Sir
Charles Merritt s’était décidé à reprendre l’interrogatoire d’A.L. selon une
méthode plus probante où l’hypnose interviendrait. Il l’avait droguée au
préalable et emmenée dans le laboratoire où, d’habitude, les invités de Lord
Percy assistaient complaisamment à des débandelettages de momies égyptiennes.
Solidement sanglée sur sa couche d’hôpital, semblable à une horrible table de
dissection, enfin vêtue d’une chemise propre, l’enfant tourmentée recouvra sa
conscience. Elle poussa un petit cri d’effroi lorsqu’elle aperçut, dans une des
vitrines morbides pullulant de monstres contrefaits qui peuplaient cette pièce
médicalisée, un anencéphale bâillant en un réflexe végétatif.
Le
mathématicien dévoyé fit son entrée d’un pas feutré vêtu d’un impeccable veston
d’intérieur d’un beau prune légèrement brillant. Il arborait une coiffe d’une
singularité futuriste; ainsi, il paraissait casqué d’acier mais ce
« casque » s’apparentait plus à une cervelière munie d’électrodes
qu’à un quelconque succédané guerrier. De plus, la visière était équipée d’une
espèce d’appareillage électrique tournoyant qui créait des effets d’optiques
comparables à ceux qu’auraient produits un kaléidoscope ou un zootrope.
A.L.,
à la vue de son tourmenteur, fut prise de tremblements irrépressibles. Ses
traits se crispèrent et son teint pâle s’accentua encore. C’étaient là les
manifestations d’une terreur pure, sublimée par tout ce que la jeune fille
avait déjà enduré. Le maléfique scientifique appliquait sur son cobaye des
traitements d’avant-garde tels que couramment on les verrait mis en scène à
Hollywood dans des productions horrifiques ayant pour cadre les hôpitaux
psychiatriques. Par anticipation, sir Charles avait régulièrement usé des
électrochocs mais ce traitement n’avait pas eu les effets qu’il escomptait.
A.L. s’obstinait dans son mutisme. Ce fut pourquoi il opta pour l’hypnose mais
une hypnose recourant à l’électricité.
Le
digne bourreau de la révolution industrielle brancha son casque à une dynamo
quelque peu encombrante bien que cette installation fût des plus miniaturisée
pour la fin des années 1880. Dans cette scène comparable à la séquence fameuse
du Frankenstein de James Whale où la créature galvanisée devait revenir à la
vie, sir Charles, dont le casque hypnotique émettait d’impressionnants éclairs,
des crépitements et des étincelles sans omettre une entêtante odeur d’ozone,
commença à faire tourner le disque de Nipkow de sa visière. Il avait pris soin
de se positionner de manière à faire face à la patiente. A.L avait beau essayer
de détourner son regard, elle n’y parvenait pas, ne pouvant échapper à
l’emprise de l’engin démoniaque.
La
jeune fille fut saisie de frémissements, on l’aurait crue frappée de
spasmophilie, ses halètements s’amplifiant tandis que ses paupières refusaient
de se fermer laissant ses yeux écarquillés fixés sur le disque envoûtant dont
la vitesse de rotation allait en s’accélérant.
Brusquement,
une autre phase provoquée par l’hypnose s’enchaîna. La souffre-douleur préférée
de sir Charles s’amollit, mais, au lieu de s’effondrer sur la civière, son
corps parut flotter comme suspendu malgré les courroies qui la maintenaient.
La
jeune patiente venait enfin d’entrer dans le sommeil hypnotique à la grande
réjouissance du tourmenteur patenté.
De
ses lèvres décolorées commencèrent à surgir des syllabes dépourvues de sens,
précipitées, illogiques, qui, peu à peu, s’assemblaient et s’appariaient pour
constituer des noms et des mots.
« John Dee, Rodolphe…
Elizabeth… Kabbale… Tycho … manuscrits
alchimiques… D’…D’Annunzio…Venise… ».
Les
deux derniers noms éveillèrent davantage l’attention de Merritt.
« Comment
connaissez-vous cet écrivain italien? L’avez-vous rencontré? Que vous a-t-il
dit?
-
A EL…. A EL… c’est A EL qui le connaît… Pas moi… Je ne suis pas Lui… Je ne suis
pas Lui…
-
Le manuscrit alchimique? En est-il le propriétaire?
