samedi 27 février 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 12 1ere partie.



Chapitre 12
Parmi les douze rescapés délivrés du fortin du zombie Malamine se détachait un quatuor d’hommes du rang, baroudeurs, qui avaient roulé leur bosse sous tous les cieux et toutes les latitudes. Le premier, Serge,  était d’origine italienne. Sa petite stature ne l’empêchait pas d’être courageux. Ses traits burinés dénonçaient la quarantaine. Il avait un lourd passé à se faire pardonner : c’était un Communard passé aux Versaillais, qui avait lâché les francs-tireurs du légendaire capitaine Odilon d’Arbois.

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Les trois autres, ses compères, en avaient presque autant sur la conscience. Michel Pèbre d’Ail, d’origine provençale, avait le poil noir et le regard désabusé qui en avait trop vu. Le second, Jacques Santerre, grand échalas imposant était d’un abord facile. Il aimait plaisanter, mais pouvait se montrer déterminé et tuer lorsque c’était nécessaire. Le troisième, enfin, petit et rondouillard, passait son temps en patenôtres et propos patelins. Il s’appelait Angelo Franceschi : sa mère était corse et son père napolitain.
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De Boieldieu, les voyant, marmonna : « Ces quatre-là, il me les faut ! » Il songeait aux coups durs innombrables qui pouvaient encore les attendre. Il ressentait donc la nécessité de disposer d’un groupe restreint de braves tout dévoués à sa personne, sachant faire face et capables de le tirer des plus grands périls. Pierre s’inquiétait à juste titre. La troupe boulangiste était déjà pas mal éclopée; or, un long chemin restait à parcourir jusqu’au mystérieux territoire katangais qui recelait le gisement d’uranium. Ce territoire hostile était contrôlé d’une manière lâche et aléatoire par le puissant M’Siri. Il avait beau demeurer en communication continuelle avec Daniel et Erich, les dernières informations dont disposait notre pseudo Boieldieu n’étaient pas pour le rassurer. Ainsi, il était au courant des vicissitudes du commandant Wu qui semblait lui-même perdre la main - chose impossible a priori - dans cette Afrique recomposée et fantasmagorique. « Nous sommes tous sur le même bateau », pensa-t-il.
Les soldats avaient dû panser leurs plaies et se refaire une santé, ce qui occasionnait des retards certains. Fait curieux, la vitesse d’écoulement du temps dans l’espace occupé par les boulangistes avec celle du groupe du Superviseur continuait à correspondre alors que, désormais, le comput se comptait en jours du côté de Barbenzingue et en minutes du côté de Daniel Lin.
- Si je me souviens bien des cours ardus que j’ai dû suivre à l’Agartha, nous nous trouvons dans des espaces-temps einsteiniens différentiels relativistes, où jouent des paradoxes, qui, s’ils s’aggravent, conduiront à des phénomènes apparentés aux jumeaux de Langevin, se disait le comédien.
Or, ce qui était en train de se passer, correspondait davantage à une triple déchirure du tissu spatio-temporel dont les trois fragments (groupe de Daniel, boulangistes et militaires allemands) coïncidant de moins en moins, partaient à la dérive telle une Pangée en cours de dislocation. Il apparaissait que Daniel parvenait à compenser ces distorsions mais, à quel prix? C’était encore omettre l’espace vénitien dans le calcul, espace tendant lui aussi à acquérir son autonomie. Nul humain n’en avait réellement conscience hormis Pierre Fresnay en contact mental avec le commandant Wu et Frédéric Tellier pour les mêmes raisons. Quant à Spénéloss, il s’en doutait.
Le temps d’Aurore-Marie, quant à lui, était plus que ralenti. Elle se trouvait toujours au palais Vendramin avec D’Annunzio qui venait à peine de lui apporter le coffret du codex. Les boulangistes mirent quatre longs jours pour parvenir à la rive nord du Stanley Pool. Brazzaville et Stanleyville n’étaient pour l’heure que des virtualités. C’était à peine si de chaque côté s’élevaient des cases et des cabanes en planches plus que sommaires, embryons de comptoirs de compradores et de factoreries. Ce qui inquiéta le commandant de  Mirecourt lorsqu’il examina à la jumelle le rivage « léopoldien » du territoire, ce fut qu’il n’y avait pas âme qui vive. Le silence s’appesantissait sur le Pool ; c’était comme si la neutralisation du zombie du sergent Malamine avait fait disparaître toutes les autres présences humaines hormis celles des douze soldats délivrés. Fait plus grave, on n’apercevait aucune barge, aucun embarcadère, aucun aménagement même sommaire, susceptible de permettre à la troupe de traverser le Pool. Il fallut donc aux hommes se débrouiller et construire à la va-vite des radeaux de fortune.
Serge ne cessait de marmonner à ses trois camarades.

