dimanche 28 avril 2019

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 2 4e partie.


Labyrinthe salpêtré et lépreux. Circonvallations de forteresse médiévale noircie, obscurcie par les siècles et les nouvelles fumées d’usine. Dédales de couloirs aux murs suintants, moussus. Escaliers dérobés, colimaçons sans fin, mal éclairés. Pièges des basses-fosses, des in-pace, des oubliettes. Peuple des rats souverains en ces lieux immémoriaux héritiers du despotisme royal : tels étaient les points communs du Grand Châtelet
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 et de la Bastille,
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 que Napoléon conservait pour l’instant en l’état, dans l’attente de la consolidation de sa puissance, qui lui permettrait de redessiner Paris à sa guise, d’y marquer son empreinte dynastique.

Maria-Elisa di Fabbrini était douée. A seulement vingt-deux ans, elle se trouvait titulaire du nouveau grade d’inspecteur de police de seconde classe, grade nouvellement créé lors de la toute récente réforme de l’Intérieur, car entrée dans les grâces de Joseph Fouché,
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 qui l’avait recommandée au nouveau roi. L’on murmurait en haut lieu que l’ancien professeur, clerc tonsuré chez les oratoriens, avait été son amant. D’une stature élevée pour une femme de cette époque, elle arborait une chevelure anthracite qui contrastait avec son incarnat laiteux et ses yeux bleus. Petit défaut commun aux di Fabbrini : ses hanches un peu larges. Sa réputation était aussi redoutée que celle de la peste. Danton, ministre de la justice, garde des sceaux, coiffait les pratiques et méthodes douteuses du Châtelet auxquelles les commissaires soumettaient les prévenus : sur l’instigation de Fouché, la question, abolie sous Louis XVI, avait été rétablie, ce qui constituait un grand bond en arrière. En bonne subordonnée, Maria-Elisa di Fabbrini se montrait une exécutante efficace, adhérant sans faille aux directives de Fouché et Danton. Cependant, son ambition empêchait qu’elle demeurât longtemps une fonctionnaire de police subalterne. Il lui fallait conquérir des galons, briller en une affaire exceptionnelle.

Depuis l’automne 1799, les conjurations déjouées ne manquaient pas. Il y avait eu la destitution du duc d’Orléans,
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 son procès retentissant, expéditif. L’exécution du prince à Vincennes, le 15 décembre dernier, avait donné lieu à un acte d’héroïsme tardif, surprenant et ultime : Philippe avait lui-même commandé le feu, refusant qu’on lui bandât les yeux. Danton s’était montré ingrat : Philippe l’avait fait ministre mais, voulant conserver sa place, Georges-Jacques l’avait abandonné. Corruption et spéculation l’intéressaient davantage ; la politique représentait pour lui une opportunité des profits. Jamais un corrompu ne recevrait douze balles dans la peau…

Car, à quelques exceptions, Napoléon préférait les balles de fusil à la guillotine, pourtant bien au point. Il réservait celle-ci en priorité aux droits communs, et aux loyalistes Bourbons. Les monarchistes avancés ralliés, qui avaient retourné leur veste à la chute brutale de Philippe, s’étaient tus, et les audacieux – ils constituaient l’exception – ouverts aux idées nouvelles, qui répugnaient à un retour à l’absolutisme pur et dur, avaient essayé d’agir en sous-main. Un triumvirat autour d’Alexandre de Lameth, d’Adrien Duport (qui, en cette chronoligne, n’avait pas encore succombé à la tuberculose) et d’Antoine Barnave
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 avait mené des tractations secrètes avec les Etats-Unis, espérant les rallier contre le Buonaparte et provoquer un conflit. Le gouvernement de Washington (capitale en chantier où Thomas Jefferson
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 avait directement succédé au fondateur de l’Amérique) aurait ramassé le pactole en reprenant les colonies espagnoles tombées dans l’escarcelle française. Joseph, ambassadeur, avait eu vent du complot, l’avait déjoué. Le général La Fayette, instrument militaire de la conspiration des triumvirs, en exil outre-Atlantique, avait été interpellé, et Napoléon rongeait son frein dans l’attente de son extradition, sans cesse reportée par Jefferson.

