Madame Royale et ses sauveurs avaient rejoint la résidence de Kensington,
château notable dans lequel, près d’un siècle auparavant la reine Anne Stuart avait entretenu une relation ambigüe avec la duchesse de Marlborough.
Son absence, les périls qu’elle avait dû affronter, avaient marqué et altéré à jamais la santé de ses géniteurs et de son frère le Dauphin de France. Aussi, ce fut avec affliction et désolation qu’elle retrouva père et mère. Les aîtres, moins sinistres qu’Hampton Court, Saint-James
et les ruines de Whitehall, ne suffirent pas à adoucir la vision pitoyable s’offrant à la jeune femme.
Malgré le luxe anglais du cadre de vie – presque outrageant lorsqu’on se référait aux conditions d’existence du commun -, malgré les dorures, les crémones, les boiseries, les consoles et toute l’ostentation royale de ce palais où mourut Guillaume III,
une impression léthargique et mortifère émanait de l’agrégat familial réfugié en ces ors et lambris. C’était comme si l’impuissance et la stérilité avaient tour à tour frappé les Bourbon en leur cœur, à l’exception de Madame Royale qui seule envers et contre tous, conservait intacte sa pugnacité.
Louis XVI
était devenu plus podagre encore que son cadet Provence ; découragé, il s’était abandonné aux seuls plaisirs de la table, à la gourmandise corruptrice et insatiable. Il ressemblait désormais – comment dirais-je ? – à quelque amas amorphe de gelée ou de suif qu’on eût revêtu d’un habit de cour à la française, tas ou monticule graisseux ceint du cordon azur du Saint-Esprit et surmonté de la perruque à doubles rouleaux. Cette métamorphose survenue en à peine quelques mois effraya Marie-Thérèse de France. Trop longtemps absente, toute à ses conspirations, à ses villégiatures aventureuses incessantes, elle avait par trop négligé son père royal. Réfrénant sa gêne, elle ne put que rosir, juste assez pour que Louis XVI, occupé à plonger une petite cuiller dans une sorte de pâtisserie glacée s’apparentant à un pudding, remarquât ce ténu empourprement. Le roi hocha la tête et sa bouche maculée de particules sucrées émit un simple son, un i bien bref. Tel un banqueteur romain obèse, il ne s’exprimait plus que par cette seule voyelle, cet i antique, afin d’assouvir sa faim inextinguible et morbide, comme s’il réclamait que des esclaves lui servissent, tandis qu’il soupait couché, quelque pâté d’anguilles fortement épicé, macéré dans ce condiment corsé que les anciens nommaient garum.
Louis XVI était à la semblance d’un poussah gavé, tumescent, triste baudruche près de l’éclatement, de la congestion ou de l’apoplexie d’origine gastrique. La valetaille s’agrégeait autour de lui, en un va-et-vient de transport de plats dégorgeant une nourriture trop calorique, plats vidés avec célérité par le monarque affamé frappé de boulimie suicidaire.
Le Dauphin,
frère cadet de Mousseline, ne valait guère mieux, quoiqu’il fût tout le contraire de son père. Aussi proche que le regard de la princesse portât, il s’attardait aux menus détails soulignant l’atrocité poignante du spectacle familial dont elle prenait peu à peu connaissance. Louis-Charles apparaissait fort peu humain, à moins qu’un Descartes ou un La Mettrie l’eût remplacé par quelque androïde hybride dont cependant subsistaient des éléments organiques, automate auquel on avait ajouté des lames de fer l’enserrant çà et là, lames qui constituaient une sorte de cage, de prison métallique, de corset ankylosant l’adolescent. Malgré ce carcan palliant ses carences osseuses, Louis-Charles se savait condamné par le même mal qui autrefois avait emporté et le frère aîné de son père, Louis de France, trépassé en 1761 avant même ses dix ans révolus, et le premier Dauphin qu’il connut à peine, Louis-Joseph Xavier, mort à sept ans passés au château de Meudon le 4 juin 1789, dans un tout autre contexte politique que celui de la chronoligne originelle. C’était un mal atavique, héréditaire, peut-être génétique, une tuberculose qui cariait et gangrenait la colonne vertébrale, mal de Pott imposant cette armure de fer orthopédique invraisemblable jusqu’à cette cervelière digne de l’Inquisition espagnole qui coiffait la tête et, à force d’entraver la boîte crânienne et les méninges, débilitait l’intelligence de celui qui l’arborait. Louis-Charles adressait à sa sœur aînée des coups d’œil atones, indifférents, emplis d’hébétude, comme si elle eût été pour lui une étrangère, alors qu’il jouait machinalement, en sa prison autistique, avec un zograscope,
manipulant sans trêve lentilles et miroir, toujours avec les mêmes gestes mécaniques stéréotypés des mains qui émergeaient, délicates et translucides, de manchettes de dentelles de Malines. Ses bras eux-mêmes, par-dessus les manches de l’habit bleu de smalt qu’il portait, apparaissaient doublés de tiges articulées. Car c’était un authentique exosquelette qui emprisonnait Louis-Charles. Sans lui, il se fût brisé à l’instant, affaissé comme un mollusque.