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- Les loups, les loups, je les entends, ils sont partout. C’est à cause de moi qu’ils sont entrés dans Paris en 71...
- Holà, compère, jeta Michel, doucement. Les Versaillais, ça remonte à dix-sept ans… tu devrais te rafraîchir, Serge.
Pendant ce temps, les pontonniers s’affairaient tandis que le ciel prenait une teinte rouge brique irréelle sans que l’heure du couchant fût survenue. Alors, des chants lugubres retentirent en la cime de palétuviers et d’autres arborescences aux racines épaisses dont l’implantation au sein même de l’eau rappelait les bayous de Louisiane. Des créatures arboricoles s’agitaient dans la ramée; Hubert de Mirecourt entraperçut un pelage albinos vite enfui. Cela ne l’empêcha pas de tirer sur la bête. Coup miraculeux, elle s’abattit, effectuant une longue et dure chute, brisant quelques branches avant d’atterrir sur le sol.
Il s’agissait d’un primate inconnu albinos mais dont les caractères composites l’apparentaient davantage à l’orang-outan de Sumatra qu’au gorille des plaines. Un tirailleur sénégalais se lamenta.

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- Tu as tué Kakundakari-Kakou! Ça malheur!
À partir de là, les soldats africains refusèrent d’avancer. Ils ne voulaient plus embarquer à bord des radeaux et vociféraient en wolof: « la mort! La mort! »
Mirecourt commença à les menacer de son Colt d’ordonnance.
- Le premier qui fait demi-tour, je l’abats!
Les Indigènes se le tinrent pour dit. À la moindre occasion, dès que ce commandant aurait le dos tourné, ils déserteraient.
Trois radeaux avaient été construits. Ils furent poussés dans l’eau. Du coloris latéritique qui avait jusque-là dominé, la voûte céleste passa à un camaïeu plombé. Un vol lourd la traversa. Non point des oiseaux, mais des ptéranodons venus des âges mésozoïques. L’onde s’agita. L’étendue du lac prenait davantage l’aspect d’un marécage où bizarrerie supplémentaire, certaines zones se trouvaient occupées par des geysers, des solfatares dignes de l’Islande de Jules Verne, sans oublier ces cheminées abyssales des grandes profondeurs aux fumerolles noires où grouillait une vie aveugle et archaïque nourrie d’hydrogène sulfuré et d’archées. Cette masse aquatique lacustre tendait à se métamorphoser en une tapisserie composite, formée de bulles-isolats hétérochroniques, sans lien aucun, sans coordination.  Même le plus bravache des briscards commença à manifester sa réticence à vouloir continuer dans de telles conditions.

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- Aïe. C’est trop pour moi. Quel est le démon qui nous défie?
- Soldat, auriez-vous des velléités de désertion? Un romancier du temps de la Table ronde et de la chevalerie courtoise aurait parlé des gastes eaux du Diable.
- Mon capitaine, j’suis courageux, j’en ai vu des vertes et des pas mûres, mais là, trop, c’est trop!
- Le commandant peut vous abattre sur l’heure comme des chiens, il vous traitera comme des pleutres et des déserteurs, rappela de Boieldieu.
- Capitaine, si vous jurez de me protéger, j’suis toujours des vôtres.
- Caporal-chef Santerre, vous pouvez compter sur moi !
Les soldats prirent place sur les radeaux, les armes prêtes à tirer. Les pontonniers étaient chargés de manier ce qui tenait lieu de rames improvisées.
Les premiers mètres, rien ne se passa, puis, sans que les militaires comprissent comment, les frêles esquifs commencèrent à osciller tandis qu’entre deux eaux nageaient des formes noires. Des mains décharnées d’où pendaient des lambeaux de robes bouddhiques et des filets verdâtres de vase nauséabonde percèrent l’onde sombre et émergèrent dans le but évident de quémander le paiement du passage.

