Chapitre 8
L’heure
de la première confrontation entre les deux principaux protagonistes de cette
intrigue tortueuse était arrivée. Aurore-Marie, vêtue d’une des robes de
Violetta qui lui allait trop large, pour ne pas écrire comme un sac, fut
introduite à bord de la cabine principale de la navette. Le commandant Wu
voulait intimider la jeune femme. Pour cela, il avait décidé de récidiver en
lui refaisant le coup de Déroulède dans l’autre 1900. Ce serait pour lui un bis
repetita.
La
baronne de Lacroix-Laval fit un immense effort sur elle-même pour ne montrer ni
son étonnement, ni sa frayeur devant ce décor inconnu. La soudaineté de son
déplacement à travers le temps et l’espace l’avait fait frissonner, tandis que
ses membres se glaçaient peu à peu. Son cœur manqua deux ou trois battements
comme si elle souffrait d’arythmie cardiaque. Daniel avait repris sa forme
adulte d’un homme d’une quarantaine d’années paraissant sept à huit ans de
moins. Ses yeux gris-bleu luisaient de malice. Il ressentait au tréfonds de lui
le profond malaise qu’éprouvait son adversaire.
En
quelques jours à peine, Aurore-Marie s’était désaccoutumée au spectacle de la
préciosité. Or, le commandant Wu s’était arrangé à aménager le décor de la
cabine afin de recevoir civilement la poétesse. En outre, en hôte plein
d’égards, il avait fait en sorte que les aîtres fussent à la mesure de tous
deux, êtres exceptionnels qui ne partageaient rien de commun avec l’humanité
ordinaire.
Certes,
la baronne de Lacroix-Laval avait compris qu’elle ne se trouvait plus à
Bonnelles, mais pouvait-elle imaginer qu’à cet instant, le vaisseau tournait en
orbite au-dessus de sa planète natale ? Le silence ambiant l’empêchait
d’appréhender la situation.
Ses
yeux papillonnèrent. Artifice de comédienne née ? Que non pas ! Les tentures de
cuir de Venise dissimulant les prosaïques parois de duracier, aux entrelacs de
lierre et de fleurs, dégageaient un doux parfum suranné. La jeune femme ne
pouvait évaluer leur prix, mais elle le savait considérable du fait de leur
rareté. Si Des Esseintes eût été un personnage de chair et d’os, il se serait
ruiné à l’acquisition d’un tel trésor. Mais ce n’était pas tout : la bonbonnière
contenait des merveilles innombrables.
Comme
en un cabinet de curiosités, Daniel avait multiplié les vitrines de cet écrin.
Deux argentiers laissaient admirer leurs trésors. Des statuettes hétéroclites
en ivoire - rassurez-vous, lecteurs, car il s’agit d’ivoire de synthèse - d’une
inouïe finesse de détails, sculptées avec une grâce sans pareille, s’offraient
au regard, qu’elles fussent allégoriques ou exotiques. Ainsi, contiguë aux
muses (dont leur remarquable mère, Mnémosyne) et aux personnifications
symboliques (une Hygie notamment), une série d’okimono, ou statuettes
décoratives japonaises, paraissaient douées de vie tant l’artiste inconnu qui
les avait façonnées avait su rendre leur attitude naturelle.
Dans
une crédence, Daniel Lin Wu avait exposé les plus précieuses porcelaines
chinoises de sa collection : vases Mille Fleurs Qing, assiettes à liserés d’or
reproduisant diverses saynètes de la Cité interdite (jeune fille noble se
promenant à l’ombre des cerisiers en fleurs, portefaix franchissant un pont de
bois et de bambou surmonté d’un paysage agreste, pêcheur appâtant une carpe,
etc.), céladons à la glaçure évanescente proche de certains jades japonais. Des
dragons de jaspe et d’agate, positionnés un peu partout sur les trois étagères
de la crédence révélaient, pour des intelligences averties, la véritable nature
de l’amphitryon de ces lieux. Comme on le voit, Daniel ne voulait pas agir en
banal cicérone ; il aimait l’art pour l’art par-dessus tout et ses artisans
anonymes qui œuvraient pour la seule satisfaction esthétique. Il refusait de
l’avouer, mais il y avait en lui un soupçon d’âme décadente.
