Il était un très gros navire
Nouvelle terrifiante, par
Christian Jannone
Il était un très gros navire
Il était un très gros navire
Qui avait par, par, par trop
navigué
Qui avait par, par, par trop
navigué
Ohé ! Ohé !
(chanson enfantine détournée)
A Alain Bombard et sa
merveilleuse émission oubliée « Au-delà de l’horizon » (1976-1978).
Qu’est-ce qu’une terreur nocturne ? Comment définir ce
concept ? Relève-t-il des sciences cognitives, de la psychiatrie, de la
pédiatrie, de la psychanalyse ou des neurosciences en général ? Fantasme,
folie obsessionnelle ? Incursion des mondes imaginaires polluant,
parasitant le Moi ?
Autrefois, du temps de la marine à voiles, mille et une superstitions
polluaient l’intellect, les neurones des matelots dont les mentalités avaient
intégré les croyances en de multiples créatures irréelles, redoutables et
monstrueuses, kraken,
Léviathan,
serpent de mer, sirène, baleine blanche etc. S’agit-il de la survivance d’une pensée préhistorique, lorsque la mer, tous les espaces maritimes et océaniques en général constituaient des espaces répulsifs, infranchissables, inconnus, horribles, pullulant on ne savait trop de quoi, sur et sous la surface vivante ? Inutile de croire en des eaux mortes et mornes, des eaux de sargasses mortifères et méphitiques. Cela ne se pouvait.
Léviathan,
serpent de mer, sirène, baleine blanche etc. S’agit-il de la survivance d’une pensée préhistorique, lorsque la mer, tous les espaces maritimes et océaniques en général constituaient des espaces répulsifs, infranchissables, inconnus, horribles, pullulant on ne savait trop de quoi, sur et sous la surface vivante ? Inutile de croire en des eaux mortes et mornes, des eaux de sargasses mortifères et méphitiques. Cela ne se pouvait.
Navires fantômes, navires hantés, épaves opimes…Squelettes vengeurs des
milliers de noyés, d’infortunés, de naufragés quêtant une paix vaine. Victimes
des naufrageurs, des ravageurs, des pilleurs d’épaves… Trésors offerts au
premier venu.
************
« L’ho visto, l’ho
visto ! Si, si, l’ho visto mamma ! »
Monica appelait sa mère sur son portable, avant qu’appareillât le
navire pour cette croisière méditerranéenne forcément sans histoire.
« Maman, cette nuit, j’ai fait un cauchemar, un rêve des plus
bizarres. Serait-ce un présage, un avertissement ? Tu me dis de ne pas
m’inquiéter, que tout se passera très bien. Un homme m’a dit – oh, un type tout
drôle, une espèce de beau ténébreux ; il ressemblait à cet acteur français,
Yvan Attal
– donc, je reprends : ce type (sa présence était-elle fortuite ou voulue ?) m’a dit, tout de go : « Mademoiselle, ce bateau est maudit, prenez garde. ». J’ai cru qu’il plaisantait. Il était là, à l’embarquement, vêtu d’un complet anthracite, les cheveux noirs en bataille, la chemise négligemment ouverte. Il semblait rêvasser, méditer. Il fumait. J’ai cru qu’il me draguait. J’ai failli le souffleter. Ses yeux brillaient, profonds, comme sous un accès fiévreux. Un bonhomme malfaisant, un oiseau de mauvais augure, un corbeau croassant. La mauvaise conscience du bateau. »
– donc, je reprends : ce type (sa présence était-elle fortuite ou voulue ?) m’a dit, tout de go : « Mademoiselle, ce bateau est maudit, prenez garde. ». J’ai cru qu’il plaisantait. Il était là, à l’embarquement, vêtu d’un complet anthracite, les cheveux noirs en bataille, la chemise négligemment ouverte. Il semblait rêvasser, méditer. Il fumait. J’ai cru qu’il me draguait. J’ai failli le souffleter. Ses yeux brillaient, profonds, comme sous un accès fiévreux. Un bonhomme malfaisant, un oiseau de mauvais augure, un corbeau croassant. La mauvaise conscience du bateau. »
Elle écouta la réponse, les recommandations de sa mère.