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- Tantôt, je me suis trompé ! J’aurais dû parler comme la baronne de Lacroix-Laval : ce sont les champs Phlégréens que nous nous apprêtons à traverser.
Une des momies du lac surgit, dégoulinante d’eau sale. C’était un Gardien du Pool, un nocher, un Charon, mais aux caractères mongoloïdes marqués, passeur du Bardo Thödol, mitré de jaune, l’épiderme squamé, ulcéré,  envahi de concrétions calcaires et de petits coquillages incorporés à sa peau. Ouvrant la bouche, il s’exprima en ancien tibétain :
« Pour le passage, c’est deux piastres par personne. Sinon, vous coulez avec nous. »
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Les miasmes délétères que ce spectre répandait soulevaient la nausée. Tandis que Boulanger s’efforçait à ne pas afficher son malaise et demeurait apparemment impassible, De Mirecourt cria :

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« Abattez-moi ce foutu fantôme !
- Pardonnez-moi, mon commandant, mais vous allez commettre une grave erreur, s’interposa Pierre Fresnay.
L’acteur avait compris les propos du moine d’outre-tombe.
- Il nous réclame simplement le paiement du passage. Nous n’avons qu’à jeter des piécettes et ce sera bon.
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Pour montrer l’exemple, il s’exécuta. Aussitôt, un remous avala les billons qui parurent se dissoudre dans un liquide devenu opaque. Encouragé, bien que ceux qui l’entouraient fissent preuve de réticence, le brav’ général se délesta d’une pièce d’or, un napoléon, en déclarant à l’hôte du Pool :
- Nautonier, accepte cette obole.

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« Il est moins stupide que je le croyais. Apprêtons-nous à traverser sans encombre cette réinterprétation de l’Achéron de Gérard de Nerval », pensa Pierre Fresnay.

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C’était ne pas tenir compte des deux autres jangadas improvisées. La deuxième était commandée par le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac. La résistance provenait des tirailleurs sénégalais. Pour eux, le fantôme tibétain était l’émanation de l’esprit de Malamine qui cherchait sa revanche. L’un des Noirs se jeta alors à l’eau et commença à nager vers la rive. Dès les premières brasses, une série de mains décharnées et brunâtres aux ongles recourbés en forme de faucille, le saisirent et le lacérèrent. Ce spectacle sanglant découragea les compagnons de l’infortuné et de Séverac n’eut plus qu’à payer le passage en lançant un jaunet.
Les choses se passèrent encore plus difficilement sur le troisième radeau. Un officier marinier, maître principal, rescapé du sous-marin Bellérophon noir, avait le commandement du groupe. Or, c’était un sceptique, un saint Thomas qui se refusait à admettre ce mirage surnaturel. Aussi tenta-t-il de forcer le passage en ordonnant aux pontonniers de souquer ferme en faisant fi des ombres. Mais les bonzes réagirent et réglèrent aussitôt leur compte en retournant le radeau, ce qui eut pour résultat de projeter ses passagers dans l’onde sombre.
Sur la première embarcation, Michel Pèbre d’Ail voulut se porter à leur secours. Mais Pierre Fresnay le retint en disant:
- Trop tard, c’est inutile.
- Mais mon capitaine…
- Vous voulez donc mourir aussi?
Michel ne répondit pas.
Les naufragés furent la proie non seulement des ombres aquatiques des bonzes mais aussi de monstres fluviatiles divers surgis d’une jungle préhistorique mélangeant les ères : Euriptérides, dont l’aiguillon foudroya les soldats avant qu’ils fussent emportés dans les profondeurs pour être dévorés, crocodiliens géants caparaçonnés à la gueule démesurée de gavial, qui happèrent les nageurs par les jambes et les déchiquetèrent, improbables Basilosaurus ou ancêtres de baleines transposés dans l’eau douce, dont les gueules oblongues engloutirent les malheureux comme s’il se fût agi de simples sardines, et, enfin, orques mangeuses d’hommes tout droit sorties d’un film d’horreur des années 1980.
L’eau, presque stagnante, se teinta de pourpre et il fut difficile aux survivants de ne pas succomber à la panique.
Le macabre décompte vint s’alourdir une nouvelle fois d’une dizaine de victimes. Les deux embarcations restantes tracèrent un sillage parmi les flots ensanglantés. La rapidité de la traversée fut déconcertante. Fresnay pensa que les spectres de bonzes poussaient les radeaux jusqu’à la rive opposée. Ils accostèrent donc en cinq minutes à peine sur une berge encombrée d’ajoncs et ombragée par d’exubérants saules pleureurs accompagnés de fougères arborescentes d’une taille impressionnante, diaprées d’orange et d’un jaune sulfurique.
Pour autant, les survivants n’étaient pas tirés d’affaire. Soudain, une averse de poix fondue se déversa sur eux. Lorsque le liquide bouillant entrait en contact avec la peau, il la brûlait et pénétrait jusqu’à l’os. Il était urgent de s’abriter. C’est ce que fit la troupe profitant des larges feuilles des « arbres paléozoïques » dérangeant sans que les hommes se rendissent compte deux femelles Hynerpeton, amphibiens primitifs du Dévonien supérieur, occupées à pondre.

