Chapitre 12
Parmi les douze rescapés délivrés du fortin du zombie Malamine se
détachait un quatuor d’hommes du rang, baroudeurs, qui avaient roulé leur bosse
sous tous les cieux et toutes les latitudes. Le premier, Serge, était d’origine italienne. Sa petite stature
ne l’empêchait pas d’être courageux. Ses traits burinés dénonçaient la
quarantaine. Il avait un lourd passé à se faire pardonner : c’était un
Communard passé aux Versaillais, qui avait lâché les francs-tireurs du
légendaire capitaine Odilon d’Arbois.
Les trois autres, ses compères, en avaient presque autant sur la
conscience. Michel Pèbre d’Ail, d’origine provençale, avait le poil noir et le
regard désabusé qui en avait trop vu. Le second, Jacques Santerre, grand
échalas imposant était d’un abord facile. Il aimait plaisanter, mais pouvait se
montrer déterminé et tuer lorsque c’était nécessaire. Le troisième, enfin,
petit et rondouillard, passait son temps en patenôtres et propos patelins. Il
s’appelait Angelo Franceschi : sa mère était corse et son père napolitain.
De Boieldieu, les voyant, marmonna : « Ces quatre-là, il me les
faut ! » Il songeait aux coups durs innombrables qui pouvaient encore les
attendre. Il ressentait donc la nécessité de disposer d’un groupe restreint de
braves tout dévoués à sa personne, sachant faire face et capables de le tirer
des plus grands périls. Pierre s’inquiétait à juste titre. La troupe
boulangiste était déjà pas mal éclopée; or, un long chemin restait à parcourir
jusqu’au mystérieux territoire katangais qui recelait le gisement d’uranium. Ce
territoire hostile était contrôlé d’une manière lâche et aléatoire par le
puissant M’Siri. Il avait beau demeurer en communication continuelle avec
Daniel et Erich, les dernières informations dont disposait notre pseudo
Boieldieu n’étaient pas pour le rassurer. Ainsi, il était au courant des
vicissitudes du commandant Wu qui semblait lui-même perdre la main - chose
impossible a priori - dans cette Afrique recomposée et fantasmagorique.
« Nous sommes tous sur le même bateau », pensa-t-il.
Les soldats avaient dû panser leurs plaies et se refaire une santé, ce
qui occasionnait des retards certains. Fait curieux, la vitesse d’écoulement du
temps dans l’espace occupé par les boulangistes avec celle du groupe du
Superviseur continuait à correspondre alors que, désormais, le comput se
comptait en jours du côté de Barbenzingue et en minutes du côté de Daniel Lin.
- Si je me souviens bien des cours ardus que j’ai dû suivre à
l’Agartha, nous nous trouvons dans des espaces-temps einsteiniens différentiels
relativistes, où jouent des paradoxes, qui, s’ils s’aggravent, conduiront à des
phénomènes apparentés aux jumeaux de Langevin, se disait le comédien.
Or, ce qui était en train de se passer, correspondait davantage à une
triple déchirure du tissu spatio-temporel dont les trois fragments (groupe de
Daniel, boulangistes et militaires allemands) coïncidant de moins en moins,
partaient à la dérive telle une Pangée en cours de dislocation. Il apparaissait
que Daniel parvenait à compenser ces distorsions mais, à quel prix? C’était
encore omettre l’espace vénitien dans le calcul, espace tendant lui aussi à
acquérir son autonomie. Nul humain n’en avait réellement conscience hormis
Pierre Fresnay en contact mental avec le commandant Wu et Frédéric Tellier pour
les mêmes raisons. Quant à Spénéloss, il s’en doutait.
