« Moi, Daniel Lin Wu
narrateur extérieur impartial et distancié, je me dois de prendre le relais :
Charlotte Dubourg ne possède pas la science nécessaire à la description exacte
de la suite. Aurore-Marie de Lacroix-Laval
s’était métamorphosée en un réceptacle kaléidoscopique, une récapitulation de
toutes les formes du vivant, passées, présentes et futures, déformées jusqu'à
l'indéfini. Elle s'était transmutée en un résumé de tous les états de la
matière (solide, liquide, pâteux, gazeux), de toute la phylogenèse évolutive
(du premier être supposé à l'Homme) et de
l'ensemble de l'ontogenèse individuelle (de l'ovule fécondé au squelette
fossilisé). Elle s'étirait d'avant en arrière, se compressait, à la fois vers
le passé et vers le futur, au ralenti et en accéléré. Elle était Tout !
Lobsang Jacinto, mon frère et
ami en Agartha, permets que je t’explique : Aurore-Marie n'était plus
qu'une mosaïque hétérochronique des états de la Matière et du Vivant, de toutes
les formes existant et ayant existé dans le Pan-Trans-Multivers. Elle intégrait
en elle un pouvoir fabuleux, prodigieux, dangereux, redoutable. Mademoiselle de
Lacroix-Laval n'était point pourtant le Pouvoir
Suprême créateur de toutes choses car, si elle concentrait, récapitulait, elle
demeurait dépourvue de la faculté d'engendrer les multiples mondes du Chœur du
Pan-Trans-Multivers. C'était en cela que résiderait sa faiblesse.
- Sa faiblesse ?
interrogea Lobsang Jacinto.
- Elle ne pouvait créer,
d’évidence ! Car elle-même a un créateur, ou plutôt, le fait qu’elle soit
imprévue, non désirée, sous-tend qu’un anti-créateur l’a extirpée d’une
probabilité incertaine, issue du principe d’Heisenberg… Bref, jamais
Aurore-Marie n’aurait dû naître ! Il y a eu erreur ou parasitage, comme
lorsque la duplication de l’ADN engendre des mutations monstrueuses, non
viables. C'est pourquoi, en 1888, elle n’a pu m’affronter sur un pied d'égalité.[1]Cela,
tu le sais.
- Oui… Même Michel me l’a
conté, avec sa gouaille inimitable.
- Je continue, Lobsang. La
distorsion créée par la réunification des quatre forces fondamentales,
véritable nature des hypostases de Cléophradès (à savoir l'interaction
nucléaire forte, l'interaction nucléaire faible, la gravitation et
l'électromagnétisme) au sein de l'utérus de la préadolescente a engendré un
retour à l'anté-Big Bang, à l'anté-espace-temps, à l'anté-matière, à
l'anté-physique, un franchissement en-deçà du mur de Planck, soit avant le
fatal 10-43 secondes après le Big
Bang.
- Mais pourquoi donc
cela ? Comment une simple mortelle issue d’une chronoligne incertaine non
viable à terme est-elle parvenue à concentrer tous les états de la
matière ?
- Lobsang, mon frère, sache
qu’il existe une supra-réalité, ou plutôt, des échelles différentes de réalité,
qu’elles soient quantique ou subquantique, infinitésimale ou macrocosmique.
Quelques instants durant, Aurore-Marie a concentré en sa matrice toutes les
potentialités, les virtualités du pré-multivers avant qu’il ne s’engendre. Elle
était devenue le pré-mondes, le pré-temps…
- Autrement dit, elle a été
quelques instants dans la peau de l’atome primitif de Lemaître ! La soupe
primordiale…
- Si tu le veux, Lobsang, sage
parmi les sages.
- Superviseur, permets à mon
humble personne de te poser une nouvelle question. Qu’est-ce que la
réalité ?
- La réalité est plurielle,
infinie, multiple, parce qu’en elle se superpose une pluralité d’étages de
perception, un pan-trans-multivers gigogne, tiroirs, mise en abyme, dont
chacune des composantes est intriquée, feuillets de branes, super-cordes,
bulles…
- Objection, Daniel Lin mon
frère : et si Aurore-Marie n’était qu’un objet purement fictif, littéraire
en un mot ? Tu aimes à raisonner à l’échelle physique, mais il existe
aussi l’échelle de l’imagination.
- Ce n’est pas ma pensée qui a
voulu cela. Mais l’hypothèse que tu soulèves est fort séduisante. Si un
quelconque cerveau d’écrivain a conçu cette jeune fille, il n’est pas mien. A
moins que je ne souffre de schizophrénie ou d’autisme, qu’un autre moi-même
dont je refuse d’admettre l’existence ait souhaité qu’elle fût.
- Les plus grandes œuvres de
l’imagination s’extraient souvent des cervelles démentes, mon frère.
Souviens-t’en, Daniel Lin : le génie et la folie s’apparient. C’est en
lisant et relisant sans trêve les classiques que l’on apprend l’art du bien
écrire, quitte à s’affranchir plus tard des modèles vénérés. Ainsi me
l’enseignas-tu. Je ne puis philosopher davantage mon ami. Restons-en là
aujourd’hui. »
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