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Ce monde mosaïque mi- préhistorique mi- fantastique commençait à irriter Barbenzingue. Le général ne comprenait plus dans quel piège il était tombé et pourquoi la nature devenait aussi folle alors que les plans de l’expédition prévoyaient que le corps parcourût le bassin conventionnel du Congo par la voie terrestre jusqu’à la zone des gisements en quinze jours au maximum, à condition toutefois qu’il ne rencontrât pas d’obstacles supplémentaires, tribus hostiles, armée de M’Siri, ou autres. Boulanger avait en tête le livre de Stanley A travers le continent mystérieux qui relatait son voyage congolais de 1877. C’était pourquoi il s’attendait à parcourir une jungle conventionnelle non dépourvue de dangers. Mais ces derniers auraient été contrôlables.
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De son côté, le corps expéditionnaire allemand, fort de ses sauf-conduit zanzibarites, avait progressé à l’intérieur des terres sans problèmes majeurs. La colonne venait d’atteindre les territoires sous la coupe de Tippo Tip. Oublié le cheikh Walid et sa mystérieuse évasion de la forteresse de l’île de Pemba. Cependant, von Preusse n’en douta pas, les choses sérieuses n’allaient pas tarder à commencer lorsque, à l’approche du lac Tanganyika, les hommes allaient devoir contourner ses rives pour atteindre la Lualaba ou cours supérieur du Congo.
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C’était le soir. Les Allemands avaient dressé leur camp. Après un frugal repas constitué de conserves, chacun s’était retiré sous sa tente. Harassé par la journée de marche et par la chaleur étouffante régnant habituellement en Afrique orientale, Alban s’était assoupi presque aussitôt, la tête posée sur l’oreiller. Il ne put dire à Erich, lorsqu’il rapporta ce qu’il vécut cette nuit-là, s’il s’agissait bien d’un songe ou de la réalité.
Il pensait se trouver à l’état de veille, lorsque, se redressant sur son lit de camp, il constata que la tente avait été envahie. L’intrusion d’un groupe d’êtres indésirables pouvait être confondue, au premier abord, avec celle de pillards autochtones opportunistes. Mais les créatures que le comte de Kermor vit n’avaient rien à voir avec l’Afrique de 1888. Une odeur nauséabonde révulsive de vinaigre vint à ses narines.

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Stupeur! Marat se tenait devant lui. Le révolutionnaire et conventionnel assassiné en 1793. La tête emmaillotée dans son madras, il brandissait la une de l’Ami du Peuple. Une une tachée d’un sang brun qui en appelait au meurtre des aristocrates ci-devant et des fédéralistes. Or, Marat n’était pas seul. Incongrûment, une garde rapprochée le protégeait. Des hommes aux visages masqués de heaumes, rappelant à la fois les casques savoyards de l’orée du XVIIe siècle et le sinistre masque de fer imaginé par Voltaire avec ses ressorts d’acier.

