samedi 31 octobre 2015

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 9 1ère partie.



Chapitre 9

Venise, début juillet 1888.
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Sir Charles Merritt avait fort à faire. Il s’était mis en tête de s’enquérir d’un exorciste habilité par le Vatican. C’était pourquoi il écumait toutes les églises et paroisses de la cité des Doges, se gaussant des trésors et merveilles artistiques qu’elles recelaient, au contraire de sa captive, Alice, qui, traînant des pieds, s’attardait souvent devant un retable, un tableau noirci par les ans ou levait les yeux afin d’y admirer coupole et vitraux remarquables. La jeune fille éprouvait de la gêne à respirer les miasmes des basses eaux de la lagune agressant les narines tandis que son geôlier, accoutumé aux remugles de Whitechapel, les ignorait avec superbe.
Sa connaissance du plan en coquille d’escargot et de la position des ruelles connues ici sous le nom de calle de oro ou ca’ de oro, était impressionnante. Depuis son plus jeune âge, il avait exploré la ville décrépite à la recherche de tous ses mystères.
Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge.
Ces deux vers de Musset chantaient alors à ses oreilles.
Merritt manipulait avec brio toutes les sciences occultes, ce qui démontrait qu’il avait l’esprit ouvert. Il n’appartenait pas à cette clique de savants positivistes, rationalistes, dans la lignée d’Auguste Comte,
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 qui, au contraire de son compatriote William Crookes, refusaient au surnaturel toute légitimité et toute existence. Sir Charles, en tant que kabbaliste émérite, savait à quoi il allait se frotter en la cité des Doges. Il s’y était préparé moralement et physiquement.
Alice, quant à elle, éprouvait l’ivresse de l’air libre. Curieusement, le contact avec le monde extérieur n’avait pas entraîné chez elle un choc en retour, c’est-à-dire un flétrissement de son apparence, un réveil de son horloge biologique, qui en toute logique, aurait dû rattraper toutes ses années de claustration. Nul n’eût pu croire à son âge réel : le mauvais versant de la trentaine. Ses narines humant l’air iodé aux relents de pourriture, elle vacillait, presque nauséeuse, sa capeline dissimulant à peine son teint chlorotique plâtreux. Sa robe virginale, ornée de rubans et de dentelles, contrastait avec ses mignonnes bottines vernies. Il en allait de même pour ses longs cheveux noirs bouclés coiffés impeccablement en anglaises comme l’exigeait la mode pour les petites filles non encore nubiles.
Qui se serait attelé en cette ligne temporelle au recensement et à l’inventaire raisonné et exhaustif des collections photographiques de Julia Margaret Cameron (ce recenseur aurait très bien pu être Aurore-Marie de Saint-Aubain elle-même) n’aurait pas constaté l’absence des clichés que la grande artiste victorienne avait pris d’Alice L. lorsque celle-ci batifolait dans son innocence d’adolescente dans les jardins de la propriété paternelle.
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On pouvait légitimement se questionner sur l’âge apparent du tourmenteur d’A. L. La High society londonienne le connaissait en tant que mathématicien honoraire, auteur d’ouvrages remarquables, membre de la Royal Society  depuis quelques décennies déjà. Il avait eu l’heur d’être reçu par Sa Majesté Victoria en personne. A cette époque, il paraissait la trentaine. En 1888, il abordait la soixantaine. Pourtant, il était impossible à quiconque de remonter dans son passé antérieurement à l’année 1866, date de sa rencontre avec le comte Galeazzo di Fabbrini. Détail interpellant un détective amateur : les registres de la paroisse où il était censément né avaient été volés puis rendus.
Sir Charles dédaigna la place Saint-Marc, fréquentée par des touristes à la bourse pansue et se dirigea vers la Giudecca.
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 Il cherchait quelqu’un. Ainsi, il ne croisa pas sur sa route la baronne de Lacroix-Laval qui trottinait de son pas menu, ombrelle sur l’épaule et cacatoès en sus, en direction du café Florian.
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A la vue de l’ange d’or de Saint-Marc, Aurore-Marie invoquait Effie Gray, la belle Effie répudiée par Ruskin, souvenir impalpable, distant par le temps, d’une de ces égéries qu’elle eût désiré rencontrer.
