Gaston
de La Renardière, qui effectuait sa ronde quotidienne, avait découvert inanimé
un être étrange, qui s’apparentait de peu à un homme. Azzo, évanoui, n’avait pu
parvenir seul à la factorerie. Il fut porté sur une sorte de brancard
improvisé. Puis, Lorenza commença à l’examiner avec un senseur médical dont
elle avait pris la précaution de se munir. Tant pis pour l’anachronisme!
-
Cette créature souffre d’un épuisement extrême comme si elle avait parcouru des
centaines de kilomètres à pied. De plus, son épiderme porte des traces de
brûlures mais celles-ci ne sont pas dues à un incendie. Je dirais plutôt
qu’elles auraient été provoquées par le contact, le frottement de l’air. En
sus, notre individu, de sexe mâle, il n’y a pas à en douter, est grandement
déshydraté.
-
Tu veux dire comme si notre inconnu s’était déplacé à ultra vitesse, sans
combinaison protectrice, avec la déperdition conséquente d’eau de son
organisme…
-
Peut-être…
-
Mince! Il a couru combien de marathons? Cinq, six? À la suite? Fit Marcel.
-
Lorsque notre patient recouvrera ses esprits, je tenterai de l’interroger…
-
Mazette! S’exclama Dalio. Comment comptez-vous y parvenir, toubib? Il ne doit
pas causer comme nous. Il a une trogne d’homme singe…
-
Je pense avoir une solution…
Di
Fabbrini n’en dit pas plus. Elle avait son idée qui reposait sur une
technologie de communication.
Dans
le village, l’arrivée d’un être étrange s’était vite répandue. Les autochtones
commencèrent à s’attrouper autour du comptoir afin de voir ce qu’il en était.
Gaston s’employa à faire partir cette foule inopportune.
Pendant
ce temps, après avoir avalé un reconstituant et avoir été réhydraté à
l’accéléré par les médications de l’Agartha, Azzo rouvrit les yeux. Il afficha
une peur fort compréhensible et se mit à balbutier des mots sans suite ne
correspondant à aucune langue connue ou parlée dans la cité. Lorenza enregistra
ses propos tout en ayant déjà analysé son ADN à partir d’un poil.
-
Hum… son génome représente une sorte d’hybridation improbable entre Homo
Sapiens et plusieurs espèces d’Erectus dont aucune ne correspond à celles qui
vécurent dans la région où nous nous trouvons. Certes, il y a un marqueur
commun africain mais il est plus ancien qu’escompté.
-
Mais pour ce qu’il dit? S’enquit Benjamin.
-
Son langage ressemble à un composé artificiel de dialecte berbère avec un
idiome que seul Uruhu qui, malheureusement n’est pas ici, est à même de
comprendre.
-
Avez-vous la possibilité de le contacter? Demanda Gaston.
-
Bien sûr. Mais son génome peut nous en révéler davantage. Je vais le confronter
avec les banques de données d’ADN anciens d’hominidés dont je dispose dans mon
ordinateur portable.
Ledit
appareil s’apparentait à un mini cube irisé aux parois argentées.
Après
quelques minutes, alors qu’Azzo s’était calmé et appréciait un jus de fruit, la
biologiste rendit son verdict.
-
Il y a des traces d’ADN de l’ancienne espèce d’Erectus tardifs, autrefois
appelés Atlanthropiens ou Hommes de l’Atlas mais aussi un marqueur courant parmi
les Sapiens d’Ethiopie et du Proche-Orient qui cohabitèrent du côté de Quafzeh
avec une population K’Toue particulière qui avait connu moins de dérives
génétiques que les Néandertaliens classiques d’Europe occidentale. Il est temps
maintenant de contacter Uruhu.
-
Bien, fit son mari. Je mets en marche le transmetteur transtemporel.
Heureusement, j’ai fait le plein d’énergie ce matin avec notre navette.
Deux
minutes suffirent pour établir le contact avec l’Agartha. Aussitôt, Lobsang
Jacinto apparut comme s’il attendait cette communication.
-
Commandant Sitruk, qui y a-t-il pour votre service? Il semble y avoir une
urgence…
-
Tout à fait, président du Conseil… Nous venons de recueillir une sorte de
naufragé en pleine Afrique occidentale, de réfugié qui semble n’appartenir ni à
ce temps ni à ce lieu bien qu’il soit humain et terrien.