Des
panneaux d’indienne ou palampores et des perses agrémentées de sujets antiques
comme les célèbres Noces aldrobrandines sans oublier les pseudos portes en
trompe-l’œil surmontées de gypseries se situaient stratégiquement dans les
angles de la cabine qui paraissait bien plus grande qu’en réalité. Le
commandant affectionnait les classiques de la science-fiction et s’en inspirait
pour induire en erreur ses invités potentiels. Ici, le contenu s’avérait plus
grand que le contenant.
Enfin,
parmi quelques vitrines suspendues, il est bon de s’attarder sur quelques
objets remarquables : des verres églomisés russes contemporains d’Aurore-Marie,
répliques de scènes des Evangiles remontant à la Renaissance, figurant
l’Annonciation, la Nativité, Jésus parmi les Docteurs ou la Présentation au
Temple
ou encore - ce qui ne pouvait manquer de plaire à Madame de Saint-Aubain
- une collection pléthoriques de hyalescents flacons de sels et de parfums aux
formes tarabiscotées rappelant les verres antiques : aryballes, pyxides,
alabastres, lécythes, kylix et balsamaires sans oublier ces mystérieux
polyèdres bleutés gémellés, d’une coloration soutenue usitée dans l’Empire
ottoman, irisés et constellés çà et là d’incrustations florales, ou de
pastilles boursouflées et d’écailles de nacre.
Daniel,
n’étant plus à une épate près, avait aligné, par provocation, d’authentiques
vases Majorelle et Daum, cristallins, et une imitation de Majolique en forme de
drageoir due à l’artiste suisse Sophie Schaeppi, portrait mignard d’une de ces
fort jeunes filles blondines que la baronne de Lacroix-Laval, dans ses vers
douteux bien qu’inspirés, désignait sous l’appellation de nymphes ou de dryades.
Les
yeux pouvaient encore s’attarder à loisir sur des estampes japonaises
d’Hiroshige ou des sanguines de Fragonard et de Lancret.
Impressionnée,
Aurore-Marie demeura mutique quelques minutes pour finalement avouer :
« Monsieur
Daniel, vous me connaissez bien. »
D’un
geste badin, le commandant Wu acquiesça.
« Vous
êtes moi, je suis vous », fit-il, taquin.
Mine
de rien, une partie de la force de son esprit la scrutait, tentant de percer
son mystère intérieur. Rien ! Néant ! Brume, maelstrom, comme à l’horizon
d’événement d’un trou noir.
« Étrange,
fit-il en son for intérieur. C’est comme si elle n’avait aucune existence
réelle, comme si elle appartenait à une simulation. Soit nous nous mouvons bien
dans une virtualité, mais elle est de mon fait, sauf pour la présence
d’Aurore-Marie. Je refusais de me l’avouer, mais je ne me suis pas encore tout
à fait attelé au modelage de la réalité. »
Le
problème était que la poétesse avait éprouvé le même ressenti que Daniel, et,
qu’un instant, elle s’était crue au sein de ce qu’elle nommait un fantasmagore.
C’était pourquoi elle s’était enfin décidé à rompre le silence plutôt que
demeurer simple observatrice passive. Elle s’exprima d’une voix enfantine,
doucereuse, haut perchée quoique ténue, qui trahissait son désarroi.
« Monsieur,
je suppose que vous m’avez conduite ici pour me faire expier l’enlèvement de
Deanna dont vous êtes l’ami.
