Chapitre 9.
Récit de Georges Cuvier, première partie.
Notre brick, La Belle Boudeuse, accosta au port de Bombay le 1er février de l’an de grâce 1801. C’était là un aboutissement, un terme aux préparatifs hasardeux de notre expédition, qui de fait, débutait à peine, en un contexte constitué de périls innombrables. Nous étions désormais en guerre, intérieure et extérieure. Le climat belliciste nous avait contraints à arborer un pavillon neutre, d’autant plus que nous savions la Compagnie des Indes anglaises administrée par deux ennemis inflexibles du Royaume de France : Lord Cornwallis
et son second le marquis de Wellesley.
A leur décharge, ils avaient fort à faire en l’écheveau indien où les jeux d’alliances complexes entre Etats et potentats locaux s’invitaient au milieu des luttes de souveraineté et de la rivalité franco-anglaise qui se prolongeait depuis Dupleix,
Lally-Tollendal et Robert Clive. Tout cela avait un effet pernicieux, engendrant pour le malheur des populations, des conflits inexpiables et des crimes innombrables.
Lord Cornwallis était parvenu depuis quatorze années à se maintenir en sa fonction contre vents et marées, acceptant cependant que le marquis de Wellesley conservât l’administration du Bengale et fît siéger son gouvernement à Calcutta. Croisant le fer avec la Compagnie des Indes, Lord Cornwallis avait obtenu que Bombay
fût promue capitale du négoce mais aussi capitale militaire, parallèlement à Calcutta, qui jouissait de la qualité de capitale administrative du gouvernorat, en vue de conquêtes futures à notre détriment. Il avait constitué une armée redoutable, certes commandée par des cadres britanniques, mais formée d’une multitude de soldats indigènes qu’on nommait les cipayes. Bien qu’ils fussent encadrés par des sous-officiers anglais, leur cruauté était proverbiale. En majorité de confession mahométane, les Hindous les haïssaient tout en les craignant. En cet an de grâce 1801, âgé de soixante-trois années, Lord Cornwallis avait perdu de sa superbe du temps de sa lutte vaine contre les Insurgents américains. Vaincu à Yorktown, ce désormais podagre goutteux qui ne se faisait plus transporter qu’en chaise par des esclaves intouchables, désirait se venger de la France.
Le Kriegsspiel s’avérait fort dangereux, avec sa diplomatie secrète, ses retournements d’alliances spectaculaires et autres usages d’armes inédites et destructrices, comme si les Indes eussent constitué un terrain d’expérimentation pour Bellone et pour Mars. Les princes vassaux indiens, du moins ceux qui essayaient de s’émanciper ou qui défendaient farouchement leur sultanat ou leur principauté, usaient tour à tour de la force et de la ruse, de la cautèle et de la barbarie, passant d’un camp à l’autre. Tout l’Ouest des Indes était en proie à ces tribulations. Ainsi, au Penjab, Ranjît Singh,
ancien gouverneur de Lahore sous la coupe des Afghans, avait proclamé son autonomie après un coup d’Etat fomenté avec l’aide secrète de nos agents. Il s’était proclamé maharadjah, soumettant les Sikhs à son autorité, et préparait une expédition armée contre Amritsar, un des derniers vestiges de l’ancienne domination moghole. A terme, les Sikhs présenteraient une menace non négligeable pour Albion.
Plus au sud, la confédération marathe louvoyait selon ses intérêts économiques et politiques, selon le niveau du négoce, les effets du blocus et du marasme outre-Manche, tantôt avec nous, tantôt avec l’Anglais qui cependant achevait de soumettre le Gujarat, à l’ouest. C’est Tipû Sahib,
valeureux sultan de Mysore, qui venait de donner le plus de fil à retordre aux cipayes de Lord Cornwallis : il avait fallu pas moins de quatre conflits pour le vaincre. Longtemps notre allié, tant que Louis XVI demeurait le roi légitime, Tipû Sahib avait amplement profité de nos armes secrètes, organisant une armée à l’européenne équipée de colts, de carabines et de Gatling. Surtout, il avait constitué des régiments d’artillerie avec des canons chargés par la culasse et des ribaudequins lanceurs de fusées au fulmicoton, qui avaient semé la désolation parmi ses ennemis. Or, lorsque Napoléon s’empara du trône, sultan Tipû rompit notre alliance, et offrit ses services à l’Angleterre. Mal lui en prit : Lord Cornwallis, faisant fi de la démarche sincère de ce souverain, en profita pour déclencher une ultime guerre qui s’acheva par la conquête sanglante de Srirangapatna,
capitale du sultanat, grâce à une coalition constituée avec le Nizâm d’Hyderabad qui prodigua aux Anglais une supériorité numérique certaine. On prétend que Sultan Tipû trouva au cours du siège une mort glorieuse les armes à la main, mais d’autres sources affirment qu’il se suicida à l’antique en apprenant que Lord Cornwallis souhaitait qu’on le suppliciât, ainsi que Jules César le fit contre le roi des Arvernes.