Le temps d’Aurore-Marie, quant à lui, était plus que ralenti. Elle se
trouvait toujours au palais Vendramin avec D’Annunzio qui venait à peine de lui
apporter le coffret du codex. Les boulangistes mirent quatre longs jours pour
parvenir à la rive nord du Stanley Pool. Brazzaville et Stanleyville n’étaient
pour l’heure que des virtualités. C’était à peine si de chaque côté s’élevaient
des cases et des cabanes en planches plus que sommaires, embryons de comptoirs
de compradores et de factoreries. Ce qui inquiéta le commandant de Mirecourt lorsqu’il examina à la jumelle le
rivage « léopoldien » du territoire, ce fut qu’il n’y avait pas âme
qui vive. Le silence s’appesantissait sur le Pool ; c’était comme si la
neutralisation du zombie du sergent Malamine avait fait disparaître toutes les
autres présences humaines hormis celles des douze soldats délivrés. Fait plus
grave, on n’apercevait aucune barge, aucun embarcadère, aucun aménagement même
sommaire, susceptible de permettre à la troupe de traverser le Pool. Il fallut
donc aux hommes se débrouiller et construire à la va-vite des radeaux de
fortune.
Serge ne cessait de marmonner à ses trois camarades.
- Les loups, les loups, je les entends, ils sont partout. C’est à cause
de moi qu’ils sont entrés dans Paris en 71...
- Holà, compère, jeta Michel, doucement. Les Versaillais, ça remonte à
dix-sept ans… tu devrais te rafraîchir, Serge.
Pendant ce temps, les pontonniers s’affairaient tandis que le ciel
prenait une teinte rouge brique irréelle sans que l’heure du couchant fût
survenue. Alors, des chants lugubres retentirent en la cime de palétuviers et
d’autres arborescences aux racines épaisses dont l’implantation au sein même de
l’eau rappelait les bayous de Louisiane. Des créatures arboricoles s’agitaient
dans la ramée; Hubert de Mirecourt entraperçut un pelage albinos vite enfui.
Cela ne l’empêcha pas de tirer sur la bête. Coup miraculeux, elle s’abattit,
effectuant une longue et dure chute, brisant quelques branches avant d’atterrir
sur le sol.
Il s’agissait d’un primate inconnu albinos mais dont les caractères
composites l’apparentaient davantage à l’orang-outan de Sumatra qu’au gorille
des plaines. Un tirailleur sénégalais se lamenta.
- Tu as tué Kakundakari-Kakou! Ça malheur!
À partir de là, les soldats africains refusèrent d’avancer. Ils ne
voulaient plus embarquer à bord des radeaux et vociféraient en wolof: « la
mort! La mort! »
Mirecourt commença à les menacer de son Colt d’ordonnance.
- Le premier qui fait demi-tour, je l’abats!
Les Indigènes se le tinrent pour dit. À la moindre occasion, dès que ce
commandant aurait le dos tourné, ils déserteraient.
Trois radeaux avaient été construits. Ils furent poussés dans l’eau. Du
coloris latéritique qui avait jusque-là dominé, la voûte céleste passa à un
camaïeu plombé. Un vol lourd la traversa. Non point des oiseaux, mais des
ptéranodons venus des âges mésozoïques. L’onde s’agita. L’étendue du lac
prenait davantage l’aspect d’un marécage où bizarrerie supplémentaire,
certaines zones se trouvaient occupées par des geysers, des solfatares dignes
de l’Islande de Jules Verne, sans oublier ces cheminées abyssales des grandes
profondeurs aux fumerolles noires où grouillait une vie aveugle et archaïque
nourrie d’hydrogène sulfuré et d’archées. Cette masse aquatique lacustre
tendait à se métamorphoser en une tapisserie composite, formée de
bulles-isolats hétérochroniques, sans lien aucun, sans coordination. Même le plus bravache des briscards commença
à manifester sa réticence à vouloir continuer dans de telles conditions.
- Aïe. C’est trop pour moi. Quel est le démon qui nous défie?
- Soldat, auriez-vous des velléités de désertion? Un romancier du temps
de la Table ronde et de la chevalerie courtoise aurait parlé des gastes eaux du
Diable.
- Mon capitaine, j’suis courageux, j’en ai vu des vertes et des pas
mûres, mais là, trop, c’est trop!
- Le commandant peut vous abattre sur l’heure comme des chiens, il vous
traitera comme des pleutres et des déserteurs, rappela de Boieldieu.
- Capitaine, si vous jurez de me protéger, j’suis toujours des vôtres.