Enfin, Manon Phlipon,
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 veuve Jean-Marie Roland de La Platière depuis 1795, venait d’être arrêtée et mise en accusation pour complicité avec Orléans. Internée à Saint-Lazare mais bénéficiant du traitement de faveur de la pistole, elle attendait de passer en jugement.

L’opposition de gauche, favorable à une République à la romaine, se cachait et se taisait : les frères Robespierre demeuraient des sans grade, des avocats obscurs, n’osant plus exprimer leur opinion du fait d’une presse muselée, sous contrôle de Fouché et Danton. Bien qu’il eût été diplômé en droit, Saint-Just
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 n’était jamais parvenu à exercer au barreau. Il croupissait dans l’obscurité à Blérancourt, publiant des libelles pornographiques dans la clandestinité.

Deux opposants atypiques avaient été neutralisés, sans qu’on leur appliquât la peine de mort : folie et immoralisme avaient suffi à les embastiller. Ils se nommaient Donatien marquis de Sade
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 et Jean-Paul Marat. 
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Napoléon détestait Sade, ses romans obscènes et pervers. Pour qu’il se tût, mieux valait pour lui le cachot à perpétuité. Son transfert à Charenton était envisagé, à la condition qu’on prouvât sa démence. Ce fut la raison pour laquelle Napoléon ordonna en sous-main qu’on mît en sa compagnie, un compagnon de captivité bien particulier - une charogne de singe anthropoïde venue du Jardin des Plantes - et qu’on l’affamât. Si notre marquis succombait à la nécrophagie, la preuve serait donnée de son extrême déviance. Quant à Marat, savant raté et incompris, misanthrope jusqu’à la haine du genre humain, médecin médiocre recalé par l’Académie des Sciences, journaliste et polémiste avorté, il se mourait d’une maladie de peau rare et atroce dans un cachot en cul de four de la Bastille. A près de soixante ans, celui qui dans l’autre Histoire aurait dû être l’Ami du Peuple n’était plus que squames suppurantes.

Maria-Elisa arpentait les couloirs de ténèbres du Châtelet aux grandes pierres de taille venues des âges obscurs. Ces dédales mal éclairés par des quinquets archaïques au suif retentissaient des plaintes, des demandes de grâce, des clameurs d’innocence des ci-devant prévenus orléanistes en attente de leur jugement. Leur espoir reposait non sur la clémence du premier des Napoléonides, mais sur le jeune fils de Philippe, Louis-Philippe, qui venait de rejoindre La Fayette dans la République américaine.  Ils l’ignoraient : l’initiative salvatrice ne pouvait plus venir de la branche cadette. La rumeur de l’attentat manqué leur avait été soigneusement tue.

Notre italienne, descendante d’un gonfalonier, méditait face à ces murailles plusieurs fois centenaires, cariées et imprégnées de l’arbitraire royal, de l’injustice souveraine.

Un exempt interrompit ses cogitations : il lui annonça que la maréchaussée venait d’appréhender, en l’hôpital de La Charité, deux suspects mêlés à l’attentat contre le monarque. Un ordre express écrit de Cochon de Lapparent,
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 préfet de police de Paris, la désignait comme devant mener les interrogatoires préalables. Un magistrat du parquet serait présent à ses côtés : Abrial,
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 procureur du roi (il fut ministre de la justice du Consulat dans l’autre cours de l’Histoire). Notre jurisconsulte souffrait de bégaiement ; il s’exprimerait peu. Maria-Elisa aurait donc la voie libre pour questionner les prévenus comme elle l’entendait.

A la lecture de l’ordre portant le cachet préfectoral, elle murmura, d’un accent italien à peine marqué :

« A nous… Tâchons de conserver d’eux quelque chose. »



************



Lorsque les gendarmes imposèrent au premier suspect d’entrer dans le bureau de l’inspecteur, ce fut une exclamation de stupeur réciproque. L’une, l’autre, Maria-Elisa et Aude, avaient été surprises par leur sexe. Car notre enfant infortunée avait senti, à l’odeur subtile et parfumée de la fonctionnaire, fragrance bien moins violente que la civette ou le musc usités communément par les hommes élégants, qu’elle avait affaire à une femme d’une certaine classe. La juvénilité de la seconde s’ajoutait pour Maria-Elisa à l’effet de surprise. Cochon de Lapparent n’avait donné aucun nom, préférant préserver pour l’heure l’anonymat des personnes, attendant que la presse officielle et la vindicte populaire s’emparassent de leur identité. La cécité de la mendiante, promptement constatée, accentua le trouble de notre policière, pourtant accoutumée à ce qu’on lui amenât de présumés coupables aux physiques variés.

