samedi 16 janvier 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 11 1ere partie.



Chapitre 11

C’était la mi-juillet, à Paris, Porte Maillot. Les nationalistes et partisans de Barbenzingue avaient tenu un grand rassemblement, histoire de compter leurs forces et de vérifier si la ferveur demeurait en l’absence du Général Revanche. Tous attendaient avec anxiété des nouvelles de l’expédition qui tardaient. Si la duchesse d’Uzès se voulait rassurante, il n’en allait pas de même pour Paul Déroulède et Édouard Drumont. Certes, tous deux faisaient figures de leaders du mouvement en l’absence de Georges Boulanger, aussi demeuraient-ils les seuls orateurs d’envergure capables de galvaniser…une foule de déjà convaincus. Ils ne s’en étaient pas privés, Porte Maillot, défiant les forces du préfet de police et du préfet de la Seine, qui, à loisir, avaient multiplié les sergots de faction dans tous les recoins. Cela ressemblait à de l’espionnage grossier. 
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Le meeting s’était achevé seulement vers les onze heures du soir et Édouard Drumont s’était refusé à ce qu’on le raccompagnât à son domicile. Certains étaient restés sur place, sous les velums, afin de se désaltérer d’un bock de bière ou d’une chopine, comme au bon vieux temps des tapis francs de la jeunesse de Frédéric Tellier.
Le journaliste antisémite à la barbe drue et aux petites lunettes cerclées d’or cheminait donc, d’un pas alerte, après être descendu du fiacre. Il avait souhaité poursuivre son chemin à pied, histoire de profiter de l’atmosphère nocturne, de s’aérer. Il tapotait le sol du trottoir avec l’embout ferré de sa canne. Il n’était qu’à quelques dizaines de mètres de son immeuble en cette nuit douce d’été, sans se douter qu’on le suivait. Dans le ciel, quelques nuages floconneux masquaient de temps à autre les étoiles. Dans l’embrasure d’une porte cochère, trois apaches, casquette de traviole, mouchoir en guise de cravate, veste élimée, vaste ceinture de tissu écarlate enroulée sur l’abdomen, faisant plusieurs fois le tour de la taille et permettant de dissimuler armes contondantes, revolvers, cordes, rossignols etc. moustaches noires cirées, taillées en croc, puant le tabac ordinaire de bouffarde, guettaient l’arrivée de leur proie. L’éclaireur, à cinq six mètres derrière Drumont, émit un sifflement d’alerte lorsque le chef nationaliste parvint à hauteur de la porte cochère.
A la lueur incertaine d’un bec de gaz, trois ombres inquiétantes surgirent et se jetèrent sur l’infortuné salaud. Terrassé, Édouard Drumont fut roué de coups de matraque. Son binocle se brisa, un cercle d’or roulant jusqu’à un égout où il s’abîma. Les trois apaches s’acharnèrent rageusement sur leur victime jusqu’à ce qu’elle fût laissée inconsciente, le visage tuméfié, méconnaissable.
Rejoint par l’éclaireur, le trio abandonna la place, non sans que celui qui paraissait le chef eût jeté en ricanant un bristol, une espèce de carte de visite, aux côtés du corps étendu. Cette carte était marquée d’un simple dessin, figurant un lasso.
Celui qui commandait était remarquable par sa vêture de voyou. Son élégance tapageuse était connue dans les bas-fonds des deux grandes capitales européennes. Il se prénommait Lucien. Le plus notable consistait dans le fait qu’il ne recevait d’ordre que d’un certain Charles Merritt. Son équipier habituel s’appelait Jerry, un cockney sadique à l’hygiène douteuse, aux oripeaux géorgiens ou Regency effiloqués, marque de fabrique incontestable de ce tueur sans pitié. Drumont avait eu de la chance : ses agresseurs ayant reçu l’ordre de le laisser expressément en vie, ils n’avaient pas recouru à leur compère habituel accoutumé à leurs équipées sanglantes, chargé de l’exécution du gibier humain en le broyant entre ses puissantes mains velues d’albinos. L’Orang Pendek était l’outil, le sicaire le plus précieux du mathématicien après Taïaut.
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A l’aube, un sergent de ville qui effectuait sa ronde découvrit le journaliste inanimé. Drumont avait deux dents et le nez brisés, un œil tuméfié, la lèvre supérieure fendue, le bras gauche cassé, les habits déchirés et sanglants, les membres marqués d’ecchymoses et d’excoriations multiples. Il était bon pour un mois d’hôpital. Il pouvait à peine parler, lorsqu’il sortit de son évanouissement.
Le crime était signé : l’idéogramme de la corde désignait l’Artiste. Ainsi l’avait voulu Charles Merritt. L’odieuse agression s’étala dans toute la presse, les journalistes à sensation n’hésitant pas à grossir le trait et à raconter heure par heure le lent rétablissement de leur confrère et poète raté, entretenant le suspense lorsque les bulletins médicaux n’étaient pas satisfaisants. Ils accusaient également la police d’incurie car celle-ci ne parvenait pas à mettre la main sur le coupable désigné.
« Le spectre qui tue, revenu d’entre les morts ! » avait titré Le Petit Parisien, en prémonition de Fantômas tandis que L’Intransigeant de Rochefort, stipendié par  le comte Dillon et la duchesse d’Uzès, accablait les forces de l’ordre, réclamant la tête du préfet de police.