- Caporal-chef Santerre, vous pouvez compter sur moi !
Les soldats prirent place sur les radeaux, les armes prêtes à tirer.
Les pontonniers étaient chargés de manier ce qui tenait lieu de rames
improvisées.
Les premiers mètres, rien ne se passa, puis, sans que les militaires
comprissent comment, les frêles esquifs commencèrent à osciller tandis qu’entre
deux eaux nageaient des formes noires. Des mains décharnées d’où pendaient des
lambeaux de robes bouddhiques et des filets verdâtres de vase nauséabonde
percèrent l’onde sombre et émergèrent dans le but évident de quémander le
paiement du passage.
- Tantôt, je me suis trompé ! J’aurais dû parler comme la baronne de
Lacroix-Laval : ce sont les champs Phlégréens que nous nous apprêtons à
traverser.
Une des momies du lac surgit, dégoulinante d’eau sale. C’était un
Gardien du Pool, un nocher, un Charon, mais aux caractères mongoloïdes marqués,
passeur du Bardo Thödol, mitré de jaune, l’épiderme squamé, ulcéré, envahi de concrétions calcaires et de petits
coquillages incorporés à sa peau. Ouvrant la bouche, il s’exprima en ancien
tibétain :
« Pour le passage, c’est deux piastres par personne. Sinon, vous
coulez avec nous. »
Les miasmes délétères que ce spectre répandait soulevaient la nausée.
Tandis que Boulanger s’efforçait à ne pas afficher son malaise et demeurait
apparemment impassible, De Mirecourt cria :
« Abattez-moi ce foutu fantôme !
- Pardonnez-moi, mon commandant, mais vous allez commettre une grave
erreur, s’interposa Pierre Fresnay.
L’acteur avait compris les propos du moine d’outre-tombe.
- Il nous réclame simplement le paiement du passage. Nous n’avons qu’à
jeter des piécettes et ce sera bon.
Pour montrer l’exemple, il s’exécuta. Aussitôt, un remous avala les
billons qui parurent se dissoudre dans un liquide devenu opaque. Encouragé,
bien que ceux qui l’entouraient fissent preuve de réticence, le brav’ général
se délesta d’une pièce d’or, un napoléon, en déclarant à l’hôte du Pool :
- Nautonier, accepte cette obole.
« Il est moins stupide que je le croyais. Apprêtons-nous à
traverser sans encombre cette réinterprétation de l’Achéron de Gérard de
Nerval », pensa Pierre Fresnay.
C’était ne pas tenir compte des deux autres jangadas improvisées. La
deuxième était commandée par le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac. La
résistance provenait des tirailleurs sénégalais. Pour eux, le fantôme tibétain
était l’émanation de l’esprit de Malamine qui cherchait sa revanche. L’un des
Noirs se jeta alors à l’eau et commença à nager vers la rive. Dès les premières
brasses, une série de mains décharnées et brunâtres aux ongles recourbés en
forme de faucille, le saisirent et le lacérèrent. Ce spectacle sanglant
découragea les compagnons de l’infortuné et de Séverac n’eut plus qu’à payer le
passage en lançant un jaunet.
Les choses se passèrent encore plus difficilement sur le troisième
radeau. Un officier marinier, maître principal, rescapé du sous-marin Bellérophon
noir, avait le commandement du groupe. Or, c’était un sceptique, un saint
Thomas qui se refusait à admettre ce mirage surnaturel. Aussi tenta-t-il de
forcer le passage en ordonnant aux pontonniers de souquer ferme en faisant fi
des ombres. Mais les bonzes réagirent et réglèrent aussitôt leur compte en
retournant le radeau, ce qui eut pour résultat de projeter ses passagers dans
l’onde sombre.
Sur la première embarcation, Michel Pèbre d’Ail voulut se porter à leur
secours. Mais Pierre Fresnay le retint en disant:
- Trop tard, c’est inutile.
- Mais mon capitaine…
- Vous voulez donc mourir aussi?
Michel ne répondit pas.