La reine Marie-Antoinette se trouvait aussi là ; elle fut la seule à se précipiter vers sa fille, quittant son fauteuil, émue jusqu’aux larmes, « toute échevelée de blanc mais toutefois sans poudre », eût pu écrire Chateaubriand.
Une fragrance fade frappa les narines de Marie-Thérèse de France, une exhalaison apparentée au sang des pertes périodiques. Cela faisait bien longtemps que Marie-Antoinette devait changer de chemise trois fois par jour, chemise empoicrée d’hémoglobine, liquide vital qui s’épanchait du squirre dont elle souffrait à l’utérus. Elle était atteinte du même mal intime qui avait emporté la duchesse de Polignac
quelques années plus tôt et se lamentait sur ses appas flétris et son odeur fétide. Le lustre de ses robes, à l’ancienne mode, ne pouvait compenser l’horreur que suscitait son port de tête, autrefois tant vanté comme un port de reine. C’était un chef d’albâtre, d’un incarnat plus blême et ivoirin que le blanc de céruse ou d’Espagne, qui couronnait un corps voué à une perte prochaine. Marie-Antoinette paraissait plus éthérée et exsangue qu’un vampire et la décoloration de son front, de ses joues, de ses pommettes, s’apparentait à une chlorose létale. Elle crut bon de solliciter un peu de poudre sur ses joues amaigries, comme si elle n’eût pas été assez blême.
Madame Royale avait le devoir de présenter ses sauveurs à ses parents, sans nulle exception, sans exclusion aucune. C’était-à-dire que Félicitée Flavie faisait partie du lot, quelles qu’eussent pu être les médisances et clabaudages courant à son sujet, ces accusations de saphisme colportées par les pamphlets napoléonides gorgés d’obscénités. Félicitée Flavie se courba face à sa souveraine, vêtue fort convenablement pour une fois.
Marie-Antoinette eut une brève hésitation tant elle redoutait que la réputation sulfureuse de celle qu’elle considérait comme une simple suivante de sa fille ne fût ni usurpée, ni infondée. Elle avait souvenance des ragots et libelles, de cour ou d’ailleurs, qui l’avaient souillée d’opprobre et rendue impopulaire auprès du peuple, surtout lorsqu’avait failli éclater la fâcheuse affaire du collier en esclavage. Cependant, le comte di Fabbrini, comme doté d’un sens prémonitoire inné (et pour cause, dirions-nous), avait pu tuer le scandale dans l’œuf en faisant procéder à l’arrestation préventive des « machineurs » de toute espèce, dont cette aventurière, Jeanne de Valois-Saint-Rémy, comtesse de La Motte, que le roi avait fait exiler en Guyane où des fièvres contagieuses l’avaient terrassée en 1791.
Ce fut Madame Elisabeth,
sœur du roi, qui convainquit Marie-Antoinette des qualités de Félicitée Flavie. Elle lui murmura à l’oreille ce qu’elle avait à dire au sujet du courage insoupçonné des femmes ; il fallait donc que tous ici présents en tinssent compte. Le mérite et la bravoure de la jeune femme étaient tels que, par exception, Sa Majesté la reine de France, convertie par les propos de sa belle-sœur, proposa à son époux d’accorder la croix de Saint-Louis à la favorite. Louis XVI, sortant de sa torpeur digestive, y consentit. Un i, un claquement de mains et les domestiques s’allèrent apporter la décoration sur un coussin de velours fleurdelisé.
La cérémonie fut brève, quasi hétérodoxe, sans guère de pompe et de faste. Ainsi armait-on parfois chevaliers en plein champ de bataille parsemé de cadavres frais des hommes de basse extraction lorsque leur vaillance avait eu l’heur de plaire à leur suzerain. Félicitée Flavie s’empourpra devant tant d’honneurs. Maël de Kermor et Georges Cadoudal reçurent à leur tour la juste distinction.