Au Quai des Orfèvres, le commissaire chargé de l’enquête, qui jouait sa tête, savait pertinemment que Frédéric Tellier avait trouvé la mort durant la guerre franco-allemande, lors d’un accrochage entre la milice patriotique qu’il commandait avec son second Odilon d’Arbois et les uhlans durant le siège de Paris. D’Arbois lui-même avait disparu en septembre 1877.
Mais comment Merritt avait-il eu l’idée d’impliquer l’ennemi de Galeazzo di Fabbrini, son maître et mentor, dans un tel traquenard, et quel dessein poursuivait-il ? Nous connaissons son génie pervers, son intuition de savant. Cela signifiait d’une part que Sir Charles avait compris que l’Artiste vivait encore et, d’autre part qu’il s’était mêlé de ses affaires. L’élimination de plusieurs des agents de Sir Charles (souvenez-vous du steamer de La Manche) correspondait à la méthode Tellier. Ainsi avait été contrecarré le projet de sabotage du Bellérophon noir. Restait l’indice corroborant les soupçons de celui dont les mémoires de son maître Le Maudit, à l’état de brouillon (sa mort tragique en 1867 ne lui avait pas laissé le temps de les mettre au propre), servaient de livre de chevet et de référence. Galeazzo y avait répertorié les noms, sobriquets, descriptions et manies de tous les membres de la bande de Tellier. Ainsi, Guillaume Mortot alias Pieds Légers figurait en bonne place dans les petits carnets. Il ne pouvait s’empêcher de fureter dans les demeures où il effectuait ses larcins, en semant partout ses empreintes digitales, parce qu’il avait le tort de se démunir de ses gants d’escarpe lorsqu’il voulait palper la préciosité de la matière de l’objet convoité, seul moyen, selon lui, de distinguer s’il ne s’agissait pas de faux, de camelote. De plus, Guillaume avait pour habitude de lire les journaux à un sou (cinq centimes), dont l’encre noire et grasse de fort mauvaise qualité maculait la pulpe de ses doigts.
Sir Charles était à l’avant-garde de tout, précurseur inversé de la police scientifique, car même capable d’analyser les taches de sang, de déterminer s’il s’agissait de sang humain ou animal, frôlant la découverte des différents groupes sanguins, anticipant celle-ci d’une bonne douzaine d’années. Merritt avait en sa possession un catalogue des empreintes digitales qui répertoriait plus de cinq mille criminels, des Etats-Unis à l’Afrique du Sud, de la Nouvelle Zélande à la Russie, tout ce que la pègre internationale comptait d’éléments prometteurs et remarquables. Cependant, un détail perturbait le mathématicien : certes, c’étaient bien là les traces de Pieds Légers, qui s’était introduit chez Lord Sanders lors du « vol » de ses carnets secrets déchiffrés par Spénéloss. Mais, en 1888, Pieds Légers ne pouvait plus être cet adolescent de seize ans du temps des arènes de Lutèce, mais un homme mûr de trente-sept ans, et les empreintes ne permettaient aucunement de donner l’âge de leur propriétaire.
Le reste n’était que déduction. Le Guillaume Mortot de 1888 s’était rangé et occupait le poste honorable de répétiteur dans un collège privé de Normandie. Qui donc avait dû suivre Merritt à Venise et pourquoi ?
Dans les circonvolutions du cerveau torve du mathématicien s’échafaudaient de nouveaux plans.

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Le padre Bottecchia desservait l’église Sant’Eufemia de la Giudecca et avait la qualité d’exorciste. Sir Charles était parvenu à le joindre, et lui avait fait part de sa requête. Il avait la charge d’une jeune fille de treize ans, possédée par les démons, qui l’avaient poussée à commettre un acte criminel irrépressible. Les juges d’Albion, faute de s’accorder sur sa responsabilité et sur sa folie, considérant son cas insoluble, l’avaient condamnée à demeurer à vie à la charge de son tuteur, l’unique parent qui lui restât. 
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La démarche insolite de Sir Charles surprit le vieux prêtre. Il ignorait la persistance de papistes parmi les sujets de la reine Victoria, ne s’étant guère soucié de la renaissance catholique outre-Manche illustrée par Newman.   
Sir Charles faisait mine de méditer dans la nef aux chapiteaux byzantino-vénitiens du XI e siècle. De temps à autre, son regard se portait en direction du premier autel du bas-côté droit au-dessus duquel on avait installé la toile de Bartolomeo Vivarini Saint Roch et l’Ange. Se désintéressant promptement d’un art dont les arcanes lui échappaient, car davantage accoutumé à l’exotisme dépravé de Lord Percy, le scientifique préféra s’attarder sur les fresques des plafonds, dues à Giambattista Canal, qui chantaient les louanges de la patronne de l’église sainte Euphémie. Il attendait la réponse du prêtre avec une certaine impatience.
Celle-ci fut favorable quoique certaines nuances dans la voix de l’homme d’Eglise marquassent une réticence du fait que la jeune possédée ou prétendue telle n’était pas catholique. Pour le prêtre le baptême  anglican n’était pas recevable. Ce fut pourquoi il demanda au préalable qu’Alice reçût l’onction baptismale catholique.
Sir Charles expliqua que, pour l’instant, la jeune fille avait été provisoirement logée à la Fondamenta delle Convertite du fait de sa dangerosité supposée, ce couvent servant de prison pour femmes.