-
Ami fidèle, mais pas dans le sens que vous supposez. Mademoiselle de Beauregard
est ma protégée…
-
Sachez-le monsieur, j’aime… (elle hésita une seconde, sa langue lui fourchant)
Deanna. Cet aveu m’en coûte… Jamais je ne lui aurais fait de mal. Les
attachements de Gomorrhe impliquent de bien particuliers transports qu’en cette
société corsetée, il me faut souventes fois camoufler.
Sur
le visage de Daniel Lin, un léger amusement s’afficha.
-
Madame, enchaîna-t-il sur un ton ironique, un précieux écrivain appartenant à
votre avenir relativement proche dissertera sur ces affections spéciales
réprouvées par une société engoncée dans l’hypocrisie. Mais je m’en fous ! Vous
êtes lesbienne, et puis après ? Depuis quand dois-je dicter les orientations
sexuelles des humains ?
-
Les humains ? Releva la baronne, fronçant son sourcil blond. N’en faites-vous
pas partie ?
Le
commandant Wu se hâta de répondre de manière élusive.
-
De temps en temps, selon mon humeur.
-
Ah bon ? Pourtant, vous en avez la vêture et les émotions. Vous ne pouvez être
un djinn ou un gobelin.
-
Ma nature exacte vous importe peu, elle est au-delà de votre entendement quoique
depuis certaine métamorphose survenue en 1877...
-
Le Pouvoir…susurra-t-elle en acquiesçant (tous deux s’étaient compris au-delà
des mots). Le Pouvoir que vous Monsieur Thiers, et vous, baron Kulm, me
promîtes l’été de mes quatorze printemps… J’en possède quelques bribes mais ne
puis encore y plonger totalement mes mains. Je rêve de m’y baigner.
-
Dans ce cas, vous vous y noierez.
-
Deanna hante mon cœur depuis la fin de mon enfance ! Elle est l’obsession dont
je n’ai pu me défaire. J’ai tout fait pour me l’en arracher car cette douleur
me poussait à la stérilité, me faisait oublier mes devoirs de Grande Prêtresse.
Je vois les mondes autres à travers le spéculum de Murano et de Venise.
-
Votre dernière assertion est exacte. Mais je dirais interface, voici le terme
précis. J’ai ouï et retenu les propos de la malheureuse Yolande de La Hire que
j’ai dû me résoudre à sacrifier. Vous avez franchi le miroir et rencontré votre
inverse, Marie d’Aurore…La jalousie vous a alors poussée au crime. En fait, elle
n’existait qu’au sein d’un micro univers bulle enfermé en lui-même, limité à
votre propriété. Mais cela, vous ne pouviez le savoir. Cet événement est à
l’origine de votre élection. Or, ces sots de tétra-épiphanes auraient pu opter
pour deux autres candidats, tout aussi doués que vous et sans doute moins
néfastes à cette partie de l’univers : Lewis Carroll et Alice Liddell. Mais,
apparemment, c’était trop tôt pour celui qui se hasarde à me mettre des bâtons
dans les roues. Pour lui, vous n’êtes qu’un moyen. Les années 1860 ont connu le
plus grand criminel de tous les temps, dont les agissements faillirent ébranler
et fragmenter à jamais la structure du Pantransmultivers. Je veux parler de
Galeazzo, comte Di Fabbrini, bien sûr. D’ailleurs, vous avez été en contact
avec un de ses épigones les plus doués.
Aurore-Marie
frissonna.
-
Le meurtrier de Père…marmonna-t-elle, toute chose.
-
Mais baste, assez de philosophie politique. Vous êtes une menteuse. Jamais vous
n’avez réellement essayé de vous défaire de cet amour interdit. Deanna Shirley
a certes des défauts ; elle est plutôt nymphomane…
Aurore-Marie
comprit ce terme à l’inverse de ce qu’il signifiait. Pour elle, le mot, forgé
de racines grecques, disait que l’Anglaise aimait comme elle les nymphes,
c’était-à-dire les jeunes adolescentes.
