Chapitre 9
Venise, début juillet 1888.
Sir Charles Merritt avait fort à
faire. Il s’était mis en tête de s’enquérir d’un exorciste habilité par le
Vatican. C’était pourquoi il écumait toutes les églises et paroisses de la cité
des Doges, se gaussant des trésors et merveilles artistiques qu’elles
recelaient, au contraire de sa captive, Alice, qui, traînant des pieds,
s’attardait souvent devant un retable, un tableau noirci par les ans ou levait
les yeux afin d’y admirer coupole et vitraux remarquables. La jeune fille
éprouvait de la gêne à respirer les miasmes des basses eaux de la lagune
agressant les narines tandis que son geôlier, accoutumé aux remugles de
Whitechapel, les ignorait avec superbe.
Sa connaissance du plan en
coquille d’escargot et de la position des ruelles connues ici sous le nom de calle
de oro ou ca’ de oro, était impressionnante. Depuis son plus jeune
âge, il avait exploré la ville décrépite à la recherche de tous ses mystères.
Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge.
Ces deux vers de Musset
chantaient alors à ses oreilles.
Merritt manipulait avec brio
toutes les sciences occultes, ce qui démontrait qu’il avait l’esprit ouvert. Il
n’appartenait pas à cette clique de savants positivistes, rationalistes, dans
la lignée d’Auguste Comte,
qui, au contraire de son compatriote William Crookes, refusaient au surnaturel toute légitimité et toute existence. Sir Charles, en tant que kabbaliste émérite, savait à quoi il allait se frotter en la cité des Doges. Il s’y était préparé moralement et physiquement.
qui, au contraire de son compatriote William Crookes, refusaient au surnaturel toute légitimité et toute existence. Sir Charles, en tant que kabbaliste émérite, savait à quoi il allait se frotter en la cité des Doges. Il s’y était préparé moralement et physiquement.
Alice, quant à elle, éprouvait
l’ivresse de l’air libre. Curieusement, le contact avec le monde extérieur
n’avait pas entraîné chez elle un choc en retour, c’est-à-dire un flétrissement
de son apparence, un réveil de son horloge biologique, qui en toute logique,
aurait dû rattraper toutes ses années de claustration. Nul n’eût pu croire à
son âge réel : le mauvais versant de la trentaine. Ses narines humant l’air
iodé aux relents de pourriture, elle vacillait, presque nauséeuse, sa capeline
dissimulant à peine son teint chlorotique plâtreux. Sa robe virginale, ornée de
rubans et de dentelles, contrastait avec ses mignonnes bottines vernies. Il en
allait de même pour ses longs cheveux noirs bouclés coiffés impeccablement en
anglaises comme l’exigeait la mode pour les petites filles non encore nubiles.
Qui se serait attelé en cette
ligne temporelle au recensement et à l’inventaire raisonné et exhaustif des
collections photographiques de Julia Margaret Cameron (ce recenseur aurait très
bien pu être Aurore-Marie de Saint-Aubain elle-même) n’aurait pas constaté
l’absence des clichés que la grande artiste victorienne avait pris d’Alice L.
lorsque celle-ci batifolait dans son innocence d’adolescente dans les jardins
de la propriété paternelle.
On pouvait légitimement se
questionner sur l’âge apparent du tourmenteur d’A. L. La High society
londonienne le connaissait en tant que mathématicien honoraire, auteur
d’ouvrages remarquables, membre de la Royal Society depuis quelques décennies déjà. Il avait eu
l’heur d’être reçu par Sa Majesté Victoria en personne. A cette époque, il
paraissait la trentaine. En 1888, il abordait la soixantaine. Pourtant, il
était impossible à quiconque de remonter dans son passé antérieurement à
l’année 1866, date de sa rencontre avec le comte Galeazzo di Fabbrini. Détail
interpellant un détective amateur : les registres de la paroisse où il était
censément né avaient été volés puis rendus.
