Maracaibo, en ce mois de mai 1800.
Il était cinq heures du soir. Assoupis par la torpeur tropicale moite, Alexander von Humboldt
et son compagnon de voyage Aimé Bonpland,
naturaliste amateur mais cependant brillant, goûtaient dans un hamac indien à un repos bien mérité. L’exploration du Venezuela et de l’Amazone s’était avérée des plus fructueuses et les bagages des deux voyageurs s’encombraient de spécimens végétaux et animaux recueillis çà et là le long de leur périple, mais Humboldt ignorait le double-jeu de celui que la rumeur présentait comme son amant. Cuvier et Cambacérès connaissaient tous deux Bonpland, l’un pour ses qualités scientifiques, l’autre pour son ambiguïté proche des antiphysiques. Lorsque les deux hommes s’étaient pour la première fois rencontrés à Paris deux années auparavant, Jean-Jacques Régis, dont le flair en la matière demeurait sans concurrence, avait décelé immédiatement le parti que le gouvernement finissant de Louis XVI pourrait tirer d’une telle association savante. Bonpland, en bon informateur, transmettait aux espions français foisonnant dans le milieu colonial tous les renseignements nécessaires à l’exécution du grand dessein royal – doit-on rappeler que la contrée était encore sous dépendance espagnole, donc sous la coupe de la couronne bourbonienne de Charles IV, allié naturel louvoyant et cousin de Louis XVI, qui s’était fait bien plus incertain depuis la prise récente du pouvoir par Buonaparte ? Napoléon voyait en Humboldt
l’homme idoine, le seul à même de diriger l’expédition en l’antique Lo à la recherche de la momie maudite de Langdarma. Les services secrets français feraient chanter le naturaliste prussien s’il en était besoin, le menaceraient de révéler son homosexualité au grand jour. Cette perspective amusait le chancelier honorifique, notre Cambacérès… jamais intimidé pour son orientation.
Comme l’air était chargé d’humidité, la chaleur se faisait torpide, se métamorphosant en insondable touffeur. Les créatures rampantes, volantes et marchantes pullulaient en ce lieu faussement paradisiaque. Sur leur hamac, les deux compères suaient à grosses gouttes, comme fiévreux, tandis que leur somme était sans cesse perturbé par les cabrioles et les éructations des ouakaris chauves à la tête faunesque et rubiconde.
Les feulements du seigneur jaguar
se faisaient entendre à distance ; les colonnes de fourmis Eciton,
qu’un Latreille
s’apprêtait à décrire et à classer, trop affairées, passaient indifférentes sur un sol gorgé de végétaux pourrissants, alors que voletaient les colibris et papillons en quête de nectar d’orchidées. Les senteurs, mi putrides, mi enivrantes, embaumaient la petite clairière. Quelque toucan jacassait ;
les scinques rampaient, leurs écailles échauffées et rubescentes ;
les carabes et de curieux insectes-feuilles,
en as du camouflage, se mouvaient telles des mécaniques aléatoires pourtant parfaitement programmées tout en se confondant avec leur biotope. Les atèles
profitaient de la luxuriance des lianes innombrables pour effectuer leurs démonstrations d’acrobates face à des ouistitis blasés. Toutes ces créatures fientaient d’abondance sans que les serpents corail ou même les humains protestassent. Les mygales velues
édifiaient leurs pièges et leurs nids à fantasmes répulsifs que seuls savaient défier les Indiens emplumés, aux visages peinturlurés bicolores de charbon de bois et de cochenille, aux cous ornés de pectoraux de plumes d’aras qui n’étaient plus là pour se plaindre du dénudement de leur croupion d’après cueillette. Leur bouche était close ; leurs labrets ne s’entrechoquaient point.
Quant aux paresseux et fourmiliers, ils se moquaient de tout. Il était heureux qu’un anaconda ne se mêlât pas à la fête ! Il n’aurait fait qu’une bouchée du couple d’explorateurs après qu’il les eut soigneusement étouffés mutuellement en ses anneaux. Sa pitance aurait été ainsi assurée pour de longs mois.