Les naufragés furent la proie non seulement des ombres aquatiques des
bonzes mais aussi de monstres fluviatiles divers surgis d’une jungle
préhistorique mélangeant les ères : Euriptérides, dont l’aiguillon foudroya les
soldats avant qu’ils fussent emportés dans les profondeurs pour être dévorés,
crocodiliens géants caparaçonnés à la gueule démesurée de gavial, qui happèrent
les nageurs par les jambes et les déchiquetèrent, improbables Basilosaurus ou
ancêtres de baleines transposés dans l’eau douce, dont les gueules oblongues
engloutirent les malheureux comme s’il se fût agi de simples sardines, et,
enfin, orques mangeuses d’hommes tout droit sorties d’un film d’horreur des
années 1980.
L’eau, presque stagnante, se teinta de pourpre et il fut difficile aux
survivants de ne pas succomber à la panique.
Le macabre décompte vint s’alourdir une nouvelle fois d’une dizaine de
victimes. Les deux embarcations restantes tracèrent un sillage parmi les flots
ensanglantés. La rapidité de la traversée fut déconcertante. Fresnay pensa que
les spectres de bonzes poussaient les radeaux jusqu’à la rive opposée. Ils
accostèrent donc en cinq minutes à peine sur une berge encombrée d’ajoncs et
ombragée par d’exubérants saules pleureurs accompagnés de fougères
arborescentes d’une taille impressionnante, diaprées d’orange et d’un jaune
sulfurique.
Pour autant, les survivants n’étaient pas tirés d’affaire. Soudain, une
averse de poix fondue se déversa sur eux. Lorsque le liquide bouillant entrait
en contact avec la peau, il la brûlait et pénétrait jusqu’à l’os. Il était
urgent de s’abriter. C’est ce que fit la troupe profitant des larges feuilles
des « arbres paléozoïques » dérangeant sans que les hommes se
rendissent compte deux femelles Hynerpeton, amphibiens primitifs du Dévonien
supérieur, occupées à pondre.
Ce monde mosaïque mi- préhistorique mi- fantastique commençait à
irriter Barbenzingue. Le général ne comprenait plus dans quel piège il était
tombé et pourquoi la nature devenait aussi folle alors que les plans de
l’expédition prévoyaient que le corps parcourût le bassin conventionnel du
Congo par la voie terrestre jusqu’à la zone des gisements en quinze jours au
maximum, à condition toutefois qu’il ne rencontrât pas d’obstacles
supplémentaires, tribus hostiles, armée de M’Siri, ou autres. Boulanger avait
en tête le livre de Stanley A travers le continent mystérieux qui
relatait son voyage congolais de 1877. C’était pourquoi il s’attendait à
parcourir une jungle conventionnelle non dépourvue de dangers. Mais ces
derniers auraient été contrôlables.
***************
De son côté, le corps expéditionnaire allemand, fort de ses
sauf-conduit zanzibarites, avait progressé à l’intérieur des terres sans
problèmes majeurs. La colonne venait d’atteindre les territoires sous la coupe
de Tippo Tip. Oublié le cheikh Walid et sa mystérieuse évasion de la forteresse
de l’île de Pemba. Cependant, von Preusse n’en douta pas, les choses sérieuses
n’allaient pas tarder à commencer lorsque, à l’approche du lac Tanganyika, les
hommes allaient devoir contourner ses rives pour atteindre la Lualaba ou cours
supérieur du Congo.
C’était le soir. Les Allemands avaient dressé leur camp. Après un
frugal repas constitué de conserves, chacun s’était retiré sous sa tente.
Harassé par la journée de marche et par la chaleur étouffante régnant
habituellement en Afrique orientale, Alban s’était assoupi presque aussitôt, la
tête posée sur l’oreiller. Il ne put dire à Erich, lorsqu’il rapporta ce qu’il
vécut cette nuit-là, s’il s’agissait bien d’un songe ou de la réalité.
Il pensait se trouver à l’état de veille, lorsque, se redressant sur
son lit de camp, il constata que la tente avait été envahie. L’intrusion d’un
groupe d’êtres indésirables pouvait être confondue, au premier abord, avec
celle de pillards autochtones opportunistes. Mais les créatures que le comte de
Kermor vit n’avaient rien à voir avec l’Afrique de 1888. Une odeur nauséabonde
révulsive de vinaigre vint à ses narines.