Près de la terrasse, un individu singulier attendait la jeune femme. C’était un homme jeune, moins de trente ans, à la moustache savamment gominée, dont la vêture, ostentatoire, s’apparentait plus au dandysme d’un Robert de Montesquiou qu’à l’austérité bourgeoise dont le Britannique Merritt faisait preuve. L’excentricité désignait le poète décadent, notamment le monocle.
Ce petit objet mérite une description détaillée.
Il s’agissait d’une authentique œuvre d’art. La chose, de bon goût, portée avec orgueil, était cerclée d’un alliage de platine et de palladium finement ouvragé et gravé de motifs microscopiques feuillus et palmiséqués donnant l’illusion de fractales par anticipation.
Ledit monocle, porté à l’œil droit, s’attachait par un cordon de tussor sang-de-bœuf, brodé de fils d’or et d’argent, au revers correspondant du costume blanc ivoire, dont le tissu léger avait été taillé impeccablement dans la soie et l’alpaga. Le verre faisait en fait office de loupe, à la manière de la célèbre émeraude de l’Empereur Néron. Cette lentille concave grossissante déformait sciemment la vision que l’esthète extravagant souhaitait avoir de son environnement.
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Le jeune homme, mince et élancé, qui avait tout pour plaire à la gent féminine de quinze à soixante-dix ans, aimait à éprouver les sensations offertes par ce prisme ; cela l’exonérait de fréquenter les trop populeux palais des glaces des foires de la plèbe.
Ainsi, lorsque notre Gabriele aperçut et identifia Aurore-Marie à son accessoire la protégeant des rayons ardents et à son volatile au plumage s’harmonisant avec son veston d’un grand faiseur, il la vit, non point en souffreteuse patentée, mais telle une voluptueuse Walkyrie à la généreuse poitrine engoncée dans un corset prison qu’il eût été nécessaire de délacer pour permettre à la jeune femme de respirer librement les effluves d’un air marin corrompu.
Par cet accessoire, le poète d’avant-garde s’obstinait à refuser la réalité dans tout ce qu’elle comportait de trivial. Il se mouvait conséquemment dans un monde leurre, factice et difforme, proche de ses idéaux. Faut-il ajouter que Messer Gabriele pouvait à volonté, ouvrir ou obturer le monocle ? Un ingénieux mécanisme tels ceux des objectifs photographiques lui permettait de choisir le réglage de ce diaphragme bien particulier, annonciateur des effets à l’iris de Griffith. Lorsque d’Annunzio optait pour la fermeture intégrale, il rappelait à un tempsnaute Monsieur Paul, quand celui-ci arborait son célèbre monocle noir en taffetas afin de se donner une aura de mystère.
Outre son animal familier et son ombrelle, Madame de Saint-Aubain s’était encombrée d’un bouquet de pensées. Étrange inversion des rôles et des règles de la galanterie… Ce fut elle qui offrit les fleurs au poète.

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Une sinistre flottille de dhows, de sambuks et de felouques de guerre encerclait désormais le Louise de Prusse et le Kronprinz Ferdinand.  Les ponts de ces embarcations s’agitaient d’un grouillement sinistre de zombies de Danakils, d’Erythréens et autres Afars à la lourde perruque crépue à laquelle s’accrochaient des pendeloques d’algues au fumet entêtant et des égouttements de sel qui luisaient à la clarté blafarde d’une lune trop grosse. Les yeux blancs vitreux et révulsés roulaient dans les orbites de ces momies vivantes. Il était visible que ces créatures surnaturelles s’apprêtaient à l’abordage puisque le Louise de Prusse était déjà éperonné. Des mains désincarnées tenaient des grappins tournoyants dans les airs. Les plus jeunes des officiers avaient reculé jusqu’au sabord arrière. Ils n’eurent pas de chance : parmi l’ennemi se trouvaient de rusés nageurs, qui, les prenant par surprise, s’arrachant à une onde poisseuse, firent glisser sur leur gorge des lames d’obsidienne et des coutelas à la pointe recourbée.
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Les victimes émirent des cris semblables à ceux des cochons étripés et pendus par la queue, cris qui s’achevèrent en gargouillements écoeurants, plus parlants qu’une longue épitaphe.