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Marat prit la parole.
- Kermor, ci-devant comte, je te reconnais! Tu es un suspect, un proscrit, un homme de Coblence, à la solde de Pitt et consorts. Mon tribunal révolutionnaire personnel va te juger. Une seule sentence possible et méritée, la mort.
Alors, chacun des masques s’exprima, prononçant à tour de rôle d’un ton sifflant : « coupable ».
Alban comprit que chacun de ces spectres représentait les hypothétiques incarnations historiques du Masque de fer. Le premier avait délivré sa sentence avec un accent italien prononcé. Il s’agissait donc de Mattiolli. Le deuxième se présenta comme Marchialli, première forme altérée du médiocre espion outre-cisalpin. Il arborait une bure et des sandales. C’était donc le fameux moine jacobin fou qui avait été interné à Pignerol et était mort en captivité. Le troisième était remarquable par son ventre proéminent et ses membres disproportionnés tumescents d’hydropisie. Une vague livrée de laquais partant en guenilles le recouvrait encore. Le bonhomme s’appelait La Rivière et sa profession était celle de valet. Il était réputé mort à l’île Sainte Marguerite à la fin du XVIIe siècle. Il avait officié, tout comme l’ultime homme au masque, Eustache Danger, en tant que valet de Nicolas Fouquet, l’ancien Surintendant des Finances, mort en 1680.
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 Or, Eustache Danger était sans aucun doute le seul et authentique homme au masque - qui n’était que de velours - soit qu’on lui eût imposé le silence parce qu’il avait empoisonné Fouquet sur ordre, soit qu’il eût surpris un secret de Cour, la conversion secrète des Stuart au catholicisme, soit que le geôlier Saint-Mars, dépité qu’il n’eût plus à sa charge aucun prisonnier illustre, eût décidé de donner à Danger une importance fictive. À sa mort à la Bastille en 1703, Danger avait été faussement désigné sous les noms de Marchialy, Marchiergues ou Marchiel.

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Marat lui-même s’exalta, disant:
- Sache, traite à la Nation, que je me nomme Mala, Maxa, Marra, Majat et ainsi de suite.
Il exultait. De sa peau pustuleuse qui lui conférait un aspect batracien repoussant, continuaient à s’exhaler les redoutables efflorescences vinaigrées. Le pitoyable médecin, scientifique raté, fanatique, ne parvenait plus à soulager les démangeaisons qui rongeaient son épiderme malade. Son regard hanté troublait Alban. La teinte gris jaune des yeux avait quelque chose de reptilien.
Un roulement de tambours surgi de nulle part, envahit la tente. C’était la sinistre batterie de Santerre qui avait retenti lors de l’exécution de Louis XVI.

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Malgré lui, le comte de Kermor ne put retenir un hurlement. Il se sentit alors basculer sur la planche de la guillotine et la lunette ne tarda pas à s’abattre sur son cou. Le froid de l’acier le fit frissonner. Une secousse ; un éveil.
Alban reprit conscience, les draps trempés enroulés sur ses jambes alors que dans l’aube grise s’élevait la sonnerie du clairon allemand. C’était déjà la diane. Une fois de plus, le jeune homme allait devoir se contraindre à assister au hissage des couleurs du Kaiser.
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Le comte n’osa faire part à Erich de ce cauchemar puéril qu’il attribua à la chaleur moite et à la nourriture exécrable des rations germaniques. C’était tout de même mieux que les conserves empoisonnées de l’expédition Franklin au Pôle Nord. L’appertisation avait fait des progrès depuis 1845.
Après que la troupe eut pris un petit déjeuner copieux et gras - saucisses, petit salé et patates - il fallut se remettre en route dans la savane arborée du Rift. Il arrivait que les hommes croisassent antilopes, zèbres, lions (plutôt paresseux parce que repus par la chasse de la femelle), buffles, gnous et hyènes en quête de charognes. 
L’heure n’était pas au safari, loin de là. Les clichés dignes de certaines bandes dessinées coloniales ou postcoloniales indifféraient les Germains à l’esprit terre-à-terre. Le danger guettait mais on en ignorait la nature. Un vol d’oiseaux informa les deux membres de l’équipe de Daniel Lin infiltrés chez les Teutons de l’imminence d’une mauvaise surprise. Comme pour confirmer cela, le ciel changea de teinte, passant d’un bleu délavé à un violet métallique.
Aussitôt, les mammifères détalèrent à leur tour, prédateurs et proies confondus dans la panique. Une tornade tronconique se matérialisa à l’horizon, s’approchant à grande vitesse des soldats.
- Alarm! Soldaten Achtung!
Erich s’interrogea:
- Simoun? Non, ce n’est pas la région. Un nuage de sauterelles? Non plus… un typhon sec? Impossible.
Plus la nuée approchait, davantage se révélait son contenu. Un bourdonnement bruyant emplit toute la vallée. La tornade était composée d’êtres surnaturels, bruissant et s’exclamant en arabe, « Allah uak bahr! »