-
Il est le propriétaire de toute chose… Sauf de votre âme…
Tout
en parlant, A.L. semblait s’étirer, son organisme subissait des phénomènes de
distorsion qui s’apparentaient à ceux subis par un hypothétique vaisseau
prisonnier de l’horizon d’événement d’un trou noir.
Le
corps de la préadolescente acquérait des facultés dyctiles, ce qui signifiait qu’il
pouvait s’allonger indéfiniment, s’étendre sans pour autant se rompre. Merritt
prit presque peur à l’aspect que sa victime avait pris. Il la menaça si elle ne
se calmait pas, si elle ne s’expliquait pas davantage, de l’offrir en pâture à
Taïaut.
« Il
est plus redoutable que le loup, le lion et l’ours grizzly réunis. Ces bêtes
fauves paraissent des agneaux à côté de lui. D’ailleurs, je leur ai fait passer
un test. Mon Taïaut les a vaincus et n’a fait qu’une bouchée d’eux ».
A.L.
reprit, éructant presque.
« Je
ne suis pas A EL, je ne suis pas Lui. Pan Logos l’a séparé. De l’autre côté du
miroir. Je veux aller de l’autre côté délivrer celui dont vous avez pris la
place. Usurpateur! Vous rendrez des comptes à A EL… vous ne lui échapperez pas…
-
Je ne crains ni Dieu ni diable…
De
fait, tout perverti qu’il fût, notre chef de la pègre britannique, ressentait
quelques tourments aux affirmations de la cobaye. Celle-ci ne se gêna point de
rétorquer d’une voix métamorphosée, dont les basses pouvaient déclencher une
crise cardiaque comme dans les films d’exorcisme hollywoodiens…
-
Il est à la fois Dieu et Diable. Pour lui, vous n’êtes qu’un homuncule
négligeable. Il vous extirpera de notre monde et vous ramènera de l’autre côté
de la psyché… Là-bas… Tout là-bas… c’est un infra-univers… Tout y est
monochrome, sépia, comme dans une photographie. Être enfermé là-bas, pour
l’éternité, c’est se retrouver reclus dans un bocal paradoxal, car sans
limites… c’est comme demeurer dans un vase clos mais infini, comme se retrouver
à l’intérieur d’une pensée, d’un cerveau fou qui ne vous appartient pas… John
Dee l’avait compris. Rabbi Lew l’avait compris… pour votre malheur vous refusez
de comprendre, de me croire. Il vous poursuit déjà… Il a humé votre trace, vos
brisées… Vous êtes Son gibier… »
Incompréhensiblement,
Merritt recouvra alors son sang-froid.
« Vous
n’êtes qu’une possédée. Si vous citez les termes de John Dee, de D’Annunzio et
de Venise, c’est parce que vous avez circonvenu A El en personne…
-
Mais…
-
Vous êtes son agent occulte. Par conséquent, j’aurai besoin de vous. Vous
m’accompagnerez à Venise…Vous m’aiderez à retrouver Gabriele D’Annunzio…
-
Vous Le verrez en face, vous ne Le reconnaîtrez point… Vous maudirez cet
instant pour tout le reste de vos jours… »
Sir
Charles décida, quelque peu contrarié, d’en rester là et arrêta son appareil
hypnotique. Un goût de cendres perdurait dans ses lèvres. La captive retomba en
catatonie comme si rien n’avait eu lieu. Il l’abandonna tout en ruminant:
« C’est
à un exorciste que je la confierai là-bas bien que je ne croie aucunement à ces
fadaises papistes. L’essentiel pour moi est de prendre de vitesse la grande
prêtresse des Tetra Epiphanes ».
***************
Aurore-Marie
achevait sa toilette, Marguerite l’attendait. La victoria prêtée par
Victurnienne était déjà dans l’allée sablonnée avec le cocher qui, patiemment,
mâchouillait un bâton de réglisse. La duchesse ne pouvait se douter que ledit
factotum n’était autre qu’un espion temporel, Jean Gabin en personne, accomplissant
les ordres du Superviseur.
Lorsque
Marguerite se porta à la rencontre d’Aurore-Marie fin prête, la baronne de
Lacroix-Laval fut frappée par la légère expression de peur qui marquait sa
figure. La maîtresse du brav’général ne laissa pas à son amie le temps de la
questionner ; elle lui saisit les mains et dit:
« Ah!
Si vous saviez, ma chère! Si vous saviez! C’est comme si j’avais vu le Diable
en personne.