Sir Charles dédaigna la place
Saint-Marc, fréquentée par des touristes à la bourse pansue et se dirigea vers
la Giudecca.
Il cherchait quelqu’un. Ainsi, il ne croisa pas sur sa route la baronne de Lacroix-Laval qui trottinait de son pas menu, ombrelle sur l’épaule et cacatoès en sus, en direction du café Florian.
Il cherchait quelqu’un. Ainsi, il ne croisa pas sur sa route la baronne de Lacroix-Laval qui trottinait de son pas menu, ombrelle sur l’épaule et cacatoès en sus, en direction du café Florian.
A la vue de l’ange d’or de
Saint-Marc, Aurore-Marie invoquait Effie Gray, la belle Effie répudiée par
Ruskin, souvenir impalpable, distant par le temps, d’une de ces égéries qu’elle
eût désiré rencontrer.
Près de la terrasse, un individu
singulier attendait la jeune femme. C’était un homme jeune, moins de trente
ans, à la moustache savamment gominée, dont la vêture, ostentatoire,
s’apparentait plus au dandysme d’un Robert de Montesquiou qu’à l’austérité
bourgeoise dont le Britannique Merritt faisait preuve. L’excentricité désignait
le poète décadent, notamment le monocle.
Ce petit objet mérite une
description détaillée.
Il s’agissait d’une authentique
œuvre d’art. La chose, de bon goût, portée avec orgueil, était cerclée d’un
alliage de platine et de palladium finement ouvragé et gravé de motifs
microscopiques feuillus et palmiséqués donnant l’illusion de fractales par
anticipation.
Ledit monocle, porté à l’œil
droit, s’attachait par un cordon de tussor sang-de-bœuf, brodé de fils d’or et
d’argent, au revers correspondant du costume blanc ivoire, dont le tissu léger
avait été taillé impeccablement dans la soie et l’alpaga. Le verre faisait en
fait office de loupe, à la manière de la célèbre émeraude de l’Empereur Néron.
Cette lentille concave grossissante déformait sciemment la vision que l’esthète
extravagant souhaitait avoir de son environnement.
Le jeune homme, mince et élancé,
qui avait tout pour plaire à la gent féminine de quinze à soixante-dix ans,
aimait à éprouver les sensations offertes par ce prisme ; cela l’exonérait de
fréquenter les trop populeux palais des glaces des foires de la plèbe.
Ainsi, lorsque notre Gabriele
aperçut et identifia Aurore-Marie à son accessoire la protégeant des rayons
ardents et à son volatile au plumage s’harmonisant avec son veston d’un grand
faiseur, il la vit, non point en souffreteuse patentée, mais telle une
voluptueuse Walkyrie à la généreuse poitrine engoncée dans un corset prison
qu’il eût été nécessaire de délacer pour permettre à la jeune femme de respirer
librement les effluves d’un air marin corrompu.
Par cet accessoire, le poète
d’avant-garde s’obstinait à refuser la réalité dans tout ce qu’elle comportait
de trivial. Il se mouvait conséquemment dans un monde leurre, factice et
difforme, proche de ses idéaux. Faut-il ajouter que Messer Gabriele pouvait à
volonté, ouvrir ou obturer le monocle ? Un ingénieux mécanisme tels ceux des
objectifs photographiques lui permettait de choisir le réglage de ce diaphragme
bien particulier, annonciateur des effets à l’iris de Griffith. Lorsque
d’Annunzio optait pour la fermeture intégrale, il rappelait à un tempsnaute
Monsieur Paul, quand celui-ci arborait son célèbre monocle noir en taffetas
afin de se donner une aura de mystère.
Outre son animal familier et son
ombrelle, Madame de Saint-Aubain s’était encombrée d’un bouquet de pensées.
Étrange inversion des rôles et des règles de la galanterie… Ce fut elle qui
offrit les fleurs au poète.
***************
Une sinistre flottille de dhows,
de sambuks et de felouques de guerre encerclait désormais le Louise de
Prusse et le Kronprinz Ferdinand.