Nous dûmes nous montrer prudents et sans cesse sur nos gardes, dès le pied posé à terre. Certes, un Prussien commandait notre expédition, mais à l’exception de notre montagnard, monsieur Jacques Balmat,
sujet du duché de Savoie et illustre vainqueur du Mont-Blanc, nous étions tous français, qu’il se fût agi de moi-même, de monsieur Laplace, astronome, de monsieur Fourier,
mathématicien, de monsieur Girodet-Trioson,
peintre, dessinateur et graveur, et de monsieur Corvisart,
médecin. Certes, je suis natif de la principauté de Montbéliard, mais Louis XVI, au cours des guerres de ces dix dernières années, a procédé à l’annexion de ma contrée.
Bien que nous souffrissions tous de la chaleur excessive commune aux Indes orientales, nous dûmes, sans trêve, nous enquérir des moyens de poursuivre notre périple jusqu’au Népal sans que les autorités locales nous missent en difficulté. Nos passeports étaient en règle, et la valeur universelle de la science, qui se veut sans frontières, devait en théorie faciliter nos pérégrinations. Nous savions les rois du Népal ennemis des Anglais et protégés par leur propre force armée, les Gurkhas,
desquels nous devions solliciter une aide impérative s’il venait à Lord Cornwallis la fantaisie de nous poursuivre jusqu’à l’Himalaya.
Notre itinéraire prévoyait que nous nous aventurerions en une traversée du Rajputana jusqu’à la plaine Indo-Gangétique. De là, nous gagnerions les contreforts himalayens et nous nous introduirions au royaume de Népal au nord duquel se localisait notre destination finale : l’antique Lo qui recelait, selon les informations fournies par le comte di Fabbrini, le sépulcre inviolé de l’Empereur maudit Langdarma.
Nous dispositions de renseignements d’importance au sujet de la monarchie népalaise, à savoir que ledit royaume connaissait une régence parce que le roi Girvan Yuddha
n’était âgé que de trois ans à son avènement. Sa mère, Lalit Tripura Sundari, dirigeait l’Etat avec poigne depuis que Rama Bahadur, père de Girvan Yuddha, avait brusquement décidé d’abdiquer il y avait deux années de cela, afin de s’adonner à l’ascèse. Nous n’étions pas sans savoir que le Népal était un état bien récent, unifié seulement depuis l’an de grâce 1768.
Cette monarchie avait deux adversaires : le céleste Empire de Jiaqing
et l’Angleterre. La Régente redoutait par-dessus tout que les Anglais ne profitassent de la minorité du prince pour lancer une guerre de conquête. Je ne voyais pas en quoi quelques monts enneigés, aussi érigés qu’ils fussent, pouvaient susciter la convoitise de nos ennemis héréditaires. Le Lo demeurait notre destination ultime avec sa capitale Lo Mantang.
La province recelait une multitude de tombeaux troglodytiques, qui se comptaient par myriades ou légions au point qu’il fallait s’interroger sur la probabilité d’y bien découvrir le sépulcre de Langdarma en cette nécropole creusée à même les flancs des montagnes. Nos chances de réussite me paraissaient infimes. La langue de la contrée était le thibétain, et nul parmi nous ne le parlait ; il eût fallu pour cela recruter un interprète, et nous espérions qu’en sa mansuétude, non seulement la reine Lalit Tripura Sundari nous fournirait l’appui militaire indispensable de ses Gurkhas fidèles, mais en sus, le guide ou sherpa pratiquant les idiomes de ces lieux.
