Malgré le peu de confort de l’hostellerie, le froid nocturne et la vermine, la nuit fut plus apaisante et reposante que ce que nous avions craint. Le subrogé calomniateur de notre relation de voyage (puisqu’il avait été désigné pour remplacer le premier préposé à cette tâche ignominieuse que nos services avaient éliminé), stipendié par l’Angleterre ou par le comte de Provence, calomniateur à la plume acérée qui n’était autre que Blacas en personne, prétendra à qui voulait l’entendre que les neuf dixièmes de nos péripéties avaient été inventés afin de complaire à Buonaparte.
Nous constatâmes que l’usage du déjeuner était inconnu des populations de cette contrée, qui préféraient se sustenter de lait fermenté ou caillé. L’adhésion de la majorité des sujets du Népal à l’hindouisme commandait qu’ils se privassent de viande ; cependant, aux vaches étiques s’étaient substitués d’étranges bœufs musqués ou laineux, d’allure assez débonnaire, qui paissaient avec quiétude les maigres herbages souventes fois brûlés par le gel.
« Ce sont des yacks », m’expliqua Haïné.
Ces bêtes de somme et de bât, d’une robustesse et d’une endurance éprouvées, allaient grandement nous servir par la suite, lors de la traversée des sentiers pentus et englacés et du franchissement des rus que nous rencontrerions le long du périlleux itinéraire du Lo. Ce qui nous incommodait grandement, c’étaient les fumets puissants qu’exhalait la fourrure abondante et inextricable de ces bêtes habillées de grelots, sans parler de l’odeur nauséabonde dégagée par ces monticules constitués d’amas de bouse et d’excréments que les autochtones utilisaient comme chauffage à défaut d’une abondance de bois. Le Népal était un pays primitif, assez inhospitalier, fermé à l’Occident, hostile aux étrangers, qui vivait en autarcie et défendait farouchement sa souveraineté acquise depuis moins de quarante ans.
Aussi craignîmes nous l’hostilité de la Régente Lalit Tripura Sundari lorsque nous pénétrâmes à la parfin dans le palais royal de Katmandou, bien que nous n’eussions plus grand’chose à redouter des gardes Gurkhas qui nous escortaient. Une simple maladresse diplomatique eût suffi à nous condamner au pilori ou aux cages de tantôt dans lesquelles nous agoniserions, sort aussi peu enviable que celui des esclaves croupissant dans leurs sanies, enchaînés dans les cales des bateaux négriers. Je reprochais à Napoléon de ne pas avoir su acheter le service de Brissot, bien connu « ami des Noirs », et de trop avoir écouté la langue perfide des grands propriétaires créoles et autres planteurs, dont l’épouse du général de Beauharnais – et accessoirement maîtresse royale - quoique je reconnusse aux nègres une indéniable infériorité intellectuelle. Le nouveau roi préférait qu’ils se rebellassent dans les plantations anglaises des Caraïbes, servant ainsi ses intérêts guerriers, sans toutefois que la contagion de la liberté atteignît nos isles à sucre. On réprimait le marronnage avec férocité.
Le palais royal du Népal était indigne de nos constructions modernes. La ville de Katmandou recelait certes force monuments, temples et statues de déités déconcertantes, mais les édifices du pouvoir qui eussent dû subjuguer les gens simples laissaient à désirer, tant ils nous parurent frustes, grossiers, construits en des matériaux manquant de noblesse et de solidité – eu égard aux risques de tremblements de terre qui existaient en ces lieux, aussi peu dignes que ceux de nos temps gothiques. Nous nous crûmes revenus huit cents ans dans le passé, du temps où les sires et feudataires, du haut de leur donjon de bois ou de pierre, damaient le pion à la puissance des rois Louis, Henri ou Philippe, s’arrogeant l’autorité judiciaire, militaire, et le droit de battre monnaie comme le sire de Coucy.