Face à ce théâtre d’ombres, Madame Royale éprouvait quelque malaise. La pantomime à laquelle elle assistait en spectatrice contrainte commençait à l’irriter. Pour tout dire, ce qui offusquait Mousseline, en ce cérémoniel certes restreint, dépourvu de la pompe et du faste outranciers auxquels on l’avait accoutumée depuis son plus jeune âge, bien que tout eût été dans l’ensemble assez révérencieux, c’était l’omission impardonnable de la récompense posthume légitimement due au courage et au sacrifice de Guillaume Le Louarn. Elle espéra que sa veuve ne serait pas oubliée et recevrait l’indispensable pension nécessaire à assurer le quotidien de ses six enfants. Madame Royale aperçut lors avec effroi le buste de cire de profil de Benoist,
juché sur une console, effigie de Louis XIV âgé droit importée de Versailles, sauvée de l’abandon napoléonien, figure sévère, au pli amer de la bouche, qui paraissait réprouver ses pensées profondes et critiques. Elle se souvenait que sa mère avait souhaité que Curtius en modelât une semblable pour chaque membre de la famille royale, jusqu’à ce fat d’Angoulême qu’on voulait lui imposer en sa couche. Marie-Thérèse de France tressaillit à l’évocation d’une nuit de noces périlleuse, elle allongée, vêtue de sa seule chemise virginale, haletant d’angoisse à l’idée de la défloration, du drap taché, lui tout en maladresse et en stupidité, essayant en vain d’accomplir le devoir conjugal au prix d’une consanguinité évidente d’où peut-être résulterait à terme un fœtus monstrueux, inique, boursouflé de graisse et d’humeurs, dégénéré en un mot, et qui certainement ne vivrait pas.
Madame Royale dut subir le ballet, le défilé des congratulations de toutes les marionnettes courtisanesques ayant rejoint Kensington, ces Blacas, ces d’André, ces d’Antraigues, ces Barthélemy, conspirateurs notoires et médiocres qu’elle jugeait responsables de la mort tragique de Guillaume. Lorsque la princesse de Lamballe approcha d’elle, un vertige la prit. La Dame, plus âgée que sa mère, affichait son crépit dégradé rappelant quelque momie de cire blonde, translucide, semée de vieilles mouches par-dessus la farine du visage. Mousseline souffrit d’une hallucination abominable : voilà qu’après Napoléon et son éminence grise, l’irréalité d’un monde parallèle venait interférer en ses méninges et les parasiter. Sur le pavé de la cour d’une obscure prison médiévale, le cadavre nu et blanc de la princesse gisait, éventré, éviscéré, étêté même. Outragée et dépecée, Madame de Lamballe
avait payé aux furies le prix de ses mœurs supposées, du moins c’est ce que prétendaient les torchons véhiculés depuis la Hollande ou la Suisse. Un cap blondin et blême, au col tranché ruisselant encore du sang de la décapitation, des restes de muscles et de veines pantelants et dégouttant de fluide écarlate détrempant le bois de la pique à la pointe de laquelle il était fiché, était promené dans les venelles sous les huées et les chants tonitruants d’ivrognes et d’ivrognesses, de bougres et de bougresses crasseux qui exhalaient d’effroyables senteurs vomitives. Les vociférations de la multitude besogneuse, haillonneuse et avinée s’épandirent dans tout le vieux Paris. Cette tête morte, grimaçante et hébétée, aux yeux écarquillés par la surprise du supplice, brandie tel un trophée de vénerie macabre, escortée par une procession hérésiarque iconoclaste comme l’eussent été des dépouilles opimes et sacrales déchues et blasphémées ou une relique dévaluée, subissait d’ultimes outrages en étant sans trêve bombardée et aspergée de jets d’ordures, de crachats, de rogatons, de fruits et légumes pourris, de rats crevés, d’excréments divers pestilentiels déversés de vases de nuit, jusqu’aux fenêtres de l’antique Temple voué par Napoléon à la démolition sans que ses policiers se résolussent encore à l’abandon de ce bâti insane. Le regard de Son Altesse devint, à son horreur, celui du chef coupé lui-même, qui, telle une caméra subjective de l’avenir, se concentra sur les vitres d’une de ces fenêtres où fut aperçue… mais Mousseline ne put en voir davantage ; elle vacilla et manqua choir, chute rattrapée de justesse par Félicitée Flavie.