Jacques Balmat se réjouissait à la possibilité d’engager un guide ou sherpa du cru qui apporterait sa connaissance du terrain en plus de la maîtrise technique de l’ascension en haute montagne ; il craignait cependant que nous, les savants et artistes inexpérimentés, souffrissions du mal de l’altitude car les géographes avaient déterminé que cette chaîne himalayenne méritait le qualificatif de toit du monde bien que nul Européen ne se fût aventuré là-bas pour mesurer la hauteur de chaque mont ou pic. Le nom même de ces montagnes impressionnantes signifiait pour les indigènes demeure des neiges, qualificatif qui ne manquait pas de poésie. Cela suscitait le plus haut intérêt en ma personne férue de géologie, mais aussi la crainte face à la majesté de ces monts considérables par leur masse et leur élévation. C’était comme s’ils eussent été des divinités, des déités qu’il fallait honorer et satisfaire sous peine qu’elles nous punissent de notre audace et de notre orgueil. Nous serions les premiers à braver ce domaine des dieux, si j’en croyais le comte di Fabbrini qui nous avait fourni de mystérieuses cartes topographiques dont nous ignorions la provenance, cartes qui répertoriaient les différents monts de la chaîne en les dénommant en des termes qu’aucun géographe contemporain ne connaissait. Bien que nous eussions appris de notre Italien que les Anglais projetaient une vaste entreprise d’arpentage, de triangulation et de cartographie des Indes orientales, en mesurant notamment toutes ces cimes enneigées à l’aide d’instruments scientifiques nommés théodolites, nous savions posséder une longueur d’avance sur Albion, cela grâce à l’éminence grise de Napoléon et à ses connaissances anticipatrices qui réjouissaient toutes nos sociétés savantes. Quelques jours avant que nous embarquions, le comte di Fabbrini avait osé nous dire :
« Certains des géologues, arpenteurs et explorateurs qui ont légué leur nom à ces montagnes sont encore des enfants alors que d’autres ne sont point encore nés. » Cela renforça mes soupçons : notre Italien serait né…dans l’avenir.[1]
J’avais pris soin d’emporter une copie de mes recherches sur le livre de Burnet et ses sphères colorées énigmatiques, confrontées à celles des Thibétains, ces habitants d’un pays hostile, fermé aux étrangers. Monsieur Girodet-Trioson se chargerait d’élaborer, de créer, selon son génie propre, des carnets de voyage aquarellés qui, assemblés, contribueraient à l’édification du peuple en plus de l’instruction des sociétés savantes, en une Description des Indes et de leurs montagnes. Les marchands d’estampes, les graveurs et les aquafortistes sauraient tirer profit de tout cela pour le vulgaire. Nous allions tous contribuer à l’avancée de la Connaissance et au Progrès, désormais devenu la doctrine officielle du royaume de France sous la férule du comte di Fabbrini. Nous l’entendions souvent discourir au sujet d’un certain Saint-Simon, un parent du fameux duc pour nous inconnu, et de ses disciples passionnés par les machines à vapeur et l’industrie.
A suivre...
[1] Georges Cuvier ne croit pas si bien dire : rappelons que Galeazzo di Fabbrini vient de l’année 1867 et les cartes qu’il a fournies ont été élaborées grâce aux missions d’arpentage anglaises de la première moitié du XIXe siècle, à compter de 1802 puis de 1806. Ainsi, le nom « Mont Everest » (le jomo lang ma pour les Tibétains) ne fut internationalement attribué qu’en 1865, en hommage à un de ces grands arpenteurs des Indes orientales et de l’Himalaya, Sir George Everest (1790-1866), deux ans avant que Galeazzo ne fût projeté dans le passé, en 1782, grâce au translateur temporel prêté par la Mort, Johann van der Zelden (cf. Le nouvel Envol de l’Aigle). Dans sa phrase, Galeazzo fait autant allusion à George Everest, arpenteur général des Indes orientales, âgé de onze ans en 1801, qu’à son successeur Andrew Scott Waugh (1810-1878), le premier à avoir effectivement étudié et mesuré l’Everest en 1852 avant qu’il soit baptisé officiellement par les Occidentaux.
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