A l’avant, le Kapitän de La Guillotière ordonna :
« Mitrailleurs, à la batterie ! Fusils ! Feuer ! »
Erich Von Stroheim, imperturbable, se retrouva à affronter au sabre deux spectres particulièrement repoussants. Ils étaient drapés dans des peaux de panthères dégoulinantes de varech, de sable et de mucus dont les queues, vivantes, battaient l’air. Notre comédien, ayant atteint la ceinture verte du Harrtan, faisait preuve d’une bravoure et d’une audace remarquables.
Pendant ce temps, un dénommé Hans parvenait à trancher les deux mains d’un Danakil à demi putréfié qui grimpait sur le pont de tribord. Alors que le revenant chutait dans la mer saumâtre, les deux mains persistèrent à rester accrochées au bastingage ; mieux : elles vibraient et tressautaient, progressant centimètre par centimètre, rampant à l’aveugle. Le marin n’eut d’autre choix que d’écrabouiller à coups de crosse les phalanges et les chairs putrides.
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Cinq guerriers Somali armés de coupe-coupe et de pétoires chargeaient la batterie des mitrailleurs qui pourtant, les visaient et les arrosaient de balles. Bien que les chairs mortes fussent arrachées, voletant un peu partout sur le pont, les morts vivants n’en avaient cure et avançaient toujours. Les soldats du nouveau Kaiser se demandaient dans quel cauchemar ils étaient plongés car les créatures se régénéraient sans cesse. Bientôt, elles furent sur eux et, submergés, les Allemands furent taillés en pièces.
Alban avait fort à faire : il avait en face de lui le commandant de la felouque amirale, qui, poussah d’une atrocité tout à fait répugnante, brettait des deux bras mais aussi des pieds. Ceux-ci, couverts de bagues, maniaient le fer mieux que des singes quadrumanes. Des vers d’une belle longueur et de grosseurs variées nichaient dans une bedaine percée et s’agitaient en rythme avec les coups d’épée donnés. Le jeune homme, comprenant que combattre au sabre de marine constituait une défense dérisoire, pour ne pas dire antithétique, sortit un P 38 anachronique de sous sa ceinture et fit feu, pulvérisant le crâne du chef enturbanné. L’être vacilla puis tomba sur le pont métallique, s’éparpillant jusqu’à la passerelle qui conduisait à la cabine du commandement.
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Partout, Alban percevait les clameurs du combat, les détonations, l’explosion des corps des Danakils, les cris désespérés, les soupirs des mourants, les exclamations de colère et les hurlements de dépit.
Le chef pilote fut éventré par une espèce de mahdiste à la barbe de jais, au corps si décharné que seule la cartouchière semblait maintenir la cohérence du squelette.
Il vit pis encore : la tête du pharaon englouti jaillir des eaux, fulminant sa rage, proférant des insultes en langue de Kemi à  l’encontre de celui qui avait eu l’audace de vaincre son amiral.
Le comte de Kermor dut conserver tout son sang-froid devant le basculement dans une autre réalité. Le jour était revenu ; les deux bâtiments de la Kriegsmarine, bien que victimes d’avaries multiples, quoique ayant perdu une quarantaine d’hommes au combat, se retrouvaient sur une mer d’huile, à quelques encablures du port d’Aden, ayant franchi des dizaines de kilomètres comme si tout ce qui avait précédé n’était qu’un mauvais songe.
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Dans la soute où il était mis au fer, le cheik Walid ricana.
« Ebliss est venu à notre secours ! Ses sectateurs, il ne pouvait les abandonner. Ce qui va suivre, même les djinns le fuiraient. L’enchantement n’en est qu’à ses débuts ! »
Le fou avait dit vrai. Dan El était intervenu. Cela lui avait coûté, mais effectivement il ne pouvait se permettre de perdre les vies d’Erich et d’Alban. Pour lui, les victimes allemandes de l’abordage des ombres, n’étaient que des potentialités, des virtualités d’un multivers qu’il pouvait modeler à loisir.