Lors, notre princesse rongea son frein durant plusieurs semaines. Pâques passa ; l’Ascension approchait. Cadoudal et Kermor étaient repartis sur le continent, en mission secrète au Poitou ou au pays de Retz ; cependant, on demeurait sans nouvelles, et les insurrections tant attendues tardaient à éclater. Madame Royale piaffait d’impatience en ce microcosme d’une petite cour loyaliste en exil et elle devait subir les leçons de morale du comte de Provence et du comte d’Artois, passés tous deux à travers les mailles du blocus napoléonide. Elle s’exaltait à la moindre rumeur, brûlant de rembarquer en France afin de tailler des croupières au Buonaparte qui fourbissait ses armes. Elle perfectionnait son anglais, lisant les journaux mais négligeant les faits divers – cet assassinat mystérieux du confesseur de son père à Whitechapel ou encore cet ingénieur en machines à vapeur retrouvé noyé dans une cuve emplie de whisky écossais. Elle apprit que les bourgs s’agitaient, notamment dans le nord-ouest ; des bris de machines à tisser étaient signalés çà et là, des accès de violence ouvrière que son entourage négligea comme autant d’avertissements dépourvus de conséquences. D’Antraigues, en qualité de pur espion, eût pu se renseigner, apprendre que Talleyrand avait rendu visite au chevalier d’Eon déchu, ou s’enquérir de la présence à Londres d’un dandy français ressemblant trait pour trait à Stanislas Fréron. Il n’en fit rien. Quant à Marie-Antoinette, elle s’angoissait, tout en supportant avec stoïcisme les souffrances fulgurantes qu’occasionnait le squirre utérin la flétrissant.
Quelques incidents méritèrent cependant qu’on les relevât quoiqu’ils figurassent parmi une foultitude de non-événements. Félicitée Flavie aimait souventes fois à chanter. Elle bénéficiait de l’exquisité d’un accompagnement au pianoforte, grâce au doigté dextre de l’ancienne gouvernante des Enfants de France Louise-Élisabeth de Croÿ de Tourzel.
En cette fin d’après-midi d’avril, elle chanta quelque ariette médiocre d’une voix grêle, juvénile, ambiguë, un morceau de peu de valeur musicale, bluette alimentaire composée par Gossec
sur un texte de Florian empli de mièvrerie. La favorite de Mousseline osa enchaîner avec un autre air de Monsigny, sur un texte emphatique de l’abbé Delille. Sa blanche gorge palpitait aux paroles d’une bergerie mythologique. Marie-Antoinette ne l’apprécia point ; elle connaissait par le comte de Provence les goûts littéraires de Napoléon. Or, Buonaparte aimait Delille
et avait préservé son fauteuil à l’Académie pourtant épurée par ses soins, Académie à laquelle il avait imposé la présence de son frère Lucien comme secrétaire perpétuel, en une soumission et une surveillance réciproques : Lucien avait la mainmise politique sur les académiciens et son aîné royal l’empêchait de lui nuire à cause de son ambition. Pour l’heure diplomate, Lucien n’avait cependant guère le temps de s’occuper des prétendus « immortels ». Napoléon lui fit miroiter l’établissement d’une monarchie constitutionnelle et l’instauration d’une chambre haute qu’il présiderait, chambre destinée à domestiquer les opposants qui, comme Benjamin Constant ou Cabanis, y seraient cooptés. Cette chambre, encore sans nom (Sénat, Tribunat ?) disputerait des lois royales tout en étant dépourvue du droit de les voter. Appâté, Lucien revint promptement d’outre-Atlantique où son ambassade ne l’intéressait plus. C’était lors la fin des anciens parlements qui s’amorçait.
Adonc, Félicitée Flavie émit une fausse note malencontreuse, suivie d’un enrouement de la voix. Elle eut la velléité de reprendre mais, énervée, la reine la fit taire, retrouvant sa majesté impérieuse. « Baste ! coupa-t-elle en criant presque. Ces notes écorchent mes oreilles. »
Marie-Antoinette s’était exprimée éloquemment, si éloquemment que Félicitée Flavie ne put qu’obéir à l’injonction majestative. Cependant, Madame Royale aurait employé le verbe « étrillent » en lieu et place d’« écorchent » Ce fut pourquoi, toute pourprine comme une soubrette chassée par son amant de passage, la toute jeune femme s’alla sangloter sur les genoux de sa maîtresse, scène puérile lorsqu’on connaissait la bravoure sauvage dont elle pouvait faire preuve en combattant les ennemis des Bourbons.
Un second incident se produisit durant l’office du dimanche suivant Pâques, soit le 20 avril 1800, si l’on se conformait au calendrier grégorien. La famille royale ne craignait pas d’afficher son papisme en contrée anglicane, ce qui occasionnait des critiques supplémentaires à l’encontre du régent George dont certains whigs redoutaient qu’il imitât les jacobites, alliés traditionnels des rois de France. Cet office, strictement privé, se déroula en une chapelle annexe au château de Kensington. Lorsque le prêtre approcha le Corpus Christi de la bouche de Félicitée Flavie, celle-ci le goba sans façon puis fut prise d’un spasme et d’une nausée soudaine, à la manière des parpaillots cachés. Elle avait la manie d’avaler l’hostie tout entière, d’un seul coup, d’une bouchée, sans la mâcher, au risque de l’étouffement. La reine la regarda comme une vieille femme typhique.
A suivre...
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