« Une fille du peuple, une guenilleuse… aveugle de surcroît songea-t-elle. Que puis-je tirer d’elle ? »
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Le bureau, un peu obscur et fort exigu (ce qui trahissait le rang encore subalterne de la fonctionnaire de police mais aussi le fait qu’à l’origine, la pièce n’avait pas été conçue dans cet objectif : peut-être s’agissait-il d’un ancien cachot !), s’ornait d’ouvertures relativement étroites, d’archaïques fenêtres à meneaux, au vitrage médiocre, avec une vue plongeante sur une Seine encore partiellement en embâcle.

Hardiment, Maria-Elisa se lança. Il fallait qu’elle mît la fillette en confiance. Jamais Aude ne devait sentir planer la menace d’un recours à la force, à la coercition, aux moyens remplaçant l’antique question extraordinaire, aussi brutaux qu’eux, bien qu’ils se targuassent de davantage de modernité. Comme en l’inquisition espagnole, il n’était point question qu’on torturât une mineure.

« Sais-tu où tu te trouves ? fit-elle, du ton le plus mellifère qu’elle pouvait employer.

- On dit les prisons du nouveau roi fort humides, rétorqua, avec cran, la petite aveugle. Mon corps ressent cette imprégnation de la pierre. Mes narines rejettent une fumée froide. J’en frissonne. Suis-je à la Force, à la Bastille, à Sainte-Pélagie, à la Conciergerie ?

- Les gendarmes t’ont conduite au Grand-Châtelet.

Après un soupir, Aude reprit :

- Les geôles de l’ancien roi sont toujours en usage, en service. Pourquoi, Madame, m’a-t-on menée à vous ? Que me reproche-t-on ? Lisez-moi donc l’édit condamnant à l’emprisonnement tout enfant se livrant à la mendicité sur la place publique. Jamais l’hôpital général ne m’a inquiétée. En quoi ma condition d’aveugle née est-elle illicite ? »

Le culot des reparties de mademoiselle Angélus commençait à incommoder notre policière.

« C’est à juste raison que les forces de l’ordre royal t’ont transportée en ce lieu, que cela te plaise ou non.

- Mais pourquoi donc ?

- Tu connais un homme, un suspect, que nous avons appréhendé tout comme toi.

- Si je le connais, c’est à peine depuis un jour, si toutefois ma perception ténue de la clarté solaire ne dupe point les sens que Dieu m’a laissés.

- Quelle est ta conscience politique ? En as-tu au moins une ?

- Napoléon est notre nouveau roi…et il n’est pas du sang ! »

A cette exclamation, Maria-Elisa s’emporta. Elle souffleta Aude, faisant fi de la crasse qui tavelait ses joues.

« Petite péronnelle ! Tu avoues tes sympathies pour les Bourbons !

- Peu me chaut le monarque, Madame. Il ne change rien à ma condition. Un jour je puis manger ; le lendemain, je jeûne.

- Insolente ! »

Comme elle esquissait un nouveau geste violent, Abrial daigna s’interposer.

« Ménagez cette enfant, Madame, je vous prie. Elle n’a pas conscience de ce qu’elle dit. Elle n’a aucune instruction politique. Elle ne fait que répéter ce qu’elle entend dans les rues où elle erre. »

La fillette incommodait Maria-Elisa parce qu’elle faisait preuve d’un courage semblable à celui de Jeanne d’Arc devant ses juges. Le Cochon qui la commandait avait beau n’avoir nul rapport historique avec l’autre, l’évêque au nom grotesque, le malaise s’instillait peu à peu dans la conscience de l’inspectrice dont le dévouement napoléonide ne parvenait plus à freiner le retour de ce qui restait en elle de probité et de déontologie. Elle regrettait n’avoir pas débuté par le premier prévenu. Elle ne s’était même pas étonnée du fait qu’Abrial n’eût pas bafouillé. Seuls lui importaient les repris de justice. Elle les traitait comme des objets malléables, voués aux mauvais traitements. Son objectif demeurait immuable : leur soumission à l’autorité via leurs aveux.