Nous
avons besoin d’Uruhu. L’homme déclare s’appeler Azzo, c’est le seul mot que
nous avons compris dans son discours.
-
Je saisis. Le lieutenant est en train de nager dans la piscine réfrigérée.
-
Oh! Je vois. Vous savez tout comme moi que les K’Tous étaient accoutumés à
prendre des bains d’eau glacée, ce qui les maintenait en condition. Attendez
deux à trois minutes pour l’avoir sur votre écran.
Pendant
ce laps de temps, Lorenza enregistra les derniers propos du patient qui se
rétablissait promptement.
Enfin,
notre Néandertalien préféré se montra, le visage et les cheveux encore
mouillés.
-
Commandant Sitruk, je suis tout ouïe.
-
Bien… Ecoutez ceci… est-ce que vous comprenez?
Uruhu
se concentra, demanda à faire repasser l’enregistrement puis opina.
-
Ce langage est assez simple tout en reflétant un métissage des dialectes
Niek’Tous et pré K’Tous. Je détecte des racines communes avec l’idiome des
premières souches humaines d’Espagne, des Homo Antecessor et de ceux
originaires du Maroc.
-
Il est exact que notre homme est un métis, approuva la doctoresse. Mais que
dit-il exactement?
-
Azzo… ce nom me dit quelque chose…
-
Mon patient souffre de désorientation, rajouta Lorenza. Il semble avoir subi un
choc violent résultant d’un déplacement brusque ou d’une téléportation non
désirée… c’est comme si une cause inconnue l’avait transporté hors de ses
repères chronologiques et géographiques familiers.
-
Pour ce qu’il dit, c’est facile. Il rappelle qu’il est perdu, loin de son clan,
que de nombreuses lunes ont passé durant sa marche… il se souvient d’un grand
éclair… celui-ci l’a enveloppé sans le tuer et il s’est retrouvé au bord d’un
désert qu’il a dû franchir pour parvenir dans la grande forêt. Un instinct l’a
poussé à aller jusqu’à vous. Il a affronté de grandes bêtes munies de crocs,
des serpents comme il n’en avait jamais vus et des hommes noirs de peau qui ont
tenté de le capturer. Mais son nom me rappelle quelque chose qui n’appartient
ni à mon temps ni au vôtre. J’ai besoin de consulter mon chronovision
personnel. Je vous contacte tantôt.
-
Lorenza, commença Gaston en fronçant les sourcils… Cet éclair…
-
Oui… attendez, je dis au revoir à notre ami… allez-y…
-
Il me semble que dans une autre vie j’ai moi aussi été victime d’un éclair
semblable… comment expliquer le fait que je me souvienne à la fois de mon passé
de mousquetaire sous le règne de Louis le Juste et de maître d’armes sous Louis
XVI?
-
En effet… mais c’est là un secret auquel peu de résidents de l’Agartha ont
accès…
-
J’ai été enlevé de mon époque en 1628 et transporté en 1778 par un éclair
transtemporel… personne n’a su me dire comment ce phénomène a pu se manifester.
-
Même pas notre génie de la galaxie?
-
Il a eu des pudeurs de violettes à ce propos, fit Gaston avec un humour gêné.
L’attente
fut moins longue que prévue car elle n’excéda pas une demi-heure. Uruhu livra
ses conclusions.
-
Docteur voici ce que j’ai trouvé. Azzo Bassou de la tribu A I Ou, fils métis
d’une dénommée Sana et de Garu I U a vécu au Maroc entre environ 1900 et
1960... Nous n’avons pas d’état civil précis à son sujet… il a été présenté par
les spécialistes en cryptozoologie comme un fossile vivant, comme un hominidé
relique, et a gagné sa vie à subsister en tant qu’attraction touristique dans
la piste temporelle 1721... Du temps où le Maroc était protectorat français.
-
Dans ce cas, nous n’avons plus qu’à user du français devant Azzo, déclara le
commandant Sitruk pragmatique…
-
Certes, ce n’est pas sa langue maternelle mais Azzo comprend le berbère,
l’arabe, le français et le pré K’Tou atlanthropien quoique le dialecte des
Atlanthropes ait eu le temps de s’altérer en trois cent mille ans…
-
Ce ne serait pas plus facile, émit Dalio, de soumettre ce type au traducteur
universel de la navette?
