Chapitre 11
C’était la mi-juillet, à Paris,
Porte Maillot. Les nationalistes et partisans de Barbenzingue avaient tenu un
grand rassemblement, histoire de compter leurs forces et de vérifier si la
ferveur demeurait en l’absence du Général Revanche. Tous attendaient avec
anxiété des nouvelles de l’expédition qui tardaient. Si la duchesse d’Uzès se
voulait rassurante, il n’en allait pas de même pour Paul Déroulède et Édouard
Drumont. Certes, tous deux faisaient figures de leaders du mouvement en
l’absence de Georges Boulanger, aussi demeuraient-ils les seuls orateurs
d’envergure capables de galvaniser…une foule de déjà convaincus. Ils ne s’en
étaient pas privés, Porte Maillot, défiant les forces du préfet de police et du
préfet de la Seine, qui, à loisir, avaient multiplié les sergots de faction
dans tous les recoins. Cela ressemblait à de l’espionnage grossier.
Le meeting s’était achevé
seulement vers les onze heures du soir et Édouard Drumont s’était refusé à ce
qu’on le raccompagnât à son domicile. Certains étaient restés sur place, sous
les velums, afin de se désaltérer d’un bock de bière ou d’une chopine, comme au
bon vieux temps des tapis francs de la jeunesse de Frédéric Tellier.
Le journaliste antisémite à la
barbe drue et aux petites lunettes cerclées d’or cheminait donc, d’un pas
alerte, après être descendu du fiacre. Il avait souhaité poursuivre son chemin
à pied, histoire de profiter de l’atmosphère nocturne, de s’aérer. Il tapotait
le sol du trottoir avec l’embout ferré de sa canne. Il n’était qu’à quelques
dizaines de mètres de son immeuble en cette nuit douce d’été, sans se douter
qu’on le suivait. Dans le ciel, quelques nuages floconneux masquaient de temps
à autre les étoiles. Dans l’embrasure d’une porte cochère, trois apaches,
casquette de traviole, mouchoir en guise de cravate, veste élimée, vaste ceinture
de tissu écarlate enroulée sur l’abdomen, faisant plusieurs fois le tour de la
taille et permettant de dissimuler armes contondantes, revolvers, cordes,
rossignols etc. moustaches noires cirées, taillées en croc, puant le tabac
ordinaire de bouffarde, guettaient l’arrivée de leur proie. L’éclaireur, à cinq
six mètres derrière Drumont, émit un sifflement d’alerte lorsque le chef
nationaliste parvint à hauteur de la porte cochère.
A la lueur incertaine d’un bec de
gaz, trois ombres inquiétantes surgirent et se jetèrent sur l’infortuné salaud.
Terrassé, Édouard Drumont fut roué de coups de matraque. Son binocle se brisa,
un cercle d’or roulant jusqu’à un égout où il s’abîma. Les trois apaches
s’acharnèrent rageusement sur leur victime jusqu’à ce qu’elle fût laissée
inconsciente, le visage tuméfié, méconnaissable.
Rejoint par l’éclaireur, le trio
abandonna la place, non sans que celui qui paraissait le chef eût jeté en
ricanant un bristol, une espèce de carte de visite, aux côtés du corps étendu.
Cette carte était marquée d’un simple dessin, figurant un lasso.
Celui qui commandait était
remarquable par sa vêture de voyou. Son élégance tapageuse était connue dans
les bas-fonds des deux grandes capitales européennes. Il se prénommait Lucien.
Le plus notable consistait dans le fait qu’il ne recevait d’ordre que d’un
certain Charles Merritt. Son équipier habituel s’appelait Jerry, un cockney
sadique à l’hygiène douteuse, aux oripeaux géorgiens ou Regency
effiloqués, marque de fabrique incontestable de ce tueur sans pitié. Drumont
avait eu de la chance : ses agresseurs ayant reçu l’ordre de le laisser
expressément en vie, ils n’avaient pas recouru à leur compère habituel
accoutumé à leurs équipées sanglantes, chargé de l’exécution du gibier humain
en le broyant entre ses puissantes mains velues d’albinos. L’Orang Pendek était
l’outil, le sicaire le plus précieux du mathématicien après Taïaut.
A l’aube, un sergent de ville qui
effectuait sa ronde découvrit le journaliste inanimé. Drumont avait deux dents
et le nez brisés, un œil tuméfié, la lèvre supérieure fendue, le bras gauche
cassé, les habits déchirés et sanglants, les membres marqués d’ecchymoses et
d’excoriations multiples. Il était bon pour un mois d’hôpital. Il pouvait à
peine parler, lorsqu’il sortit de son évanouissement.
Le crime était signé :
l’idéogramme de la corde désignait l’Artiste. Ainsi l’avait voulu Charles
Merritt. L’odieuse agression s’étala dans toute la presse, les journalistes à
sensation n’hésitant pas à grossir le trait et à raconter heure par heure le
lent rétablissement de leur confrère et poète raté, entretenant le suspense
lorsque les bulletins médicaux n’étaient pas satisfaisants. Ils accusaient
également la police d’incurie car celle-ci ne parvenait pas à mettre la main
sur le coupable désigné.
« Le spectre qui tue, revenu
d’entre les morts ! » avait titré Le Petit Parisien, en prémonition
de Fantômas tandis que L’Intransigeant de Rochefort, stipendié par le comte Dillon et la duchesse d’Uzès,
accablait les forces de l’ordre, réclamant la tête du préfet de police.