-
Auriez-vous été victime d’une hallucination ou encore d’une vision?
Aurore-Marie
sentait que les mains de Marguerite étaient aussi froides que du marbre. Elle
s’en inquiéta.
-
Ma douce, racontez-moi.
-
Je ne crois pas aux mauvais esprits, vous me connaissez.
-
Certes. Cependant, vous êtes fort émotionnée. Expliquez-vous.
Avalant
péniblement sa salive et reprenant son souffle, Marguerite s’élança enfin.
-
Je venais de quitter le cabinet de toilette, m’enquérant d’une femme de chambre
afin qu’elle achevât de me coiffer. Je ne pouvais rester en cheveux, cela est
indécent. Vous savez que l’on m’a assigné une chambre au premier étage,
tournant le dos au grand parc. Toutefois, je ne me plains pas car la vue donne
sur la serre et la roseraie.
-
Je situe votre chambre parfaitement.
-
La domestique que madame la duchesse a eu la bonté de placer à mon service
s’appelle Mathilde.
-
Joli nom ancien…
-
Je la sonnais. Insistais… mais elle ne vint point. Après deux, trois minutes,
je finis par m’impatienter.
-
N’étiez-vous point inquiète?
-
Pas encore. Vous savez tout comme moi qu’il est devenu fort difficile d’avoir
de bons serviteurs aujourd’hui. Prenant sur moi, j’osais me hasarder dans le
corridor de ce premier étage.
-
Alors?
-
Je remarquais une porte entrouverte.
-
La curiosité vous poussa. J’aurais fait de même.
-
Cette porte correspondait à une autre chambre pas du tout semblable à la
mienne. Je ne parle pas que des meubles et des bibelots.
-
Etait-ce la pièce attenante réservée au marquis de Breteuil?
-
Que non point, très chère! Les hommes ne sont pas admis dans cette aile.
-
Ah oui…
-
Mon ouïe perçut un léger gargouillement qui n’avait rien d’humain.
-
Marguerite, vous êtes une adepte des romans-feuilletons. Vous me faites songer
à Xavier de Montépin.
Vous tirez à la ligne…
-
Parce que vous m’interrompez. J’essaie d’être la plus honnête possible. Le
bruit s’apparentait à celui qu’on produit lorsqu’on prend un gargarisme.
Cependant, aucune senteur médicinale ne se dégageait de l’entrouverture de
l’huis. De plus en plus intriguée, je m’aventurai dans ce lieu étrange.
-
Mmm…
-
Certes, il s’agissait d’une chambre mais comme vous le savez, elle n’eût dû
point être occupée par un homme. Or, ce fut bien une silhouette masculine que
je vis de dos. La personne inconnue était penchée sur la cuvette du lavabo
comme pour une ablution matutinale. Je ne sus si l’étranger avait l’oreille
légère ou si j’avais commis l’erreur de faire résonner mes pas sur le plancher.
Ces satanées mules… toujours fut-il qu’il se retourna. Les mots me manquent
pour vous décrire l’indicible figure qui s’offrit alors à mon regard effaré.
-
Faites un effort. Je veux comprendre.
-
Comment vous dire? Ce visage, si c’en était bien un, avait des liens de parenté
avec les créatures démoniaques fantasmagoriques de Jérôme Bosch mais également
avec cette espèce de pieuvre ou de calamar horrible que Monsieur Jules Verne a
décrit dans son célèbre Vingt mille lieues sous les mers.
-
Ciel! S’exclama la poétesse. Vous signifiez ou voulez signifier qu’il arborait
un bec en lieu et place d’une bouche…
-
Tout à fait. De quel gouffre de l’enfer cette créature avait-elle donc surgi?
-
Un Sélénite? Un Martien?
-
Là, c’est vous qui faites preuve d’une grande imagination!
-
Pour moi, c’est la seule explication possible. Vous connaissez les enjeux de
notre entreprise. Il est plausible que, depuis les canaux de Mars, on nous
espionne. Notre arme, lorsqu’elle sera achevée, produira un effet calamiteux…
pour l’ennemi… »
Aurore-Marie
se refusa à en dévoiler plus. Les deux jeunes femmes, sans faire nul cas du
cocher, prenant soin de ne point froisser leurs robes encombrantes, tournures
obligent, s’installèrent douillettement sur les capitons de la victoria. Jean
Gabin eut un sourire aux lèvres. Le comédien avait tout entendu de cette
conversation saugrenue et il avait également compris de quoi il était question.