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Il s’agissait de cavaliers arabes fantastiques, issus des Mille et Une Nuits d’Haroun al Rachid à moins qu’ils provinssent d’Al Andalus au XI e siècle. Ils paraissaient ne faire qu’un avec leur monture ce qui les assimilait à de fabuleux centaures d’un nouveau style. Leurs jaserans constellés de gemmes et de lamelles d’or, d’argent et d’électrum brillaient tant qu’ils en aveuglaient ceux qui avaient l’audace de les regarder. Les chevaux étaient caparaçonnés d’airain, de housses damassées et matelassées et de chanfreins d’acier dotés d’un éperon digne des trirèmes antiques. Par-dessus tout, ces montures étaient des Pégases dont la croupe était surmontée de quatre ailes membraneuses de libellules.

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Certains de ces cavaliers magnifiques jouaient le rôle de Sagittaires parce qu’ils étaient armés d’arcs courts et légers dont les flèches lancées à des cadences rapides commencèrent à perforer les tuniques, vareuses et poitrines des porteurs zanzibarites et des soldats du nouvel Empereur Guillaume II. Certes, les Allemands étaient munis de fusils dernier modèle à répétition. Ils avaient en cela devancé les Français de plus d’une décennie. Mais les meilleurs tireurs avaient beau faire feu, les balles cylindro-coniques, au lieu de perforer les cottes de mailles des guerriers arabes, ricochaient inexplicablement sur des champs de force ou de contention. Les sabots adamantins des pur-sang soulevaient des nuages de poussière qui aveuglaient les Teutons, les gênant dans leur ajustement de tirs. Non seulement ces centaures de l’Islam paraissaient pourvus de boucliers d’invincibilité ; non seulement ils faisaient flèche de tout bois, transperçaient les chairs de leurs ennemis, mais en plus, parachevant leur supériorité, ils piétinaient les blessés à terre ou les achevaient en leur tranchant le chef de la lame recourbée de cimeterres damasquinés de Tolède dont la poignée était sertie d’émeraudes et de rubis. Le fer travaillé projetait des éclairs gênant les Allemands dans leur défense. Un Feldwebel criait: « Le sultan nous a trahis ! ».  
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Alors, tels des Huns, des Barbares, ils ramassaient les trophées tranchés nets et les attachaient au harnais de leur cheval. D’autres, préférant épargner l’ennemi, s’emparèrent de plusieurs porteurs africains afin de les réduire en esclavage. Comme nous le voyons, le combat était en train de tourner à la déroute. Alban commença à marmonner une prière, croyant que sa dernière heure était venue. Quant à Erich, il grommelait de colère.
« C’est pire que Little Big Horn reconstitué par Cecil B. de Mille! »
Bravache, le comédien austro-américain n’en rajoutait pas tant que cela. Il cherchait vainement la faille, sachant que tout cela relevait de l’irréalité la plus absolue. Pourtant, les morts étaient bien concrètes. Les commandants de la colonne, von Preusse et von Dehner, plus accoutumés à l’espionnage qu’à une bataille frontale, perdaient de leur superbe, prêts à ordonner la retraite. Ils échangeaient encore çà et là quelques tirs mais la débandade ne faisait plus aucun doute. Le clairon attendait leur ordre. Un tiers des hommes avait déjà succombé, broyés par les sabots, étêtés ou captifs.
Une sonnerie intercalée de couacs grotesques retentit alors à distance. Elle ne provenait nullement du bugle du caporal allemand. Qui était ce secours inespéré digne du 7ème de Cavalerie?
Erich et Alban tournèrent la tête de conserve. D’un promontoire dévala une armée magnifique quoique composite elle aussi. C’était une autre cavalerie constituée de soldats africains ou de type abyssin dont les vêtures mélangeaient allègrement les uniformes du Soudan anglo-égyptien, les vareuses, chèches et capes des Spahis, les armures matelassées des Zarma du Dosso

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 et les harnachements des chevaliers dahoméens de Glélé. Celui qui les commandait jetait des ordres, ou plutôt les aboyait dans une langue mêlant le swahili, l’amharique  et le français. Casqué de liège comme il se doit, cet Européen habité par l’épopée, était vénéré par sa troupe. La fortune se retournait. Paradoxalement, la cavalerie d’Afrique orientale, bien que simplement armée de fusils ouvragés à un seul coup, comme pour une fantasia, mit en déroute en moins de cinq minutes la horde moyen orientale d’outre temps. La nuée de centaures détala alors sans insister, abandonnant sur le terrain des éléments de harnais, des selles ouvragées, des étriers, des casques à visagière surmontés de lambrequins de soie, et, surtout, les porteurs survivants voués à l’esclavage. Le chef, sauveur inattendu des Allemands, parvint à portée de regard. C’était Arthur Rimbaud.               