Au Quai des Orfèvres, le
commissaire chargé de l’enquête, qui jouait sa tête, savait pertinemment que
Frédéric Tellier avait trouvé la mort durant la guerre franco-allemande, lors
d’un accrochage entre la milice patriotique qu’il commandait avec son second
Odilon d’Arbois et les uhlans durant le siège de Paris. D’Arbois lui-même avait
disparu en septembre 1877.
Mais comment Merritt avait-il eu
l’idée d’impliquer l’ennemi de Galeazzo di Fabbrini, son maître et mentor, dans
un tel traquenard, et quel dessein poursuivait-il ? Nous connaissons son génie
pervers, son intuition de savant. Cela signifiait d’une part que Sir Charles
avait compris que l’Artiste vivait encore et, d’autre part qu’il s’était mêlé
de ses affaires. L’élimination de plusieurs des agents de Sir Charles
(souvenez-vous du steamer de La Manche) correspondait à la méthode Tellier.
Ainsi avait été contrecarré le projet de sabotage du Bellérophon noir.
Restait l’indice corroborant les soupçons de celui dont les mémoires de son
maître Le Maudit, à l’état de brouillon (sa mort tragique en 1867 ne lui avait
pas laissé le temps de les mettre au propre), servaient de livre de chevet et
de référence. Galeazzo y avait répertorié les noms, sobriquets, descriptions et
manies de tous les membres de la bande de Tellier. Ainsi, Guillaume Mortot
alias Pieds Légers figurait en bonne place dans les petits carnets. Il ne
pouvait s’empêcher de fureter dans les demeures où il effectuait ses larcins,
en semant partout ses empreintes digitales, parce qu’il avait le tort de se
démunir de ses gants d’escarpe lorsqu’il voulait palper la préciosité de la
matière de l’objet convoité, seul moyen, selon lui, de distinguer s’il ne
s’agissait pas de faux, de camelote. De plus, Guillaume avait pour habitude de
lire les journaux à un sou (cinq centimes), dont l’encre noire et grasse de
fort mauvaise qualité maculait la pulpe de ses doigts.
Sir Charles était à l’avant-garde
de tout, précurseur inversé de la police scientifique, car même capable d’analyser
les taches de sang, de déterminer s’il s’agissait de sang humain ou animal,
frôlant la découverte des différents groupes sanguins, anticipant celle-ci
d’une bonne douzaine d’années. Merritt avait en sa possession un catalogue des
empreintes digitales qui répertoriait plus de cinq mille criminels, des
Etats-Unis à l’Afrique du Sud, de la Nouvelle Zélande à la Russie, tout ce que
la pègre internationale comptait d’éléments prometteurs et remarquables.
Cependant, un détail perturbait le mathématicien : certes, c’étaient bien là
les traces de Pieds Légers, qui s’était introduit chez Lord Sanders lors du
« vol » de ses carnets secrets déchiffrés par Spénéloss. Mais, en
1888, Pieds Légers ne pouvait plus être cet adolescent de seize ans du temps
des arènes de Lutèce, mais un homme mûr de trente-sept ans, et les empreintes
ne permettaient aucunement de donner l’âge de leur propriétaire.
Le reste n’était que déduction.
Le Guillaume Mortot de 1888 s’était rangé et occupait le poste honorable de
répétiteur dans un collège privé de Normandie. Qui donc avait dû suivre Merritt
à Venise et pourquoi ?
Dans les circonvolutions du
cerveau torve du mathématicien s’échafaudaient de nouveaux plans.
****************
Le padre Bottecchia desservait
l’église Sant’Eufemia de la Giudecca et avait la qualité d’exorciste. Sir
Charles était parvenu à le joindre, et lui avait fait part de sa requête. Il
avait la charge d’une jeune fille de treize ans, possédée par les démons, qui
l’avaient poussée à commettre un acte criminel irrépressible. Les juges
d’Albion, faute de s’accorder sur sa responsabilité et sur sa folie,
considérant son cas insoluble, l’avaient condamnée à demeurer à vie à la charge
de son tuteur, l’unique parent qui lui restât.
La démarche insolite de Sir
Charles surprit le vieux prêtre. Il ignorait la persistance de papistes parmi
les sujets de la reine Victoria, ne s’étant guère soucié de la renaissance
catholique outre-Manche illustrée par Newman.
Sir Charles faisait mine de
méditer dans la nef aux chapiteaux byzantino-vénitiens du XI e siècle. De temps
à autre, son regard se portait en direction du premier autel du bas-côté droit
au-dessus duquel on avait installé la toile de Bartolomeo Vivarini Saint
Roch et l’Ange. Se désintéressant promptement d’un art dont les arcanes lui
échappaient, car davantage accoutumé à l’exotisme dépravé de Lord Percy, le
scientifique préféra s’attarder sur les fresques des plafonds, dues à
Giambattista Canal, qui chantaient les louanges de la patronne de l’église
sainte Euphémie. Il attendait la réponse du prêtre avec une certaine
impatience.
Celle-ci fut favorable quoique
certaines nuances dans la voix de l’homme d’Eglise marquassent une réticence du
fait que la jeune possédée ou prétendue telle n’était pas catholique. Pour le
prêtre le baptême anglican n’était pas
recevable. Ce fut pourquoi il demanda au préalable qu’Alice reçût l’onction
baptismale catholique.
Sir Charles expliqua que, pour
l’instant, la jeune fille avait été provisoirement logée à la Fondamenta
delle Convertite du fait de sa dangerosité supposée, ce couvent servant de
prison pour femmes.