« Je sais, nous sommes en 2012 et je ne suis plus une
enfant : j’ai vingt-et-un ans, tout de même ! Le temps de la peur viscérale
qu’un spectre surgisse de sous mon lit est révolu. »
Fallait-il qu’elle racontât à tout prix le songe hideux de l’autre
nuit ?
Monica était dans une église, une chapelle menaçant ruine, à l’abandon
on ne savait depuis combien d’années, dont la nef se constellait de dentelles
arachnéennes, comme autant de corps étrangers, de parasites symboliques de la
destruction d’un monde ancien.
Il y avait l’autel, là-bas, tout au fond, la sacristie délaissée, le
tabernacle bâillant sur une désespérante vacuité, les calices empoussiérés, le
vin de messe suri, gâté. Infection d’un corps perdu.
Elle vit la Sainte Vierge, une Sainte Vierge au travail, parturiente,
engendrant dans la douleur, dont le visage, malgré ses souffrances, conservait
cette affabilité des Madones de Raphael et Murillo. C’était une Vierge
horrible, profanée, éventrée comme par une césarienne, les entrailles de la
génération révélées au profane, en un sacrilège obscène. Elle venait de mettre bas. Sa robe blanche s’empoissait du sang vif
de l’accouchement.
Le fruit était à terre, gisant.
Elle avait cru à la profanation suprême, à l’expression de l’hérésie.
Elle savait ces cauchemars récurrents. Aussi, Monica s’était-elle approchée de
la Vierge moribonde tandis que là, sur les dalles, se convulsait le Jésus
vagissant. Elle pensait à l’image du Sacrifice, à une anticipation obstétricale
de la Passion. Mais il n’y avait ni bois, ni clous, ni couronne d’épines, ni
plaie sur le côté. Pas le moindre stigmate. Elle se rappelait ces mouvements
féministes prêts à tout, à la provocation, capables de mimer l’IVG de la
Vierge, ou de frapper la cloche à terre avec brutalité jusqu’à ce qu’elle se
fêle, que s’ébranle le métal, que se gâte le bronze.
Aussi priait-elle chaque soir pour que l’effroyable songe ne se répétât
point. En vain.
*************
Monica aimait à voyager sous n’importe quelle forme, par n’importe quel
moyen. Elle affectionnait toutes ces vieilles provinces ancestrales qui
recelaient des pratiques traditionnelles dont on disait qu’elles couraient vers
l’effacement, vers l’extinction, l’oubli.
C’était une année le Palio de Sienne,
la fois suivante tel corso fleuri, l’autre encore l’épopée de l’opera dei pupi.
C’étaient aussi les joutes nautiques, les plongeurs ramasseurs d’éponges, Paestum, Agrigente, Chypre, Palmyre, Majorque, Minorque… Elle était devenue croisiériste, parcourant tout le Bassin, l’Adriatique, la Mer Noire, le Bosphore, la vieille mer des Tyrrhéniens, qu’on disait à l’origine des Etrusques, des Tuschi, l’Egée aussi, cabotant de Cyclades en Cyclades, de Paros à Lemnos, en Lesbos, en Rhodes, en Crête, s’affirmant tels ses ancêtres méditerranéenne jusqu’au bout des ongles. Mare nostrum était sa seconde nature. Odysseus était son second nom, un Odysseus fait femme, croisé de nymphe Calypso.
la fois suivante tel corso fleuri, l’autre encore l’épopée de l’opera dei pupi.