Ce fut peu après que le soleil eut atteint sa position zénithale, au redoublement de la chaleur qui troublait l’air et le rendait mouvant, vaporeux et oscillant, que plusieurs silhouettes singulières, gainées dans des uniformes ou des costumes sombres inappropriés sous ces latitudes, coiffées de ces chapeaux plats rappelant les lanciers mexicains,
s’approchèrent et se dressèrent, autoritaires et péremptoires, face aux hamacs des deux naturalistes. Celui qui paraissait le chef, le jefe, appréhenda en ces termes Alexander von Humboldt, dont il possédait le signalement :
« Herr baron von Humboldt ? Veuillez nous suivre je vous prie, sans opposer de résistance. Ordre du Roy d’Espagne ! »
Il avait prononcé cela en un allemand approximatif, avec un atroce accent castillan.
Von Humboldt ignorera longtemps le rôle déterminant qu’avait joué son compagnon Bonpland dans cette interpellation, acte de traîtrise et de soumission à Napoléon le Grand s’il en fut. Insoupçonnable, Bonpland contribuerait de manière considérable à l’essor des sciences naturelles, tout autant que la dynastie des Jussieu, et cela, seul, importait à la postérité.
Un énorme sergent secondait le jefe ainsi qu’en témoignaient les trois chevrons cousus à chacun de ses bras et les épaulettes proéminentes en forme de demi-lune. Ce colosse ventripotent, auquel une ceinture de tissu écarlate essayait vaille que vaille de contenir l’estomac impressionnant qui le précédait, arborait un air jovial, une expression béate, un regard malicieux, par-dessus les bajoues rebelles au coupe-chou, piquantes d’un poil noir bien dru, et la moustache charbonneuse fournie, quasiment auvergnate. Il se nommait Calvin, patronyme plus protestant que castillan.[1] Le jefe ou capitaine, aux épaulettes tarabiscotées surchargées de fourragères d’un blanc argenté, se montra fort obséquieux en renouvelant son invite. Il fit comprendre au savant Prussien qu’outre le Roy Charles IV,
la France souhaitait ardemment qu’il se mît à son service pour conduire une expédition dont il ne pouvait fournir présentement les détails, secret et sécurité des deux couronnes obligent.
Ce fut à regret, en soupirant, qu’Humboldt accepta de se soumettre à la volonté des souverains Bourbon et Bonaparte, se levant de son hamac tout en adressant un ultime regard à son ami et aux rives miroitantes du lac de Maracaibo au-delà duquel se dressait la ville coloniale, autrefois prospère grâce à la flibuste et aux frères de la côte. Cet au-revoir muet parut s’adresser aussi aux plantes luxuriantes et aux animaux éblouissants qui peuplaient la contrée. Après tout, notre naturaliste comprit que Paris l’attendait, avec sa société, son monde, avant que l’appel de l’aventure pour une destination encore inconnue ne vînt occuper ses prochaines années. Bonpland se chargerait de transmettre les malles de spécimens à Berlin. Toutes choses égales par ailleurs, Charles IV avait agi par pur opportunisme, et son ralliement de façade à Napoléon, destiné avant tout à calmer le différend autour de la Louisiane, ne serait que temporaire. Il attendait un messager de Londres, qui lui apporterait des lettres cryptées rédigées par le comte de Provence en personne. La guerre internationale allait reprendre grâce au prince-régent, et l’insurrection des provinces françaises était imminente. S’il avait su qu’il venait de commettre une erreur aux conséquences incalculables en « livrant » à la légère le scientifique berlinois au nouveau pouvoir français !
A suivre...
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[1] Je n’ai pas pu m’empêcher de rédiger cet hommage- clin d’œil à l’acteur américain Henry Calvin, le célèbre sergent Garcia de la série Zorro, qui, à mon sens, volait parfois la vedette au comédien titre, Guy Williams.
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