Un rendez-vous fut convenu mais
le prêtre avait besoin d’un acolyte, le diacre Apiani.
***************
Au même instant, si l’on peut
l’écrire, Daniel et son groupe avançaient dans le terrier désigné par la statue
Ibo. Les lieux se muaient en un dédale sépulcral aux diverticules variés et
inextricables, aux boyaux dans lesquels il fallait se glisser et ramper pour
progresser. On devine que les personnes les plus rétives à ce genre de parcours
n’étaient autres que Saturnin et Deanna. Avec son encombrante bedaine, le vieil
homme était un poids mort. Il gémissait sans cesse, suant et soufflant comme un
malheureux. Non seulement son encordement le serrait, entravant ses protubérances
proéminentes de bon mangeur du XIXe siècle, mais, de plus, ne sachant comment
placer sa lampe de spéléologue, celle-ci ne cessait de brinquebaler et de
choir, mal accrochée à son casque colonial archaïque, au risque de se cabosser
et de se briser à la moindre aspérité des minuscules galeries qui l’obligeaient
à pratiquer la reptation.
D’autres passages, plus périlleux
encore, nécessitaient une authentique escalade. Il fallait alors prendre garde
à ne pas glisser car le danger d’empalement sur des stalagmites dentelées et
aiguës à souhait, comme aiguisées exprès par quelque géant inconnu, n’était pas
une plaisanterie.
Daniel éprouvait des sensations
étranges comme si ce souterrain eût récapitulé et synthétisé non seulement
l’ensemble des hauts lieux spéléologiques qu’il connaissait sur Terre et
ailleurs, mais aussi les simulations d’entraînement du Langevin dans une
première Expérimentation. Il demeurait donc en communication mentale avec
Pierre Fresnay, Erich et Alban, tout en échangeant ses vues avec Spénéloss.
L’Hellados avait aussi remarqué
que ce souterrain était un véritable puzzle, identifiant non seulement les
dédales et concrétions typiques des gouffres de Surswaal, l’un des
satellites de sa planète natale, mais également des assemblages caractéristiques
de la Pierre Saint-Martin, de Padirac, de la grotte de Foissac, et un diverticule axial, véritable copié
collé de celui de Lascaux.
- Daniel, interrogea le
scientifique extra-terrestre, ne pensez-vous pas que les fétiches nous ont
leurrés, et que nous avons plongé tête la première dans un piège?
- Pour l’instant, je ne sens
aucun danger. Par contre, du côté de Pierre et des boulangistes, ce n’est pas
de la rigolade. En effet, ils s’apprêtent à traverser un Pool recréé et
fantasmé, véritable lac des Enfers. Un peu comme s’ils embarquaient pour l’Île
des morts d’Arnold Böcklin.
Les reliefs karstiques prenaient
une consistance ferme et molle à la fois tandis que leurs teintes évoluaient
vers une nuance jaunâtre incompréhensible.
Saturnin ne comprenait plus ce
qui lui arrivait. Il avait l’impression de s’égarer dans un écheveau de
couloirs cylindriques, collants, gluants, qui dégageaient une entêtante odeur
de beurre rance.
Craddock émit un juron.
- Pristi! Les gars, je crois bien
que nous sommes prisonniers à l’intérieur d’un emmental gigantesque dans lequel
nous jouons le rôle des vers. Mes narines m’indiquent qu’il est fort avancé.
Deanna Shirley, déjà prise de
nausées, eut du mal à ne pas rendre son repas. Régulièrement, elle crachait de
la bile dans un délicat mouchoir de batiste sur lequel son chiffre était brodé.
Or, à Venise, à la date convenue,
sous la garde d’une sœur guide, trois hommes furent introduits dans une cellule
aux murs nus, si ce n’était un modeste crucifix de buis surmontant le lit de
fer dans lequel on avait attaché Alice. Celle-ci y gisait prostrée, le regard
vide. Secondé par le diacre, le père Bottecchia avait revêtu les ornements
sacerdotaux nécessaires à sa tâche.
Le baptême se déroula sans
problème. Alice demeurait atone, indifférente. Elle ne broncha même pas lors de
l’onction bénite. Était-elle bien possédée ? s’interrogeait le curé.
Toutefois, dès que s’acheva la
cérémonie préliminaire, la face de l’adolescente commença à se déformer, ses
traits s’altérèrent, ses yeux se révulsèrent et de la bave coula de sa bouche
tordue.
Une voix déformée s’extirpa du
fond de sa gorge. Le timbre en était rauque, les intonations graves et sourdes
comme si l’eau baptismale avait réveillé le démon qui sommeillait en elle.
Du corps secoué de tremblements,
un rire vulgaire jaillit à la semblance de celui d’une vieille prostituée
éthéromane et avinée de Whitechapel.
- Force-moi Taïaut, force-moi.
Déchire-moi. Extirpe de mon corps mes fumantes fressures!
Tout cela dit en un anglais abâtardi.
La voix de la démone pierreuse
parut se promener dans la pièce. Elle retentit hors de toute matérialité à
l’oreille du prêtre exorciste. Ce qu’elle disait était dépourvu de tout sens.
- Jack est dans cette pièce.
Jack, tu me reconnais? Ouvre mon ventre!
Le curé se doutait bien qu’il
s’agissait d’insultes et d’obscénités mais, toutefois, le sens lui en
échappait, ne pratiquant point l’anglais. Cela ne le gêna pas pour débuter le
rituel latin millénaire.