C’étaient aussi les joutes nautiques, les plongeurs ramasseurs d’éponges, Paestum, Agrigente, Chypre, Palmyre, Majorque, Minorque… Elle était devenue croisiériste, parcourant tout le Bassin, l’Adriatique, la Mer Noire, le Bosphore, la vieille mer des Tyrrhéniens, qu’on disait à l’origine des Etrusques, des Tuschi, l’Egée aussi, cabotant de Cyclades en Cyclades, de Paros à Lemnos, en Lesbos, en Rhodes, en Crête, s’affirmant tels ses ancêtres méditerranéenne jusqu’au bout des ongles. Mare nostrum était sa seconde nature. Odysseus était son second nom, un Odysseus fait femme, croisé de nymphe Calypso.
Ce n’était pas le premier titan des mers qu’elle empruntait pour ses
périples. Les croisières s’étaient démocratisées, et notre pérégrine n’avait
plus rien à voir avec cette aristocratie de la villégiature, des ponts
supérieurs d’un Adriatic, d’un Olympic, d’un Titanic, d’un Normandie, d’un
Queen Mary.
Monica avait toute confiance en l’équipage, bien qu’elle n’ignorât pas
la tendance mercantile à un recrutement cosmopolite au rabais.
C’était sur un colosse qu’elle naviguait présentement.
*********
Le steward la conduisit à sa cabine. Modèle standard, identique à bien
d’autres, dupliqué à l’infini sur des dizaines de niveaux. Elle vivait seule,
indépendante, ne s’offusquant pas de la persistance d’une couchette unique.
Or, quelque chose de singulier faisait différer la cabine de Monica de
toutes ses semblables. La glace. Non point une de ces glaces industrielles
modernes, spartiates, produites à la chaîne, mais un miroir traditionnel bien
plus ornementé. Elle ne s’interrogea nullement de cette singularité.
Il était 18h30 et le dîner débuterait dans une demi-heure, pont n° 6,
lounge 3, réservé aux secondes classes.
Monica ne savait pas s’il fallait qu’elle s’y rende en tenue ordinaire,
en jeans, ou si elle devait s’apprêter. Elle avait dans ses bagages une petite
robe noire, seyante, qui conviendrait. Ce choix basique elle le fit, s’y
résolut en toute connaissance de cause. C’était seyant, élégant et simplissime,
épuré, passe-partout, bien adapté à sa silhouette fine, à sa beauté de brune
aux yeux verts coiffée court, coiffée dru. Ayant achevé de ranger ses affaires,
elle se dévêtit puis enfila un peignoir avant d’opter pour un maquillage en
adéquation avec l’événement somptuaire qui l’attendait. Elle pensait retrouver
le beau ténébreux de tantôt et, pourquoi pas, exercer sur lui une attraction
sensuelle. Le décolleté de la robe serait impeccable.
Monica s’assit devant la coiffeuse surmontée de ce miroir tarabiscoté
aux cabochons d’un autre temps, plus rétro que ceux des loges de stars du
cinéma d’autrefois, comme Sophia Loren
ou Claudia Cardinale par exemple. Elle avait toujours aimé leurs films. Plusieurs bâtons de rouge s’offraient à elle, non point des coloris banaux, mais recherchés, modernes. Elle prit le stick de teinte prune et attaqua d’abord la lèvre supérieure.
ou Claudia Cardinale par exemple. Elle avait toujours aimé leurs films. Plusieurs bâtons de rouge s’offraient à elle, non point des coloris banaux, mais recherchés, modernes. Elle prit le stick de teinte prune et attaqua d’abord la lèvre supérieure.
Alors, elle sentit le souffle lui effleurer l’oreille.
C’était comme un courant d’air.
Au souffle s’additionna la fragrance. Désagréable. Ça puait. Un remugle
manquant de subtilité : moisissure de cave ou de crypte, mixée à un je ne
sais quoi rappelant la vase, le marécage et le poisson pourri.
« Y a t-il une souris crevée dans la cabine ? »
s’interrogea-t-elle. Elle n’allait tout de même pas monter aux coursives
prévenir le personnel que quelque chose se décomposait quelque part dans un
recoin caché.