-
Je ne connais pas bien ses synapses, contra Lorenza. Le fonctionnement de son
cerveau est également hybride. Azzo n’utilise pas les différentes zones de
celui-ci de la même manière que nous. Je refuse de le soumettre à notre
appareil. Il risquerait des dommages irréversibles.
-
Docteur, répondit Uruhu, vous avez parfaitement raison. Azzo dispose de
facultés auditive, visuelle et olfactive bien supérieures à celle des
Niek’Tous. Il peut capter les pensées humaines et animales. C’est un empathe.
Il peut donc prévoir les intentions et les réactions des êtres à proximité.
-
C’est bien ce que je pensais… Il saura donc avant nous si une lionne veut nous
attaquer ou pas ou encore si un crocodile se tient dans les parages et veut
nous manger…
-
Tout à fait… Docteur, je vous dis au revoir en espérant que vous saurez tirer
parti de la présence d’Azzo dans la suite de votre expédition. Traitez-le en
ami, en égal, car, trop souvent, les humains qu’il a connus l’ont considéré
comme un singe.
-
Merci Uruhu… Comptez sur nous et portez-vous bien avec Noura.
Aussitôt
le contact s’interrompit avec l’Agartha. Par contre, le chronovision afficha
une autre personne. Violetta apparut, vêtue comme une amazone en noir, chapeau
incliné insolemment sur la tête, une coquetterie crâne par ma foi, le visage
empourpré de colère et la bouche mâchouillant un anachronique bubble-gum
parfumé à la fraise. Elle avait volé le paquet de friandises à Euh-Euh…
-
Bonjour m’man! Cette pétasse de Deanna s’est fait enlever par cette mijaurée de
pseudo poétesse…
-
De quoi parles-tu?
-
De la dernière gaffe de notre star en herbe… Tu sais, j’ai attendu la
communication quinze minutes… avec qui parlais-tu?
-
Uruhu, Violetta. Pourquoi est-ce toi qui nous apprends cette nouvelle?
-
Euh… oncle Daniel a l’air de s’en fiche. Il est obsédé par des morceaux de
musique et se demande s’il a bien interprété un choral de Bach… Il n’est pas
dans son assiette depuis qu’il est ici à Bonnelles. Nous avons dû déjà
affronter des espions du milieu du XX e siècle… sans compter les Schleus du
coin.
-
Ta façon de parler ne s’arrange pas…
-
Je suis fatiguée d’user du français suranné. Tu devrais voir Daniel… Tu ne le
reconnaîtrais pas… il est fantastiquement déguisé.
-
D’accord. Mais Pour Deanna Shirley, qu’allez-vous faire?
-
Elle est assez futée pour s’en sortir toute seule. Oncle Daniel dit que sa vie
n’est pas en danger. Peut-être sa vertu… Tu m’expliques…
-
Euh… s’étrangla Benjamin, le père… Franchement, ce n’est pas le moment…
-
Comme d’hab… Alors, ciao!
L’écran
s’éteignit laissant cois les deux parents de la donzelle.
**********
Superbement
montée sur sa haquenée rouanne, Victurnienne de Rochechouart de Mortemart,
vêtue d’une tenue d’amazone d’une suprême élégance, en cela qu’elle mélangeait
des éléments de la mode du XVIIIe siècle réinterprétés avec ceux de 1888,
faisait assembler sa meute de braques, setters, bassets et épagneuls devant les
écuries, à l’arrière de la propriété. Ainsi, la coiffure qu’elle arborait en
lieu et place d’un chapeau « haut de forme » était une
réinterprétation fantaisiste des tricornes du siècle de Louis XV. Elle faisait
preuve de panache, voulant démontrer que son ambition d’obtenir sous peu le titre
exclusivement masculin jusque-là de lieutenant de louveterie n’était pas pur
caprice.
Aurore-Marie,
quant à elle, affichait son habitude des chevaux puisqu’elle montait sans
crainte depuis l’âge de huit ans. Au contraire de cet imbécile de Saturnin de
Beauséjour qui lui, peinait et renâclait à chevaucher pourtant une paisible
pouliche qui jamais n’avait désarçonné son cavalier. Le sieur bedonnant était
pris à la fois de terreur et de nausées. Il s’épongeait régulièrement le front
avec un mouchoir à carreaux qui sentait sa petite bourgeoisie à dix lieues.