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Suite à ces événements, la mission de Spénéloss s’en retrouva modifiée : il n’accompagna pas Frédéric Tellier et Guillaume Mortot à Venise mais dut rallier le comptoir de Dalio en Afrique de l’Ouest. Il parvint à destination quelques heures avant le commandant Wu et son équipe, retardés par les caprices d’une DS toujours âgée de douze ans et refusant de s’affubler des tenues de son âge, sans oublier les tergiversations d’un Saturnin geignant par avance sur les dangers de la jungle du continent noir.
L’Hellados fut accueilli par une Lorenza et un Benjamin étonnés et soucieux ; par contre, Gaston s’en vint lui donner une franche accolade.
« Mon compère, sois le bienvenu dans cette chaudière. Nous ne t’attendions point. Aux dernières nouvelles, tu devais te trouver à Venise.
- J’ai reçu un contrordre du commandant Wu. Monsieur le baron, comment vous portez-vous ?
- Fort bien, mais j’ai quelqu’un à te présenter. Il est assez timide. »
D’un pas ferme, le baron de la Renardière conduisit l’Hellados jusqu’à une petite case qui servait d’infirmerie. L’extraterrestre dut se baisser pour y entrer.
- Voici Azzo.
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Spénéloss leva un sourcil de surprise, puis, très poliment, il fit :
- Bonjour Azzo.
- Zour !Toi pas monde ! Toi ciel !
L’Hellados se retourna vers Gaston.
- Avez-vous compris ?
- Certes, Azzo ressent le fait que tu n’es pas un terrien.
- Il a de bons yeux.
- Ton odeur t’a trahi.
- Mais, je ne pue pas !
- Justement.
Les Helladoï n’étaient pas réputés transpirer. Leur métabolisme différent supportait parfaitement les 55°  à l’ombre et les chaleurs sèches. En climat équatorial, cela allait encore.
Des cris féminins perçants interrompirent les deux amis. L’accent fit comprendre qu’ils avaient été émis par la Britannique de service. Deanna Shirley faisait une entrée remarquée en Afrique.
« Shit ! Good Heavens ! A snake ! 
- Un tout petit »lui jeta perfide Violetta.
DS De B de B secoua sa tignasse de dénégation. La donzelle de douze ans, coiffée de tresses, les taches de rousseur bien apparentes et la poitrine absente, était vêtue d’une façon tout à fait ridicule. Cela allait au-delà de la non adaptation de sa toilette aux circonstances : il eût fallu qu’elle portât jodhpurs, bottes et chemisier de coton, sans oublier le chapeau approprié. Loin s’en fallait. Les bottes étaient des bottines bien lacées, le chapeau une capeline, le pantalon et le chemisier avaient été remplacés par une longue robe de lin couleur safari : c’était tout ce qu’elle avait daigné enfiler, empruntant le vêtement à Violetta. Comme celui-ci ne lui seyait pas, des épingles à nourrice s’étaient avérées nécessaires pour l’ajuster à sa taille. L’artiste brillait par son ridicule. En cela, elle battait Saturnin lui-même.  Pourtant, ce dernier avait fait des efforts pour atteindre le summum du grotesque. L’ancien fonctionnaire avait tenu par force à se conformer aux descriptions et à l’iconographie vestimentaire des récits coloniaux et de voyage en vogue à l’époque. C’était la raison pour laquelle il avait enveloppé ses mollets dodus de fort peu esthétiques bandes molletières d’une teinte caca d’oie qui lui comprimaient la circulation sanguine, ce qui avait pour résultat de lui enfler les pieds. Les orteils gonflés supportaient mal les lourds brodequins de broussard. Le reste de la tenue était à l’avenant : imaginez un compromis entre Tartarin de Tarascon et Henry Morton Stanley avec un soupçon de sauce hollywoodienne à la Stewart Granger.
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Pis qu’une caricature de bande dessinée, Saturnin apparaissait comme un succédané de Lambert Troulouloup d’une série oubliée du journal Spirou du début des années 1960. Le casque colonial en liège, de deux tailles au-dessus du nécessaire, ne cessait de lui tomber sur le nez. Monsieur de Beauséjour avait exigé un chef aussi vaste afin que son crâne ne transpirât point excessivement  ainsi coiffé ; il s’était refusé à remédier à ce problème en rembourrant l’intérieur de journaux : il ne voulait pas avoir les tempes noircies d’encre. Menton et cou de l’impétrant avaient beau être gras, la jugulaire s’avérait encore trop lâche.