Elle poursuivit : lèvre inférieure, mascara, poudre, parfum. Elle
acheva : peignoir ôté, dessous changés, n’hésitant pas à enfiler un
soutien-gorge pigeonnant sans bretelles d’un pourpre provocant, non coordonné à
son slip crème, et des bas tenant tout seuls. Si le mec voulait d’elle (à moins
qu’il fût homo), elle avait des préservatifs. Sa mamma ignorait tout de sa
légèreté. Il n’empêche : elle conservait sur elle cette chaînette avec la
Vierge Marie. On lui pardonnerait là-haut son inconduite projetée d’une nuit.
Mais aux sensations tactile et olfactive succéda la vision. Monica venait à peine de finir de remonter la fermeture
Eclair de sa petite robe noire assez moulante, au-dessus du genou qu’elle
aperçut un halo dans la glace.
Ça ressemblait à un masque brouillé, sans consistance, comme (elle
n’osait le formuler), cette peau de visage servant au tueur fou de Massacre à la tronçonneuse. C’était
blanchâtre, informe. Cela donnait
l’impression d’avoir été arraché depuis peu.
Elle entendit. Un ululement sourd, à la limite du spectre audible, tels
les infra-sons. Là, elle manqua paniquer. Se saisissant de son sac, elle
fouilla, à la recherche de son portable, sachant que la communication n’était
plus garantie, du fait que le navire immense venait d’appareiller.
Elle composa le numéro de sa mère, celui de Giulio son oncle de Milan,
ceux d’Isabella sa copine. Elle envoya un texto, ne sachant plus trop à qui.
Le téléphone vibra ; elle approcha l’oreille. Un rire d’enfant y
retentit.
Monica sortit de la cabine à pas précipités, pieds nus, ayant oublié de
mettre ses escarpins.
Elle se heurta à l’homme, à l’Yvan Attal. Que faisait-il dans les
parages ?
************
Elle lui raconta tout. Il lui dit de se calmer, de ne pas s’affoler,
d’aller se changer les idées en dînant. Il y avait de la sole meunière au menu.
Il était banal qu’un navire de cette classe fût hanté, que des phénomènes s’y
manifestent. C’était un lieu commun. Un amoureux éconduit s’était suicidé il y
avait deux ans, deux cabines plus loin, mais ce fait divers, somme toute
inintéressant, n’avait pas fait la une : la compagnie, de peur que cela
nuise à son image, n’avait rien ébruité.
Il lui laissa sa carte et son numéro de téléphone pour plus tard, au
cas où elle souhaiterait le recontacter après la croisière : Massimo Beltrani, médium. Monica le
pensa charlatan.
*************
Elle dîna sans lui, attablée avec un couple de retraités septuagénaires
d’origine française. C’était la croisière de leurs noces d’or offerte par leurs
petits-enfants. Sa petite robe de séductrice jurait et elle demeura assise,
jambes serrées, se pensant indécente. Elle se régala de la sole succulente,
mais abusa du chianti et de la cigarette.
Il était près de minuit lorsqu’elle prit congé des deux petits vieux.
Elle baragouinait mal le français, aussi avait-elle donné l’impression de ne
pas aimer desserrer la mâchoire. Le portable vibra continûment dans son sac,
mais elle se refusa à le prendre. Cela constituait un bruit agaçant,
perturbant. Ça gâchait l’ambiance du salon tamisé, aux boules disco pailletées
rétro, sonorisé de vieux tubes des seventies, où Abba se taillait la part du lion.
Lorsque Monica se leva de table, elle manqua trébucher, tant elle se
sentait pompette. Son haleine exhalait le tabac blond et l’alcool. Elle
s’excusa devant le couple. Elle crut entendre la mamy dire : « Petite
pute ».
Monica, en titubant, essaya de se remémorer l’itinéraire qu’elle avait
emprunté pour se rendre ici. Ce Costa
quelque chose était si vaste, si déroutant !
Elle s’égara. Elle se crut aux cuisines, en quelque réfectoire. Tout
paraissait désert, silencieux, de cette absence oppressante du moindre
bruissement. Elle commença à percevoir les
murmures.