Stupeur! Marat se tenait devant lui. Le révolutionnaire et
conventionnel assassiné en 1793. La tête emmaillotée dans son madras, il
brandissait la une de l’Ami du Peuple. Une une tachée d’un sang brun qui
en appelait au meurtre des aristocrates ci-devant et des fédéralistes. Or,
Marat n’était pas seul. Incongrûment, une garde rapprochée le protégeait. Des
hommes aux visages masqués de heaumes, rappelant à la fois les casques
savoyards de l’orée du XVIIe siècle et le sinistre masque de fer imaginé par
Voltaire avec ses ressorts d’acier.
Marat prit la parole.
- Kermor, ci-devant comte, je te reconnais! Tu es un suspect, un
proscrit, un homme de Coblence, à la solde de Pitt et consorts. Mon tribunal
révolutionnaire personnel va te juger. Une seule sentence possible et méritée,
la mort.
Alors, chacun des masques s’exprima, prononçant à tour de rôle d’un ton
sifflant : « coupable ».
Alban comprit que chacun de ces spectres représentait les hypothétiques
incarnations historiques du Masque de fer. Le premier avait délivré sa sentence
avec un accent italien prononcé. Il s’agissait donc de Mattiolli. Le deuxième
se présenta comme Marchialli, première forme altérée du médiocre espion
outre-cisalpin. Il arborait une bure et des sandales. C’était donc le fameux
moine jacobin fou qui avait été interné à Pignerol et était mort en captivité.
Le troisième était remarquable par son ventre proéminent et ses membres
disproportionnés tumescents d’hydropisie. Une vague livrée de laquais partant
en guenilles le recouvrait encore. Le bonhomme s’appelait La Rivière et sa
profession était celle de valet. Il était réputé mort à l’île Sainte Marguerite
à la fin du XVIIe siècle. Il avait officié, tout comme l’ultime homme au
masque, Eustache Danger, en tant que valet de Nicolas Fouquet, l’ancien
Surintendant des Finances, mort en 1680.
Or, Eustache Danger était sans aucun doute le seul et authentique homme au masque - qui n’était que de velours - soit qu’on lui eût imposé le silence parce qu’il avait empoisonné Fouquet sur ordre, soit qu’il eût surpris un secret de Cour, la conversion secrète des Stuart au catholicisme, soit que le geôlier Saint-Mars, dépité qu’il n’eût plus à sa charge aucun prisonnier illustre, eût décidé de donner à Danger une importance fictive. À sa mort à la Bastille en 1703, Danger avait été faussement désigné sous les noms de Marchialy, Marchiergues ou Marchiel.
Or, Eustache Danger était sans aucun doute le seul et authentique homme au masque - qui n’était que de velours - soit qu’on lui eût imposé le silence parce qu’il avait empoisonné Fouquet sur ordre, soit qu’il eût surpris un secret de Cour, la conversion secrète des Stuart au catholicisme, soit que le geôlier Saint-Mars, dépité qu’il n’eût plus à sa charge aucun prisonnier illustre, eût décidé de donner à Danger une importance fictive. À sa mort à la Bastille en 1703, Danger avait été faussement désigné sous les noms de Marchialy, Marchiergues ou Marchiel.
Marat lui-même s’exalta, disant:
- Sache, traite à la Nation, que je me nomme Mala, Maxa, Marra, Majat
et ainsi de suite.
Il exultait. De sa peau pustuleuse qui lui conférait un aspect
batracien repoussant, continuaient à s’exhaler les redoutables efflorescences
vinaigrées. Le pitoyable médecin, scientifique raté, fanatique, ne parvenait
plus à soulager les démangeaisons qui rongeaient son épiderme malade. Son
regard hanté troublait Alban. La teinte gris jaune des yeux avait quelque chose
de reptilien.
Un roulement de tambours surgi de nulle part, envahit la tente. C’était
la sinistre batterie de Santerre qui avait retenti lors de l’exécution de Louis
XVI.