-
…Non, madame la baronne, j’ai entendu votre pensée… Je vais vous dire un
secret. Miss de Beauregard a tenté de me
mettre dans son lit, plusieurs fois. Or, je suis fidèle à mon élue, Gwenaëlle.
Madame
de Lacroix-Laval afficha alors une moue de déception. Ses pommettes se firent
pourprines.
-
Ma Protégée est fantasque, immature, inconséquente et égoïste. Toutefois, en
cas de coup dur, elle est capable de se dépasser, d’oublier son bien-être et
d’accomplir de véritables exploits. Son avenir me le prouvera. Oui, il n’y a
pas que vous à appréhender le futur.
-
J’eus tantôt, en présence du Sâr Péladan, la vision d’un mystérieux sultanat de
l’an 1941, où un seigneur musulman dissertait avec un jeune homme qui vous
ressemblait grandement, approuva Aurore-Marie.
-
Ah, ce futur probable qui me révulse, auquel je ne pourrai échapper. Mais
laissons cela. Vous ne faites pas partie de cette suite. Pour l’heure, vous
êtes ma prisonnière et vous le demeurerez jusqu’à ce que la mise à l’épreuve de
Deanna ait porté ses fruits. Sachez que la punie, dans l’affaire, est plus elle
que vous. Je n’ai rien d’un tortionnaire. Votre captivité temporaire sera
douce, alors que son sort s’avèrera humiliant. Je vois déjà comment sa sœur
Daisy Belle va réagir lorsqu’elle apprendra les conséquences de sa légèreté.
-
Daisy Belle ? Sa sœur dites-vous ? J’ignorais ce détail. Sa joliesse vaut-elle
celle de Deanna ?
-
Daisy Belle de Beauregard, une brune piquante, est dotée d’un magnifique
caractère. Le courage est son lot, le culot aussi. Une pointe d’humour acide
couronne le tout. Ma Daisy Belle ne s’est pas encore révélée, mais
prochainement, elle pourra donner toute la mesure de son talent. Je ne lui ai
point porté suffisamment attention jusqu’à aujourd’hui. Je l’avoue humblement,
mais je sais reconnaître les mérites de chacun. C’est pourquoi elle fait partie
de mon proche entourage. Elle aime à manier l’ironie. Malheur à celui qui est
la victime de ses traits… Alors, sa fossette trahit son amusement.
-
Monsieur Daniel, il ressort de vos propos que vous êtes un ubiquiste.
-
Cela dépend du point de vue, éluda-t-il.
-
Ma captivité sera douce, m’avez-vous promis. Durera-t-elle une semaine, un mois
?
-
Au gré de ma fantaisie. Mais vous oubliez de me remercier.
-
De quoi donc, monsieur ?
-
Votre bras, madame.
-
Ah oui, c’est vrai. Je ne sens rien.
-
Une guérison rapide et simple.
-
Vous voici transformé en docteur…
-
Ce n’est point-là mon ambition. Autrefois, je voulus être Don Moss.
Juste
à cette milliseconde, un clavecin prit corps, un instrument particulièrement
affectionné par Anna Magdalena Bach.
Aurore-Marie
fit un effort sur elle-même pour ne point afficher son émoi.
-
Que voulez-vous que je vous joue, Madame la baronne ?
-
Je puis choisir ? Dans ce cas, j’opte pour la gavotte de la suite anglaise
numéro trois de Jean-Sébastien Bach.
-
Madame est connaisseuse. Mais entre vos doigts malhabiles, ce morceau ne rend
pas justice au génie du Cantor. Ecoutez, et prenez-en de la graine.
Sur
ce, s’installant sur le tabouret apparu lui aussi, le prodige de la galaxie
entama l’exécution dudit morceau. Les notes coulaient comme des perles tandis
que la plénitude d’un bonheur édénique envahissait la cabine de la navette.