La Régente était jeune encore, mais nous ne pouvions la qualifier de belle, avec ses pommettes saillantes, ses yeux bridés, sa carnation de bronze, ses cheveux de jais luisants, sans doute enduits de beurre rance fabriqué à partir du lait des femelles yacks. Pourtant, elle portait indubitablement une robe de soie et une coiffe conique faite de la même étoffe !
Une curieuse cour l’entourait, digne de celle d’un Barbare à l’image du fléau de Dieu Attila, cour triviale d’hommes grimaçants, peu avenants, aux moustaches noires tombantes jusqu’à la poitrine, au visage vérolé de cicatrices et de cratères, aux coiffes de cuir fourrées, aux casaques renforcées de plaques de métal par-dessus lesquelles ils avaient enfilé des gilets de laine d’un blanc crasseux, pelucheux et floconneux, gilets mal tannés qui dégageaient de puissants effluves à peine plus supportables que les senteurs bouseuses de leurs bœufs musqués.
C’étaient de hauts dignitaires, des aristocrates, de grands féodaux. Mutiques comme si on leur eût coupé la langue à la naissance, ils se contentaient d’acquiescer en grognant à chaque parole de leur suzeraine, qu’Haïné et Rajiv nous traduisirent en interprètes efficaces.
A la droite de la toute-puissante Brunehaut
asiate se tenait un petit enfant falot, timide, rabougri, somptueusement vêtu de soieries brochées et brodées d’or, la tête coiffée d’une espèce de diadème surmonté d’une pointe rappelant les stupas, diadème duquel retombaient tout autour de la couronne des fils dorés étincelants voilant sa nuque, ses oreilles et sa face sacrale – car l’enfant était un dieu vivant !
C’était le jeune roi Girvan Yuddha
en personne, roi-prêtre ou bodhisattva incarné, descendant à la fois du Bouddha et de Brahma par le sang et la métempsycose, dernier avatar d’une lignée ou dynastie plusieurs fois millénaire.
La Régente parlait au nom du roi ; de fait, elle dictait à l’enfant, par le regard, les phrases chantantes qu’il articulait en blésant, phrases qu’elle répétait et scandait d’une voix haute afin que tous ici présents comprissent ce verbe qu’ils devaient respecter en serviteurs dévoués.
Je remarquai l’abondance de tentures bariolées accrochées aux murailles de pierre ou de brique crue, aux motifs géométriques complexes, qui alternaient avec d’autres plus figuratives, représentant des dieux et déesses parfois avenants, parfois effrayants et quelquefois lubriques. Sous la lueur des braseros et des fumées des cassolettes d’encens, de chanvre enivrant hallucinatoire et de patchouli, Haïné nous révéla que ces tentures façonnées et brodées en de longs mois patients et méticuleux par des bonzes d’origine tibétaine qui résidaient dans les nombreux monastères du royaume, représentaient soit des mandalas ou labyrinthes, soit des divinités du Bardo Thödol ou Livre des Morts, soit la vie et l’éveil du Sakyamuni, soit enfin, plus obscènes à nos regards effarouchés et hypocrites, les différentes pratiques tantriques.
Haïné sut plaider notre cause avec habileté. La demande de la jeune femme nous parut de prime abord démesurée et déraisonnable ; elle n’exigeait pas moins qu’un sauf-conduit signé de la main même du roi nous permettant d’aller et de venir où bon nous semblerait, une escorte de vingt Gurkhas armés de pied en cap, six yacks de bât et deux sherpas ou guides connaissant le Lo aussi intimement que les poches de nos gilets. Nous tremblâmes tous, redoutant le châtiment qui suivrait l’inévitable refus. Or, la voix d’Haïné avait des inflexions melliflues, doucereuses, propres à emberlucoquer tout le monde, et à flatter l’impitoyable tigresse qui régentait cet Etat féodal.