Les ponts de ces embarcations s’agitaient d’un grouillement sinistre
de zombies de Danakils, d’Erythréens et autres Afars à la lourde perruque
crépue à laquelle s’accrochaient des pendeloques d’algues au fumet entêtant et
des égouttements de sel qui luisaient à la clarté blafarde d’une lune trop
grosse. Les yeux blancs vitreux et révulsés roulaient dans les orbites de ces
momies vivantes. Il était visible que ces créatures surnaturelles s’apprêtaient
à l’abordage puisque le Louise de Prusse était déjà éperonné. Des mains
désincarnées tenaient des grappins tournoyants dans les airs. Les plus jeunes
des officiers avaient reculé jusqu’au sabord arrière. Ils n’eurent pas de
chance : parmi l’ennemi se trouvaient de rusés nageurs, qui, les prenant par
surprise, s’arrachant à une onde poisseuse, firent glisser sur leur gorge des
lames d’obsidienne et des coutelas à la pointe recourbée.
Les victimes émirent des cris
semblables à ceux des cochons étripés et pendus par la queue, cris qui
s’achevèrent en gargouillements écoeurants, plus parlants qu’une longue
épitaphe.
A l’avant, le Kapitän de
La Guillotière ordonna :
« Mitrailleurs, à la
batterie ! Fusils ! Feuer ! »
Erich Von Stroheim,
imperturbable, se retrouva à affronter au sabre deux spectres particulièrement
repoussants. Ils étaient drapés dans des peaux de panthères dégoulinantes de
varech, de sable et de mucus dont les queues, vivantes, battaient l’air. Notre
comédien, ayant atteint la ceinture verte du Harrtan, faisait preuve d’une
bravoure et d’une audace remarquables.
Pendant ce temps, un dénommé Hans
parvenait à trancher les deux mains d’un Danakil à demi putréfié qui grimpait
sur le pont de tribord. Alors que le revenant chutait dans la mer saumâtre, les
deux mains persistèrent à rester accrochées au bastingage ; mieux : elles
vibraient et tressautaient, progressant centimètre par centimètre, rampant à
l’aveugle. Le marin n’eut d’autre choix que d’écrabouiller à coups de crosse
les phalanges et les chairs putrides.
Cinq guerriers Somali armés de
coupe-coupe et de pétoires chargeaient la batterie des mitrailleurs qui
pourtant, les visaient et les arrosaient de balles. Bien que les chairs mortes
fussent arrachées, voletant un peu partout sur le pont, les morts vivants n’en
avaient cure et avançaient toujours. Les soldats du nouveau Kaiser se
demandaient dans quel cauchemar ils étaient plongés car les créatures se régénéraient
sans cesse. Bientôt, elles furent sur eux et, submergés, les Allemands furent
taillés en pièces.
Alban avait fort à faire : il
avait en face de lui le commandant de la felouque amirale, qui, poussah d’une
atrocité tout à fait répugnante, brettait des deux bras mais aussi des pieds.
Ceux-ci, couverts de bagues, maniaient le fer mieux que des singes quadrumanes.
Des vers d’une belle longueur et de grosseurs variées nichaient dans une
bedaine percée et s’agitaient en rythme avec les coups d’épée donnés. Le jeune
homme, comprenant que combattre au sabre de marine constituait une défense
dérisoire, pour ne pas dire antithétique, sortit un P 38 anachronique de sous
sa ceinture et fit feu, pulvérisant le crâne du chef enturbanné. L’être vacilla
puis tomba sur le pont métallique, s’éparpillant jusqu’à la passerelle qui
conduisait à la cabine du commandement.
Partout, Alban percevait les
clameurs du combat, les détonations, l’explosion des corps des Danakils, les
cris désespérés, les soupirs des mourants, les exclamations de colère et les
hurlements de dépit.
Le chef pilote fut éventré par
une espèce de mahdiste à la barbe de jais, au corps si décharné que seule la
cartouchière semblait maintenir la cohérence du squelette.