Pourtant, plus elle observait la misérable enfant qui, fièrement, l’affrontait, bien qu’elle ne pût la voir, plus elle répugnait à lui faire du mal. Elle ne savait pourquoi, elle la jugeait récupérable par la cause qu’elle défendait malgré ses réponses inconsidérées.

S’adressant au procureur Abrial, elle lui déclara :

« Monsieur le procureur, laissez-nous seule à seule, face à face.

- B…bien, Madame.

- Ce que je dois dire à Mademoiselle ne vous regarde pas.

- Je m’incline Madame, mais il faudra bien que le Parquet…

- Le Parquet rendra compte de ce que je déciderai. »



La sentence avait été coupante. Abrial se sentait trop faible pour lutter contre une telle volonté. Il s’inclina et sortit. Profitant de ce vide, Maria-Elisa reprit :

« Tout interrogatoire dans les règles doit procéder dans l’ordre. Veuillez d’abord décliner votre identité. »

L’état civil antérieur à la prise de pouvoir de Bonaparte
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 avait été défaillant, dépendant trop du clergé tout-puissant. Napoléon œuvrait à l’organisation d’un recensement laïc des naissances, mariages et sépultures. Bien des gens ne connaissaient leur date de naissance qu’approximativement, arrondissant leur âge, ce qui engendrait des aberrations statistiques, des surreprésentations des tranches de cinq en cinq années. Ainsi, il existait beaucoup de personnes prétendant aux trente ans, fort peu aux trente-et-un. Si Maria-Elisa questionnait Aude sur ce sujet, elle donnerait une réponse imprécise. Aude fit :

« Je m’appelle Aude Angélus. Je n’ai ni père ni mère. Enfant trouvée, mon nom m’a été attribué parce qu’enfançon, on me recueillit au guichet à l’angélus du soir en l’église Saint-Roch…
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 C’était en…

- As-tu atteint l’âge inconvenant du sang perdu ? » jeta, crûment, l’inspectrice.

Elle n’osait la concevoir nue, sans ses hardes, bien que ce dévoilement du corps eût pu fournir une preuve irréfutable de sa nubilité. Les enfants de la rue, de la faim, pouvaient, à cause de leurs carences, éprouver des retards conséquents de croissance. La jeune aveugle hésita quelques secondes, troublée par l’indécence de ces propos.

« Je ne sais, Madame. A ma grande honte, cela m’est arrivé une ou deux fois. »

Un rougissement, à peine perceptible, ombra ses joues souillées.

Le congédiement d’Abrial avait été habile. La conversation portait sur des faits ne regardant pas les oreilles indiscrètes d’un mâle concupiscent. Bien qu’Aude eût par elle-même peu d’attraits physiques, nullement valorisés par sa vêture sommaire, Maria-Elisa évalua son âge entre treize et quinze ans, âge des premiers épanchements indécents périodiques. C’était déjà celui de la prostitution, de l’abattage, parmi les plus jeunes filles de joie du Palais-Royal. Tout estropiement jetait la catin au rebut. Sans doute l’infirmité d’Aude répugnait aux hommes et la mendicité était sa seule ressource, son unique moyen de survie, son métier, aussi peu honorable qu’il semblât aux gens de bien.

« Depuis quand mendies-tu ?

- J’avais sept ans, peut-être, lorsque je sus le faire. J’aurais depuis long-temps succombé à la faim si je ne m’étais pas adonnée à l’aumône.

- N’as-tu jamais été arrêtée ?

- Non point.

- Avais-tu des connaissances ? »

A cette nouvelle question, le visage d’Aude se crispa. Ses yeux éteints se brouillèrent et quelques larmes coulèrent, en fins filets, tandis qu’elle murmurait :

« Marianne… »

C’était à croire que ce simple prénom possédait une aura, émettait une résonance magique. Sa prononciation même – quelles que fussent les lèvres qui l’articulaient – suscitait continûment des réactions de l’interlocuteur, ainsi que nous l’avions vu tout à l’heure. Peut-être était-il rare, surprenant, n’ayant point en ce monde parallèle la signification républicaine symbolique et allégorique que l’on sait. Peut-être plus prosaïquement, la miséreuse ayant acquis de ses parents cet attribut identitaire avait-elle joui de son vivant d’une relative notoriété parmi les gens de rien. Sanglée dans son uniforme sévère d’un bleu d’outremer mat presque noir, Maria-Elisa ne put réprimer un léger tressautement de surprise. Une brèche venait de s’ouvrir. Elle profita donc de l’opportunité et poussa l’interrogatoire de la suspecte plus avant.