Un rendez-vous fut convenu mais le prêtre avait besoin d’un acolyte, le diacre Apiani.

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Au même instant, si l’on peut l’écrire, Daniel et son groupe avançaient dans le terrier désigné par la statue Ibo. Les lieux se muaient en un dédale sépulcral aux diverticules variés et inextricables, aux boyaux dans lesquels il fallait se glisser et ramper pour progresser. On devine que les personnes les plus rétives à ce genre de parcours n’étaient autres que Saturnin et Deanna. Avec son encombrante bedaine, le vieil homme était un poids mort. Il gémissait sans cesse, suant et soufflant comme un malheureux. Non seulement son encordement le serrait, entravant ses protubérances proéminentes de bon mangeur du XIXe siècle, mais, de plus, ne sachant comment placer sa lampe de spéléologue, celle-ci ne cessait de brinquebaler et de choir, mal accrochée à son casque colonial archaïque, au risque de se cabosser et de se briser à la moindre aspérité des minuscules galeries qui l’obligeaient à pratiquer la reptation.
D’autres passages, plus périlleux encore, nécessitaient une authentique escalade. Il fallait alors prendre garde à ne pas glisser car le danger d’empalement sur des stalagmites dentelées et aiguës à souhait, comme aiguisées exprès par quelque géant inconnu, n’était pas une plaisanterie.
Daniel éprouvait des sensations étranges comme si ce souterrain eût récapitulé et synthétisé non seulement l’ensemble des hauts lieux spéléologiques qu’il connaissait sur Terre et ailleurs, mais aussi les simulations d’entraînement du Langevin dans une première Expérimentation. Il demeurait donc en communication mentale avec Pierre Fresnay, Erich et Alban, tout en échangeant ses vues avec Spénéloss.
L’Hellados avait aussi remarqué que ce souterrain était un véritable puzzle, identifiant non seulement les dédales et concrétions typiques des gouffres de Surswaal, l’un des satellites de sa planète natale, mais également des assemblages caractéristiques de la Pierre Saint-Martin, de Padirac, de la grotte de Foissac,  et un diverticule axial, véritable copié collé de celui de Lascaux.
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- Daniel, interrogea le scientifique extra-terrestre, ne pensez-vous pas que les fétiches nous ont leurrés, et que nous avons plongé tête la première dans un piège?
- Pour l’instant, je ne sens aucun danger. Par contre, du côté de Pierre et des boulangistes, ce n’est pas de la rigolade. En effet, ils s’apprêtent à traverser un Pool recréé et fantasmé, véritable lac des Enfers. Un peu comme s’ils embarquaient pour l’Île des morts d’Arnold Böcklin.
Les reliefs karstiques prenaient une consistance ferme et molle à la fois tandis que leurs teintes évoluaient vers une nuance jaunâtre incompréhensible.
Saturnin ne comprenait plus ce qui lui arrivait. Il avait l’impression de s’égarer dans un écheveau de couloirs cylindriques, collants, gluants, qui dégageaient une entêtante odeur de beurre rance.
Craddock émit un juron.
- Pristi! Les gars, je crois bien que nous sommes prisonniers à l’intérieur d’un emmental gigantesque dans lequel nous jouons le rôle des vers. Mes narines m’indiquent qu’il est fort avancé.
Deanna Shirley, déjà prise de nausées, eut du mal à ne pas rendre son repas. Régulièrement, elle crachait de la bile dans un délicat mouchoir de batiste sur lequel son chiffre était brodé.
Or, à Venise, à la date convenue, sous la garde d’une sœur guide, trois hommes furent introduits dans une cellule aux murs nus, si ce n’était un modeste crucifix de buis surmontant le lit de fer dans lequel on avait attaché Alice. Celle-ci y gisait prostrée, le regard vide. Secondé par le diacre, le père Bottecchia avait revêtu les ornements sacerdotaux nécessaires à sa tâche.
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Le baptême se déroula sans problème. Alice demeurait atone, indifférente. Elle ne broncha même pas lors de l’onction bénite. Était-elle bien possédée ? s’interrogeait le curé.
Toutefois, dès que s’acheva la cérémonie préliminaire, la face de l’adolescente commença à se déformer, ses traits s’altérèrent, ses yeux se révulsèrent et de la bave coula de sa bouche tordue.
Une voix déformée s’extirpa du fond de sa gorge. Le timbre en était rauque, les intonations graves et sourdes comme si l’eau baptismale avait réveillé le démon qui sommeillait en elle.
Du corps secoué de tremblements, un rire vulgaire jaillit à la semblance de celui d’une vieille prostituée éthéromane et avinée de Whitechapel.
- Force-moi Taïaut, force-moi. Déchire-moi. Extirpe de mon corps mes fumantes fressures!
Tout cela dit en un anglais abâtardi.
La voix de la démone pierreuse parut se promener dans la pièce. Elle retentit hors de toute matérialité à l’oreille du prêtre exorciste. Ce qu’elle disait était dépourvu de tout sens.
- Jack est dans cette pièce. Jack, tu me reconnais? Ouvre mon ventre!
Le curé se doutait bien qu’il s’agissait d’insultes et d’obscénités mais, toutefois, le sens lui en échappait, ne pratiquant point l’anglais. Cela ne le gêna pas pour débuter le rituel latin millénaire.