Regna terrae, cantate deo, psállite dómino, tribuite virtutem deo
Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis satanica potestas, omnis
incursio infernalis adversarii, omnis legio, omnis congregatio et secta
diabolica, in nomine et virtute Domini Nostri Jesu + Christi, eradicare et
effugare a Dei Ecclesia, ab animabus ad imaginem Dei conditis ac pretioso
divini Agni sanguine redemptis + . Non ultra audeas, serpens callidissime,
decipere humanum genus, Dei Ecclesiam persequi, ac Dei electos excutere et
cribrare sicut triticum + . Imperat tibi Deus altissimus + , cui in magna tua
superbia te similem haberi adhuc præsumis; qui omnes homines vult salvos fieri
et ad agnitionem veritaris venire. Imperat tibi Deus Pater + ; imperat tibi
Deus Filius + ; imperat tibi Deus Spiritus Sanctus + . Imperat tibi majestas
Christi, æternum Dei Verbum, caro factum + , qui pro salute generis nostri tua
invidia perditi, humiliavit semetipsum facfus hobediens usque ad mortem; qui
Ecclesiam suam ædificavit supra firmam petram, et portas inferi adversus eam
nunquam esse prævalituras edixit, cum ea ipse permansurus omnibus diebus usque
ad consummationem sæculi. Imperat tibi sacramentum Crucis + , omniumque
christianæ fidei Mysteriorum virtus +. Imperat tibi excelsa Dei Genitrix Virgo
Maria + , quæ superbissimum caput tuum a primo instanti immaculatæ suæ
conceptionis in sua humilitate contrivit. Imperat tibi fides sanctorum
Apostolorum Petri et Pauli, et ceterorum Apostolorum + . Imperat tibi Martyrum
sanguis, ac pia Sanctorum et Sanctarum omnium intercessio +.
Courageux prêtre qui était parvenu à déclamer tout cela alors qu’Alice,
toujours plus agitée, faisait fi désormais des dimensions de la pièce et de
l’espace euclidien. Ayant rompu ses liens de cuir insuffisants, elle sautait,
se retournait, roulait, marchait à l’envers sur le plafond et les murs, ayant
projeté contre les parois depuis longtemps les trois hommes censés
l’immobiliser. Sa chevelure emmêlée virevoltait sous le souffle infernal d’un
vent improbable. Ses yeux brillaient d’une inquiétante lueur orangée alors que
sa figure s’était parée de vert et de violet. Sa bouche crachait des jets de
postillons brûlants semblables à de la lave. Le crucifix au-dessus du lit de
fer parut entrer en ébullition et fondre. Les barreaux du lit se disloquèrent
et volèrent dans la chambre, allant s’enfoncer dans les murs.
D’une voix devenue millénaire, Alice se mit à hurler « Aleph !
Aleph ! »
« La première lettre de l’alphabet hébraïque ? Pourquoi ? »
s’interrogea Merritt.
« Je suis omnisciente ! enchaîna la fausse adolescente en italien
afin d’être comprise par l’exorciste. Je te dame le pion ! »
À distance, au cœur souterrain de l’Afrique impossible, le groupe du
commandant Wu paraissait ressentir les effets du rite, du moins, les plus
réceptifs ou les plus faibles d’entre eux. C’était comme si l’ergot du seigle
les eût atteints ou, mieux, cette épilepsie apparente ne les assimilait-elle
pas à des marionnettes humaines ayant perdu toute autonomie, pantins à fils
grotesques, manipulés par un nouveau maître Pierre qui refusait obstinément de
montrer son visage ? Ainsi, Craddock, Deanna et Saturnin furent les trois
victimes privilégiées du sortilège, prises d’une danse de Saint Guy d’une telle
intensité que chacun crut se voir démembré, bras et jambes séparés du corps,
ayant acquis une indépendance. On entendit Craddock à travers les conduits de
la grotte gruyère enchaîner les bordées d’injures en une multitude de langages
exotiques empruntés aux quatre quadrants de la Voie Lactée.
Cette langue fleurie, lorsque le cachalot de système Sol aborda le
dialecte des Marnousiens, réputé pour sa puissance vocale et sa scatologie
évocatrice, parvint à faire éclater la structure du pseudo fromage en milliards
de lamelles malodorantes.
Tous se réceptionnèrent avec plus ou moins de bonheur sur leur partie
charnue au mitan d’une immense caverne en forme de dodécagone qui comportait
autant de tunnels et de chemins possibles qu’elle avait de côtés.
Se frottant vigoureusement les reins, l’ancien commandant du Vaillant,
jeta en maugréant:
- Nous voici bien patafiolés par Azazel!
Chacun s’assura qu’il n’avait rien de cassé.
Deanna gémissait à cause d’une petite égratignure au front.
- Fichtre! Vous avez décidé de me faire accoucher avant terme,
s’écria-t-elle avec colère.
- Mais non! Votre moutard est bien accroché. J’y veille.
Personne ne releva cette incongruité de langage.