L’âme tout entière ne pouvait que se réjouir à l’audition de cette musique
construite savamment et pourtant si belle.
Saisie
par les muses, Aurore-Marie, tremblotante, sortit un calepin (qui appartenait à
Violetta dont, nous vous le rappelons, elle portait une des robes) et
s’empressa d’y noter ses impressions.
« Sublimation,
fulgurance et jaillissement des gouttelettes iridescentes de la vasque antique
! Chevelure ondulée qui court au vent de l’amazone en la forêt de mai où
hamadryades et satyresses s’ébattent en liberté ! »
-
Je m’arrangerai pour que cette œuvre figure, soit citée, dans un de mes écrits
postérieurs…
Tout
en jouant, Daniel Lin opina. Accablée par les émotions résultant de
l’interprétation du commandant Wu qui était parvenu à synthétiser à la fois la
délicatesse de Don Moss, le génie de Glenn Gould, le contrepoint scrupuleux de
Gustav Leonhardt et le jeu primesautier d’Arthur Rubinstein, la jeune femme se
mit, sans transition, à songer à Lise.
Elle
balbutia. Une larme, unique, humidifia sa joue.
-
Monsieur Daniel, promettez-moi de ne jamais nuire à Lise, ma fille, ma
chair…mon moi épuré.
-
Une larme de sincérité, enfin. Pas de superfétation, c’est ce que j’attendais.
Vous êtes encore amendable. Je ne m’en prends jamais aux enfants. Soyez
rassurée, je tiendrai ma promesse.
-
Que Dieu vous entende.
Une
voix rocailleuse gronda.
-
Qu’est-ce que cette mômerie ? Commandant, la mission dont vous nous aviez
chargés a été menée à bien. La donzelle est au Chabanais, advienne qui pourra.
C’était
ce bourru, cet impayable, cet inimitable Craddock.
**************
Dans toute maison de tolérance se respectant,
afin que se satisfissent les desiderata fort particuliers des clients, il était
obligatoire que, parmi la marchandise proposée, figurassent quelques Bébés.
Or,
en cette année 1888 revisitée, le Chabanais était fort bien pourvu en ce
domaine. Depuis peu, il n’en proposait pas moins de trois : le Bébé russe (dont
le prénom était Polanska), le Bébé andalou (Conception)
et enfin, dernier venu,
le Bébé anglais (Harriet). Ces trois très jeunes filles (Polanska prétendait
n’avoir que quatorze ans et ne mesurait qu’un mètre quarante-deux, l’Espagnole
affichait quinze ans mais sa poitrine dénonçait qu’elle avait atteint la
nubilité depuis un certain temps) se jalousaient. Pour l’heure, l’Anglaise,
nouvelle attraction, avait les faveurs du chaland le plus illustre. Son léger
zézaiement (Aurore-Marie eût écrit blèsement), son accent so british, étaient
fort courus par les satyres européens en goguette dans la Ville Lumière.
Ce
soir-là, la Britannique arborait une gracieuse tenue de fillette, c’est-à-dire,
une robe vieux rose surchargée de ruchés et de dentelles, avec des guipures et
des broderies en pointe, dont les épaules étaient surmontées de nœuds-nœuds
mignards. Le bonnet assorti était à l’avenant, mettant en valeur l’ovale
triangulaire d’Harriet. Il se couronnait d’un petit bouquet d’edelweiss
factices. Quant aux bas, ils ressemblaient à ceux qu’une fillette normalement
constituée de la haute bourgeoisie aurait dû arborer. Ses petons étaient
emprisonnés dans de fort inconfortables babys vernis garnis de faveurs
roses. Bref, on aurait dit un bonbon prêt à être sucé…
La
rivale, la chlorotique et presque albinos Russe, Polanska, aimait à faire
accroire qu’elle était née près de la Lena. En fait, d’origine polonaise, la
demoiselle avait vu le jour à Cracovie. Attifée avec un parfait ridicule, d’une
mini robe à tournure bleu lavande à polonaise et à larges rubans lilas, elle
portait des english curls d’un blond nordique du plus bel effet. Les
larges dentelles de ses mi manches camouflaient la maigreur de ses bras tandis
que le corsage bouillonnait sur une poitrine presque inexistante. Les
chaussures imitées de la Pompadour et les bas blancs terminaient le costume.