Malgré lui, le comte de Kermor ne put retenir un hurlement. Il se
sentit alors basculer sur la planche de la guillotine et la lunette ne tarda
pas à s’abattre sur son cou. Le froid de l’acier le fit frissonner. Une
secousse ; un éveil.
Alban reprit conscience, les draps trempés enroulés sur ses jambes
alors que dans l’aube grise s’élevait la sonnerie du clairon allemand. C’était
déjà la diane. Une fois de plus, le jeune homme allait devoir se contraindre à
assister au hissage des couleurs du Kaiser.
***************
Le comte n’osa faire part à Erich de ce cauchemar puéril qu’il attribua
à la chaleur moite et à la nourriture exécrable des rations germaniques.
C’était tout de même mieux que les conserves empoisonnées de l’expédition
Franklin au Pôle Nord. L’appertisation avait fait des progrès depuis 1845.
Après que la troupe eut pris un petit déjeuner copieux et gras -
saucisses, petit salé et patates - il fallut se remettre en route dans la
savane arborée du Rift. Il arrivait que les hommes croisassent antilopes,
zèbres, lions (plutôt paresseux parce que repus par la chasse de la femelle),
buffles, gnous et hyènes en quête de charognes.
L’heure n’était pas au safari, loin de là. Les clichés dignes de
certaines bandes dessinées coloniales ou postcoloniales indifféraient les
Germains à l’esprit terre-à-terre. Le danger guettait mais on en ignorait la
nature. Un vol d’oiseaux informa les deux membres de l’équipe de Daniel Lin
infiltrés chez les Teutons de l’imminence d’une mauvaise surprise. Comme pour
confirmer cela, le ciel changea de teinte, passant d’un bleu délavé à un violet
métallique.
Aussitôt, les mammifères détalèrent à leur tour, prédateurs et proies
confondus dans la panique. Une tornade tronconique se matérialisa à l’horizon,
s’approchant à grande vitesse des soldats.
- Alarm! Soldaten
Achtung!
Erich s’interrogea:
- Simoun? Non, ce n’est pas la région. Un nuage de sauterelles? Non
plus… un typhon sec? Impossible.
Plus la nuée approchait, davantage se révélait son contenu. Un
bourdonnement bruyant emplit toute la vallée. La tornade était composée d’êtres
surnaturels, bruissant et s’exclamant en arabe, « Allah uak bahr! »
Il s’agissait de cavaliers arabes fantastiques, issus des Mille et
Une Nuits d’Haroun al Rachid à moins qu’ils provinssent d’Al Andalus au XI
e siècle. Ils paraissaient ne faire qu’un avec leur monture ce qui les
assimilait à de fabuleux centaures d’un nouveau style. Leurs jaserans
constellés de gemmes et de lamelles d’or, d’argent et d’électrum brillaient
tant qu’ils en aveuglaient ceux qui avaient l’audace de les regarder. Les
chevaux étaient caparaçonnés d’airain, de housses damassées et matelassées et
de chanfreins d’acier dotés d’un éperon digne des trirèmes antiques. Par-dessus
tout, ces montures étaient des Pégases dont la croupe était surmontée de quatre
ailes membraneuses de libellules.
Certains de ces cavaliers magnifiques jouaient le rôle de Sagittaires
parce qu’ils étaient armés d’arcs courts et légers dont les flèches lancées à
des cadences rapides commencèrent à perforer les tuniques, vareuses et
poitrines des porteurs zanzibarites et des soldats du nouvel Empereur Guillaume
II. Certes, les Allemands étaient munis de fusils dernier modèle à répétition.
Ils avaient en cela devancé les Français de plus d’une décennie. Mais les
meilleurs tireurs avaient beau faire feu, les balles cylindro-coniques, au lieu
de perforer les cottes de mailles des guerriers arabes, ricochaient
inexplicablement sur des champs de force ou de contention. Les sabots
adamantins des pur-sang soulevaient des nuages de poussière qui aveuglaient les
Teutons, les gênant dans leur ajustement de tirs. Non seulement ces centaures
de l’Islam paraissaient pourvus de boucliers d’invincibilité ; non seulement
ils faisaient flèche de tout bois, transperçaient les chairs de leurs ennemis,
mais en plus, parachevant leur supériorité, ils piétinaient les blessés à terre
ou les achevaient en leur tranchant le chef de la lame recourbée de cimeterres
damasquinés de Tolède dont la poignée était sertie d’émeraudes et de rubis. Le
fer travaillé projetait des éclairs gênant les Allemands dans leur défense. Un Feldwebel
criait: « Le sultan nous a trahis ! ».