« Tu viens de prononcer un prénom, certes de manière ténue, mais mes oreilles l’ont ouï. Qui est donc cette personne ? Tes pleurs, ton murmure, t’ont trahie.

- Une morte, Madame… »
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Aude manqua défaillir. Telle une chiffe, elle s’affaissa et Maria-Elisa di Fabbrini put à temps la rattraper avant qu’elle ne chût tout à fait. Elle tenait là la faille, la faiblesse de la jeune fille, son attachement à quelqu’un dont la perte était pour elle insurmontable. Dépourvue de géniteurs, Aude Angélus avait trouvé en Marianne Peusol la seule compagne qui pût apaiser sa solitude. Elle y avait reporté son affection d’enfant. Marianne avait représenté pour elle davantage qu’un succédané de sœur : une amie indéfectible partageant ses misères. Il n’y avait cependant là ni péché, ni penchant charnel tel qu’on avait pu les rencontrer en l’ancienne cour de Versailles, où de telles manifestations déviantes n’étaient point rares, entre hommes ou entre femmes, y compris, soupçonnait-on, chez la reine détrônée (du moins maints pamphlets d’Amsterdam en avaient-ils véhiculé l’insane rumeur jusqu’à l’écœurement).
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 Ce lien infrangible entre pauvresses – Maria-Elisa pressentait lors sa puissance quasi fusionnelle et symbiotique – avait plutôt obéi au principe de solidarité, à la nécessité d’une entraide mutuelle, d’un partage des épreuves, d’une débrouillardise permettant à chacune d’éviter de périr de faim dans l’hostilité de la rue.

L’inspectrice appela un garde :

« Des sels ! La prévenue tombe en pâmoison ! »

Ce fut Abrial qui entra, contrevenant à l’ordre de tantôt. Il avait conservé certains usages, certaines coutumes mondaines, de cour, notamment le fait de posséder dans son gousset un petit flacon de sels irisé et idoine. La propension à l’évanouissement des dames de qualité, prises de vapeurs lorsque les accès estivaux des chaleurs accablaient leur poitrine, leur buste engoncé dans des corsets rigides (à moins qu’elles ne se convertissent à la mode antique que Napoléon souhaitait imposer), obligeait à cette possession de sels. La fantaisie se manifestait en ces flacons plus ou moins ouvragés comme des mignardises, récipients destinés à soulager mesdames, d’une ténuité de balsamaires antiques.
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 L’ornementation de certains trahissait parfois les préférences politiques, surtout lorsqu’ils s’ornaient de motifs fleurdelisés sur fond azur ou blanc (de céruse ou d’albâtre). Ainsi, un semblable récipient avait-il été découvert dans les poches de l’habit d’Agathon Jolifleur tandis qu’Abrial, par prudence ou pusillanimité, se contentait d’un flacon politiquement neutre.

Grâce à lui, Aude recouvra promptement la conscience. Quand l’inspectrice la jugea en l’état, elle recommença son questionnement :

« Tu avais donc une amie. Parle m’en. Pourquoi éprouves-tu tant de peine à son encontre ? Vous étiez-vous brouillées ?

- Que non point, Madame ! Marianne est morte, entendez-vous ? Morte à cause d’un engin infernal qu’elle avait été chargée de garder dans une misérable charrette. »

Elle balbutiait, soupirait, les joues pourprées. Des spasmes d’émotion la secouaient toute.

« Qui l’avait chargée de garder la charrette ?

- Je ne le sais point. C’est le monsieur que je rencontrai qui m’a entraînée. Ayant entendu qu’il s’agissait de mon amie, il a voulu accourir à son secours…

- Il savait donc qu’il y avait une bombe dans le véhicule.

- Il a voulu secourir Marianne !

- Comment vous rencontrâtes-vous ? »

Aude hésita de nouveau. L’empourprement de son visage, de l’expression de la tristesse, de l’émotion de la perte, passa à celle de la honte. Ses pupilles ternies émirent des fulgurances blanches.