Il vit pis encore : la tête du
pharaon englouti jaillir des eaux, fulminant sa rage, proférant des insultes en
langue de Kemi à l’encontre de celui qui
avait eu l’audace de vaincre son amiral.
Le comte de Kermor dut conserver
tout son sang-froid devant le basculement dans une autre réalité. Le jour était
revenu ; les deux bâtiments de la Kriegsmarine, bien que victimes d’avaries
multiples, quoique ayant perdu une quarantaine d’hommes au combat, se
retrouvaient sur une mer d’huile, à quelques encablures du port d’Aden, ayant
franchi des dizaines de kilomètres comme si tout ce qui avait précédé n’était
qu’un mauvais songe.
Dans la soute où il était mis au
fer, le cheik Walid ricana.
« Ebliss est venu à notre
secours ! Ses sectateurs, il ne pouvait les abandonner. Ce qui va suivre, même
les djinns le fuiraient. L’enchantement n’en est qu’à ses débuts ! »
Le fou avait dit vrai. Dan El
était intervenu. Cela lui avait coûté, mais effectivement il ne pouvait se
permettre de perdre les vies d’Erich et d’Alban. Pour lui, les victimes
allemandes de l’abordage des ombres, n’étaient que des potentialités, des
virtualités d’un multivers qu’il pouvait modeler à loisir.
************
Suite à ces événements, la
mission de Spénéloss s’en retrouva modifiée : il n’accompagna pas Frédéric
Tellier et Guillaume Mortot à Venise mais dut rallier le comptoir de Dalio en
Afrique de l’Ouest. Il parvint à destination quelques heures avant le
commandant Wu et son équipe, retardés par les caprices d’une DS toujours âgée
de douze ans et refusant de s’affubler des tenues de son âge, sans oublier les
tergiversations d’un Saturnin geignant par avance sur les dangers de la jungle
du continent noir.
L’Hellados fut accueilli par une
Lorenza et un Benjamin étonnés et soucieux ; par contre, Gaston s’en vint lui
donner une franche accolade.
« Mon compère, sois le
bienvenu dans cette chaudière. Nous ne t’attendions point. Aux dernières
nouvelles, tu devais te trouver à Venise.
- J’ai reçu un contrordre du
commandant Wu. Monsieur le baron, comment vous portez-vous ?
- Fort bien, mais j’ai quelqu’un
à te présenter. Il est assez timide. »
D’un pas ferme, le baron de la
Renardière conduisit l’Hellados jusqu’à une petite case qui servait
d’infirmerie. L’extraterrestre dut se baisser pour y entrer.
- Voici Azzo.
Spénéloss leva un sourcil de
surprise, puis, très poliment, il fit :
- Bonjour Azzo.
- Zour !Toi pas monde ! Toi ciel
!
L’Hellados se retourna vers
Gaston.
- Avez-vous compris ?
- Certes, Azzo ressent le fait
que tu n’es pas un terrien.
- Il a de bons yeux.
- Ton odeur t’a trahi.
- Mais, je ne pue pas !
- Justement.
Les Helladoï n’étaient pas
réputés transpirer. Leur métabolisme différent supportait parfaitement les
55° à l’ombre et les chaleurs sèches. En
climat équatorial, cela allait encore.
Des cris féminins perçants interrompirent
les deux amis. L’accent fit comprendre qu’ils avaient été émis par la
Britannique de service. Deanna Shirley faisait une entrée remarquée en Afrique.
« Shit ! Good Heavens ! A
snake !
- Un tout petit »lui jeta
perfide Violetta.