Regna terrae, cantate deo, psállite dómino, tribuite virtutem deo Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis satanica potestas, omnis incursio infernalis adversarii, omnis legio, omnis congregatio et secta diabolica, in nomine et virtute Domini Nostri Jesu + Christi, eradicare et effugare a Dei Ecclesia, ab animabus ad imaginem Dei conditis ac pretioso divini Agni sanguine redemptis + . Non ultra audeas, serpens callidissime, decipere humanum genus, Dei Ecclesiam persequi, ac Dei electos excutere et cribrare sicut triticum + . Imperat tibi Deus altissimus + , cui in magna tua superbia te similem haberi adhuc præsumis; qui omnes homines vult salvos fieri et ad agnitionem veritaris venire. Imperat tibi Deus Pater + ; imperat tibi Deus Filius + ; imperat tibi Deus Spiritus Sanctus + . Imperat tibi majestas Christi, æternum Dei Verbum, caro factum + , qui pro salute generis nostri tua invidia perditi, humiliavit semetipsum facfus hobediens usque ad mortem; qui Ecclesiam suam ædificavit supra firmam petram, et portas inferi adversus eam nunquam esse prævalituras edixit, cum ea ipse permansurus omnibus diebus usque ad consummationem sæculi. Imperat tibi sacramentum Crucis + , omniumque christianæ fidei Mysteriorum virtus +. Imperat tibi excelsa Dei Genitrix Virgo Maria + , quæ superbissimum caput tuum a primo instanti immaculatæ suæ conceptionis in sua humilitate contrivit. Imperat tibi fides sanctorum Apostolorum Petri et Pauli, et ceterorum Apostolorum + . Imperat tibi Martyrum sanguis, ac pia Sanctorum et Sanctarum omnium intercessio +.
Courageux prêtre qui était parvenu à déclamer tout cela alors qu’Alice, toujours plus agitée, faisait fi désormais des dimensions de la pièce et de l’espace euclidien. Ayant rompu ses liens de cuir insuffisants, elle sautait, se retournait, roulait, marchait à l’envers sur le plafond et les murs, ayant projeté contre les parois depuis longtemps les trois hommes censés l’immobiliser. Sa chevelure emmêlée virevoltait sous le souffle infernal d’un vent improbable. Ses yeux brillaient d’une inquiétante lueur orangée alors que sa figure s’était parée de vert et de violet. Sa bouche crachait des jets de postillons brûlants semblables à de la lave. Le crucifix au-dessus du lit de fer parut entrer en ébullition et fondre. Les barreaux du lit se disloquèrent et volèrent dans la chambre, allant s’enfoncer dans les murs.
D’une voix devenue millénaire, Alice se mit à hurler « Aleph ! Aleph ! »
« La première lettre de l’alphabet hébraïque ? Pourquoi ? » s’interrogea Merritt.
« Je suis omnisciente !  enchaîna la fausse adolescente en italien afin d’être comprise par l’exorciste. Je te dame le pion ! »
À distance, au cœur souterrain de l’Afrique impossible, le groupe du commandant Wu paraissait ressentir les effets du rite, du moins, les plus réceptifs ou les plus faibles d’entre eux. C’était comme si l’ergot du seigle les eût atteints ou, mieux, cette épilepsie apparente ne les assimilait-elle pas à des marionnettes humaines ayant perdu toute autonomie, pantins à fils grotesques, manipulés par un nouveau maître Pierre qui refusait obstinément de montrer son visage ? Ainsi, Craddock, Deanna et Saturnin furent les trois victimes privilégiées du sortilège, prises d’une danse de Saint Guy d’une telle intensité que chacun crut se voir démembré, bras et jambes séparés du corps, ayant acquis une indépendance. On entendit Craddock à travers les conduits de la grotte gruyère enchaîner les bordées d’injures en une multitude de langages exotiques empruntés aux quatre quadrants de la Voie Lactée.
Cette langue fleurie, lorsque le cachalot de système Sol aborda le dialecte des Marnousiens, réputé pour sa puissance vocale et sa scatologie évocatrice, parvint à faire éclater la structure du pseudo fromage en milliards de lamelles malodorantes.
Tous se réceptionnèrent avec plus ou moins de bonheur sur leur partie charnue au mitan d’une immense caverne en forme de dodécagone qui comportait autant de tunnels et de chemins possibles qu’elle avait de côtés.
Se frottant vigoureusement les reins, l’ancien commandant du Vaillant, jeta en maugréant:
- Nous voici bien patafiolés par Azazel!
Chacun s’assura qu’il n’avait rien de cassé.
Deanna gémissait à cause d’une petite égratignure au front.
- Fichtre! Vous avez décidé de me faire accoucher avant terme, s’écria-t-elle avec colère.
- Mais non! Votre moutard est bien accroché. J’y veille.
Personne ne releva cette incongruité de langage.