Dans l’espace dodécagonal régnait une clarté opalescente irréelle qui
permettait de s’affranchir de tout système d’éclairage. Le décor était certes
mirifique, impressionnant, d’une beauté à couper le souffle, mais, lorsqu’on
examinait de plus près les matériaux constituant cette caverne, on réalisait
leur hétérodoxie. Elle était proprement constituée d’un assemblage, d’un
agrégat, d’une agglutination de créatures irréelles, inconcevables,
extra-terrestres, de nature plus ou moins hybride, à la fois minérale et
biologique. A la voûte, constellée de
gemmes et d’escarboucles, on voyait des poches d’ambre, mais aussi des géodes
d’améthystes, des structures cristallines, des topazes, rubis, émeraudes et
diamants gigantesques, dans lesquels étaient incrustés des homoncules vivants
qui, tels des insectes, crissaient parce qu’ils mouraient de faim. Pour
certains, il s’agissait de matrices au sein desquelles ces êtres se
développaient, fœtus phosphorescents, irisés et scintillants. Ils croissaient
comme le quartz tout en émettant un fluide glacé. A un certain stade de leur
morphogenèse, ils basculaient, tels les Aruspuciens de sinistre mémoire, dans
l’interdimensionnalité, se réfugiant dans les interstices de la réalité, là où
se tenait le Ying Lung.
Vers la droite, des créatures rayonnées géantes en formes de cristaux
de neige, de diatomées, de foraminifères, de radiolaires, parasitaient les
cerveaux et rendaient fous les humains qui se hasardaient dans ce labyrinthe.
Enfin, rampant sur le sol irrégulier, des coulées refroidies métamorphiques
humanoïdes de lave et de jaspe iridescents aux couleurs kaléidoscopiques, s’en
venaient jusqu’aux pieds des explorateurs afin de les absorber et les agglomérer.
O’Malley, traqué par ces pièges vivants, hurla à la mort. Benjamin vint à son
secours. Il parvint à temps à tirer le Briard d’une langue mouvante. Cependant,
lorsqu’il se retourna, son aspect s’avéra effrayant : l’ancien second officier
du Langevin avait subi une métamorphose oculaire, ayant acquis une face
nyctalope. Il était devenu la proie des diatomées, possédé par sa mémoire
triple, habité par ses visions hypothétiques issues de la grotte lunaire. Il
balbutia :
« Ils grouillent par millions. Ne les voyez-vous pas ? Leurs
niches, alvéoles, sont innombrables ! Momies desséchées vivantes, vêtues de
robes monacales de lamaseries, rongées par l’humidité et la moisissure ! Leurs
mitres se gaufrent de décomposition. Partout, ils sont partout ! Tsampang
Randong et ses disciples ! »
Daniel paraissait se
désintéresser de la fièvre délirante de son ancien officier supérieur. Il
affichait un calme olympien tout comme Spénéloss dont le visage marmoréen ne
celait aucune émotion. Même ses paupières cuivrées ne battaient pas. Par
contre, la terreur irraisonnée du commandant Sitruk était contagieuse et se
communiquait aux membres les moins aguerris de la troupe, ou, à tout le moins,
à ceux dont l’esprit, si l’on grattait un peu, conservait un substrat de superstition
populaire.
Ainsi, avec logique, Benjamin
contamina Saturnin, lui transmettant ses visions que ce dernier réinterpréta en
homme du XIXe siècle.
- Les momies des doges, glapit-il
d’une voix stridente.
Tel Peter Lorre s’étranglant
lui-même dans La bête à cinq doigts avec Victor Francen, l’ancien chef
de bureau ventripotent portait une main grassouillette à sa gorge alourdie par
un double menton. Au bord de l’asphyxie, il coassait.
- Les mains décharnées de Loredan
et Dandolo veulent venger la profanation de leurs sépulcres.
Dans son délire, le vieil homme
croyait réellement que les dépouilles vénitiennes à la carnation bistrée dont
il subissait l’agression, cadavres embaumés dont les doigts osseux étaient
sertis de bagues aux cabochons rappelant la joaillerie byzantine et
mérovingienne, s’agrippaient à son cou goitreux.
Des voix spectrales résonnaient à
ses oreilles. Elles l’accusaient d’avoir voulu séduire la dogaresse qui l’avait
fait emprisonner dans un in pace des Plombs et, par un concours de
circonstances, d’avoir réussi à s’évader avec la complicité de Casanova
lui-même!
Outre de Beauséjour, Gaston de la
Renardière subissait les affres hallucinatoires.
- Oncle Daniel, fit Violetta la
mine pâle. Bouge-toi! Introduis-toi dans leur psyché avant que tous ne meurent!
- Allons donc! Une fois encore,
je dois jouer le terre-neuve de service! Soupira le commandant Wu.
L’adolescente avait raison, le
temps pressait. Le baron picard était en train de sortir son sabre afin de
pourfendre un hypothétique agresseur. Se faisant, sa lame exécutait des
moulinets de plus en plus larges, menaçant Carette, Louis Jouvet et Jean Gabin.
Ces derniers avaient beau se garer afin d’éviter l’arme dangereuse, comme mue
par un instinct meurtrier, leurs vies ne tenaient plus qu’à un fil.
Quel fantôme assaillait donc de
la Renardière?
Il se croyait transporté dans le
passé, plus précisément au temps de la douceur de vivre, auquel il avait
goûté lorsque, maître d’armes réputé, il fréquentait les artistes de la fin du
siècle des Lumières, tels le chevalier de Saint-Georges et les écrivaillons de
second ordre. Certes, il pensait se trouver dans un salon au mobilier Louis
XVI : une jeune femme jouait du piano-forte vêtue d’une robe conforme à la
mode en usage à la veille de l’affaire du collier de la Reine ; un homme
faisait office de tourneur de pages. Celui-ci portait l’habit à la française et
ses cheveux n’étaient pas emperruqués quoique noués en catogan. On ne pouvait
distinguer le visage des deux personnages puisqu’ils tournaient le dos à
l’ancien mousquetaire du roi. La toilette de la pianiste se caractérisait par
une jupe à fines rayures jaune pastel et un corsage en mousseline blanche semé
de fleurettes roses et lilas.