Ne montrant aucun trouble, il envoya illico un message mental à Daniel.
«
Commandant Wu, nos foutricardes ont même attiré l’attention des
extraterrestres. Il y aurait un gus à tête de calmar qui hanterait Bonnelles.
-
Un Asturkruk… En ce 1888... Les choses se gâtent…
-
Qu’est-ce à dire?
-
Ce n’est pas le moment de se perdre en explications.
-
Compris, commandant. Je me contente de véhiculer ces dames jusqu’aux grands
boulevards ».
***************
Notre
Gueule d’amour avait déposé son mondain équipage devant le Bon
Marché, ce temple du consumérisme féminin de la seconde moitié du XIXe
siècle qui, en cette chronoligne, prospérait tout autant que son homologue si
bien décrit par Emile Zola. À la vue des devantures, les yeux d’Aurore-Marie
papillonnèrent. Elle ployait sous le faix de la tentation, prise d’une fièvre
d’impatience, le cœur chavirant, le teint point si pâle qu’à l’accoutumée. Ses
mains avides qu’elle avait gantées de suède poussèrent son amie à entrer dans
le magasin. Aussitôt un vendeur obséquieux accourut prêt à combler les attentes
de ces deux riches clientes.
La
frivolité subséquente d’Aurore-Marie n’avait rien à envier à celle de Deanna
Shirley.
La baronne de Lacroix-Laval ne savait plus où porter ses yeux dans
cette caverne d’Ali Baba d’un nouveau style, conçue afin d’assouvir tous les
caprices, de satisfaire toutes les folies avouables de celles qui étaient
prêtes à aller jusqu’à la kleptomanie pour posséder l’article ou la fanfreluche
convoités.
Les
rayons étincelaient comme mille trésors illuminés par des jeux de glaces
savamment situées.
-
Par-là, mon amie, par-là, haletait Aurore-Marie, comme prise d’une soif
insatiable.
Elle
désignait ainsi la ganterie et, derrière, les coupons de tissus. La jeune femme
n’eut pas le temps d’en faire plus car une célébrité qui, au premier abord,
paraissait accoutrée comme une espèce de Turc ou de Persan, la salua.
-
Madame la baronne… Quel heureux hasard… ma journée s’embellit à votre vue…
-
Monsieur Péladan, je ne vous savais point un habitué de ces lieux de perdition
de la gent féminine… Vous n’êtes point naturaliste… la présence de monsieur
Zola que j’exècre eût été plus logique…
-
Pardonnez-moi, madame, je ne suis plus monsieur, je suis Sâr… en effet, j’ai
fondé une nouvelle religion dans laquelle je suis un Sâr, le Sâr Péladan…
Instinctivement,
Aurore-Marie jeta un œil furtif à sa propre chevalière dite du pouvoir.
Rassurée, elle répondit avec entrain, fixant le carnavalesque personnage.
-
Je serais des plus honorées d’assister à une cérémonie de votre culte…
-
Le hasard fait bien les choses. Je comptais m’y rendre. Dans deux heures, au
musée ethnographique du Trocadéro, doit se tenir une célébration en l’honneur
de Thaïs dont la vénérable momie sera présentée aux fidèles.
-
Comme c’est amusant! Je veux en être. Mais vous, Marguerite, qu’en dîtes-vous?
-
Je vous suis, ma mie…
En
son for intérieur, Marguerite retenait une grande envie de rire. La secte
d’opérette que dirigeait le Sâr Péladan n’avait absolument rien de redoutable ;
c’était à peine si elle intriguait un peu les pouvoirs publics qui
considéraient l’extravagant écrivain comme un doux dingue, un poète illuminé de
plus. Il était vrai que sa vêture avait de quoi susciter le fou rire. Joséphin
Péladan arborait une longue tunique brodée à la mode perse de couleur crème
autour de laquelle il avait drapé une longue étole de soie bleu azur. De plus,
il était coiffé d’un turban de même teinte au milieu duquel brillait un rubis
tout ce qu’il y avait de plus faux bien que notre hurluberlu prétendît qu’il
s’agissait d’une pierre authentique de Golconde qui avait appartenu au trésor
de Shah Jahan! Il était vraiment dommage que Daniel Lin ne fût pas présent pour
le contredire. Une longue barbe noire en pointe, soigneusement entretenue,
descendant jusqu’à la ceinture, dégageant des fragrances de benjoin, de myrte
et de vétiver, apportait la touche finale au grandiloquent personnage. À ses
pieds, des babouches du cuir le plus fin.