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Dans l’espace dodécagonal régnait une clarté opalescente irréelle qui permettait de s’affranchir de tout système d’éclairage. Le décor était certes mirifique, impressionnant, d’une beauté à couper le souffle, mais, lorsqu’on examinait de plus près les matériaux constituant cette caverne, on réalisait leur hétérodoxie. Elle était proprement constituée d’un assemblage, d’un agrégat, d’une agglutination de créatures irréelles, inconcevables, extra-terrestres, de nature plus ou moins hybride, à la fois minérale et biologique.  A la voûte, constellée de gemmes et d’escarboucles, on voyait des poches d’ambre, mais aussi des géodes d’améthystes, des structures cristallines, des topazes, rubis, émeraudes et diamants gigantesques, dans lesquels étaient incrustés des homoncules vivants qui, tels des insectes, crissaient parce qu’ils mouraient de faim. Pour certains, il s’agissait de matrices au sein desquelles ces êtres se développaient, fœtus phosphorescents, irisés et scintillants. Ils croissaient comme le quartz tout en émettant un fluide glacé. A un certain stade de leur morphogenèse, ils basculaient, tels les Aruspuciens de sinistre mémoire, dans l’interdimensionnalité, se réfugiant dans les interstices de la réalité, là où se tenait le Ying Lung.
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Vers la droite, des créatures rayonnées géantes en formes de cristaux de neige, de diatomées, de foraminifères, de radiolaires, parasitaient les cerveaux et rendaient fous les humains qui se hasardaient dans ce labyrinthe. Enfin, rampant sur le sol irrégulier, des coulées refroidies métamorphiques humanoïdes de lave et de jaspe iridescents aux couleurs kaléidoscopiques, s’en venaient jusqu’aux pieds des explorateurs afin de les absorber et les agglomérer. O’Malley, traqué par ces pièges vivants, hurla à la mort. Benjamin vint à son secours. Il parvint à temps à tirer le Briard d’une langue mouvante. Cependant, lorsqu’il se retourna, son aspect s’avéra effrayant : l’ancien second officier du Langevin avait subi une métamorphose oculaire, ayant acquis une face nyctalope. Il était devenu la proie des diatomées, possédé par sa mémoire triple, habité par ses visions hypothétiques issues de la grotte lunaire. Il balbutia :

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« Ils grouillent par millions. Ne les voyez-vous pas ? Leurs niches, alvéoles, sont innombrables ! Momies desséchées vivantes, vêtues de robes monacales de lamaseries, rongées par l’humidité et la moisissure ! Leurs mitres se gaufrent de décomposition. Partout, ils sont partout ! Tsampang Randong et ses disciples ! »
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Daniel paraissait se désintéresser de la fièvre délirante de son ancien officier supérieur. Il affichait un calme olympien tout comme Spénéloss dont le visage marmoréen ne celait aucune émotion. Même ses paupières cuivrées ne battaient pas. Par contre, la terreur irraisonnée du commandant Sitruk était contagieuse et se communiquait aux membres les moins aguerris de la troupe, ou, à tout le moins, à ceux dont l’esprit, si l’on grattait un peu, conservait un substrat de superstition populaire.
Ainsi, avec logique, Benjamin contamina Saturnin, lui transmettant ses visions que ce dernier réinterpréta en homme du XIXe siècle.
- Les momies des doges, glapit-il d’une voix stridente.
Tel Peter Lorre s’étranglant lui-même dans La bête à cinq doigts avec Victor Francen, l’ancien chef de bureau ventripotent portait une main grassouillette à sa gorge alourdie par un double menton. Au bord de l’asphyxie, il coassait.
- Les mains décharnées de Loredan et Dandolo veulent venger la profanation de leurs sépulcres.
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Dans son délire, le vieil homme croyait réellement que les dépouilles vénitiennes à la carnation bistrée dont il subissait l’agression, cadavres embaumés dont les doigts osseux étaient sertis de bagues aux cabochons rappelant la joaillerie byzantine et mérovingienne, s’agrippaient à son cou goitreux.
Des voix spectrales résonnaient à ses oreilles. Elles l’accusaient d’avoir voulu séduire la dogaresse qui l’avait fait emprisonner dans un in pace des Plombs et, par un concours de circonstances, d’avoir réussi à s’évader avec la complicité de Casanova lui-même!
Outre de Beauséjour, Gaston de la Renardière subissait les affres hallucinatoires.
- Oncle Daniel, fit Violetta la mine pâle. Bouge-toi! Introduis-toi dans leur psyché avant que tous ne meurent!
- Allons donc! Une fois encore, je dois jouer le terre-neuve de service! Soupira le commandant Wu.
L’adolescente avait raison, le temps pressait. Le baron picard était en train de sortir son sabre afin de pourfendre un hypothétique agresseur. Se faisant, sa lame exécutait des moulinets de plus en plus larges, menaçant Carette, Louis Jouvet et Jean Gabin. Ces derniers avaient beau se garer afin d’éviter l’arme dangereuse, comme mue par un instinct meurtrier, leurs vies ne tenaient plus qu’à un fil.
Quel fantôme assaillait donc de la Renardière?
Il se croyait transporté dans le passé, plus précisément au temps de la douceur de vivre, auquel il avait goûté lorsque, maître d’armes réputé, il fréquentait les artistes de la fin du siècle des Lumières, tels le chevalier de Saint-Georges et les écrivaillons de second ordre. Certes, il pensait se trouver dans un salon au mobilier Louis XVI : une jeune femme jouait du piano-forte vêtue d’une robe conforme à la mode en usage à la veille de l’affaire du collier de la Reine ; un homme faisait office de tourneur de pages. Celui-ci portait l’habit à la française et ses cheveux n’étaient pas emperruqués quoique noués en catogan. On ne pouvait distinguer le visage des deux personnages puisqu’ils tournaient le dos à l’ancien mousquetaire du roi. La toilette de la pianiste se caractérisait par une jupe à fines rayures jaune pastel et un corsage en mousseline blanche semé de fleurettes roses et lilas.
