PROLOGUE
Depuis plus de mil cinq cents années, la
Porte noire de Trèves
dressait ses arches et tours vénérables en témoignage de l’ancien limes impérial, rempart prestigieux contre les hordes barbares comme le furent au nord de l’Angleterre les murs d’Hadrien et d’Antonin. Erigée aux temps qui annonçaient la décadence,
lorsque le principat du siècle d’or des Antonins avait commencé de céder la place à la monarchie militaire sévérienne,
elle s’encombrait encore de l’ajout anarchique et dysharmonique d’un édifice religieux, bien que le nouveau gouvernement eût promis de le démolir, afin que le monument retrouvât sa forme première. En ce commencement de l’année 1800, il s’en fallait encore de deux ans pour que les travaux nécessaires à cette restauration fussent mis en œuvre.
dressait ses arches et tours vénérables en témoignage de l’ancien limes impérial, rempart prestigieux contre les hordes barbares comme le furent au nord de l’Angleterre les murs d’Hadrien et d’Antonin. Erigée aux temps qui annonçaient la décadence,
lorsque le principat du siècle d’or des Antonins avait commencé de céder la place à la monarchie militaire sévérienne,
elle s’encombrait encore de l’ajout anarchique et dysharmonique d’un édifice religieux, bien que le nouveau gouvernement eût promis de le démolir, afin que le monument retrouvât sa forme première. En ce commencement de l’année 1800, il s’en fallait encore de deux ans pour que les travaux nécessaires à cette restauration fussent mis en œuvre.
En ce janvier glacial, la nuit régnait en
maîtresse. Une lune glauque, gibbeuse et floutée
ne parvenait aucunement à éclairer de son halo ténu les antiques pierres fortifiées. Il était vrai que, depuis le Moyen Âge, la Porte avait acquis son appellation de ténèbres, non point que le matériau eût été noirci par une suie déjà industrielle, mais parce que l’encrassement de la pierre, la saleté, avait contribué à l’obscurcissement de l’édifice. Désormais, les érudits en étaient réduits à conjecturer sur l’opus utilisé par les bâtisseurs romains, quoiqu’ils sussent que le plus fréquemment usité – le plus rapide à bâtir aussi – se présentait sous la forme d’un béton appelé caementicium.
ne parvenait aucunement à éclairer de son halo ténu les antiques pierres fortifiées. Il était vrai que, depuis le Moyen Âge, la Porte avait acquis son appellation de ténèbres, non point que le matériau eût été noirci par une suie déjà industrielle, mais parce que l’encrassement de la pierre, la saleté, avait contribué à l’obscurcissement de l’édifice. Désormais, les érudits en étaient réduits à conjecturer sur l’opus utilisé par les bâtisseurs romains, quoiqu’ils sussent que le plus fréquemment usité – le plus rapide à bâtir aussi – se présentait sous la forme d’un béton appelé caementicium.
Or, en ces heures sombres où dorment les
gens de bien tandis que les surineurs, coupe-bourse et brigands vaquent à leur
tâche criminelle dans les venelles non éclairées, trois cavaliers s’étaient
fixé rendez-vous à la Porte noire. Ils venaient incognito. Impossible de
conjecturer sur leur qualité, leur activité journalière ordinaire puisqu’il
s’agissait de conspirateurs tous masqués avec soin.
Parmi eux, c’était à qui s’était dissimulé
le plus. A l’absence de fioriture des masques uniformément noirs s’ajoutait la
discrétion des carricks,
des capes aux coloris ternes, se confondant facilement avec la nuit, mais aussi des bicornes dépourvus de tout ornement. Cet anonymat et ce dépouillement avaient pour avantage supplémentaire de gommer les différences sociales, de rang, mais l’aisance dont chacun faisait preuve sur sa monture témoignant en faveur d’une origine aisée, pour ne point écrire aristocratique. Le cheval demeurait coûteux pour le rustre.
des capes aux coloris ternes, se confondant facilement avec la nuit, mais aussi des bicornes dépourvus de tout ornement. Cet anonymat et ce dépouillement avaient pour avantage supplémentaire de gommer les différences sociales, de rang, mais l’aisance dont chacun faisait preuve sur sa monture témoignant en faveur d’une origine aisée, pour ne point écrire aristocratique. Le cheval demeurait coûteux pour le rustre.