Tout
cela déridait Violetta qui n’avait toujours pas digéré que Daniel, s’étant
ravisé après qu’elle lui eut exprimé son regret d’être exclue de cette
chasse-massacre injustifiable, l’eût finalement contrainte à surveiller Deanna
Shirley afin que la jeune femme ne commît pas de bévue. Son costume tyrolien,
plus adapté à la chasse au fusil, jurait grandement avec le reste des tenues de
ces dames. De plus, elle se refusait à monter en amazone parce qu’elle n’avait
pratiqué que l’équitation moderne, en culotte de cheval et « bombe »
sur la tête. La comédienne s’agaçait des gloussements de Violetta tout en ne
comprenant pas pourquoi Daniel Lin avait changé d’avis et accordé à toutes deux
son autorisation à cette petite distraction. Toutefois, cela l’arrangeait bien.
Deanna ne pouvait plus jouer les gamines de treize ans, celles-ci n’étant point
admises à la courre. L’Anglaise se fit quelques réflexions lorsqu’elle s’avisa
que Violetta avait pris la précaution de se vieillir quelque peu. Dorénavant,
la métamorphe paraissait avoir seize-dix-sept ans.
«
Pourquoi avoir choisi d’être plus âgée ? s’enquit DS De B de B.
-
Oncle Daniel m’a longuement expliqué les dangers que je courrais en gardant
l’apparence de mon véritable âge.
-
C’est-à-dire?
-
Ne faites donc point la sotte. Il y a ici des lesbiennes notoires et des
pédophiles. Oncle Daniel m’a mis au parfum car mon innocence lui tapait sur les
nerfs.
-
Ah… Bien… mais je me serais vieillie davantage à votre place… j’ai souvenir que
Charlie Chaplin était porté sur les nymphettes de seize ans. Il en a épousé
plus d’une…
-
Lita Grey?
-
Le commandant Wu vous a bien informé… à propos de cette dernière justement,
Charlie l’avait repérée alors qu’elle n’avait que douze ans. Il attendu ses
seize printemps pour demander sa main. Plus tard, il y eut un procès
retentissant pour divorce…
-
Mazette. Votre Hollywood a toujours été fort dépravé. Une Babylone moderne…
-
Vous n’avez pas idée…
-
Est-ce vrai que Chester Flynt était porté à la fois sur les minettes, l’alcool
et la drogue?
-
Euh… je ne l’ai point fréquenté. Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il
figure parmi la liste noire des indésirables à Agartha City… ».
Mais
le cor retentit, ce qui mit fin à l’échange anachronique entre les deux
tempsnautes.
Les
abois de la meute firent aussitôt écho au chant du cuivre. Les veneurs avaient
repéré maître Goupil et les chevaux se lançaient sur les traces des chiens déjà
portés en avant.
La
traque commença. Des groupes de chasseurs se formèrent selon leur plus ou moins
grande habileté à monter. Boni de Castellane, Paul de Cassagnac, le marquis de
Breteuil et Robert de Montesquiou étaient parmi les plus illustres
participants. Tandis que Saturnin de Beauséjour était rapidement distancé et
n’allait pas tarder à perdre l’équilibre et à tomber dans une mare de boue,
Violetta tenait bon sur sa haquenée suivant de quelques pas Deanna Shirley.
-
Taïaut, ma chère, taïaut, fit la Britannique à la plus jeune.
-
Oh! Je ne vous lâche pas. J’avais oublié qu’en Albion, vous adoriez ce jeu
cruel, cette fox hunt qui ne laisse aucune chance au goupil. Moi, je
suis là pour le sauver. C’est sans doute pour cela que Daniel Lin m’a
finalement donné la permission.
La
chasse s’enfonçait dans un sous-bois verdoyant de chênes rouvres et de
bouleaux. Les chiens haletaient et gémissaient tant la piste était chaude.
Mais
la traque pouvait durer encore quelques heures.
Cependant,
Aurore-Marie n’avait pas quitté des yeux Deanna Shirley dans un but pas encore
bien défini dans sa tête… elle hésitait encore. La baronne de Lacroix-Laval
s’était toutefois munie d’un sifflet afin d’alerter les hommes de main à sa
solde qu’elle avait postés au sein des veneurs et des rabatteurs. Elle savait
qu’immanquablement, la jeune fille qu’elle avait repérée lors de la fameuse
soirée ferait tout pour participer à la chasse ; elle avait donc anticipé la
chose.