Ses oreilles sifflèrent, comme sous une crise d’acouphènes. Elle y
porta les mains. Elle cria.
Monica se rendit compte qu’elle avait perdu son chemin. C’était
bizarre ; cette partie inconnue du colossal navire de croisière paraissait
abandonnée depuis des lustres. Tout se constellait de toiles d’araignées, s’emperlait
de poussière, se damassait, se passepoilait d’une moisissure verdâtre rappelant
la mousse. Les aîtres inconnus sentaient une odeur de caveau, de tombe fort
ancienne, immémoriale, délaissée. Ils s’imprégnaient d’une atmosphère
poignante, triste ô combien, lugubre même.
Les parois dégouttaient de coulures de rouille orange, rougeâtres.
Monica se serait-elle transportée sur quelque vieux rafiot, sur un cargo
antique comme parfois, on en utilisait encore en quelque contrée
arriérée ?
Le groupe était là.
************
Un trio, un trio d’avortons ou je ne sais trop quoi. Indéfinissable,
incertain et pourtant.
Ils revêtaient un aspect infantile et hideux. Le
premier rappelait quelque momie, emmailloté qu’il apparaissait de pansements
pourris, grisâtres, tachetés d’un sang vert, puant, musqué. Ce corps indicible
était surmonté d’une tête de mort néoténique, édentée, comme si on eût greffé
un crâne hypertrophié de nouveau-né sur un organisme plus âgé. La voûte
crânienne était enflée, protubérante, frappée autrefois du vivant de
l’infortuné, d’une hydrocéphalie pathologique. Ce garçonnet n’avait plus aucun
reste de chair sur son chef, comme si l’acide y avait fait son œuvre. A moins
que la décomposition expliquât son aspect repoussant.
Le second enfant était une fillette blonde, crayeuse, translucide,
exsangue. Sa robe à smocks hors d’âge, effrangée, maculée de taches, flottait
sur une silhouette amaigrie par la consomption. Le visage émacié de la petite
épouvantait. Les yeux avaient cette blancheur d’aveugle et ses mains,
tremblantes, essayaient vainement de tâter l’espace, de se saisir d’improbables
objets qui eussent été à sa portée. Elles ne rencontraient qu’un vide
désespérant.
Le troisième enfant était encore un garçonnet. Si, à première vue, il
paraissait normal, l’impression première ne tardait pas à révéler sa tromperie.
Toute la moitié gauche du visage était boursouflée de brûlures. Un sifflement
ténu d’asthmatique s’extirpait de cette demi-figure d’apocalypse, sculptée,
modelée à même la chair tourmentée. On aurait cru entendre une respiration
spectrale émanant d’un antique masque à gaz de la première guerre mondiale,
protection dérisoire contre l’ypérite. De ce petit garçon émanait une
impression de détresse profonde et son regard bleu, d’une vivacité troublante,
paraissait implorer Monica, la supplier de mettre fin à son calvaire.
Car ces trois jeunes corps tourmentés jusqu’en leur essence même
témoignaient d’une malédiction, étaient lourds de menaces pour l’avenir du
bâtiment de plaisance, aussi colossal et insubmersible qu’il parût. Ces présences, ce trio, portaient en eux le
fardeau de la Faute, de l’égoïsme, de l’inconscience de tous les passagers, et
au-delà, se dressaient, tel un anathème, dénonçant la compagnie irresponsable,
le capitaine, l’équipage, incapables, prêts à mener tout droit à une
catastrophe inévitable des centaines de clients innocents.
Monica voulut fuir, déguerpir, quitter cette scène effroyable. Mais la
peur, paralysante, fut plus forte. Elle songea à Massimo Beltrani, le médium,
le beau brun ténébreux qui l’avait laissé sceptique. L’aura de mystère qu’il
dégageait ne suffisait pas à expliquer le basculement de cette paisible
croisière dans l’irrationnel. Monica crut qu’il l’influençait à distance, qu’il
lui avait jeté un sort, que tout cela n’était qu’une illusion.