Si Daniel Lin avait pu ouïr
l’œuvre, il l’aurait immédiatement identifiée. Il s’agissait, anticipé de près
d’une décennie puisque composé en 1793, de l’andante con variazioni en
fa mineur de Joseph Haydn.
Involontairement, Gaston fit
cliqueter son sabre et les deux musiciens s’interrompirent afin de dévisager le
malotru. Stupeur ! Leur face, bien que constituée de chair, était dépourvue de
tout trait distinctif, un peu comme une ébauche à la glaise de leur figure.
Sous l’emprise de ce sortilège,
Gaston avait sorti l’arme de son fourreau.
L’homme s’avança vers lui, astome
sans yeux ni nez.
Une voix émergea du torse de la
créature, torse qui se barrait du cordon de Saint-Louis.
« Vil importun! Vous venez
d’insulter madame la comtesse Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, la
gouvernante des enfants de Monseigneur, le duc de Chartres! Pour ce crime, vous
serez bastonné ».
La dame en question n’avait aucun
lien de parenté avec Aurore-Marie ou avec son époux Albin. C’était la comtesse
de Genlis dont les mémoires connurent un succès certain sous le règne de
Charles X.
L’homme était le duc de Chartres
en personne, le futur Philippe Egalité, reconnaissable à sa haute stature.
Le geste de Gaston étant
explicite, il tira à son tour l’épée.
Il s’avérait bien plus malaisé de
se battre en duel dans un salon encombré de bibeloteries qu’en terrain
découvert.
Le songe semblait si réel que
Gaston avait l’impression que l’acier du duc allait le transpercer illico.
« Penser à mourir, c’est
mourir pour de vrai », marmonna-t-il dans son hallucination.
C’était faire abstraction de la
présence du Superviseur qui n’aurait jamais permis cela.
Prenant enfin en compte les
remarques de Violetta, Daniel Lin, agissant sur le mental de ses compagnons
d’aventure, dissipa les vapeurs du
sortilège d’un simple claquement de doigts.
Tous se réveillèrent. Saturnin
eut la pénible sensation d’émerger d’un cauchemar provoqué par l’abus de bonne
chère, tandis que Benjamin et Gaston se voyaient dans la peau de plongeurs
remontant des profondeurs franchissant le dernier palier de décompression. Les
trois hommes avaient oublié ce qu’ils avaient vécu, comme tout le reste de
l’équipe.
Mécaniquement, le trio remercia
Daniel sans toutefois se souvenir des mauvais rêves. Seule l’adolescente
gardait à l’esprit l’incident. Cela faisait deux fois que le commandant Wu
délaissait Violetta.
Cette dernière s’en offusqua.
- Oncle Daniel, je veux que tu
m’expliques! Jeta-t-elle avec colère.
- Ma fille?
- Grâce à moi, tu tires
d’affaires Papounet, Gaston que j’aime bien et oncle Saturnin, et tu ne me
remercies même pas ? Je me sens vexée. Étais-tu donc perdu avec Spénéloss dans
quelque méditation transcendantale ou un échange mental ?
- Il y a un peu de vrai. En fait,
j’essayais d’anticiper les pièges. Plus précisément, avec Spénéloss, nous
étions en train de tisser un réseau de pensées afin de nous mettre à l’abri
d’autres leurres psychiques, se défaussa le commandant Wu.
Mais Azzo se rappela aux
souvenirs de ses compagnons.
- Aoor! Ring-U… ring-U…
Ainsi, il désignait la paroi la
plus profonde de la grotte constellée d’une dentelle de stalactites, paroi
karstique qui sembla tout à coup s’invaginer avant de se creuser telle la masse
d’une géante rouge pliant l’espace-temps. Une singularité était en formation,
un trou de ver duquel un souffle glacé sortait.
Lorenza eut la malchance de se
trouver juste devant l’incroyable phénomène.
Tous crurent, tout d’abord, que
ce vortex allait l’aspirer. De fait, ce fut l’inverse qui se produisit. Du
tunnel spatio-temporel s’extirpa une nuée constituée d’une multitude de formes
vaguement humanoïdes qui se précisaient au fur et à mesure qu’elles
jaillissaient de ce raccourci.
On pouvait distinguer des sortes
de grappes humaines vêtues de semblants d’uniformes, des têtes d’ébène coiffées
de chechias kaki, des corps recouverts de vareuses et de shorts de même teinte,
des bras armés de fusils aux baïonnettes acérées et des jambes entourées de
bandes molletières.
Cette multitude traversa Lorenza
comme si la jeune femme avait été un spectre.
Il s’agissait d’une troupe de
mutins de la Force publique du Congo belge de 1960, venue de la piste
temporelle 1721, celle donc où Sarton n’ayant pas agi, la décolonisation
s’était effectuée dans la révolte et la douleur et non comme un gentlemen’s
agreement.
***************
L’exorciste poursuivait vaille
que vaille son office. Des gouttes de sueur dégouttaient de son visage,
trempant son livre de prières.