Enfin,
elle saurait le mystère entourant celle qu’elle prenait pour son double astral.
Plus
d’une heure s’écoula. Déjà, le soleil, haut dans le ciel, dardait de ses rayons
la forêt alors que la rosée s’était évaporée.
Saturnin,
tout crotté, tenant par la bride sa jument dont les hennissements lui
paraissaient ressembler à un ricanement sardonique, tout penaud, s’en revenait
au château, oubliant de surveiller et Violetta et DS…
« Tant
pis. Le commandant va me sermonner. Après tout, c’était à lui à être présent
puisqu’il connaît ma propension à tout gâcher… ».
Daniel
Lin savait pertinemment le sort réservé à Deanna Shirley. Il estimait que la
leçon serait salutaire et que la comédienne ferait moins la fière et la
mijaurée. Ayant un peu plus de plomb dans la cervelle, elle serait apte à
remplir certaines missions des plus délicates comme le sauvetage d’une petite
fille belge dans les années 1950 de la piste dans laquelle Sarton n’avait pas
agi.
Pour
l’heure, notre étrange personnage s’adonnait à des recherches musicologiques
comme si rien d’autre ne comptait. Comme invisible, il testait pour lui-même le
piano de la propriété de Bonnelles. Personne ne se rendait compte qu’il jouait
dessus les Jeux d’eaux de la Villa d’Este de Franz Liszt enchaînés
immédiatement avec les anachroniques presque du même titre Jeux d’eaux de
Ravel. Le clavier ne sonnait pas alors que, pourtant, les touches paraissaient
s’abaisser toutes seules. Dan El entendait parfaitement résonner les marteaux
de l’instrument. Le son était comme il le fallait, délicat, ruisselant et perlé
tout à la fois.
Des
domestiques passant dans le grand salon eussent pu surprendre cet étrange piano
devenu mécanique, mais mutique, jouer dans le vide sans qu’aucune note ne
résonnât comme si un spectre facétieux avait ensorcelé l’instrument.
C’était
plus fort que lui. Dès qu’il voyait un clavecin, des orgues ou encore un piano,
notre espiègle esprit devait s’amuser à l’essayer.
Tout
en communiant avec la musique, Daniel Lin se posait des questions.
«
Ai-je raison d’agir ainsi? Ne suis-je pas en train de succomber à ma puérilité?
Après tout, je n’ai jamais voulu les pouvoirs et la charge qui vont avec ma
véritable nature… je me suis réveillé ainsi il y a longtemps. Mais en évolution
mentale humaine, j’ai à peine quinze ans. »
Cependant,
dans les bois, le drame se nouait.
Aurore-Marie
s’arrangea à ralentir sa monture afin que la distance fût réduite entre elle et
sa proie. Sans aucun doute la duchesse mettrait ce retard sur le compte de la
blessure qui handicapait encore son amie. Deanna Shirley, d’ailleurs,
commençait à fatiguer. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était plus entraînée à
une forme d’équitation aussi endurante. Bien que l’Agartha possédât toutes les
installations nécessaires à la pratique de tous les sports possibles y compris
les plus exotiques, (à l’exclusion de ceux qui débouchaient sur la mort de
l’adversaire ainsi qu’il était courant chez les Kronkos ou les Loups garous),
DS De B de B avait choisi d’autres distractions. Ainsi, elle avait eu
l’occasion de s’initier au polo. Elle jouait des parties contre Benjamin ou
encore Gaston.
Pour
l’heure, elle s’impatientait de l’approche de l’hallali tout en sentant de
fugaces douleurs dans ses reins et ses fesses.
« My
God! Cette selle est de plus en plus dure. Si cela continue ainsi, je vais
souffrir de lumbago ou avoir un furoncle mal placé ».
Violetta
avait constaté que son « amie » fatiguait. Cela ne l’étonnait guère.
« Alors,
ma vieille, lui jeta-t-elle, goguenarde, on souffre ? Tu commences à être trop
âgée pour ce sport.
-
Toi, ma petite, tu te tais, sinon, je crie à tout le monde que tu n’es pas
humaine ! Tes os sont en caoutchouc.