« L’homme voulait…m’entreprendre. Comme le gendarme tantôt. »

Maria-Elisa jaugea son interlocutrice. Nonobstant ses hardes, sa crasse, Aude eût pu être séduisante. Elle l'imagina moins modestement mise, lavée de toutes les souillures qui la couvraient. Elle savait les hommes souventes fois excités par la chair, qu’elle fût encore tendre ou jà gâtée par la débauche, qu’elle fût proprette ou pourrie. L’inconduite du gendarme qui avait fouillé inconsidérément la suspecte en témoignait. Elle réclamerait sa sanction.

Agathon Jolifleur constituait la clef, bien que son changement d’attitude après qu’il eut rencontré la jeune aveugle demeurât inexplicable. Pourquoi avait-il éprouvé l’envie de secourir cette Marianne ? Il fallait qu’il parlât, quels que fussent les moyens utilisés dans l’interrogatoire prochain.

« Je souhaite vous conter la vie de mon amie, reprit Aude d’un ton résolu. Elle se prénommait Marianne Peusol… Je voudrais que la Justice divine la vengeât.

- Je suis dépositaire ici de la justice des hommes. »

Après, elle fit silence et Aude commença son récit. Ses paroles – en lesquelles transparaissait une étrange expression passionnelle, bien qu’elles fussent prononcées d’un ton neutre – résonnaient aux oreilles de Maria-Elisa comme une confession empreinte d’innocence. C’étaient la bonne foi, la pureté virginale, qui s’exprimaient par la bouche de la jeune aveugle. C’était l’incarnation d’une Eve d’avant la Tentation, d’avant la consommation du fruit de l’Arbre interdit. C’était enfin la soumission à une épreuve initiatique, à l’issue de laquelle – à la condition qu’Aude réussît l’examen de passage -   l’enfant renaîtrait Autre, sublimée, transfigurée, prête à débuter une vie nouvelle. Il n’y avait là ni fable, ni invention.

« Il nous la faut, songea l’inspectrice. Elle pourrait nous rendre de fiers services. »

Elle eut l’impression que les murs fondaient, se transmutaient en une matière nouvelle jusque-là inédite, non classée. Par son récit, Aude Angélus suscitait une émulsion, une purification de l’Univers lui-même. D’elle émanait une étrange aura, un rayonnement plus subtil qu’un nimbe de sainte femme, émanation particulière que ses dons sensoriels dus à la cécité ne pouvaient suffire à expliquer. Alors fut accompli le passage. De l’enfance à la jeunesse, de l’expression de la souffrance farouche, des épreuves de la privation, l’indigente passa à l’évocation (invocatoire ?) des événements récents. Métamorphose et transsubstantiation !

« Il y a peu de jours de cela, Marianne me conta avoir été abordée par un homme dépourvu de mauvaises intentions à son égard.

- Vous le décrivit-elle ?

- Il était jeune, de haute stature, le cheveu clair coiffé en catogan, botté en cavalier,
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 élégamment vêtu, non point comme cet homme excentrique, ce muscadin, dont je n’ai pu juger et jauger l’allure que par le toucher de l’habit. Si j’eusse rencontré moi-même celui que Marianne rencontra, j’aurais été à même d’évaluer jusqu’aux noms des tissus qui le vêtaient.

- Cela aurait aidé à l’enquête, répliqua la policière. Sache, mon enfant, que nous avons en projet d’instituer un laboratoire d’expertise en étoffes, en textiles. Cela constituerait une nouvelle police dite « scientifique ». Mais il est des domaines plus vastes encore que je ne puis aborder en ta présence. »

Abrial, toujours présent, acquiesça d’un hochement de tête. En ce laboratoire projeté par Fouché et Galeazzo lui-même, la nouvelle chimie issue de Lavoisier devait jouer un rôle prépondérant, notamment en ce qui concernait l’analyse des poisons (toxicologie) et des traces de poudre laissées sur les vêtements des homicidés par armes à feu, sans compter les projectiles eux-mêmes, extraits des corps, puisque désormais, une différenciation était possible entre les balles tirées par les pistolets traditionnels à platine à silex et les nouveaux colts à barillet. De même, la balistique se muait en science criminelle. Cependant, l’heure de la dactyloscopie n’était pas encore arrivée, y compris dans le 1867 originel d’où provenait le comte di Fabbrini.