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Si Daniel Lin avait pu ouïr l’œuvre, il l’aurait immédiatement identifiée. Il s’agissait, anticipé de près d’une décennie puisque composé en 1793, de l’andante con variazioni en fa mineur de Joseph Haydn.
Involontairement, Gaston fit cliqueter son sabre et les deux musiciens s’interrompirent afin de dévisager le malotru. Stupeur ! Leur face, bien que constituée de chair, était dépourvue de tout trait distinctif, un peu comme une ébauche à la glaise de leur figure.
Sous l’emprise de ce sortilège, Gaston avait sorti l’arme de son fourreau.
L’homme s’avança vers lui, astome sans yeux ni nez.
Une voix émergea du torse de la créature, torse qui se barrait du cordon de Saint-Louis.       
« Vil importun! Vous venez d’insulter madame la comtesse Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, la gouvernante des enfants de Monseigneur, le duc de Chartres! Pour ce crime, vous serez bastonné ».
La dame en question n’avait aucun lien de parenté avec Aurore-Marie ou avec son époux Albin. C’était la comtesse de Genlis dont les mémoires connurent un succès certain sous le règne de Charles X.
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L’homme était le duc de Chartres en personne, le futur Philippe Egalité, reconnaissable à sa haute stature.
Le geste de Gaston étant explicite, il tira à son tour l’épée.
Il s’avérait bien plus malaisé de se battre en duel dans un salon encombré de bibeloteries qu’en terrain découvert.
Le songe semblait si réel que Gaston avait l’impression que l’acier du duc allait le transpercer illico.
« Penser à mourir, c’est mourir pour de vrai », marmonna-t-il dans son hallucination.
C’était faire abstraction de la présence du Superviseur qui n’aurait jamais permis cela.
Prenant enfin en compte les remarques de Violetta, Daniel Lin, agissant sur le mental de ses compagnons d’aventure,  dissipa les vapeurs du sortilège d’un simple claquement de doigts.
Tous se réveillèrent. Saturnin eut la pénible sensation d’émerger d’un cauchemar provoqué par l’abus de bonne chère, tandis que Benjamin et Gaston se voyaient dans la peau de plongeurs remontant des profondeurs franchissant le dernier palier de décompression. Les trois hommes avaient oublié ce qu’ils avaient vécu, comme tout le reste de l’équipe.
Mécaniquement, le trio remercia Daniel sans toutefois se souvenir des mauvais rêves. Seule l’adolescente gardait à l’esprit l’incident. Cela faisait deux fois que le commandant Wu délaissait Violetta.
Cette dernière s’en offusqua.
- Oncle Daniel, je veux que tu m’expliques! Jeta-t-elle avec colère.
- Ma fille?
- Grâce à moi, tu tires d’affaires Papounet, Gaston que j’aime bien et oncle Saturnin, et tu ne me remercies même pas ? Je me sens vexée. Étais-tu donc perdu avec Spénéloss dans quelque méditation transcendantale ou un échange mental ? 
- Il y a un peu de vrai. En fait, j’essayais d’anticiper les pièges. Plus précisément, avec Spénéloss, nous étions en train de tisser un réseau de pensées afin de nous mettre à l’abri d’autres leurres psychiques, se défaussa le commandant Wu.
Mais Azzo se rappela aux souvenirs de ses compagnons.
- Aoor! Ring-U… ring-U…
Ainsi, il désignait la paroi la plus profonde de la grotte constellée d’une dentelle de stalactites, paroi karstique qui sembla tout à coup s’invaginer avant de se creuser telle la masse d’une géante rouge pliant l’espace-temps. Une singularité était en formation, un trou de ver duquel un souffle glacé sortait.
Lorenza eut la malchance de se trouver juste devant l’incroyable phénomène.
Tous crurent, tout d’abord, que ce vortex allait l’aspirer. De fait, ce fut l’inverse qui se produisit. Du tunnel spatio-temporel s’extirpa une nuée constituée d’une multitude de formes vaguement humanoïdes qui se précisaient au fur et à mesure qu’elles jaillissaient de ce raccourci.
On pouvait distinguer des sortes de grappes humaines vêtues de semblants d’uniformes, des têtes d’ébène coiffées de chechias kaki, des corps recouverts de vareuses et de shorts de même teinte, des bras armés de fusils aux baïonnettes acérées et des jambes entourées de bandes molletières.
Cette multitude traversa Lorenza comme si la jeune femme avait été un spectre.
Il s’agissait d’une troupe de mutins de la Force publique du Congo belge de 1960, venue de la piste temporelle 1721, celle donc où Sarton n’ayant pas agi, la décolonisation s’était effectuée dans la révolte et la douleur et non comme un gentlemen’s agreement.

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L’exorciste poursuivait vaille que vaille son office. Des gouttes de sueur dégouttaient de son visage, trempant son livre de prières.