L’imposant
olibrius était accompagné par un néophyte venu des rose-croix, dont Péladan,
avant de fonder sa nouvelle secte excentrique, avait été le grand maître.
C’était un jeune homme encore timide qui débutait dans le milieu artistique
tandis que sa mise modeste contrastait avec l’exubérance du maître. Les seuls
détails caractéristiques du croyant consistaient en une barbe naissante, des
cheveux un peu longuets, le port de besicles dissimulant mal un regard vif et
malicieux. Son nom n’était point encore connu. Il avait, certes, commis de
remarquables Ogives pour piano, mais ses Gnossiennes et Gymnopédies
étaient encore soit en cours de création soit dans les limbes des
circonvolutions géniales de son cerveau inspiré et facétieux.
Erik
Satie! Daniel Lin aurait été aux anges. Mais ce ne fut pas le cas de la baronne
de Lacroix-Laval lorsqu’elle s’intéressa au compagnon du Sâr. Inexplicablement,
un accès hallucinatoire s’empara d’elle, bien qu’elle n’eût absorbé ni opium ni
laudanum depuis deux jours… sa blessure la tourmentait encore mais cela
n’expliquait pas le phénomène.
Ainsi,
elle fut transportée dans un ailleurs des plus dérangeants. Deux hommes
dissemblables dialoguaient: un adolescent aux cheveux en bataille, un adulte au
teint olivâtre.
***************
Le
sultan Radouane s’exprima le premier en un arabe abâtardi. Celle qui n’était
pas là en comprenait néanmoins les propos. Tout opposait les deux
protagonistes, jusqu’à leur vêture. L’un portait de la soie et était coiffé
d’un turban serti de pierreries ; l’autre arborait une simple tunique usée jusqu’à
la trame. La conversation se tenait en un palais se prétendant somptueux, mais
qui n’était qu’un pâle succédané de l’Alhambra. Toutefois, ses colonnes
torsadées dorées, ses arcs outrepassés en fer à cheval, ses murs en stuc et ses
dalles régulières suffisaient à rendre cette demeure remarquable si on la comparaît
à la médiocrité des bâtisses de la ville.
La résidence offrait également de nombreux agréments : des cours
intérieures, des patios aux fontaines glougloutantes, des pergolas fleuries,
des bassins dans lesquels venaient s’ébattre des tanches, des carpes et des
anguilles, des volières habitées par des perroquets du Gabon, des
oiseaux-mouches, des colibris et des paons et des portiques sculptés de
bas-reliefs et ornés de faïences azulejos. Des eunuques au crâne rasé et à la
taille massive constituaient la garde personnelle et dévouée du sultan. Chacun
arborait un cimeterre à la lame parfaitement aiguisée. Les soldats ne se
plaignaient pas de rester ainsi tête nue en plein soleil. Comme il se devait,
le palais recelait une salle destinée à la prière avec un mihrab pour le
prêche. Radouane ne voulait point se commettre avec le commun, inculte, puant
et débraillé.
Le
noble seigneur, assis nonchalamment sur un siège bas, une chicha à portée de
ses lèvres, interpellait l’adolescent qui lui faisait face. Ses yeux noirs
lançaient des éclairs, incapables de dissimuler son ressentiment.
« Ah,
je peux dire que ce n’est pas grâce à toi que je me trouve dans cette situation
! Mon pouvoir, je le tiens de moi-même, de mes faits d’armes, de mon courage,
de mon opiniâtreté.
-
Puisque tu le dis, seigneur. Mais permets-moi de te rappeler une chose : les
hommes ont été laissés libres, ils ont pu à loisir choisir leur destin, user de
violence.
-
Pfff ! Je suis heureux. J’ai tout ce que je désire : les femmes les plus belles
et les plus délicieuses, la nourriture la plus succulente, l’adoration de mes
sujets…
-
Tu te mens à toi-même, cela, tu ne peux le dissimuler. Certes, tu ne me crains
point. Il est vrai que je n’ai rien d’effrayant. Ce n’est pas ainsi que tu te
figurais… Cependant, au fond de ton cœur, une sourde inquiétude se tapit. Les
syrros…
-
Comment as-tu pu permettre une telle abomination ?