DS De B de B secoua sa tignasse
de dénégation. La donzelle de douze ans, coiffée de tresses, les taches de
rousseur bien apparentes et la poitrine absente, était vêtue d’une façon tout à
fait ridicule. Cela allait au-delà de la non adaptation de sa toilette aux
circonstances : il eût fallu qu’elle portât jodhpurs, bottes et chemisier de
coton, sans oublier le chapeau approprié. Loin s’en fallait. Les bottes étaient
des bottines bien lacées, le chapeau une capeline, le pantalon et le chemisier
avaient été remplacés par une longue robe de lin couleur safari : c’était tout
ce qu’elle avait daigné enfiler, empruntant le vêtement à Violetta. Comme
celui-ci ne lui seyait pas, des épingles à nourrice s’étaient avérées
nécessaires pour l’ajuster à sa taille. L’artiste brillait par son ridicule. En
cela, elle battait Saturnin lui-même.
Pourtant, ce dernier avait fait des efforts pour atteindre le summum du
grotesque. L’ancien fonctionnaire avait tenu par force à se conformer aux
descriptions et à l’iconographie vestimentaire des récits coloniaux et de
voyage en vogue à l’époque. C’était la raison pour laquelle il avait enveloppé
ses mollets dodus de fort peu esthétiques bandes molletières d’une teinte caca
d’oie qui lui comprimaient la circulation sanguine, ce qui avait pour résultat
de lui enfler les pieds. Les orteils gonflés supportaient mal les lourds
brodequins de broussard. Le reste de la tenue était à l’avenant : imaginez un
compromis entre Tartarin de Tarascon et Henry Morton Stanley avec un soupçon de
sauce hollywoodienne à la Stewart Granger.
Pis qu’une caricature de bande dessinée, Saturnin apparaissait comme un succédané de Lambert Troulouloup d’une série oubliée du journal Spirou du début des années 1960. Le casque colonial en liège, de deux tailles au-dessus du nécessaire, ne cessait de lui tomber sur le nez. Monsieur de Beauséjour avait exigé un chef aussi vaste afin que son crâne ne transpirât point excessivement ainsi coiffé ; il s’était refusé à remédier à ce problème en rembourrant l’intérieur de journaux : il ne voulait pas avoir les tempes noircies d’encre. Menton et cou de l’impétrant avaient beau être gras, la jugulaire s’avérait encore trop lâche.
Pis qu’une caricature de bande dessinée, Saturnin apparaissait comme un succédané de Lambert Troulouloup d’une série oubliée du journal Spirou du début des années 1960. Le casque colonial en liège, de deux tailles au-dessus du nécessaire, ne cessait de lui tomber sur le nez. Monsieur de Beauséjour avait exigé un chef aussi vaste afin que son crâne ne transpirât point excessivement ainsi coiffé ; il s’était refusé à remédier à ce problème en rembourrant l’intérieur de journaux : il ne voulait pas avoir les tempes noircies d’encre. Menton et cou de l’impétrant avaient beau être gras, la jugulaire s’avérait encore trop lâche.
Bien que cela fût à peine
quelques minutes que le sexagénaire avait posé le pied sur le sol subsaharien,
les auréoles de sudation allant s’élargissant au dos et sous les aisselles de
sa chemise de toile kaki témoignaient du fait que le bonhomme ne s’acclimatait
pas à la chaleur et à l’humidité ambiantes. A sa décharge, le taux
d’hygrométrie atteignait plus de 60 %.
Supposant qu’il s’apprêtait à
devoir affronter une faune féroce et particulièrement hostile ainsi que des
tribus cannibales, Saturnin s’était encombré d’une cartouchière abondamment
garnie, d’une pétoire et de sacs de jute renfermant verroterie et lingots de
sel. S’il eût été aussi prévoyant que Marie André Delcourt dans une précédente
piste temporelle, il aurait pris soin d’apporter son scaphandre Siebe personnel
avec sa pompe à bras, ses câbles, ses semelles de plomb et tout le toutim.
Violetta, usant de son ton
mielleux, était parvenue à l’en dissuader.