Elle s’exprimait à la slave, en roulant les r. Lorsqu’elle posait pour des
tableaux vivant, elle avait coutume de laisser retomber sa draperie le plus bas
possible afin que les clients admiratifs s’extasiassent de l’authenticité de sa
blondeur, oubliant ainsi ses cuisses décharnées de grenouille et sa gorge de
meurt-de-faim.
Handicapé
par son opulente et « précoce » poitrine, le Bébé andalou était
déguisé comme une cocotte fréquentant l’Elysée. Il s’agissait d’une Belle Otero
par anticipation. Le rouge d’escarboucle ardent de sa vêture était censé rappeler
l’Espagne. Les embrasses de sa robe ainsi que le baudrier de son corsage
surchargeaient ostentatoirement la toilette. La jupe se complétait d’une sur
jupe dite polonaise d’un ton plus foncé rappelant le lie de vin. La touche
andalouse n’avait pas été oubliée avec un éventail beige et noir et des
mitaines de dentelles de la même couleur qui s’harmonisaient avec le jais de la
chevelure savamment coiffée et l’obsidienne du regard. Le haut chignon de
Conception s’étageait en une énorme rose rouge sang de bœuf terminée par un
plumeau du même noir que l’éventail. Au cou un peu gras, un collier de perles
anthracites.
C’était
à qui envoyait des piques, à qui avait la langue la plus acide. Conception et
Polanska doutaient de la légitimité de la présence d’Harriet en ces lieux.
Toutes deux affirmaient avec force que la nouvelle manquait de
professionnalisme, de pratique et sentait la novice. Pour preuve, elle montrait
trop d’affection envers ses clients et paraissait sincèrement amourachée de
l’un d’entre eux. C’était quelqu’un d’illustre, bien qu’il ne portât point
beau. L’homme approchait de la cinquantaine. Ses vêtements de très bonne coupe
ne parvenaient pas à dissimuler une tendance à l’embonpoint alors que ses yeux
bleus globuleux venaient gâcher un visage quelconque. Sa barbe fort soignée ne
compensait pas une stature médiocre. Impossible de connaître son identité
réelle, bien que Madame fût au secret. Lorsqu’il était à Paris, Monsieur ne
manquait point de se rendre à cette excellente adresse où il avait ses habitudes.
La voiture banalisée, non armoriée, ne dénonçait pas son état qu’on supposait considérable.
C’était toujours le même cocher qui le conduisait. Quand il s’exprimait
(immanquablement, il réclamait toujours le cabinet le plus cosy), il
était quasiment impossible d’en déceler l’origine. Toutefois, on pouvait
déduire que le français n’était point sa langue maternelle, par certaines
tournures de phrases, par une propension à y préférer l’usage de la forme
passive et l’utilisation de certains termes maniérés légèrement désuets.
Ce
soir-là, Monsieur fit son entrée discrète habituelle. Madame l’accueillit avec
sa jovialité coutumière, un bâton de chaise aux lèvres.
« Ah,
Monsieur ! dit-elle en lui présentant sa main qu’il s’empressa de baiser fort
civilement. Je vous ai fait préparer votre fauteuil.
-
Merci, Madame, cela réchauffe mon cœur. Mademoiselle Harriet est-elle
disponible ?
-
Toujours pour vous. Voyez, elle est près du piano. »
Effectivement,
le Bébé anglais était en train d’estropier Loch Lomond tout en
fredonnant.
« Quelle
belle enfant ! S’exclama Monsieur.