Maria-Elisa s’empressa de noter le signalement du suspect sur un carnet qu’elle conservait en permanence dans une des poches de son uniforme. Cela promettait un compte rendu propre à forcer les aveux de complicité d’Agathon Jolifleur, qui devait connaître l’identité de ce blond élégant.

« L’homme avait invité Marianne à le suivre en l’estaminet du Géant couronné où on lui proposerait un menu travail. »

Il s’agissait d’un tapis-franc bien connu des mouches, sis au faubourg Saint-Antoine, où venaient se restaurer les petits boutiquiers qui, en l’autre cours de l’Histoire, auraient constitué une part de la sans - culotterie.
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 Ils n’y arboraient ni pantalons rayés, ni carmagnoles. A fortiori, aucune coiffe qui rappelât le bonnet phrygien ne surmontait leur cap. Au contraire, les clients suivaient la mode à l’espagnole, inspirée des matamores et autres toreros qui exerçaient leur art controversé dans les arènes d’outre-Pyrénées. En l’établissement en question, les escarpes aussi se réunissaient. Il se situait en contre-bas d’une ruelle peu avenante, curieusement accidentée et pentue, périlleuse d’accès. La déclivité la rendait impraticable aux charrois et fardiers.

Marianne Peusol avait été interrompue par le loyaliste inconnu alors qu’elle vaquait à son commerce ambulant ; celui-ci consistait en la vente de petits pains chauds parfois farcis d’une viande douteuse.

Attablée devant une chopine qu’elle se refusait à consommer, en cette grand’salle enfumée et bruyante, l’homme l’avait présentée à un acolyte qui lui avait offert deux louis afin qu’elle gardât une charrette attelée en la rue Saint-Nicaise, le surlendemain, lieu où le nouveau souverain devait passer en un convoi provenant des Tuileries. Marianne s’était étonnée qu’on la rémunérât à l’avance ; pourtant, elle ne soupçonna rien, ne se méfia aucunement de ces bourgeois. La somme lui permettrait d’assurer son ordinaire au-delà de la semaine en cours.

Adonc, les joues pourprées d’excitation, elle s’en était revenue guillerette du lieu peu famé et avait tout rapporté à Aude qui fort bien l’avait pris, quoiqu’un léger soupçon l’eût brièvement effleurée. L’innocente enfant – qui peu souvent mangeait à sa faim – s’était laissée prendre à l’appât, hameçonnée par les jaunets, sans qu’elle se fût étonnée qu’ils ne fussent point frappés à l’effigie du nouveau souverain de la France. La face représentait lors l’ancien Roy.
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 Les lieux mêmes où l’anonyme l’avait menée auraient dû allumer sa méfiance, car inhospitaliers aux pures jeunes filles : ils pullulaient à l’ordinaire de filles de joie impudiques, dépoitraillées, qui profitaient des figures vermeilles du chaland avivé par le vin et l’eau-de-vie pour proposer leurs services obscènes.

« Feue ton amie t’a-t-elle décrit le second personnage ? s’enquit Maria-Elisa.

- Nullement. Cependant, Marianne a cru entendre prononcer le nom d’un saint, mais nul ne s’était signé à son énonciation.

- Bien des gens portent des patronymes en saint quelque chose ! Se serait-il agi d’un juron ?

- Nul ne jura en la présence de ma pauvre mie.

- Nous voilà peu avancés. Seul le second suspect pourrait nous en dévoiler davantage.

Aude Angélus reprit :

- Au jour et à l’heure convenus, Marianne me quitta prête à accomplir son travail. Vous connaissez ce qu’il advint par la suite. Ressentant une angoisse, pressentant quelque chose – ma qualité d’aveugle infortunée me prédispose à ces pressentiments – je me suis inquiétée et me suis décidée à partir à sa recherche.

- Ton témoignage ne m’agrée point. Tu mens. Jamais ton amie ne t’a dit qu’elle allait rue Saint-Nicaise : c’est le muscadin, ton complice supposé, qui t’a renseignée sur l’endroit et t’y a menée. De fait, tu ne savais rien et tu as brodé. Sinon, tu serais accourue directement en la place.

- Je suis aveugle, Madame, et ne puis me renseigner qu’en interrogeant les passants.