-
Je n’ai rien permis du tout. Ma curiosité m’a conduit jusqu’ici. Tu peux bien
comprendre cela. Je ne suis en rien l’auteur ou le créateur des syrros. Mais
toi, en connais-tu bien l’origine ? Pourquoi ont-ils vu le jour ? Dans quel
but, quand ?
-
J’ai ouï-dire que les syrros étaient l’œuvre des infidèles. Au moment où tout
sombrait lors de leur débâcle finale, alors que leurs ultimes navires
s’engageaient sur les flots tumultueux pour un périple sans retour, ils
abattirent leur dernière carte, ils jouèrent leur va-tout. C’était il y a un
peu plus de trois cents ans.
-
Le père des syrros prétendait répondre au nom de Shiran.
-
Naturellement, tu connais son nom, tu connais tout le monde.
-
Je l’ai fréquenté autrefois, avant qu’il ne dévie. C’était un jeune homme
courageux, fier, risque-tout, au cœur généreux. On avait du mal à canaliser son
énergie. Il écoutait peu la voix de la sagesse. Je l’aimais tant que je fermais
les yeux sur son défaut rédhibitoire, l’orgueil. Ses amis furent impuissants à
lui conseiller de rester. Geoffroy en pleure encore ; Pacal refuse d’y penser.
Son véritable nom est tabou dans ma cité.
-
Oseras-tu me donner son identité ?
-
Pourquoi pas ? Il a longtemps roulé sa bosse sous le nom d’Odilon d’Arbois. Et
quand je dis longtemps, je ne songe point aux années mais aux siècles.
-
Serait-il immortel, tout comme toi ?
-
A l’aune de la vie des humains, oui, mais Kulm lui-même le crut mort.
-
Je crois avoir tué ce Kulm. Une créature peu ragoûtante. J’étais fort jeune
alors, et plein d’ambition.
-
Qui n’a pas tué Kulm ! Mais revenons aux syrros. Dis-moi ce que tu sais
exactement sur eux.
-
Ils sont apparus dans l’ancienne province d’Andalousie. C’était vers l’an
1543-44 de mon calendrier. J’ai appris que les derniers îlots de résistance de
l’Amazonie tombèrent dans l’escarcelle de mes compatriotes vers 1521. Puis, un
petit pays montagneux, aux sommets enneigés, fut aussi ravagé par les saints
jihadistes, alors que les océans grondaient leur colère sur toute la terre.
-
En l’an 1529 du Prophète.
-
Tu y étais.
-
En esprit. Pas physiquement.
-
Ces syrros maudits continuèrent leurs méfaits, s’en prirent à mes compatriotes,
mes coreligionnaires, et se répandirent sur la planète tout entière. Les
reasets étaient en train de gagner. Quelle engeance ils avaient jetée sur le
monde ! Les syrros vampirisaient tout, se nourrissaient de l’effroi, de la
chair, du sang, des os et des âmes. Me diras-tu encore que tu n’as pas voulu
cela, que tu n’y es pour rien ? Tu es comme ce gouverneur romain qui se lava
les mains dans ce faux livre que l’Occident révérait !
-
Tout de même pas. Tu omets un élément essentiel. Tes ancêtres combattants
instrumentalisèrent eux-mêmes Ebliss afin d’être sûrs de l’emporter. Primo,
leur victoire fut facilitée par le naufrage de la Chine.
-
Peuh ! Bien sûr, l’enfance de l’art ! Elle était rongée de l’intérieur par de
multiples maux : corruption, nationalisme, impérialisme sans limites, achats
non contrôlés des « terres rares », adoration du dieu Mammon,
inégalités sociales scandaleuses, matérialisme à outrance des nantis, athéisme,
pollution des eaux et de l’air, mutations des organismes, gérontocratie. Nous
avions placé les nôtres à des postes clefs. C’étaient des taupes parfaites. Ils
se gobergeaient et accentuaient la décadence de cet Empire du Milieu.
L’épidémie finale qui le sapa ne fut en fait qu’un non-événement car la Chine
était déjà moribonde.
-
Oui, le virus H12N9. Il frappa aveuglément les vieillards, les jeunes gens, les
femmes enceintes, dont les fœtus à l’intérieur des ventres pourrirent, comme
tous les organes des contaminés. Lorsque les symptômes étaient visibles,
c’était déjà trop tard. Les corps bouillaient de l’intérieur puis éclataient,
aspergeant leur entourage d’un immonde liquide à la fétidité atroce.