«Je suis sous son contrôle. Rien n’est vrai. Il suscite des images
d’épouvante en mon mental. »
Les enfants bougeaient, émettaient des bruits, sentaient aussi :
la misère physiologique, la chair morte, brûlée, rongée, la misère noire et la
fatalité. Il ne fallait pas que Monica s’abandonnât à l’horreur pure.
Ils tentaient de lui parler. Ils tiraient leurs bras vers elle, essayaient d’émettre des sons. Ils voulaient la prévenir de l’imminence
du danger. C’étaient des messagers. En ce cas, pourquoi ces fantômes, ces
esprits (si c’en était bien), ne revêtaient pas l’aspect logique de victimes de
noyades. Cependant, à y regarder de plus près, leurs vêtements présentaient des
aspects misérables, loqueteux, presque comme des vêtures de galeux et pouilleux,
tels ces haillons des gosses moribonds du ghetto de Varsovie. Monica avait une
grand-mère juive qui avait échappé aux convois de déportés en l’Italie sinistre
tenue par les nazis, lorsque Pie XII
s’était montré impuissant à protéger la communauté hébraïque, gli ebrei, des exactions d’un régime fantoche, fantomatique, de cette marionnette de Benito Mussolini tombé sous la coupe d’Hitler. Tout s’était achevé en la pseudo-république sociale de Salò. Ce que Pasolini en avait filmé, en son ultime opus, démontrait le niveau d’infamie dans lequel le régime fasciste inféodé au sado-nazisme négateur de l’humanité s’était avili.
s’était montré impuissant à protéger la communauté hébraïque, gli ebrei, des exactions d’un régime fantoche, fantomatique, de cette marionnette de Benito Mussolini tombé sous la coupe d’Hitler. Tout s’était achevé en la pseudo-république sociale de Salò. Ce que Pasolini en avait filmé, en son ultime opus, démontrait le niveau d’infamie dans lequel le régime fasciste inféodé au sado-nazisme négateur de l’humanité s’était avili.
Alors, elle perçut : la petite aveugle (avait-elle sept ou huit
ans ? Impossible de le déterminer avec précision), de sa bouche aux dents
noires, parvint à émettre des sons. Elle s’exprimait en un langage étrange, aux
sonorités heurtées, gutturales, indéchiffrables. Or, à sa stupéfaction, Monica
comprit.
« Bateau couler. Bientôt. Couler. Menace. Mort. Fuir. »
Ce fut tout. Le trio se dissout en une brume bleutée, en des volutes
filandreuses s’effaçant promptement.
Retentit à l’instant, après que l’ultime fumée se fut enfuie, LA SIRENE
D’ALARME.
*********
Nous étions en hiver. L’eau ne pouvait être chaude, même en ces mers
méridionales. Toute personne tombée à la mer risquait l’hypothermie. L’échouage
était là. La panique également.
Combien de canots pour combien de personnes ? Eternel dilemme. Qui sauver en priorité et comment ? Qui s’en tirerait ? Coups de dés…pipés. Lâcheté du capitaine aussi, fuyant, abandonnant le navire sans respecter la tradition, incurie imparable du commandement. Il était impossible d’évacuer dans l’ordre les légions de passagers. Il y aurait de la casse et de la tragédie. La nuit ajoutait au cauchemar éveillé.
Combien de canots pour combien de personnes ? Eternel dilemme. Qui sauver en priorité et comment ? Qui s’en tirerait ? Coups de dés…pipés. Lâcheté du capitaine aussi, fuyant, abandonnant le navire sans respecter la tradition, incurie imparable du commandement. Il était impossible d’évacuer dans l’ordre les légions de passagers. Il y aurait de la casse et de la tragédie. La nuit ajoutait au cauchemar éveillé.
C’était un naufrage symbolique, celui du capitalisme plaisancier, de
ces équipages de Babel, aux langages confus, multiples, incapables de
transmettre des ordres, en un sabir de basic
english élémentaire, réducteur des fonctions primales du langage articulé.