Nos yeux parcoururent l’assistance des notables, de ces fils des Huns couturés de crevasses dont les murmures inintelligibles, les grommellements et les sifflements, ne permettaient pas d’augurer une suite favorable. Les globes oculaires asiates parurent s’exorbiter de surprise, si ce n’était de stupeur devant l’audace d’Haïné, qu’ils considéraient telle une esclave ou une servante de la basse caste.
Elle se prosterna, comme en adoration, aux pieds de la Régente. En cette proskynèse,
digne de celle en usage à Byzance, elle se fit suppliante. Lalit Tripura Sundari ne manifestait nulle émotion, sa face demeurant de marbre, tandis que les intonations du discours d’Haïné – nonobstant notre incompréhension des mots en Népali dont elle usait – eussent pu arracher des larmes aux pierres. Les courtisans continuaient de la scruter, incrédules et interrogateurs, mais aussi avides et impatients que leur suzeraine ordonnât qu’on enfermât cette audacieuse captive à vie dans une boîte à supplice, qu’on la vouât au pilori ou au carcan, ou qu’elle fût mise à mort sur place, sentence arbitraire immédiatement exécutable.
Nous frémîmes à cette perspective suggérée par l’attitude de la suzeraine douairière, sachant que nous partagerions le sort d’Haïné, quoi qu’eût décidé la mère du roi. Les Bouddhas pacifiques brodés, souriants, enguirlandés d’exquises passeroses, de couronnes florales multicolores qui seules marquaient et signalaient l’opulence de cette cour, contrastaient avec l’ambiance angoissée des lieux. Comment donc vivait le peuple népalais ? Il était moins loti que le nôtre, endurant une précarité pis. Le respect de la monarchie s’exerçait-il par conviction ou par terreur ? La populace avait à peine de quoi vivre en ces contrées au climat inhospitalier et à la terre peu productive. Le bétail paraissait la seule richesse du pays. La superstition et la dévotion polythéiste demeuraient les seuls exutoires. Nos vies furent suspendues à la volonté de Lalit Tripura Sundari. Je n’osais consulter ma montre et, malgré la fraîcheur et l’humidité du palais, je vis de la sueur perler au front de von Humboldt, une sueur de peur, alors que les minutes filaient, succédant aux minutes, et qu’un silence de mort s’était abattu sur l’aula, à peine perturbé par le vol désordonné de quelque œstre qui avait l’habitude d’importuner les yacks. Et l’enfant gaufré de soie et de broderies d’or, impassible, attendait que sa mère lui intimât l’ordre de sévir, de châtier Haïné et tous ces chiens étrangers outrecuidants.
Une voix inattendue troubla ce silence ; un stentor, tout au fond de la salle, apostropha la Régente. Tous tournèrent leurs têtes afin d’apercevoir l’intrus. C’était un dignitaire religieux aux inflexions plus puissantes que sa silhouette frêle les laissait supposer, un bonze, moine ou lama, un très précieux tulku tout aussi décharné que Rajiv, drapé avec orgueil dans une robe monacale écarlate effrangée. Nous sûmes qu’il se nommait Tsering Lampa,
et qu’il prétendait être la treizième réincarnation du premier Tsampang Randong. De lui se dégageaient une autorité et un charisme dignes de Caton l’Ancien ou de Scipion l’Africain, et son intransigeance était redoutée à mille lieues. Même la Régente le craignait – n’avait-il pas influencé son époux, Rama Bahadur, l’incitant à abdiquer pour devenir ascète ? Ce vénérable irradiait de colère car il était le maître même d’Haïné, qui l’avait instruite de tous les arts martiaux et avait insufflé en elle ces facultés hallucinantes dont nous avions été les témoins sidérés. Nous ne pouvions évaluer son âge conséquent, peut-être atteignait-il nonante années, peut-être encore que le décompte du calendrier lunaire et les macérations de l’ermite le faisaient apparaître plus âgé qu’il n’était.