Le reste de l’équipe hétéroclite
se pointa. Daniel Lin, tenant dans ses bras Ufo, fermait la marche. Il n’avait
pas l’air aussi détendu que d’habitude. Il caressait machinalement son chat
tout en observant attentivement le décor. Gabin et Louis Jouvet trimbalaient
une lourde malle, une cambuse de campagne comportant tout un matériel des plus
anachroniques. Les deux comédiens étaient vêtus sobrement, tout en respectant
les codes de l’homme blanc en Afrique. Carette y avait mis un peu plus de
fantaisie. Il avait noué autour de son cou un foulard rouge vif et une
casquette dissimulait un début de calvitie. Quant à Craddock, il ressemblait
davantage à un pirate de la Mer des Caraïbes qu’à un vieux de la vieille de la
coloniale.
Après avoir serré la main aux
nouveaux venus et salué son supérieur, le docteur di Fabbrini s’étonna de
l’absence de Michel Simon. Le commandant Wu lui mentit.
« Michel est resté à Paris,
seconder Alban et Erich. Il a pour mission d’intercepter et de décoder les
messages et dépêches de von Preusse et von Dehner. »
Dan El dissimulait le fait que le
Suisse devait assurer les arrières de Tellier et Mortot.
Violetta ne s’était pas
précipitée au cou de ses parents. En adolescente digne de ce nom, elle se
refusait à monter l’affection qu’elle éprouvait. Elle s’était contentée de leur
jeter : « B’jour pa ’ ! Salut m’man ! Vous allez bien ? »
Benjamin se gratta la barbe.
« Quelle désinvolture !
Jeta-t-il. Elle est partie cinq semaines, et voilà ! »
Daniel Lin calma le jeu.
« Benjamin, elle grandit,
c’est tout.
- Commandant, il faut que je vous
fasse mon dernier rapport. Ici, les choses empirent. Tout est sens dessus
dessous. »
Le commandant Wu acquiesça :
« A l’intérieur. Je ne
souhaite pas que les oreilles de Deanna, de Saturnin et de Violetta entendent
ce qui va suivre.
- Oui, Daniel. Mais vous auriez
dû laisser ma fille auprès de Michel comme je vous l’avais recommandé. Les
dangers se multiplient, jeta Lorenza.
- L’environnement devient foutraque.
- Ah ? D’accord ! Heureusement
que je suis là.
Spénéloss, surprenant la dernière
phrase, se dit :
- Cet humain ne doute de
rien. »
Quelques minutes plus tard,
Benjamin était entré dans le vif du sujet : il raconta par le menu tous les
événements dont son équipe avait été le témoin.
*************
Le Bellérophon noir avait
beau avoir refait surface, son étrave éprouvait de plus en plus de mal à fendre
l’agglomérat gélatineux qui tenait lieu de mer et se composait désormais
exclusivement de corps intriqués de médusoïdes translucides d’origine
extraterrestre. Les tentacules géants urticants des cnidaires n’exsudaient pas
que du poison : ils émettaient des décharges électriques qui déréglaient les
instruments de navigation du submersible. Cependant, pour eux, cette proie
n’était pas comestible. Les ombrelles irisées clignotaient et ne cessaient de
s’échanger des informations.
Le Bellérophon noir avait
simplement le tort de naviguer dans ce qui était devenu leur territoire et leur
terrain de chasse. Pourtant, il n’était plus qu’à un mille de la côte.
Deux options s’offraient au
capitaine de Tastevieille : soit armer les torpilles et tirer dans le tas afin
de disperser les coelentérés hostiles, soit, perdu pour perdu, replonger et, en
avant toute, aller s’échouer sur la côte sableuse. Il faut dire que les marins
de 1888 ne maîtrisaient pas du tout l’armement de bord. Il est nécessaire de
rappeler que le baron Kulm était le concepteur de ce navire et de ces armes,
qu’un ingénieur britannique agent double avait concrétisés. Les torpilles
usaient d’une technologie fort en avance, puisqu’elles étaient chargées de
bosons de Higgs et de tachyons (ces armes avaient été mises au point pour les
premières à la fin du XXVe siècle et les secondes au XXVIIIe). Boieldieu
connaissait le danger : c’eût été demander à un K’Tou de faire usage d’un
lance-flammes ou pis, de déclencher le feu nucléaire. Ceci dit, Pierre Fresnay
était à même de manipuler ces engins. En effet, tous les hôtes de l’Agartha
avaient suivi des cours dans différents domaines, y compris l’armement. Au fait
même de la médiocrité et de l’indécision de l’officier de la Royale, le
comédien se doutait que l’opinion du commandant de Mirecourt primerait ;
Boulanger s’y rangerait, ce qui fut.