Ergo, draco maledicte et omnis legio diabolica, adjuramus te per Deum + vivum, per Deum + verum, per Deum + sanctum, per Deum qui sic dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret, ut omnes qui credit in eum non pereat, sed habeat vitam æternam: cessa decipere humanas creaturas, eisque æternæ perditionìs venenum propinare: desine Ecclesiæ nocere, et ejus libertati laqueos injicere. Vade, satana, inventor et magister omnis fallaciæ, hostis humanæ salutis. Da locum Christo, in quo nihil invenisti de operibus tuis; da locum Ecclesiæ uni, sanctæ, catholicæ, et apostolicæ, quam Christus ipse acquisivit sanguine suo. Humiliare sub potenti manu Dei; contremisce et effuge, invocato a nobis sancto et terribili nomine Jesu, quem inferi tremunt, cui Virtutes cælorum et Potestates et Dominationes subjectæ sunt; quem Cherubim et Seraphim indefessis vocibus laudant, dicentes: Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus Deus Sabaoth.
Tout absorbés, concentrés par le rite, ni le padre Bottecchia ni le diacre Apiani n’avaient conscience que la cérémonie était en train d’engendrer une communication, des connections, une mise en réseau, en relation, de différents lieux d’action, à Venise, en Afrique centrale comme orientale, tels des neurones s’étendant, s’attachant par les axones et les dendrites, transmettant un flux électrique informationnel. Il en allait de même pour Sir Charles tandis qu’Alice, comme désarticulée, semblait prendre une consistance élastique, caoutchouteuse, s’étirer en l’espace-temps, mue contre son gré par la volonté du prétendu démon omniscient qui avait pris possession de son corps - du moins, c’était là ce que l’Entité indéterminée voulait faire accroire à Sir Charles, qui, bien qu’en avance sur son époque, raisonnait avant tout en scientifique du XIXe siècle.
Et le mathématicien captait des échos de voix éthérées, démultipliées, épandues en la pièce, comme autant de personnalités multiples, schizophréniques, qui donnaient l’impression de naître des cordes vocales de la jeune exorcisée, figée à treize ans par quelque sortilège provoqué par le miroir maléfique de 1865.  Le lien, non désiré, se fit avec la poétesse parnassienne, aux prises avec la souillure injustifiable de l’oiseau.
L’esprit de la baronne avait tenté une échappée, souhaité qu’elle se détachât du réel, afin de retarder l’instant de la colère. Elle oublierait tout, jusqu’à la raison de sa présence au  Palazzo Vendramin, alors que Gabriele d’Annunzio allait aborder le vif du sujet, lui montrer le codex. Conséquemment, elle vagabonda.
Aurore-Marie avait été une enfant solitaire. Délaissée par son père, longtemps fille unique, trop couvée par sa mère à cause de sa santé précaire, son univers s’était longuement restreint aux chambres successives qu’elle avait occupées et aux médecins davantage intéressés par les pathologies infectieuses infantiles qui l’assaillaient et tourmentaient son corps chétif que par sa guérison pure et simple. Aussi était-elle devenue une enfant introvertie, une enfant du livre, du chevet et de la rêverie, fréquentant plus la thébaïde dans laquelle les nécessités de ses maux, de sa faiblesse chronique, avaient imposé qu’elle se réfugiât que les jeux puérils de ses contemporaines. Mademoiselle de Lacroix-Laval s’était imprégnée de la quintessence de toutes ses chambres. Elle s’était familiarisée avec la moindre moulure de son lit, connaissait le moindre détail des lambris de chacune des chambrées, la plus infime trame textile des motifs diachroniques, énigmatiques, de la chaude couverture enveloppant son être hâve, le plus insignifiant enchevêtrement infinitésimal, presque fractal, des fils de son drap de lit en coton.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/20/Fading_Away.jpg
La sensation persistante des chaufferettes desquelles demeurait une sensuelle chaleur après que la domestique eut procédé à leur retrait, plongeait en un ravissement proche de l’extase l’enfant, emmitouflée dans une épaisse liseuse-châle de laine mise par-dessus une chemise de nuit en flanelle. Ses petits pieds emprisonnés dans des chaussons cessaient d’être glacés tout en évitant ainsi la froidure humide des draps. La petite fille de cinq ans s’abandonnait toute à un étrange rituel tactile ; elle caressait ces draps, y dégourdissait ses doigts menus, éprouvait la dentelle et la broderie des taies d’oreillers, humait le doux parfum citronné émanant de toute cette literie, fragrance nonpareille qui obviait aux redoutables senteurs médicamenteuses et à l’empuantissement caméral des fumigations invasives. Ses poumons récupéraient leur souffle en ces séries de chatouillements et de reniflements troublants.
Aussi ne supportait-elle point qu’on la dérangeât, qu’on interrompît sa tâche, que les prosaïques trivialités du monde extérieur perturbassent ses songeries contemplatives. Et la souillure qu’à l’instant Alexandre venait d’occasionner à sa robe, au palais Vendramin, représentait pour la poétesse un suprême affront, une insulte.
« Vilain volatile ! S’écria-t-elle. Cesseras-tu de te comporter avec malpropreté ? »
Gabriele marqua son désarroi, sa surprise, face à l’imprévisible trivialité de la situation. L’incident retardait le moment suprême de la prise de connaissance de son trésor.
« Souhaiteriez-vous, chère amie, que je m’enquière d’une domestique afin de remédier à ce regrettable accident ? Il existe des détachants souverains dont les propriétés…
- Je punirai Alexandre, ajouta, piquée, la poétesse. J’ignore ce qui lui a pris. Jamais, au grand jamais, il ne m’avait fait cela ! Mon ami, mon confident de déjà onze années ! Volatile enjôleur, psittacidé, mon double ! susurra-t-elle.