-
Ne fais pas de foin. Devant nous se tient la baronne de Lacroix-Laval. Elle
ralentit et semble nous écouter.
-
Bah, que peut-elle comprendre ? Nous nous exprimons en un anglais abâtardi !
-
Assez pour voir que nous ne sommes pas d’ici. »
Guidées
par les cors de chasse, les trois montures s’engagèrent dans un passage
difficile, une sente étroite, dont les racines noueuses constituaient de
véritables pièges. La pouliche de Deanna Shirley ressentait les réticences de
sa cavalière et se mit à renâcler, grattant la terre de ses sabots. Ce fut
ainsi que la noble bête trébucha. Surprise, l’Anglaise perdit l’équilibre et
vida les étriers alors que sa monture reculait, sans qu’elle eût subi aucun
dommage.
La
haquenée de Violetta elle-même se mit à ruer sous la peur, mais l’habileté de
la métamorphe, cavalière bien plus émérite que la comédienne, lui permit de
demeurer en selle, alors que Deanna Shirley, sonnée et étalée sur le sol,
tentait de recouvrer ses sens.
S’étant
retournée, Aurore-Marie n’avait rien manqué de la scène. La fortune lui
souriant, elle la mit à profit en sifflant ses sbires. Aussitôt, deux piqueurs
à l’allure patibulaire, flanqués de deux rabatteurs se présentèrent, leur
livrée verte se confondant avec le sous-bois. Celui qui commandait le petit
groupe, sous un signe de la baronne de Lacroix-Laval, marcha jusqu’à
Deanna-Shirley comme s’il allait la secourir, mais telle n’était pas son
intention. Pendant ce temps, la rumeur de la chasse s’éloignait et maintenant
on distinguait à peine les abois de la meute. Trompée par la sollicitude
affichée du factotum et de ses acolytes, l’actrice balbutia : « Je vais
bien. », son accent so british ressortant davantage sous le coup de
l’émotion. Par contre, notre jeune métamorphe avait vite saisi les intentions
réelles du groupe. Calmant tant bien que mal sa monture, elle s’avança vers
eux, et, maniant les rênes, ordonna à sa jument de jouer des quatre fers. Or,
les piqueurs, armés, pouvaient blesser la noble bête. Comprenant le danger, celui
qui commandait le groupe se mit vite à l’écart tandis qu’Aurore-Marie sifflait
une seconde fois pour alerter le reste de ses séides. Notre adolescente pouvait
sauver Deanna Shirley grâce à sa science du harrtan. Jouant à l’écuyère
accomplie, Violetta s’était dressée sur le dos de sa jument, nonobstant ses
longues jupes peu pratiques. Elle allait passer en quatrième figure de harrtan,
escomptant se servir de sa cravache comme d’un fleuret, lorsqu’elle vit les
renforts de Madame de Lacroix-Laval rappliquer, surgissant des halliers. Il
s’agissait d’une vraie collection de pègres recrutés par Kulm en personne. La
tempsnaute s’exclama :
« Bigre
! En voici un ramassis de tire-laine, de spadassins, de malandrins, de
chourineurs et d’escarpes ! Madame connaît ses classiques des
romans-feuilletons, je ne l’aurais pas cru ! »
L’affrontement
débuta. Un coup de pied par ci, deux ou trois saltos avant et arrière par-là,
quatre coups de cravaches en même temps que deux pirouettes, deux mouvements
tournoyants de toupie, les kidnappeurs commencèrent à refluer, mais c’était
sans compter avec le chef des bandits et Aurore-Marie elle-même.
« Quelle
jeune fille est-ce là ? Elle sait se battre et ses cheveux, bien qu’en
désordre, sont splendides. Jamais je n’ai vu une aussi jolie brunette avec des
escarboucles vertes ! Un peu âgée pour mes goûts cependant ! Elle est en train
de mettre la raclée à mes hommes. Je ne puis tolérer cela ! »
Piquée
au vif, Madame de Lacroix-Laval entra dans la mêlée, mais par l’arrière alors
que le sieur Guédon, ancien de Mazas, sortait une matraque de sa besace pour la
lancer à la poétesse. L’arme fut réceptionnée sans choir sur la terre meuble.