Bien que cela fût à peine quelques minutes que le sexagénaire avait posé le pied sur le sol subsaharien, les auréoles de sudation allant s’élargissant au dos et sous les aisselles de sa chemise de toile kaki témoignaient du fait que le bonhomme ne s’acclimatait pas à la chaleur et à l’humidité ambiantes. A sa décharge, le taux d’hygrométrie atteignait plus de 60 %.
Supposant qu’il s’apprêtait à devoir affronter une faune féroce et particulièrement hostile ainsi que des tribus cannibales, Saturnin s’était encombré d’une cartouchière abondamment garnie, d’une pétoire et de sacs de jute renfermant verroterie et lingots de sel. S’il eût été aussi prévoyant que Marie André Delcourt dans une précédente piste temporelle, il aurait pris soin d’apporter son scaphandre Siebe personnel avec sa pompe à bras, ses câbles, ses semelles de plomb et tout le toutim.
Violetta, usant de son ton mielleux, était parvenue à l’en dissuader.
Le reste de l’équipe hétéroclite se pointa. Daniel Lin, tenant dans ses bras Ufo, fermait la marche. Il n’avait pas l’air aussi détendu que d’habitude. Il caressait machinalement son chat tout en observant attentivement le décor. Gabin et Louis Jouvet trimbalaient une lourde malle, une cambuse de campagne comportant tout un matériel des plus anachroniques. Les deux comédiens étaient vêtus sobrement, tout en respectant les codes de l’homme blanc en Afrique. Carette y avait mis un peu plus de fantaisie. Il avait noué autour de son cou un foulard rouge vif et une casquette dissimulait un début de calvitie. Quant à Craddock, il ressemblait davantage à un pirate de la Mer des Caraïbes qu’à un vieux de la vieille de la coloniale.
Après avoir serré la main aux nouveaux venus et salué son supérieur, le docteur di Fabbrini s’étonna de l’absence de Michel Simon. Le commandant Wu lui mentit.
« Michel est resté à Paris, seconder Alban et Erich. Il a pour mission d’intercepter et de décoder les messages et dépêches de von Preusse et von Dehner. »
Dan El dissimulait le fait que le Suisse devait assurer les arrières de Tellier et Mortot.
Violetta ne s’était pas précipitée au cou de ses parents. En adolescente digne de ce nom, elle se refusait à monter l’affection qu’elle éprouvait. Elle s’était contentée de leur jeter : « B’jour pa ’ ! Salut m’man ! Vous allez bien ? »
Benjamin se gratta la barbe.
« Quelle désinvolture ! Jeta-t-il. Elle est partie cinq semaines, et voilà ! »
Daniel Lin calma le jeu.
« Benjamin, elle grandit, c’est tout. 
- Commandant, il faut que je vous fasse mon dernier rapport. Ici, les choses empirent. Tout est sens dessus dessous. »
Le commandant Wu acquiesça :
« A l’intérieur. Je ne souhaite pas que les oreilles de Deanna, de Saturnin et de Violetta entendent ce qui va suivre.
- Oui, Daniel. Mais vous auriez dû laisser ma fille auprès de Michel comme je vous l’avais recommandé. Les dangers se multiplient, jeta Lorenza.
- L’environnement devient foutraque.
- Ah ? D’accord ! Heureusement que je suis là.
Spénéloss, surprenant la dernière phrase, se dit :
- Cet humain ne doute de rien. »
Quelques minutes plus tard, Benjamin était entré dans le vif du sujet : il raconta par le menu tous les événements dont son équipe avait été le témoin.

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Le Bellérophon noir avait beau avoir refait surface, son étrave éprouvait de plus en plus de mal à fendre l’agglomérat gélatineux qui tenait lieu de mer et se composait désormais exclusivement de corps intriqués de médusoïdes translucides d’origine extraterrestre. Les tentacules géants urticants des cnidaires n’exsudaient pas que du poison : ils émettaient des décharges électriques qui déréglaient les instruments de navigation du submersible. Cependant, pour eux, cette proie n’était pas comestible. Les ombrelles irisées clignotaient et ne cessaient de s’échanger des informations.
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Le Bellérophon noir avait simplement le tort de naviguer dans ce qui était devenu leur territoire et leur terrain de chasse. Pourtant, il n’était plus qu’à un mille de la côte.
