ils n’ont rien subi et vécu. Ils n’ont pas quitté cette jungle
remodelée une seule attoseconde. À croire que l’entité qui joue avec nous a
voulu les protéger…
- Certes, articula Deanna. Mais j’aimerais comprendre…
- La situation demande une clarification… je suis profondément désolé
de vous avouer que je vous ai mentis dès l’origine de votre présence dans la
Cité…
- Fichtre! Lança de la Renardière. Comment cela?
- Je ne suis pas celui que vous supposez… pas un simple Superviseur,
même général… pas un humain même amélioré, un daryl androïde. Lobsang Jacinto
sait à quoi se tenir en ce qui me concerne, quant à ma nature… Je ne pouvais
faire autrement que de lui révéler ce que je suis.
- Daniel, je demeurerai inflexible. Ou vous nous dites la vérité, ou
nous rebroussons tous chemin, proféra le capitaine Craddock d’un ton ferme. Il
n’est plus question qu’un menteur nous dirige et nous mène au gré de sa
fantaisie. Dans ce micmac de carambouille, il y a des vies en jeu.
- Ouaip, siffla Dalio. J’approuve et j’applaudis mon ami.
- Commandant, vous me connaissez. Je suis pondéré de nature. Je sais me
contrôler mais là, j’ai envie de vous expédier mon poing sur votre figure…
- Benjamin, articula Spénéloss,
en agissant ainsi, je pense que vous tomberiez dans le piège de l’être qui joue
avec nous. Il n’attend que cela, que nous nous querellions. Le tableau n’est
pas si noir. Dans cette aventure, nous ne pouvons abandonner Pierre Fresnay. Le
général Boulanger ignore que nous le suivons presque à la trace.
- Merci Spénéloss, répondit Daniel Lin. La raison vient de s’exprimer
par votre bouche. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai obtenu du Conseil votre présence parmi nous.
- Naturellement, émit de Beauséjour de sa voix grasse dans laquelle se
faisaient entendre des accents de reproche. Manipuleriez-vous le Conseil comme
vous nous manipulâtes depuis notre arrivée en France?
- Point du tout. Je ne manipule personne dans cette histoire. Au
contraire, je suis là pour rétablir l’ordre. C’est parce que tout est en train
de se déglinguer que je suis obligé d’intervenir. Je dois réparer le continuum.
C’est là ma tâche. En cet instant, je suis en communication au sein d’un réseau
avec Lobsang et Frédéric Tellier. Du côté d’Erich, Alban me sert le plus
souvent d’interlocuteur.
- Très bien… mais qu’êtes-vous précisément si vous n’êtes pas un
humain? jeta Craddock.
Daniel Lin marqua deux secondes de silence avant de répondre.
- Un avatar d’humain… disons, une intelligence capable de s’incarner
sous n’importe quelle forme… j’appartiens au groupe, peu nombreux d’ailleurs,
des Gardiens du Panmultivers… Je suis un Préservateur… Mon peuple vit
habituellement dans les interstices, les feuillets, les branes des
chronolignes. Nous ne dépassons pas le nombre de 36... Mon véritable aspect
n’est pas visible par des yeux humains ou autres.
- Ah? S’exclama Saturnin, quelque peu déçu… nous aurions aimé vous voir
sous un autre aspect, plus conforme à votre véritable nature… comment peut-on
vous croire?
- Lorsque je jouais le rôle du groom, je n’étais pas maquillé… Je puis
changer de traits à volonté sans avoir recours à des tours de magicien. Voyez…
Disant cela, Daniel Lin se mit à ressembler à Tenzin, puis,
insensiblement à Raeva et encore à Daisy Belle.
- Splendide, s’extasia Louis Jouvet… mais nous pouvons supposer que
vous êtes en train de nous hypnotiser…
- Impossible, proféra Spénéloss. Je suis imperméable à l’hypnose… comme
tous les Helladoï…
- Encore une fois, merci, Spénéloss. Je vous dois beaucoup… Si vous
voulez savoir, j’ai été préposé à votre garde dès le début de l’existence de la
cité… Mes aînés m’ont imposé cette mission. Je n’ai pas discuté, étant peu
élevé dans la hiérarchie… Je ne suis que le numéro 35...
- Daniel Lin, ainsi, vous refusâtes la royauté de l’Agartha comme
Godefroi de Bouillon celle de Jérusalem.
- Oui, monsieur de Beauséjour, cela est exact… les salamalecs ne
m’intéressent pas.
- Certes, articula Lorenza lentement… tout de même… il reste le mystère
Lobsang Jacinto. Il sait qui vous êtes, ce que vous êtes… pourquoi lui?
- Notre conseiller est un éclairé… Il aurait dû mourir et atteindre le
nirvana. Mais il a refusé afin de rester parmi les citoyens de l’Agartha.