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Aurore-Marie dévorait des yeux le précieux coffret que Gabriele lui présentait. Il paraissait remonter à une antiquité certaine mais il était impossible d’en dater précisément la façon. Constitué de bois plus ou moins rares, de sycomore et de santal, des effluves subtils s’en dégageaient, des senteurs aromatiques gummifères, où des narines exercées pouvaient identifier benjoin, styrax, cardamome, épine de Mossoul et fenugrec. L’écrin était surchargé de ferrures, marouflé et gaufré tout à la fois. Comme pour protéger encore davantage son contenu, le ou les propriétaires successifs, kabbalistes ou alchimistes, y avaient multiplié à loisir verrous, gâches, pênes, serrures et charnières. L’appareil apparaissait encore plus complexe que celui dérobé par Sir Charles. C’était assurément un coffret à secrets qui nécessitait de multiples manœuvres.
Aurore-Marie était bien en peine et désespérée de pouvoir un jour parvenir à l’ouverture de l’écrin. Cela ne fut pas le cas de son cacatoès. Ses capacités cognitives tenaient du prodige. C’était inexplicable et cela s’apparentait au miracle. Alexandre réagissant à la présence du coffret commença à claquer son bec et à frotter ses serres les unes contre les autres.
- Madame, s’exclama Gabriele, votre perroquet a l’air de reconnaître le coffret. Savez-vous son âge?
- Père me l’offrit en une oisellerie du Marais en septembre 1877. J’avais alors à peine quatorze ans.
- Vous a-t-on informée du passé du volatile?
- Le marchand prétendait qu’il était âgé de près de deux cents ans. Peut-être fabulait-il? Il disait qu’il avait eu pour maître et propriétaire Edward Teach  en personne plus connu sous le nom de Barbe Noire.

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- Cela signifierait, répondit Gabriele, que le célèbre pirate, si, toutefois l’oiseleur a dit vrai, a dressé Alexandre à ouvrir les coffrets à trésors dont il s’emparait à bord des galions espagnols et des navires de Sa Majesté la reine Anne.
L’oiseau semblait comprendre ce que l’on racontait à son sujet. Il caqueta de plus belle et dit en anglais: « Gold. Gold… ». 

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La poétesse lui murmura un petit mot et l’oiseau se mit aussitôt au travail. Actionnant verrous, serrures, pênes et gâches, dans l’ordre voulu par le concepteur des secrets, le prodigieux psittacidé parvint à l’impossible en moins de six minutes. Même le serrurier Gamain et le défunt roi Louis XVI ne seraient pas parvenus à un aussi efficace travail. Un léger grincement et le couvercle glissa. Le mécanisme n’avait pas été actionné depuis des lustres, mais, toutefois, Gabriele craignait un piège. Il avait souvenance de ces mécanismes vicieux qui pouvaient soit broyer la main de l’avide convoiteur, soit l’aveugler par un jet de vitriol, soit empoisser ses doigts d’un poison foudroyant, soit encore, vice suprême, l’expédier ad patres en le frappant d’une balle en plein front par la grâce d’un minuscule pistolet à un coup intégré au mécanisme d’ouverture. Les mains gantées d’Aurore-Marie en tremblaient d’impatience.
Constatant après quelques secondes qu’aucun piège n’avait été activé, la baronne de Lacroix-Laval s’empara hâtivement du codex que renfermait l’écrin. Toutefois, l’ancienneté du livre lui fit craindre qu’il tombât en poussière au moindre contact, y compris celui de l’air. Quant à l’éventuel poison, elle n’en avait cure, ses mains demeurant continûment gantées. Elle dit:
- Mon ami, je ne saurais comment vous remercier. Accordez-moi une semaine, le temps de lire l’ouvrage et de le comprendre.
Avant de prendre congé, la jeune femme accepta de prendre une tasse de thé parfumé au jasmin. Dès le soir, en son hôtel du Palais Loredan qu’elle avait loué, elle s’attellerait au déchiffrage des pages multiséculaires.

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 A suivre...
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