Deux options s’offraient au capitaine de Tastevieille : soit armer les torpilles et tirer dans le tas afin de disperser les coelentérés hostiles, soit, perdu pour perdu, replonger et, en avant toute, aller s’échouer sur la côte sableuse. Il faut dire que les marins de 1888 ne maîtrisaient pas du tout l’armement de bord. Il est nécessaire de rappeler que le baron Kulm était le concepteur de ce navire et de ces armes, qu’un ingénieur britannique agent double avait concrétisés. Les torpilles usaient d’une technologie fort en avance, puisqu’elles étaient chargées de bosons de Higgs et de tachyons (ces armes avaient été mises au point pour les premières à la fin du XXVe siècle et les secondes au XXVIIIe). Boieldieu connaissait le danger : c’eût été demander à un K’Tou de faire usage d’un lance-flammes ou pis, de déclencher le feu nucléaire. Ceci dit, Pierre Fresnay était à même de manipuler ces engins. En effet, tous les hôtes de l’Agartha avaient suivi des cours dans différents domaines, y compris l’armement. Au fait même de la médiocrité et de l’indécision de l’officier de la Royale, le comédien se doutait que l’opinion du commandant de Mirecourt primerait ; Boulanger s’y rangerait, ce qui fut.
Une unique torpille de tachyons fut choisie, au grand soulagement de Boieldieu. Cette arme avait pour propriété de déconstruire le temps, aussi bien phylogénétiquement qu’ontogénétiquement. Au moins, l’arme déstructurerait le banc de médusoïdes en les faisant régresser au stade larvaire de polypes, au plus, elle les enverrait quelque part dans la période édiacarienne de leurs parents terrestres. La dernière hypothèse se réalisa, mais elle n’eut aucune conséquence pour le futur de la planète, à moins que ce qui avait pris le contrôle de l’Afrique eût contré les effets dévastateurs à long terme. Autrement dit, l’Entité (désignons-la ainsi pour l’instant), venait de tuer dans l’œuf une chronoligne substitutive à celle en  cours.
Dan El n’avait rien à voir là-dedans, mais…
Insérée dans son tube de lancement, l’ogive fut tirée. Lorsqu’elle explosa au milieu du banc de méduses, ce fut à la semblance de l’ouverture des bouches de l’enfer. Le spectre lumineux parut se décomposer en diaprures boréales parcourant l’ensemble des teintes de l’arc-en-ciel et au-delà. Magenta, cyan, rouge indien, indigo, jonquille, orange, herbes écrasées, fuchsia, vert Titien, et ainsi de suite, jusqu’à l’infra sombre. Des ondes concentriques, en formes d’orbes et de mandorles allaient s’élargissant depuis l’épicentre, prenant des aspects irréels, englobant tous les entours, gonflant à en absorber à la fois le ciel et l’océan. Les créatures prises au piège, furent avalées après avoir émis d’ultimes messages luminescents de détresse, cela en vain. Englouties par un vortex temporel quadridimensionnel local (les résultats auraient été cataclysmiques, à l’échelle du système Sol au moins s’il se fût agi d’une torpille à bosons), les Pelagia se retrouvèrent projetées au Précambrien, tentant tant bien que mal de refaire surface dans une mer encombrée par une faune étrangère. Hélas pour elles, les êtres anachroniques ne supportèrent pas la translation : ils se disloquèrent, éclatant et semant leur lymphe sur plusieurs milles.
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Cependant, Le Bellérophon noir n’était pas tiré d’affaire : un choc en retour prévisible précipita l’esquif sous-marin en direction des indentations côtières sans qu’aucune manœuvre de sauvegarde eût été possible. L’équipage malmené roulait boulait dans tous les sens, ne parvenant pas à se maintenir aux barres d’appui. Membres et côtes furent brisés, accompagnés parfois de traumatismes crâniens sévères.
Pierre Fresnay avait anticipé, en bon connaisseur des effets de la torpille. Il avait pris le temps de s’attacher solidement à une rampe en acier. Tastevieille eut une épaule luxée, Hubert de Mirecourt plusieurs doigts cassés tandis que le brav’général demeurait sans connaissance sur le tillac. Rassurez-vous, il n’avait aucune blessure invalidante.