Munie de ce petit casse-tête, Aurore-Marie acheva sa tâche feuilletonnesque de
combattante de dernière heure diplômée en administrant un coup derrière la
nuque de l’innocente Violetta en train d’effectuer la grand-roue sur son
cheval, tête renversée. Eblouie, une douleur vive se répandant dans tout son
système nerveux, la métamorphe perdit l’équilibre et la conscience.
Parallèlement, le malfrat sortit encore de son grand sac de cuir un tampon de
chloroforme. Deanna Shirley tenant bien de reculer, mais elle n’échappa pas à
l’abominable tissu qui fut appliqué sur son nez et sa bouche. Elle eut beau se
débattre, bientôt, son corps s’amollit dans les bras de Guédon. Madame la
baronne se permit alors un soupir de soulagement. Ses nerfs ébranlés par
l’effort qu’elle venait de faire, Aurore-Marie s’exprima d’une toute petite
voix.
« Monsieur
Guédon, merci. Vous l’amènerez où vous savez.
-
Bien, m’dame la baronne. La voiture est postée depuis une heure déjà.
-
Que Victurnienne ne se doute de rien.
-
Aucun risque m’dame.
-
Très bien, vous pouvez vous retirer. Vous avez déjà été payé.
-
Par votre ami le baron Kulm. »
Haussant
ses frêles épaules, Aurore-Marie reprit les rênes pour rejoindre la chasse qui
s’achevait. Les participants n’avaient point remarqué son absence, tout
émoustillés devant le spectacle sanglant de cinq chiens s’acharnant sur une
pauvre renarde. Prise à la gorge, la bête mourut alors que quatre adorables
renardeaux, glapissant, étaient tirés de leur terrier par les veneurs. La
duchesse, plutôt que d’être prise de pitié, commanda :
« Faites
que mes braques laissent assez de peau et de queue pour me confectionner un col
de fourrure fort seyant cet hiver. »
Les
rabatteurs et les piqueurs eurent du mal à retenir la sauvagerie des chiens de
Madame la duchesse. Finalement, les renardeaux furent noyés.
A
noter que le général Boulanger n’avait pas participé à cette courre. D’une part
la vénerie ne l’intéressait pas ; d’autre part, il avait à faire au Havre. Il
voulait voir où en était son Bellérophon noir.
Daniel
Lin n’avait pas assisté personnellement à ces tragiques scènes. Mais son esprit
avait tout capté. Il plaignait Violetta et se promettait de prendre davantage
soin de l’adolescente. Sans que le fait fût expliqué, la métamorphe se retrouva
dans son lit, vêtue d’une chemise de nuit de la toile la plus fine, une
orangeade posée sur la table de nuit. Ses oreilles entendaient dans le lointain
résonner Pavane pour une infante défunte de Ravel. Dans son
demi-sommeil, la métamorphe se dit : « Je reconnais le jeu de Daniel. Ah,
mais là, il y a des couacs. »
Que
se passait-il en bas dans le salon ?
Retrouvons un personnage oublié depuis de longues scènes. Messer Ufo faisait
encore des siennes. Les portes des cuisines lui étant interdites, le chat
s’était enquis de son maître. Il ne l’avait point trouvé dans la soupente qui
lui servait de chambre. Alors, il fit le tour du propriétaire, se gardant
toutefois de marquer son territoire, parce qu’il avait été bien éduqué. Il
finit par pénétrer dans le grand salon et là, il miaula de satisfaction. Daniel
Lin était invisible pour tous mais pas pour lui. L’animal familier avait, comme
la métamorphe, la faculté d’entendre sonner le piano. Tout guilleret, il sauta
sur les touches. Ses pattes atterrirent là où il ne fallait pas. Les fausses
notes s’enchaînèrent, or, celles-ci étaient audibles. Dan El en fut fâché.
-
Ufo, sacripant ! Arrête de te prendre pour Berlioz, le chat des Aristochats
! Tu vas me faire repérer !
-
Miaou, répliqua le félin.
En
son langage, cela signifiait : « J’ai faim. »
-
Ventre à pattes, va ! Allez, suis-moi. J’ai du thon à l’huile pour toi en haut,
et pas une boîte du XIXe siècle !
Ufo
acquiesça avec un ronronnement d’aise. Daniel Lin et son animal remontèrent
jusqu’au dernier étage. Blotti dans les bras du commandant Wu, le chat non
agouti et blanc était invisible.
A suivre...
A suivre...
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