D’Annunzio prit cette citation poétique comme une approbation. Ce fut pourquoi il agita une clochette afin d’appeler un valet de chambre. Le factotum se présenta quelques secondes plus tard. Il lui donna des ordres en italien. La méconnaissance de la langue de Dante empêcha Aurore-Marie de comprendre qu’elle serait obligée, une fois changée pour la soirée, de laisser sa toilette aux bons soins du domestique qui allait nettoyer les dégâts d’Alexandre avec du savon noir et de l’alun.
Cependant, elle crut bon de dire:
- L’inconvénient, c’est l’auréole.
La jeune femme songea également aux possibles persistances odoriférantes puisqu’elle n’avait pas saisi qu’il allait falloir recourir à la poudre d’alun pour ôter les effluves indésirables. Sa main droite gantée balaya l’argentière dans laquelle était exposée toute une collection baroque de flacons de parfums en verre de Murano.
- Je masquerai les effluences en recourant à quelques-uns de vos balsamaires qui, je le suppose, contiennent encore les essences conçues par Jean-Marie Farina voilà tantôt deux siècles.
- Vous faites erreur, ma chère. Il ne demeurera ni auréole ni odeur. À propos de parfums, saviez-vous qu’à Venise aux XVII et XVIIIe siècles il était coutumier que les dames de qualité portassent des bijoux aux fragrances riches et entêtantes ? Cela leur permettait de dissimuler leur malpropreté puisqu’à cette époque, il était mal vu de se laver. Seuls les malades prenaient une telle médecine. Mais je crois qu’il est temps d’en venir à la raison de votre présence ici. Je vais demander à Alfredo de m’apporter le coffret à secrets.
Aurore-Marie soupira. Alexandre allait enfin prouver son utilité.
Tandis que la sonnette s’agitait une seconde fois, et qu’accourait le secrétaire du poète décadent, Gabriele fit une confidence à la baronne de Lacroix-Laval.
- Si vous étiez venue quatre mois plus tôt, vous auriez eu l’honneur d’admirer non point un coffret mais deux. Apprenez mon amie qu’un vol audacieux m’a privé d’un des fleurons de ma bibliothèque. J’ai manqué surprendre les voleurs…
À ces mots, les tempes pellucides de la fragile jeune femme pulsèrent violemment. Une moiteur invasive humidifia ses mains sous ses gants. Elle pâlit davantage, croyant que son ennemi, Daniel, était responsable de ce délit. Elle l’imaginait détenteur de pouvoirs surnaturels. Elle ne se trompait guère.
Aurore-Marie fantasma.
Venise était la cité idoine des créatures de la nuit, cité pourrissante, sur le déclin, chancie, rancie. Une ville malsaine, parsemée d’immondices, pourvoyeuse de mauvaises fièvres, parfois polluée par une aqua alta, où venaient se réfugier les escarpes et malfrats de tous horizons. Son esprit musardait. Elle visualisait des scènes de crimes effroyables dans les calle et venelles, les embuscades de surineurs dont les lames effilées s’enfonçaient dans les chairs des honnêtes gens, avant que leurs mains, rongées par l’acide - afin que fussent effacées les empreintes compromettantes - ne dépouillassent les victimes de leurs joyaux, bourses, montres et portefeuilles. Sortant de la lagune, des eaux stagnantes mortifères, des monstres gibbeux, défigurés, déterminés à occire leur prochain, s’en allaient commettre leurs forfaits sous une lune rousse aux lueurs sanglantes, qui, parfois, se retrouvait cachée par des écharpes de nuages.
Elle imaginait une Venise secrète, inavouable, chthonienne, souterraine, une Venise des miracles, de la Kabbale, une Venise d’alchimistes, bohémiens et Juifs, qui, non seulement, travaillaient à la découverte de la pierre philosophale, mais aussi à la création d’un Homme artificiel, Golem ou Homunculus.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a8/Golem_and_Loew.jpg/220px-Golem_and_Loew.jpg
Un certain Pavel Danikine avait séjourné dans la Cité des doges dans les années 1840. Il s’y était initié aux secrets de la vie et de la mort, il avait pour cela stipendié, soudoyé la police officielle mais également le royaume caché des mendiants et des gueux dont le souverain avait accepté sans remords quelques actions sur les chemins de fer.
Ce pouvoir d’abord acquis par Danikine fut usurpé par le comte di Fabbrini après qu’il eut assassiné le savant russe dévoyé. Or, présentement, il se trouvait entre les mains de sir Charles Merritt, l’épigone du malfaisant Galeazzo.
La pensée d’Aurore-Marie se retrouvait contaminée par des songes dantesques. Des mères en haillons, hectiques, aux seins taris, tentaient vainement de nourrir leurs bébés squelettiques translucides et au ventre gonflé. Venise pullulait d’une foule de marginaux mais aussi d’automates vengeurs plus ou moins défraîchis et en état de marche, à la peau écaillée, écorcée, laissant deviner leur mécanisme, androïdes issus des circonvolutions cervicales des Kabbalistes déments qui marchaient sur les traces de Rabbi Lew. C’était cela que contenait le codex que Gabriele s’apprêtait à montrer à madame de Saint-Aubain. 

A suivre...

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