- Ton récit n’est qu’une demi-invention, un embellissement. Marianne a seulement dû te conter ce qu’elle avait bien envie de te dire.

Aude fondit en des larmes nouvelles et s’agenouilla :

- J’ai peur de vous Madame. On dit que vous pratiquez encore en cette prison l’ancienne question des rois. Je vous prie, vous supplie, de ne point y recourir. Je n’ai lors que treize ans.
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- Les inquisiteurs espagnols ne torturent pas les enfants, soit, mais nous n’avons pas les mêmes principes…

Abrial crut bon d’intervenir. Le bégaiement le ressaisit, telle une apoplexie.

- Ma…dame… je… vous con…jure de n’en rien faire. La pauvre enfant…a assez souf…fert comme cela. Elle pourrait…être utile à notre…cause. Elle ne peut… nous en dire davantage. »

A cet instant, Aude ôta l’informe chiffon qui lui servait de coiffe, et, l’y plaquant contre son visage rougi, y essuya ses pleurs. Un événement proprement extraordinaire s’ensuivit, sans que nul ne s’y attendît. Toute la salle trembla et l’on vit cet invraisemblable spectacle d’une table de bureau se soulevant, se renversant avec tout ce qui la couvrait, dossiers, encrier, papiers, plumes, buvards, cire à cachets, chandelle, sans nulle intervention humaine. Ce phénomène, quelque peu apparenté à ce que les médiums de l’avenir nommeront télékinésie
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paraissait provenir d’une cause inconnue. Or, on eût pu attribuer la renversante manifestation à Aude en personne. L’intensité de l’émotion alliée à la venue de l’adolescence suffisaient-elles à fournir une amorce d’explication rationnelle à l’incident ? Le cerveau de la jeune fille compensait-il la cécité par la sollicitation accrue de zones insoupçonnées, peu actives chez les humains ordinaires ? Aucune peur panique ne saisit Maria-Elisa au contraire d’Abrial qui fit preuve de poltronnerie et alla s’abriter derrière un dossier de chaise. Le fracas conséquent fit entrer un gendarme. Il ne put qu’étouffer la flamme de la chandelle au sol en l’écrasant sous ses bottes. Une fois cette tâche accomplie, il se mit au garde à vous, demeurant muet, stoïque, raide comme la justice ou tel le roi Artaban, attendant des ordres. Maria-Elisa le remercia à peine ; ce fut tout juste si elle adressa un regard de reconnaissance au soldat. Ce qui lui importait, c’était la révélation stupéfiante des facultés non contrôlées de notre mendiante. Il faudrait domestiquer la jeune fille, la convaincre de servir le camp napoléonide. Elle serait utile à la nouvelle cause…

Enfin, la policière parla :

« Gendarme, emmenez la jeune fille. Gardez-la au secret ici, au Grand-Châtelet. Elle peut nous être utile… »

Aude voulut se débattre, mais l’homme en imposait, et sa résistance faiblit.

Après que tous deux fussent sortis, Maria-Elisa fit part à Abrial de ses intentions – un Abrial à peine moins stupéfait qu’elle, qui observait, hébété, le bureau mis sens-dessus-dessous.

« Nous allons adresser un message crypté au préfet Cochon de Lapparent. Le cas de cette fillette doit être étudié urgemment. Il saura charger les savants compétents d’une mission médicale d’étude.

- Nous n’allons tout de m…ême pas la diss…équer !

- Messieurs Bichat,
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 Cuvier, Cabanis,
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 Dupuytren et Larrey sauront quoi faire de notre gueuse ! »

Après ces mots coupants, elle se tut. Après la science interviendraient les services secrets que l’on ne qualifiait pas encore ainsi. Saint-Georges était mort et d’Eon,
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 trop âgé, avait de toute manière rallié la cause loyaliste outre-Manche. Mais Fouché demeurait, et savait quels experts sauraient modeler Aude Angélus afin qu’elle fût toute dévouée à Napoléon, et que ses facultés surprenantes servissent le nouveau roi contre ses ennemis. Il était certes possible que le dessein échouât, qu’Aude se montrât rétive, difficilement manipulable, peu malléable et en un mot, rebelle. Mais le Grand Architecte de l’Univers, l’Être Suprême de Jean-Jacques veillait…

A suivre...



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