Depuis ce jour, il sait à quoi s’en tenir sur mon compte. Il m’a reconnu… Comme
Aurore-Marie. Mais, au contraire de notre ami bouddhiste, elle me craint. Elle
a pressenti ma véritable nature… lorsque je l’ai sondée dans les souterrains du
Trocadéro, après la grotesque cérémonie de la momie de Thaïs. Je n’y ai vu que
le vide, le néant… Son cerveau se perd dans des méandres obscurs. Aucune
pensée… rien… la destruction… même pas le chaos. L’inexistence d’un
Pantransmultivers qui ne peut voir le jour, qui ne peut naître…
- Attendez, lança Spénéloss…vous sous-entendez qu’en Aurore-Marie un
résidu de Fu, de l’Infra sombre perdurerait… Or, après avoir examiné sa
théologie de bazar, toute déformée qu’elle soit après deux mille ans, il appert
que le Pan Logos de Cléophradès avant ou après la séparation des hypostases,
peu importe, ne peut redouter qu’une seule chose, le Négatif, l’Anti créateur,
A El.
- Poursuivez, fit Daniel Lin mi-figue mi-raisin.
- Je ne suis que logique. Permettez-moi de développer deux hypothèses
aussi dérangeantes qu’elles puissent être aux oreilles de toute l’assistance.
Primo: le monde non prévu, la chronoligne en voie de dérèglement dans laquelle
nous nous déplaçons a été engendrée par ce A El. Il est bien notre Ennemi,
Aurore-Marie son avatar, et nous le controns dans la mesure du possible.
Toutefois, je ne vois pas du tout l’intérêt de cette piste…
- Mais si… contra Daniel… Elle est non seulement une mise à l’épreuve
mais également une brèche qui envahit tout le Multivers et se répand comme un
cancer… Imaginez un virus dans l’ancienne informatique du XXIe siècle qui, via
un cheval de Troie, représenté ici par Aurore-Marie de Saint-Aubain,
infecterait l’ensemble de la Création…
- Bien dit, commandant, acquiesça l’Hellados. Mais je n’ai pas encore
émis ma deuxième hypothèse. Celle-ci va faire mal. Commandant Wu, Daniel Lin,
je suis persuadé que vous souffrez de schizophrénie… Donc, A El est une partie
de vous, cette partie que vous refoulez…
- Mais…
- Je n’ai pas fini… elle vous échappe et engendre une multiplicité de
mondes, de chronolignes… c’est votre côté déraisonnable, d’adolescent rebelle
et destructeur qui se fait entendre… votre pulsion de mort… Vous essayez de la
combattre mais toujours elle se rappelle à vous…
- Mais, je ne dispose pas du pouvoir de création… que celui de
préservation… Il en va de même pour le numéro Un…
- Qui peut être ce numéro Un? Quelle est l’origine d’A El? Questionna
le docteur di Fabbrini. J’aimerais savoir ce que sont devenus votre frère aîné
Georges, votre clone Daniel Deng, votre père ou mentor André Fermat, votre
presque frère Antor le diplomate et Irina Maïakovska…
- Ouille, le pentagramme jeta Craddock… Daniel, c’est justement ce que
cherche Merritt. Frédéric est donc en danger… la religion d’Aurore-Marie est
une religion tronquée parce qu’il lui manque une pièce au puzzle.
- Certes, mais il est de taille à s’en sortir, marmonna Dan El.
- Votre visage reflète la contrariété, constata Spénéloss.
- Vous n’auriez jamais dû vous souvenir de celles et ceux qui ne sont
plus, reprit le Superviseur.
- Pourquoi? Demanda sévèrement Benjamin. Parce qu’ils vous sont devenus
inutiles?
- Tout de même pas! S’écria Deanna Shirley.
- Et pourquoi pas? Siffla le Cachalot du système Sol entre ses dents.
- Je ne suis pas cruel de nature, se défendit le commandant Wu. En
fait, c’est là où je vous ai manipulés. Je vous ai fait croire à un passé qui
n’a jamais eu lieu. Je n’ai pas de famille. Vous êtes mes seuls amis. Il a
fallu que je m’invente une existence avant l’Agartha. Vous ne m’auriez jamais
accepté si je n’ avais pas été
comme vous… avec des squelettes dans le placard…
- Mais qui décide de notre sélection dans la cité? Fit Violetta avec
à-propos. Certains génies tels Vincent ou Michel Angelo sont caractériels…
alors, oncle Daniel… est-ce toi?
- Pas du tout… je n’ai rien à voir là-dedans… le Conseil non plus
d’ailleurs. Pas le hasard assurément…
- Nous ne vous accordons pas un blanc-seing mais le bénéfice du doute,
émit Lorenza. Vous restez sous surveillance. Si ça foire, on vous lâche.
Furieuse, la jeune femme se leva et gifla Daniel Lin de toutes ses
forces. C’était un moyen de s’assurer s’il était bien présent et fait de chair.
La joue du commandant s’empourpra et il jeta:
- Vous m’avez fait mal… mais je vous ai convaincus… du moins, je
l’espère…
Le Superviseur avait lu dans les pensées de la doctoresse son intention
de le frapper. Il l’avait laissée faire car cela l’arrangeait. Son corps avait
réagi comme il le souhaitait et sa figure marbrée démontrait parfaitement que
le coup reçu n’était pas du chiqué.
A suivre...
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