-
Elle a fait des frais de toilette, ce soir.
-
Ma foi, cela est vrai. »
Pour
l’occasion, Mademoiselle Harriet avait revêtu une robe de fillette vieil ivoire
brodée d’entrelacs de feuilles de muguet. La passementerie verte s’assortissait
parfaitement à la teinte dominante du fragile vêtement. Le chapeau était dans
les tons, ainsi que les délicates chaussures à boutons de fleurs et à nœuds.
Nonobstant la volumineuse cravate Lavallière vert primevère, la robe n’eût
point été ridicule sur une fillette de cinq-six ans. Elle eût convenu à Lise de
Saint-Aubain à la perfection. Mais il fallait y rajouter une ombrelle
imposante, transformée en véritable bouquet de muguet dont le manche se
terminait par une tête de chien. Alors qu’un autre chaland exigeait qu’on lui
préparât sa baignoire emplie de Dom Pérignon en compagnie d’une créature vêtue
d’un kimono dont les pans et le obi ne dissimulaient nullement l’obésité, au
point qu’elle paraissait goitreuse, Harriet, à l’apparition de son chéri,
abandonna vivement le clavier pour se jeter au cou de l’illustre personnage :
« My
dear, my darling, je vous attendais avec impatience ! »
En
recoin, un homme, tout en faisant mine d’être pris par la contemplation de
plaques de verre d’un zootrope dont le sujet, scabreux, était intitulé La
Toilette de la mariée, jetait régulièrement des coups d’œil en direction de
la novice. Délaissé, le Bébé russe soupira et se rapprocha ostensiblement de
Michel Simon.
-
Papa, tu ne veux pas venir avec moi dans le cabinet acajou ? (la pièce en
question était parsemée de miroirs vénitiens, jusqu’au ciel de lit
lui-même, certaines glaces sans tain permettant à Madame d’observer le
comportement de ses protégées).
-
Non mais, poulette, tu m’as regardé ? Je n’aime pas tes nichons en devenir !
-
Oh, le vieux, te fâche pas !
Alphonse
Bertillon, légèrement gai, pinça par derrière le pouf à traîne de Polanska. La
demoiselle, qui jouait négligemment avec sa paire de gants d’agneau glacé, se retourna,
sentant la bonne occasion.
-
Moi, bégaya le pionnier de la criminologie, je veux bien de toi. J’ai pas
encore essayé les maigrichonnes.
-
Je suis menue, et pas maigre ! Rétorqua, pincée, la Polonaise aux yeux couleur
de porcelaine de Delft.
Se
collant au bras de son client, elle le poussa discrètement en direction de
l’étage. Elle se déplaçait avec un frou-frou suggestif, la traîne de sa robe
étant étudiée pour. La couleur rappelait l’orée d’un bois à la fin d’avril et
les dentelles en abondance, pouvaient s’arracher d’un seul coup. La tenue était
faite pour tomber en deux secondes. Il fallait connaître le truc. Ce soir-là,
la « Russe » s’était savamment coiffée d’une sorte de bonnet de
poupée tuyauté et emplumé. Les oreilles s’ornaient de pendentifs en forme de
cerises tandis que les mains étaient partiellement dissimulées par des mitaines
couleur chocolat.
Le
comédien suisse n’en revenait pas. Il marmonnait :
« Sacrée
Miss Deanna ! Elle s’est vite résignée à sa situation ! Et puis, elle a levé un
gros poisson ! Je me demande si Daniel s’en doute. Bah, ce n’est pas mon
problème. Ah ! Mimi Peau de Chien ! Elle me manque ! Qui j’prends ce soir ? La
rousse semi vitriolée au demi-masque de cuir ou la Berbère qui joue là-bas
comme dans le film de Chaplin, L’Opinion publique à s’faire dérouler ses
bandelettes de momie ? Il me faudrait pas attraper une saleté ! J’prends la
Berbère. »
A suivre...
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