Ergo, draco maledicte et omnis legio
diabolica, adjuramus te per Deum + vivum, per Deum + verum, per Deum + sanctum,
per Deum qui sic dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret, ut omnes qui
credit in eum non pereat, sed habeat vitam æternam: cessa decipere humanas
creaturas, eisque æternæ perditionìs venenum propinare: desine Ecclesiæ nocere,
et ejus libertati laqueos injicere. Vade, satana, inventor et magister omnis
fallaciæ, hostis humanæ salutis. Da locum Christo, in quo nihil invenisti de
operibus tuis; da locum Ecclesiæ uni, sanctæ, catholicæ, et apostolicæ, quam
Christus ipse acquisivit sanguine suo. Humiliare sub potenti manu Dei;
contremisce et effuge, invocato a nobis sancto et terribili nomine Jesu, quem
inferi tremunt, cui Virtutes cælorum et Potestates et Dominationes subjectæ
sunt; quem Cherubim et Seraphim indefessis vocibus laudant, dicentes: Sanctus,
Sanctus, Sanctus Dominus Deus Sabaoth.
Tout absorbés, concentrés par le rite, ni le padre Bottecchia ni le
diacre Apiani n’avaient conscience que la cérémonie était en train d’engendrer
une communication, des connections, une mise en réseau, en relation, de
différents lieux d’action, à Venise, en Afrique centrale comme orientale, tels
des neurones s’étendant, s’attachant par les axones et les dendrites,
transmettant un flux électrique informationnel. Il en allait de même pour Sir
Charles tandis qu’Alice, comme désarticulée, semblait prendre une consistance
élastique, caoutchouteuse, s’étirer en l’espace-temps, mue contre son gré par
la volonté du prétendu démon omniscient qui avait pris possession de son corps
- du moins, c’était là ce que l’Entité indéterminée voulait faire accroire à
Sir Charles, qui, bien qu’en avance sur son époque, raisonnait avant tout en
scientifique du XIXe siècle.
Et le mathématicien captait des échos de voix éthérées, démultipliées,
épandues en la pièce, comme autant de personnalités multiples,
schizophréniques, qui donnaient l’impression de naître des cordes vocales de la
jeune exorcisée, figée à treize ans par quelque sortilège provoqué par le
miroir maléfique de 1865. Le lien, non
désiré, se fit avec la poétesse parnassienne, aux prises avec la souillure
injustifiable de l’oiseau.
L’esprit de la baronne avait tenté une échappée, souhaité qu’elle se
détachât du réel, afin de retarder l’instant de la colère. Elle oublierait
tout, jusqu’à la raison de sa présence au
Palazzo Vendramin, alors que Gabriele d’Annunzio allait aborder
le vif du sujet, lui montrer le codex. Conséquemment, elle vagabonda.
Aurore-Marie avait été une enfant solitaire. Délaissée par son père,
longtemps fille unique, trop couvée par sa mère à cause de sa santé précaire,
son univers s’était longuement restreint aux chambres successives qu’elle avait
occupées et aux médecins davantage intéressés par les pathologies infectieuses
infantiles qui l’assaillaient et tourmentaient son corps chétif que par sa guérison
pure et simple. Aussi était-elle devenue une enfant introvertie, une enfant du
livre, du chevet et de la rêverie, fréquentant plus la thébaïde dans laquelle
les nécessités de ses maux, de sa faiblesse chronique, avaient imposé qu’elle
se réfugiât que les jeux puérils de ses contemporaines. Mademoiselle de
Lacroix-Laval s’était imprégnée de la quintessence de toutes ses chambres. Elle
s’était familiarisée avec la moindre moulure de son lit, connaissait le moindre
détail des lambris de chacune des chambrées, la plus infime trame textile des
motifs diachroniques, énigmatiques, de la chaude couverture enveloppant son
être hâve, le plus insignifiant enchevêtrement infinitésimal, presque fractal,
des fils de son drap de lit en coton.
La sensation persistante des chaufferettes desquelles demeurait une
sensuelle chaleur après que la domestique eut procédé à leur retrait, plongeait
en un ravissement proche de l’extase l’enfant, emmitouflée dans une épaisse
liseuse-châle de laine mise par-dessus une chemise de nuit en flanelle. Ses
petits pieds emprisonnés dans des chaussons cessaient d’être glacés tout en
évitant ainsi la froidure humide des draps. La petite fille de cinq ans
s’abandonnait toute à un étrange rituel tactile ; elle caressait ces draps, y
dégourdissait ses doigts menus, éprouvait la dentelle et la broderie des taies
d’oreillers, humait le doux parfum citronné émanant de toute cette literie,
fragrance nonpareille qui obviait aux redoutables senteurs médicamenteuses et à
l’empuantissement caméral des fumigations invasives. Ses poumons récupéraient
leur souffle en ces séries de chatouillements et de reniflements troublants.
Aussi ne supportait-elle point qu’on la dérangeât, qu’on interrompît sa
tâche, que les prosaïques trivialités du monde extérieur perturbassent ses
songeries contemplatives. Et la souillure qu’à l’instant Alexandre venait
d’occasionner à sa robe, au palais Vendramin, représentait pour la poétesse un
suprême affront, une insulte.
« Vilain volatile ! S’écria-t-elle. Cesseras-tu de te comporter
avec malpropreté ? »
Gabriele marqua son désarroi, sa surprise, face à l’imprévisible
trivialité de la situation. L’incident retardait le moment suprême de la prise
de connaissance de son trésor.
« Souhaiteriez-vous, chère amie, que je m’enquière d’une
domestique afin de remédier à ce regrettable accident ? Il existe des
détachants souverains dont les propriétés…
- Je punirai Alexandre, ajouta, piquée, la poétesse. J’ignore ce qui
lui a pris. Jamais, au grand jamais, il ne m’avait fait cela ! Mon ami, mon
confident de déjà onze années ! Volatile enjôleur, psittacidé, mon double ! susurra-t-elle.