De sa voix intense, ainsi que Rajiv nous le traduisit, il convainquit l’autocrate que nous ne représentions aucun danger pour le royaume, que nous étions venus en amis, que nous détestions les Anglais autant qu’elle. Avait-il lu dans nos pensées lorsqu’il affirma que notre présence avait pour objectif d’abattre les prétentions de l’Angleterre grâce à une arme secrète et surnaturelle, à la condition que notre expédition fût épaulée par les guerriers féaux royaux ? Car, dit-il d’un ton rogue, « prétendre abattre l’Anglais par des moyens naturels et conventionnels est chose impossible ; l’Anglais a reçu la protection de démons étrangers à nos croyances, redoutables et inappréhendables par les mortels ; toutefois, affirmer pouvoir l’abattre en recourant à la magie domestiquée, au domptage des tulpas de Langdarma, était bien moins irréaliste qu’il semblât à un esprit sain et rationnel. Mieux valait un royaume indépendant qu’asservi à l’Anglais, quelles que fussent les alliances nouées pour ce faire. » Lors, le bonze ou maître du Petit Véhicule se tut, n’ayant plus rien à ajouter. Son visage prit une expression sereine et il s’assit en tailleur, méditatif.
Lalit Tripura Sundari se laissa promptement fléchir. Ses lèvres émirent des sons imperceptibles à l’adresse de son fils, puis le roi Girvan Yuddha, bouche de sa propre génitrice, répéta intelligiblement toutes les paroles qu’elle venait de lui suggérer. Il nous accordait sa grâce, nous donnait carte blanche, autorisait notre aller-retour jusqu’aux nécropoles troglodytiques du Lo puis jusqu’à l’Inde, que notre quête échouât ou réussît. Il nous promit l’appui indéfectible de la Couronne. En retour, il nous déclara espérer que nos souverains respectifs traiteraient loyalement avec son royaume. D’évidence, il ignorait la commune hostilité germanique à notre récent roi, Humboldt constituant une heureuse exception, car les subtilités de la politique européenne n’étaient pas le fort de cet enfant-monarque.
Il nous signa un sauf-conduit rédigé en caractères mystérieux avec une plume de harfang trempée, disait-on, dans le sang d’un anachorète qui, comme celui de Saint Janvier, était doté de la faculté merveilleuse de liquéfaction temporaire. Il remit même à chacun d’entre nous des amulettes et des talismans protecteurs pouvant - prétendit-il - ensorceler et soumettre les créatures effrayantes gardant les tombeaux tout en conjurant le mauvais sort. Certes, l’enfant-roi nous accorda moins que ce qu’Haïné avait exigé par trop impérieusement : quatre yacks au lieu de six, destinés à transporter équipements de haute montagne, instruments de mesure (notre expédition demeurant autant scientifique que politique), vivres, vêtements chauds, tentes et couvertures de rechange, un seul sherpa et quinze Gurkhas protégés par des brigandines de plaques de métal rembourrées de laine, armés de lances, d’antiques tromblons, fusils à pierre, pétoires et escopettes qui ne feraient pas le poids face aux Gatling
que les cipayes de Cornwallis possédaient tout comme nos armées, bien que les mitrailleuses fussent imprécises. Ayant recouvré une mansuétude qui contrastait avec son habituelle absence de pitié, la Régente en personne nous convia à passer quelques jours au palais, logés, nourris, en tant qu’hôtes de marque à traiter avec les plus grands égards, tandis que les préparatifs de la suite de notre périple se parachèveraient. La nourriture indigène serait fort éloignée des délices de Capoue, mais peu nous importait !
Nous ne pûmes qu’approuver avec force courbettes, soulagés d’avoir échappé à l’ignominie d’un châtiment injuste. Je jurai en mon for intérieur de ne plus jamais m’aventurer en un pays théocratique et arriéré, moi, un fils des Lumières et de la Raison !
A suivre...
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