Une unique torpille de tachyons
fut choisie, au grand soulagement de Boieldieu. Cette arme avait pour propriété
de déconstruire le temps, aussi bien phylogénétiquement qu’ontogénétiquement.
Au moins, l’arme déstructurerait le banc de médusoïdes en les faisant régresser
au stade larvaire de polypes, au plus, elle les enverrait quelque part dans la
période édiacarienne de leurs parents terrestres. La dernière hypothèse se
réalisa, mais elle n’eut aucune conséquence pour le futur de la planète, à
moins que ce qui avait pris le contrôle de l’Afrique eût contré les
effets dévastateurs à long terme. Autrement dit, l’Entité (désignons-la ainsi
pour l’instant), venait de tuer dans l’œuf une chronoligne substitutive à celle
en cours.
Dan El n’avait rien à voir
là-dedans, mais…
Insérée dans son tube de
lancement, l’ogive fut tirée. Lorsqu’elle explosa au milieu du banc de méduses,
ce fut à la semblance de l’ouverture des bouches de l’enfer. Le spectre
lumineux parut se décomposer en diaprures boréales parcourant l’ensemble des teintes
de l’arc-en-ciel et au-delà. Magenta, cyan, rouge indien, indigo, jonquille,
orange, herbes écrasées, fuchsia, vert Titien, et ainsi de suite, jusqu’à
l’infra sombre. Des ondes concentriques, en formes d’orbes et de mandorles
allaient s’élargissant depuis l’épicentre, prenant des aspects irréels,
englobant tous les entours, gonflant à en absorber à la fois le ciel et
l’océan. Les créatures prises au piège, furent avalées après avoir émis
d’ultimes messages luminescents de détresse, cela en vain. Englouties par un
vortex temporel quadridimensionnel local (les résultats auraient été
cataclysmiques, à l’échelle du système Sol au moins s’il se fût agi d’une
torpille à bosons), les Pelagia se retrouvèrent projetées au
Précambrien, tentant tant bien que mal de refaire surface dans une mer
encombrée par une faune étrangère. Hélas pour elles, les êtres anachroniques ne
supportèrent pas la translation : ils se disloquèrent, éclatant et semant leur
lymphe sur plusieurs milles.
Cependant, Le Bellérophon noir
n’était pas tiré d’affaire : un choc en retour prévisible précipita
l’esquif sous-marin en direction des indentations côtières sans qu’aucune
manœuvre de sauvegarde eût été possible. L’équipage malmené roulait boulait
dans tous les sens, ne parvenant pas à se maintenir aux barres d’appui. Membres
et côtes furent brisés, accompagnés parfois de traumatismes crâniens sévères.
Pierre Fresnay avait anticipé, en
bon connaisseur des effets de la torpille. Il avait pris le temps de s’attacher
solidement à une rampe en acier. Tastevieille eut une épaule luxée, Hubert de
Mirecourt plusieurs doigts cassés tandis que le brav’général demeurait sans
connaissance sur le tillac. Rassurez-vous, il n’avait aucune blessure
invalidante.
Le submersible eut de la chance
dans l’incident : il glissa jusqu’à un banc de sable au lieu de s’échouer sur
des brisants. Lorsque le gîte fut rétabli, il fallut faire le point. C’était là
la tâche du capitaine. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de constater que le
sous-marin se trouvait non pas au large de la Gold Coast mais à moins d’un
mille de Pointe Noire, autrement dit presque à destination. Cela tenait du
prodige.
