La plus secrète mémoire des hommes. Mohamed Mbougar Sarr
Par Michel Antoni.
Dès les premières pages du roman, l’un des protagonistes
s’exclame : « n’essaye jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu
le fais, voici la seule réponse : rien. Un grand livre ne parle jamais que de
rien, et pourtant tout y est ». La plus secrète mémoire des hommes est un grand
livre, le raconter serait réducteur, mais en parler est impérieux. Alors disons
qu’il y est question d’un livre mystérieux dont l’auteur a disparu après le
succès puis l’opprobre. Un jeune auteur africain qui intègre un mythe de sa
région et la littérature occidentale dans un récit publié en 1938. Quatre-vingt
ans plus tard, à Paris, un jeune écrivain sénégalais en devenir se lance sur
les traces de l’ouvrage disparu, puis de l’auteur, parmi les turbulences du siècle,
de Paris à Dakar, de la côte atlantique à la brousse africaine, de l’Argentine
au Congo. Mais aussi de femme en femme, qui parentes, amantes ou amies, ont
connu cet étrange personnage, chacune ne possédant qu’une étape de sa fuite ou
de sa quête. Il y est question de vie, de mort, de tragédie, de domination, de
pouvoir, de désir, de combat, de hasard et de destin, de puissances occultes et
de sombres et dramatiques réalités. Il y est question de livre et d’écriture,
d’œuvre et de littérature, de vérité et de manipulation, d’engagement,
d’injustice, de malheur, de doute, d’espoir et de désespoir. Il y est question
de la vie.
Merci, Mohamed Mbougar Sarr, de ce magnifique récit que l’on
déguste lentement, pour apprécier l’intense richesse de l’écriture et se
laisser posséder par l’ambiance des chapitres, d’une case africaine où meurt un
vieux sage aveugle à une scène charnelle, d’un Christ qui descend de sa croix
pour partager les déboires d’un jeune amoureux transi au massacre d’un village
congolais, d’un suicide par immolation à un cabaret parisien, d’une femme folle
de douleur et d’autres folles d’amour.
Je n’en dirai pas plus ! Un mot encore sur l’inspiration, tirée du destin de Yambo Ouologuem
et de son premier roman, Le Devoir de
violence, paru en 1968 et qui obtient le Renaudot. Trois ans plus tard, il est
accusé de plagiat, une controverse s’ensuit, les accusations le dévastent et
suspendent son envol littéraire. Il disparaît de la scène : rentré au Mali, il
reste enfermé sans aucune apparition publique pendant cinq ans. Mohamed Mbouga
Sarr a été bouleversé par cette destinée qui a servi de support à sa thèse de
littérature, mais fait en sorte dans son roman de n’en garder qu’une trame
lointaine. Le deuxième nom qui vient à l’esprit pour ceux qui l’ont lu, c’est
bien sûr Roberto Bolano, dont un long texte est cité en exergue et que
l’auteur, bien volontiers, cite comme étant un de ses maitres. Et La secrète
histoire du monde rappelle évidemment la recherche de l’écrivain mystérieux de
2666, cet ouvrage exceptionnel qui nous mène à travers le monde et le Mal au
vingtième siècle, dans une réflexion sur l’œuvre, l’auteur et la littérature.
Inspiration mais création personnelle, où le jeune écrivain de 31 ans se hisse
à la hauteur de celui qui est devenu un auteur-culte !
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