D’Annunzio prit cette citation
poétique comme une approbation. Ce fut pourquoi il agita une clochette afin
d’appeler un valet de chambre. Le factotum se présenta quelques secondes plus
tard. Il lui donna des ordres en italien. La méconnaissance de la langue de
Dante empêcha Aurore-Marie de comprendre qu’elle serait obligée, une fois
changée pour la soirée, de laisser sa toilette aux bons soins du domestique qui
allait nettoyer les dégâts d’Alexandre avec du savon noir et de l’alun.
Cependant, elle crut bon de dire:
- L’inconvénient, c’est
l’auréole.
La jeune femme songea également
aux possibles persistances odoriférantes puisqu’elle n’avait pas saisi qu’il allait
falloir recourir à la poudre d’alun pour ôter les effluves indésirables. Sa
main droite gantée balaya l’argentière dans laquelle était exposée toute une
collection baroque de flacons de parfums en verre de Murano.
- Je masquerai les effluences en
recourant à quelques-uns de vos balsamaires qui, je le suppose, contiennent
encore les essences conçues par Jean-Marie Farina voilà tantôt deux siècles.
- Vous faites erreur, ma chère.
Il ne demeurera ni auréole ni odeur. À propos de parfums, saviez-vous qu’à
Venise aux XVII et XVIIIe siècles il était coutumier que les dames de qualité
portassent des bijoux aux fragrances riches et entêtantes ? Cela leur
permettait de dissimuler leur malpropreté puisqu’à cette époque, il était mal
vu de se laver. Seuls les malades prenaient une telle médecine. Mais je crois
qu’il est temps d’en venir à la raison de votre présence ici. Je vais demander
à Alfredo de m’apporter le coffret à secrets.
Aurore-Marie soupira. Alexandre
allait enfin prouver son utilité.
Tandis que la sonnette s’agitait
une seconde fois, et qu’accourait le secrétaire du poète décadent, Gabriele fit
une confidence à la baronne de Lacroix-Laval.
- Si vous étiez venue quatre mois
plus tôt, vous auriez eu l’honneur d’admirer non point un coffret mais deux.
Apprenez mon amie qu’un vol audacieux m’a privé d’un des fleurons de ma
bibliothèque. J’ai manqué surprendre les voleurs…
À ces mots, les tempes pellucides
de la fragile jeune femme pulsèrent violemment. Une moiteur invasive humidifia
ses mains sous ses gants. Elle pâlit davantage, croyant que son ennemi, Daniel,
était responsable de ce délit. Elle l’imaginait détenteur de pouvoirs
surnaturels. Elle ne se trompait guère.
Aurore-Marie fantasma.
Venise était la cité idoine des
créatures de la nuit, cité pourrissante, sur le déclin, chancie, rancie. Une
ville malsaine, parsemée d’immondices, pourvoyeuse de mauvaises fièvres,
parfois polluée par une aqua alta, où venaient se réfugier les escarpes
et malfrats de tous horizons. Son esprit musardait. Elle visualisait des scènes
de crimes effroyables dans les calle et venelles, les embuscades de
surineurs dont les lames effilées s’enfonçaient dans les chairs des honnêtes
gens, avant que leurs mains, rongées par l’acide - afin que fussent effacées
les empreintes compromettantes - ne dépouillassent les victimes de leurs
joyaux, bourses, montres et portefeuilles. Sortant de la lagune, des eaux
stagnantes mortifères, des monstres gibbeux, défigurés, déterminés à occire
leur prochain, s’en allaient commettre leurs forfaits sous une lune rousse aux
lueurs sanglantes, qui, parfois, se retrouvait cachée par des écharpes de
nuages.
Elle imaginait une Venise
secrète, inavouable, chthonienne, souterraine, une Venise des miracles, de la
Kabbale, une Venise d’alchimistes, bohémiens et Juifs, qui, non seulement,
travaillaient à la découverte de la pierre philosophale, mais aussi à la
création d’un Homme artificiel, Golem ou Homunculus.
Un certain Pavel Danikine avait
séjourné dans la Cité des doges dans les années 1840. Il s’y était initié aux
secrets de la vie et de la mort, il avait pour cela stipendié, soudoyé la
police officielle mais également le royaume caché des mendiants et des gueux
dont le souverain avait accepté sans remords quelques actions sur les chemins
de fer.
Ce pouvoir d’abord acquis par
Danikine fut usurpé par le comte di Fabbrini après qu’il eut assassiné le
savant russe dévoyé. Or, présentement, il se trouvait entre les mains de sir
Charles Merritt, l’épigone du malfaisant Galeazzo.
La pensée d’Aurore-Marie se
retrouvait contaminée par des songes dantesques. Des mères en haillons,
hectiques, aux seins taris, tentaient vainement de nourrir leurs bébés
squelettiques translucides et au ventre gonflé. Venise pullulait d’une foule de
marginaux mais aussi d’automates vengeurs plus ou moins défraîchis et en état
de marche, à la peau écaillée, écorcée, laissant deviner leur mécanisme,
androïdes issus des circonvolutions cervicales des Kabbalistes déments qui
marchaient sur les traces de Rabbi Lew. C’était cela que contenait le codex que
Gabriele s’apprêtait à montrer à madame de Saint-Aubain.
A suivre...
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