C’étaient des langues humaines ravalées au rang de celle de la bête, langues
désorganisées par l’enchevêtrement des échelons de commandement, par le
cosmopolitisme.
Mais la mer, toujours, rattrapait l’homme. Elle prenait sa revanche.
Elle la ruminait. C’était une vengeance longtemps préparée, mijotée par les
éléments, macérant dans les hauts fonds. On ne pouvait qualifier cette
fermentation de souterraine, de chthonienne, issue de quelque caverne
sous-marine où demeuraient des créatures troglobies, telle la pieuvre des Travailleurs de la Mer.
Le principe de réalité l’emportait sur l’imagination erratique de Monica. Elle ne pouvait se croire victime potentielle de la gabegie du commandement du navire de croisière, orgueilleux colosse déshumanisé par le système capitaliste. Nulle imprécation, nulle malédiction, ne s’étaient extirpées de la bouche de Massimo Beltrani, médium, prophète de malheur, clairvoyant jouant les Cassandre. Il n’avait pas suscité en Monica ces visions d’épouvante.
Le principe de réalité l’emportait sur l’imagination erratique de Monica. Elle ne pouvait se croire victime potentielle de la gabegie du commandement du navire de croisière, orgueilleux colosse déshumanisé par le système capitaliste. Nulle imprécation, nulle malédiction, ne s’étaient extirpées de la bouche de Massimo Beltrani, médium, prophète de malheur, clairvoyant jouant les Cassandre. Il n’avait pas suscité en Monica ces visions d’épouvante.
Non, le bateau s’avérait bel et bien hanté par ces âmes désespérées
d’enfants. Désormais, il gîtait, allait s’échouant, dans la panique générale.
C’était le Titanic du XXIe siècle en
ses basses œuvres. En cette affaire, les fantômes avaient constitué autant de
fétiches d’avertissement.
*********
Tout s’accéléra. Lourd symbole. On s’acheminait vers l’optimum de la
catastrophe, vers l’épave et le vestige. Epave qu’on renflouerait, qui
recélerait un temps sa cargaison de noyés, d’anonymes voyageurs et soutiers
piégés dans les tréfonds labyrinthiques de la structure interne, enflés de gaz,
putréfiés, mangés par les poissons opportunistes, avec l’impossibilité que les
familles des disparus en fissent leur deuil. Quant à Monica, elle figurera
parmi les rescapés, les miraculés, témoin à charge contre le capitaine, gardant
pour elle cependant le message des petits revenants. Le temps de la justice,
des procès médiatiques, succédera à celui de la Mort. De Massimo Beltrani, nul
ne sut ce qu’il était advenu. Jamais l’on ne retrouva son corps, ses
restes ; c’était comme s’il n’avait
jamais existé.
Il existait quelque part parmi les fausses prophéties à prétention
eschatologique une devise papale rédigée en un latin médiocre. Elle qualifiait
un de ces souverains pontifes au règne abrégé de froment prêt à tomber. Le navire de croisière avait été ce froment
voué à l’éphémère. La devise s’y appliquait avec magnificence. Longtemps, le
vestige remonté des eaux glauques et glacées allait gésir sur le flanc, couché,
rouillant par étapes, monument funéraire, carcasse commémorative élevée par la
mer en souvenir de la bêtise humaine. Il témoignerait avant qu’on le découpât
au chalumeau, qu’on le démantelât à jamais, de la catastrophe de janvier. La
coque vestigiale trônerait, là, sur la grève, obscène pachyderme pourrissant en
plein air.
Nulle plaque apposée à ce monument afin de rappeler son nom. Mais
toutes, tous, le connaîtraient, en feraient l’emblème honni de la faillite d’un
système, d’une société.
Quelque part demeurerait sur la poupe, en voie d’effacement, des
caractères latins, tachés, souillés, semés d’oxyde de fer. Et l’on
déchiffrerait le nom, l’attribut maudit, aux sonorités romanes résonnant tel un
glas : COSTA CONCORDIA.
FIN.
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