Cependant, les bouleversements historiques
et techniques récemment intervenus disputaient déjà son hégémonie
multimillénaire à la plus noble conquête de l’homme. L’on désignait le comte Di
Fabbrini, âme noire et éminence grise du nouveau souverain comme l’initiateur
de cette révolution qui avait nom vapeur.
La force musculaire chevaline se trouvait concurrencée par toutes sortes de
moyens nouveaux de transports, mus par le feu et le charbon de terre. Il était
même des dandies, muscadins
ou autres snobs qui usaient de l’objet dernier cri : des bottes mécaniques, avatars de celles de sept lieues, munies d’une version miniature de la machine de James Watt.
Ces bottes « à vapeur » n’étaient point sans risques : l’on rapportait quelque accident récent spectaculaire survenu en la nouvelle artère percée en 1798 face aux Tuileries. Un porteur de cette invention diabolique était mort déchiqueté dans l’explosion de la chaudière surchauffée incorporée à sa machine pédestre, les deux jambes arrachées par la déflagration. La projection des débris avait blessé une dizaine de badauds. Conséquemment, notre roi Buonaparte, secondé par le nouveau ministre Fouché, interdit l’usage de ce moyen de locomotion dans l’enceinte de la Capitale.
ou autres snobs qui usaient de l’objet dernier cri : des bottes mécaniques, avatars de celles de sept lieues, munies d’une version miniature de la machine de James Watt.
Ces bottes « à vapeur » n’étaient point sans risques : l’on rapportait quelque accident récent spectaculaire survenu en la nouvelle artère percée en 1798 face aux Tuileries. Un porteur de cette invention diabolique était mort déchiqueté dans l’explosion de la chaudière surchauffée incorporée à sa machine pédestre, les deux jambes arrachées par la déflagration. La projection des débris avait blessé une dizaine de badauds. Conséquemment, notre roi Buonaparte, secondé par le nouveau ministre Fouché, interdit l’usage de ce moyen de locomotion dans l’enceinte de la Capitale.
Roi ? Pour l’instant. Le titre ne
pouvait suffire à l’ambitieux dont le regard se portait déjà vers des horizons
supérieurs. La dignité impériale était vacante en France depuis la mort de
Charles le Chauve, et Napoléon, dit premier, s’intéressait à son
rétablissement, à condition que les compétiteurs et prétendants Bourbons
fussent mis hors d’état de nuire. L’on ne pouvait mettre à bas sans heurt, du
jour au lendemain, la dynastie légitime.
Pour notre trio masqué, l’ancien
connétable et lieutenant général du royaume était devenu l’usurpateur. Une fois assemblés devant la Porte noire et assurés
que nul témoin gênant, vagabond ou autre, ne pourrait surprendre leur réunion,
nos conjurés délièrent leurs langues jusqu’à présent mutiques. Toujours aussi
précautionneux, ils s’exprimaient sotto voce, presque au niveau du murmure, et
ces voix voilées, brouillées, comme étouffées par les masques, eussent paru
spectrales, sans émotion, à un auditeur qui en aurait surpris les paroles.
L’un de nos personnages semblait primer
sur les deux autres, non point par sa stature, ni par quelque signe distinctif
discret qui l’eût désigné comme le chef du complot. Il s’exprima le premier et,
bien qu’il eût été impossible d’en identifier le propriétaire, sa voix, toute sciemment
altérée qu’elle fût, avait des inflexions hautaines, un timbre haut perché.
L’on pouvait conjecturer deux choses à son sujet : soit il s’agissait d’un
tout jeune homme de fort haut lignage, soit, plus surprenant encore, d’une jeune femme. L’ampleur du carrick
qui l’enveloppait empêchait qu’on en devinât le sexe. Mais les bottes à revers
gainant ses jambes révélaient leur finesse ainsi que la petitesse de la
pointure. La hauteur du bicorne anthracite en croissant de lune rehaussait sa
stature. De fait, la sveltesse de l’inconnu additionnée à la juvénilité de la
voix camouflée le désignait comme le
cadet du trio. Il ne pouvait excéder vingt ans, ou à peine davantage.