-
Oui, nos savants en ce temps-là étaient remarquables.
-
Ah, tu avoues donc !
-
Bien sûr, je n’ai rien à cacher. Mon seul regret, vois-tu, c’est que les miens
durent abandonner l’Indonésie à son funeste sort.
-
Oui, une broutille, plus de deux cent cinquante millions de victimes du
« bon camp » ! Le virus eut à son actif deux milliards trois cent
mille personnes. Qui joue avec le feu ici, toi ou moi ?
-
Je pleure de fausses larmes. Ce n’étaient que des victimes collatérales. Notre
véritable cible, tu la connais : l’Occident dévoyé, dépravé. Les infidèles qui
le peuplaient avaient sans cesse besoin de nouveaux jouets pour oublier la
vacuité de leur existence. Mais ces jouets n’arrivaient plus. Qui les
fabriquait ? La Chine et ses satellites ! Les « cafres » étaient tous
morts. Ces Occidentaux hautains, emplis de morgue, n’avaient plus une seule
usine ! Ils n’étaient même plus capables de fabriquer un fil d’acier. Depuis
longtemps, leurs hauts-fourneaux étaient éteints. Depuis des lustres, leurs
jeunes se complaisaient dans les Paradis artificiels. Ils ne savaient plus ni lire,
ni écrire ; à peine étaient-ils capables de presser le bon bouton de leur petit
joujou électronique. Ah, oui, ils communiquaient : qu’est-ce que j’ai chié
aujourd’hui, avec qui j’ai baisé, as-tu écouté ce morceau, tu as vu cette
beauté, cette star, elle est « has been » (en anglais dans le texte).
L’avant-garde de nos armées résidait dans ces « cailleras » méprisés,
violents, prêts à tout pour conserver le pouvoir. Sevrés de leur crack, de leur
ecstasy, de leurs kalachnikovs, de leurs lance-roquettes, ils se hâtèrent de
nous rendre hommage et retournèrent leur colère contre les bonnes cibles dont
les arches de fuite, les Cythère, furent des plus dérisoires.
-
J’ai vécu tout cela ; j’y étais sur Cythère. Mais tu te montres bien
méprisant, toi qui sais à peine ânonner le Coran.
- Je suis poète ! Lis donc ce que j’écris : il y est
question d’amours trompées, de parfums d’Arabie, de jasmin, de gazelles et de
sable foulé.
-
Certes, mais ton arabe littéraire est farci de fautes. Revenons à nos moutons.
Ce complot - sans être paranoïaque - vous a pris une centaine d’années, pour
aboutir à quoi, aujourd’hui, en cet an 1941 ?
-
Je sais. Nous avons dû écrémer nos rangs.
-
Ne parle pas par euphémisme. Les tiens se sont débarrassés de cette engeance
encombrante.
-
La Lune des Cimeterres… Mon cœur en saigne encore. La Nuit du Doute. 1538...
-
Quelle erreur ! Odilon d’Arbois sut en profiter. Il accéléra le projet syrros
et se montra sans pitié. Toutefois, il ne prévit pas ce qui advint. Les êtres
sans corps se retournèrent contre leurs créateurs, tout en ne s’alliant pas
avec leurs victimes désignées qui pourtant avaient leurs origines.
-
C’étaient des jihadistes fidèles qui avaient servi de cobayes. Les marqueurs
génétiques permettaient de séparer la mauvaise ivraie de la bonne semence. Les
syrros détectaient ainsi leurs proies.
-
Mais la faim fut trop forte, trop puissante, et ils frappèrent sans distinction
génomique. La haine de toute chair les avait corrompus. C’était cela la faille cachée dans la faille
visible.
-
Nieras-tu que tu n’as pas voulu cela ?
-
Au fin fond de moi-même, celui que je refuse, celui qui m’a réduit à cet
aspect, oui, il l’a voulu, pour me lier, pour anéantir l’humanité qu’il n’a
jamais acceptée. Or, moi, je me suis épris de vous. Jamais je n’ai souhaité
pareilles souffrances, pour vous, petites vies, si attachantes, si
remarquables, mais si pitoyables. Radouane, tu leur ressembles. Tu es sublime
dans ton ignorance et dans ta candide cruauté.
-
Ne me provoque pas Dana-El !