Cependant, les avaries subies par
Le Bellérophon noir étaient si importantes qu’elles imposaient l’abandon
du bâtiment. Tastevieille avait pris la résolution de couler avec son navire
comme l’exigeait la tradition dans la Royale, geste magnifique mais inepte.
Boulanger, qui avait enfin repris connaissance, Mirecourt et de Boieldieu
s’évertuèrent à le faire changer d’avis. Cela leur prit de précieuses minutes.
L’important était de soigner les blessés et de prévenir le lieutenant Gontran
de Séverac. Pierre fut chargé de cette dernière tâche. Cela l’arrangeait.
Ainsi, il pouvait informer Daniel de son arrivée mouvementée en Afrique, sans
avoir un espion sur le dos. Le comptoir de Dalio était à peine à cinquante
kilomètres au sud. Le comédien se contenta d’un bref message mental dont le
commandant Wu assura réception.
En uniforme et armé jusqu’aux
dents, casque colonial compris, Pierre s’aventura à l’intérieur des terres.
Bientôt, il aperçut le poste censé garder la position française de Pointe
Noire. La première chose qui l’intrigua et renforça sa prudence, ce fut le
drapeau tricolore, pendouillant lamentablement sur sa hampe, déchiré et taché
de sang. Un silence de mort régnait. Même les mouches ne volaient pas dans un
azur plombé de gris. L’environnement lui apparut figé, presque artificiel. Un
récit de Violetta lui revint en mémoire : l’adolescente, prolixe, avait conté
au comédien les mésaventures vécues au marteau de l’enclume dont les
péripéties avaient été concoctées par l’entité maléfique Johann Van der Zelden.
Il était anormal qu’une enfant de treize ans se souvînt de ce qui lui était
arrivé lorsqu’elle en aurait quatorze. L’histoire se rapportait au bordj
des légionnaires de Beau Geste, film de 1939 que l’acteur n’avait pu
voir puisqu’il était officiellement originaire de 1937.
De Boieldieu découvrit le
télégraphiste dans son poste, affaissé sur l’appareil, le doigt encore coincé
sur le contacteur. L’homme était mort en tentant de prévenir les autorités.
L’odeur de décomposition témoignait que le cadavre n’était pas si récent que
cela. Malgré sa répugnance, Pierre se pencha sur la dépouille et l’examina
attentivement. Le télégraphiste n’était pas mort par balles ; un mal mystérieux
l’avait emporté. De profondes plaies semblaient être dues à des morsures
portées par un animal inconnu.
Quittant la casemate, Pierre
Fresnay avança dans la rue au sol de terre pulvérulente. Au fur et à mesure, il
découvrit d’autres dépouilles tout aussi dévorées et vertes. Autochtones des
deux sexes, fusiliers marins et tirailleurs sénégalais à la vareuse lacérée par
des griffes de taille respectable démontraient que quelque chose d’abominable
s’était produit.
« Fichtre ! Siffla le
comédien entre ses dents. Je ne vais pas m’attarder longtemps ici. Cela est
trop dangereux. Il faut revenir en force. Ce ne sont ni des lions, ni des
aniotos qui sont responsables de ce massacre. Où est passé le lieutenant de Séverac
? Je ne l’ai pas aperçu parmi les cadavres. »
Revenant sur ses pas, il
atteignit une factorerie. Là, il perçut des lamentations, des gémissements qui
alternaient le wolof et un français maladroit.
D’un pas circonspect, il pénétra
dans le magasin encombré de vivres pourrissants sur des étagères de guingois.
Toujours prudent, il alla jusqu’à la porte du fond et s’engagea dans
l’arrière-boutique. Les cris venaient de là. Il y faisait particulièrement
sombre.
Pierre alluma son briquet. A la
lumière tremblotante, il y vit six individus, les yeux hagards, répétant entre
deux chuintements : « Malamine, Malamine. »
A suivre...
A suivre...
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