Le submersible eut de la chance dans l’incident : il glissa jusqu’à un banc de sable au lieu de s’échouer sur des brisants. Lorsque le gîte fut rétabli, il fallut faire le point. C’était là la tâche du capitaine. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de constater que le sous-marin se trouvait non pas au large de la Gold Coast mais à moins d’un mille de Pointe Noire, autrement dit presque à destination. Cela tenait du prodige.
Cependant, les avaries subies par Le Bellérophon noir étaient si importantes qu’elles imposaient l’abandon du bâtiment. Tastevieille avait pris la résolution de couler avec son navire comme l’exigeait la tradition dans la Royale, geste magnifique mais inepte. Boulanger, qui avait enfin repris connaissance, Mirecourt et de Boieldieu s’évertuèrent à le faire changer d’avis. Cela leur prit de précieuses minutes. L’important était de soigner les blessés et de prévenir le lieutenant Gontran de Séverac. Pierre fut chargé de cette dernière tâche. Cela l’arrangeait. Ainsi, il pouvait informer Daniel de son arrivée mouvementée en Afrique, sans avoir un espion sur le dos. Le comptoir de Dalio était à peine à cinquante kilomètres au sud. Le comédien se contenta d’un bref message mental dont le commandant Wu assura réception.
En uniforme et armé jusqu’aux dents, casque colonial compris, Pierre s’aventura à l’intérieur des terres. Bientôt, il aperçut le poste censé garder la position française de Pointe Noire. La première chose qui l’intrigua et renforça sa prudence, ce fut le drapeau tricolore, pendouillant lamentablement sur sa hampe, déchiré et taché de sang. Un silence de mort régnait. Même les mouches ne volaient pas dans un azur plombé de gris. L’environnement lui apparut figé, presque artificiel. Un récit de Violetta lui revint en mémoire : l’adolescente, prolixe, avait conté au comédien les mésaventures vécues au marteau de l’enclume dont les péripéties avaient été concoctées par l’entité maléfique Johann Van der Zelden. Il était anormal qu’une enfant de treize ans se souvînt de ce qui lui était arrivé lorsqu’elle en aurait quatorze. L’histoire se rapportait au bordj des légionnaires de Beau Geste, film de 1939 que l’acteur n’avait pu voir puisqu’il était officiellement originaire de 1937.
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De Boieldieu découvrit le télégraphiste dans son poste, affaissé sur l’appareil, le doigt encore coincé sur le contacteur. L’homme était mort en tentant de prévenir les autorités. L’odeur de décomposition témoignait que le cadavre n’était pas si récent que cela. Malgré sa répugnance, Pierre se pencha sur la dépouille et l’examina attentivement. Le télégraphiste n’était pas mort par balles ; un mal mystérieux l’avait emporté. De profondes plaies semblaient être dues à des morsures portées par un animal inconnu.
Quittant la casemate, Pierre Fresnay avança dans la rue au sol de terre pulvérulente. Au fur et à mesure, il découvrit d’autres dépouilles tout aussi dévorées et vertes. Autochtones des deux sexes, fusiliers marins et tirailleurs sénégalais à la vareuse lacérée par des griffes de taille respectable démontraient que quelque chose d’abominable s’était produit.
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« Fichtre ! Siffla le comédien entre ses dents. Je ne vais pas m’attarder longtemps ici. Cela est trop dangereux. Il faut revenir en force. Ce ne sont ni des lions, ni des aniotos qui sont responsables de ce massacre. Où est passé le lieutenant de Séverac ? Je ne l’ai pas aperçu parmi les cadavres. »
Revenant sur ses pas, il atteignit une factorerie. Là, il perçut des lamentations, des gémissements qui alternaient le wolof et un français maladroit.
D’un pas circonspect, il pénétra dans le magasin encombré de vivres pourrissants sur des étagères de guingois. Toujours prudent, il alla jusqu’à la porte du fond et s’engagea dans l’arrière-boutique. Les cris venaient de là. Il y faisait particulièrement sombre.
Pierre alluma son briquet. A la lumière tremblotante, il y vit six individus, les yeux hagards, répétant entre deux chuintements : « Malamine, Malamine. »

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A suivre...

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