Les deux autres cavaliers apparaissaient
dotés d’une carrure plus avantageuse et d’une maturité certaine. Il était
singulier de constater qu’avec la nouvelle police dont il venait de disposer,
Napoléon
n’eût pas pourvu Trèves de mouches ou d’espions dissimulés par les murailles ténébreuses aptes à surprendre le trio. Aussi put-il converser en toute impunité. Après que le premier eut achevé sa première phrase, le second prononça :
n’eût pas pourvu Trèves de mouches ou d’espions dissimulés par les murailles ténébreuses aptes à surprendre le trio. Aussi put-il converser en toute impunité. Après que le premier eut achevé sa première phrase, le second prononça :
« Madame… »
Ce seul mot révélait la nature du premier
interlocuteur…
« L., je vous prie de me rendre
compte de l’avancement du projet,
répondit-elle. J’ai pris de grands
risques en honorant mon rendez-vous. Vous n’êtes pas sans savoir que la
nouvelle police surveille les routes principales, que des indicateurs, des
mouches, sont postés aux axes secondaires, que l’usurpateur dispose de réseaux d’une efficience notoire.
- Par Sainte Anne d’Auray, s’exclama
imprudemment L., comme vous le savez, notre objectif commun est de mettre fin
le plus promptement possible, en usant des moyens adéquats, aux ambitions sans
borne de l’illégitime occupant du…
- L., permettez que je vous interrompe,
coupa sèchement le second masque masculin. Vous savez bien que la ruse doit
primer sur la force. Certes, nous partageons un objectif commun, mais il s’agit
ici de méthode et de doigté… Soyons propres.
- G., l’honneur bafoué du sang sacré exige
que l’usurpateur reçoive un juste châtiment… peu importent les moyens. Nous
n’avons pas le choix.
- T, t, t, rétorqua la dame de qualité
adonisée en jeune cavalier. Entre l’insurrection, l’attentat et le poison, nous avons choisi »
Elle
usait
avec grâce du nous de majesté. Ainsi, l’on pouvait subodorer qu’un très haut
sang irriguait les veines de notre inconnue.
« Je n’agis pas seulement par
vengeance…bien que je regrette que la loi millénaire de nos pères m’empêche de
prétendre moi-même à la couronne.
- Nous avons fait allégeance, connaissant
votre cran, reprit L. Pour nous, nul doute. Vous êtes, ô, Madame, l’homme de la famille.
Le conspirateur reprenait sans qu’il le
sût le surnom dont Napoléon avait affublé celle
qu’ils servaient déféremment… avec une admiration et un respect sans
bornes. Par caprice, la jeune femme jugea opportun d’ôter son gant droit,
révélant une main d’une finesse insigne et d’une carnation si blanche qu’elle
en paraissait pellucide. Un réseau de veines subtil parcourait cette main de
porcelaine qu’on eût pensé appartenir à quelque saxe mignard.
A ce geste gracieux, L. s’agenouilla,
renouvelant son allégeance par un baiser apposé à la bague fleurdelisée qui
ornait l’index de Madame.
Toute cette démonstration avait beau se
prétendre discrète, nul parmi le trio ne se doutait qu’il venait d’attirer
l’attention d’une personne dont la présence en ces lieux vénérables était tout
à la fois insoupçonnable et indécelable.
Car il arrivait souventes fois que la
Porte noire servît d’abri – non pas de fortune du fait de la solidité de son
bâti antique – à quelques chemineaux qui y trouvaient le gîte à défaut du
couvert. Ces vestiges romains jouaient le rôle dévolu à un certain éléphant de
plâtre parisien dans un cours divergent de l’Histoire.
Cette nuit-là, une seule personne logeait en ces aîtres sans que nul rougeoiement de foyer permît qu’on la détectât. L’apparence infortunée de la personne eût joué en sa faveur ou en sa défaveur (c’était selon le point de vue qu’un interlocuteur ou un observateur aurait pris). L’homme était emmitouflé dans une houppelande en loques. Il sommeillait lorsque l’exclamation imprudente de L. l’avait tiré des songes de crevaille dans lesquels son esprit endormi s’était aventuré. Son organisme peu repu avait essayé d’appliquer le proverbe populaire qui dort dîne.
Cette nuit-là, une seule personne logeait en ces aîtres sans que nul rougeoiement de foyer permît qu’on la détectât. L’apparence infortunée de la personne eût joué en sa faveur ou en sa défaveur (c’était selon le point de vue qu’un interlocuteur ou un observateur aurait pris). L’homme était emmitouflé dans une houppelande en loques. Il sommeillait lorsque l’exclamation imprudente de L. l’avait tiré des songes de crevaille dans lesquels son esprit endormi s’était aventuré. Son organisme peu repu avait essayé d’appliquer le proverbe populaire qui dort dîne.
A suivre...
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