Alors, tels des Huns, des Barbares, ils ramassaient les trophées
tranchés nets et les attachaient au harnais de leur cheval. D’autres, préférant
épargner l’ennemi, s’emparèrent de plusieurs porteurs africains afin de les
réduire en esclavage. Comme nous le voyons, le combat était en train de tourner
à la déroute. Alban commença à marmonner une prière, croyant que sa dernière
heure était venue. Quant à Erich, il grommelait de colère.
« C’est pire que Little Big Horn reconstitué par Cecil B. de
Mille! »
Bravache, le comédien austro-américain n’en rajoutait pas tant que
cela. Il cherchait vainement la faille, sachant que tout cela relevait de
l’irréalité la plus absolue. Pourtant, les morts étaient bien concrètes. Les
commandants de la colonne, von Preusse et von Dehner, plus accoutumés à
l’espionnage qu’à une bataille frontale, perdaient de leur superbe, prêts à
ordonner la retraite. Ils échangeaient encore çà et là quelques tirs mais la
débandade ne faisait plus aucun doute. Le clairon attendait leur ordre. Un
tiers des hommes avait déjà succombé, broyés par les sabots, étêtés ou captifs.
Une sonnerie intercalée de couacs grotesques retentit alors à distance.
Elle ne provenait nullement du bugle du caporal allemand. Qui était ce secours
inespéré digne du 7ème de Cavalerie?
Erich et Alban tournèrent la tête de conserve. D’un promontoire dévala
une armée magnifique quoique composite elle aussi. C’était une autre cavalerie
constituée de soldats africains ou de type abyssin dont les vêtures mélangeaient
allègrement les uniformes du Soudan anglo-égyptien, les vareuses, chèches et
capes des Spahis, les armures matelassées des Zarma du Dosso
et les harnachements des chevaliers dahoméens de Glélé. Celui qui les commandait jetait des ordres, ou plutôt les aboyait dans une langue mêlant le swahili, l’amharique et le français. Casqué de liège comme il se doit, cet Européen habité par l’épopée, était vénéré par sa troupe. La fortune se retournait. Paradoxalement, la cavalerie d’Afrique orientale, bien que simplement armée de fusils ouvragés à un seul coup, comme pour une fantasia, mit en déroute en moins de cinq minutes la horde moyen orientale d’outre temps. La nuée de centaures détala alors sans insister, abandonnant sur le terrain des éléments de harnais, des selles ouvragées, des étriers, des casques à visagière surmontés de lambrequins de soie, et, surtout, les porteurs survivants voués à l’esclavage. Le chef, sauveur inattendu des Allemands, parvint à portée de regard. C’était Arthur Rimbaud.
et les harnachements des chevaliers dahoméens de Glélé. Celui qui les commandait jetait des ordres, ou plutôt les aboyait dans une langue mêlant le swahili, l’amharique et le français. Casqué de liège comme il se doit, cet Européen habité par l’épopée, était vénéré par sa troupe. La fortune se retournait. Paradoxalement, la cavalerie d’Afrique orientale, bien que simplement armée de fusils ouvragés à un seul coup, comme pour une fantasia, mit en déroute en moins de cinq minutes la horde moyen orientale d’outre temps. La nuée de centaures détala alors sans insister, abandonnant sur le terrain des éléments de harnais, des selles ouvragées, des étriers, des casques à visagière surmontés de lambrequins de soie, et, surtout, les porteurs survivants voués à l’esclavage. Le chef, sauveur inattendu des Allemands, parvint à portée de regard. C’était Arthur Rimbaud.
***************
Aurore-Marie dévorait des yeux le précieux coffret que Gabriele lui
présentait. Il paraissait remonter à une antiquité certaine mais il était
impossible d’en dater précisément la façon. Constitué de bois plus ou moins
rares, de sycomore et de santal, des effluves subtils s’en dégageaient, des
senteurs aromatiques gummifères, où des narines exercées pouvaient identifier
benjoin, styrax, cardamome, épine de Mossoul et fenugrec. L’écrin était
surchargé de ferrures, marouflé et gaufré tout à la fois. Comme pour protéger
encore davantage son contenu, le ou les propriétaires successifs, kabbalistes
ou alchimistes, y avaient multiplié à loisir verrous, gâches, pênes, serrures
et charnières. L’appareil apparaissait encore plus complexe que celui dérobé
par Sir Charles. C’était assurément un coffret à secrets qui nécessitait de
multiples manœuvres.
Aurore-Marie était bien en peine et désespérée de pouvoir un jour
parvenir à l’ouverture de l’écrin. Cela ne fut pas le cas de son cacatoès. Ses
capacités cognitives tenaient du prodige. C’était inexplicable et cela
s’apparentait au miracle. Alexandre réagissant à la présence du coffret
commença à claquer son bec et à frotter ses serres les unes contre les autres.
- Madame, s’exclama Gabriele, votre perroquet a l’air de reconnaître le
coffret. Savez-vous son âge?
- Père me l’offrit en une oisellerie du Marais en septembre 1877.
J’avais alors à peine quatorze ans.
- Vous a-t-on informée du passé du volatile?
- Le marchand prétendait qu’il était âgé de près de deux cents ans.
Peut-être fabulait-il? Il disait qu’il avait eu pour maître et propriétaire
Edward Teach en personne plus connu sous
le nom de Barbe Noire.
- Cela signifierait, répondit Gabriele, que le célèbre pirate, si,
toutefois l’oiseleur a dit vrai, a dressé Alexandre à ouvrir les coffrets à
trésors dont il s’emparait à bord des galions espagnols et des navires de Sa
Majesté la reine Anne.
L’oiseau semblait comprendre ce que l’on racontait à son sujet. Il
caqueta de plus belle et dit en anglais: « Gold. Gold… ».
La poétesse lui murmura un petit mot et l’oiseau se mit aussitôt au
travail. Actionnant verrous, serrures, pênes et gâches, dans l’ordre voulu par
le concepteur des secrets, le prodigieux psittacidé parvint à l’impossible en
moins de six minutes. Même le serrurier Gamain et le défunt roi Louis XVI ne
seraient pas parvenus à un aussi efficace travail. Un léger grincement et le
couvercle glissa. Le mécanisme n’avait pas été actionné depuis des lustres,
mais, toutefois, Gabriele craignait un piège. Il avait souvenance de ces
mécanismes vicieux qui pouvaient soit broyer la main de l’avide convoiteur,
soit l’aveugler par un jet de vitriol, soit empoisser ses doigts d’un poison
foudroyant, soit encore, vice suprême, l’expédier ad patres en le frappant
d’une balle en plein front par la grâce d’un minuscule pistolet à un coup
intégré au mécanisme d’ouverture. Les mains gantées d’Aurore-Marie en
tremblaient d’impatience.
Constatant après quelques secondes qu’aucun piège n’avait été activé, la
baronne de Lacroix-Laval s’empara hâtivement du codex que renfermait l’écrin.
Toutefois, l’ancienneté du livre lui fit craindre qu’il tombât en poussière au
moindre contact, y compris celui de l’air. Quant à l’éventuel poison, elle n’en
avait cure, ses mains demeurant continûment gantées. Elle dit:
- Mon ami, je ne saurais comment vous remercier. Accordez-moi une
semaine, le temps de lire l’ouvrage et de le comprendre.
Avant de prendre congé, la jeune femme accepta de prendre une tasse de
thé parfumé au jasmin. Dès le soir, en son hôtel du Palais Loredan qu’elle
avait loué, elle s’attellerait au déchiffrage des pages multiséculaires.
A suivre...
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