-
Je ne réponds qu’au nom de Dan El ! »
La
psyché d’Aurore-Marie frémit à ces deux derniers noms. Elle venait de découvrir
quelle était l’identité réelle de son ennemi. Elle avait capté fortuitement une
séquence de l’effondrement final de la civilisation qu’elle chérissait. Nul
n’aurait su expliquer cet étrange phénomène qui ne s’apparentait ni à une
décorporation, ni à une translation temporelle proprement dite. Cette vision
futuriste, non mythifiée, non fantasmée, d’une réalité crue, avait de quoi
mettre à mal la logique cartésienne de la baronne, bien qu’elle fût accoutumée
à côtoyer l’improbable, voire le fantastique. Aurore-Marie éprouvait des
difficultés à dater avec précision la scène qu’elle avait captée. Sa
méconnaissance entretenue du calendrier de l’hégire la handicapait. Elle ne
savait pas s’il fallait situer les événements dans un passé dévié ou dans un
futur proche, aucune technologie n’étant apparente. Malgré elle, se projetant
encore une fois ailleurs, franchissant les éons, la poétesse se retrouva dans un
passé depuis longtemps révolu, mythe fondateur de la secte qu’elle dirigeait.
************
Rome,
160.
L’Imperator
Antonin le Pieux
venait de signer le rescrit impérial de persécution générale
des Tétra Epiphanes, cette secte orientale qui, tout comme les chrétiens,
donnait du fil à retordre au pouvoir établi, remettant en cause l’équilibre du
Monde. L’acte avait été proclamé, placardé dans tout l’Empire, telles les
listes de proscrits du dictateur Sylla de sinistre mémoire. Or, le chef de
ladite religion récemment interdite, Cléophradès d’Hydaspe, séjournait alors en
l’Urbs, à l’occasion d’un concile. Le Gréco-Indien se cachait dans Suburre mais
il savait que les chrétiens ne lui feraient aucun cadeau croyant ainsi échapper
à bon compte au martyr dont-ils étaient coutumiers depuis Néron.
Euthyphron,
le disciple adoré, originaire d’Éphèse, vint le prier de fuir. Cléophradès
était un homme déjà chargé d’ans et ne craignait point la mort. Au contraire,
il l’appelait de tous ses vœux. Sa peau était brune. Le sage portait une toge
sous laquelle il arborait un simple pagne de jute à la manière indienne. Comme
il se devait pour cet ascète, il vaquait pieds nus. Son visage serein et émacié
s’ornait d’une longue barbe brahmanique. Sa maigreur s’expliquait du fait qu’il
se nourrissait peu et surtout de légumes bouillis.
Le
traditionnel point rouge ou bindi qu’il portait sur le front achevait de
l’apparenter à la caste supérieure hindouiste. Mais le bonhomme vivait très
simplement.
-
Fuis, bon maître, fuis… vite. Pythia vient d’être arrêtée. Les troupes de Caero
sont à tes trousses. Prends tous les volumen sacrés, tous les codex,
enferme-les dans des jarres que nous allons sceller et pars loin de cette cité.
Tout
en disant cela, Euthyphron s’agenouilla en larmes, serrant les jambes de
Cléophradès, baisant les pieds de son maître. Ce dernier obligea son disciple à
se relever. Tout en faisant cela, il lui caressait la tête dans un geste
d’affection. Sa main droite s’ornait de l’anneau du Pouvoir.
-
Mon fils, ne crains point pour moi. Il y a longtemps que j’attendais ce moment.
L’heure est venue. Tiens. Prends l’anneau. Il te revient de droit de par ta
fidélité.
-
Mais, maître, je ne puis accepter…
-
Tais-toi. Ton tour est venu. À toi de montrer la voie…
Ce
bref échange s’était tenu en grec.
Le
disciple n’insista point et appela un groupe de compagnons puis tous se
chargèrent de cacher les précieux écrits.
***************
Quintus
Severus Cæro, d’origine étrusque, avait la qualité de chevalier dans le Cursus
Honorum. Il exerçait la fonction de procurateur. Bien que sa couverture
officielle fût celle d’un juriste, il agissait en fait sous les ordres de la
préfecture du prétoire et il commandait une section secrète de prétoriens
d’élite chargée de la chasse aux hérétiques et de l’exécution des rescrits
impériaux de persécution dans toutes les provinces impériales ou
sénatoriales.
Les
hommes de Caero venaient ce jour-là de ferrer un gros poisson : la sibylle
vestale des Tétra Epiphanes, Pythia, d’origine gauloise, une jeune fille de
dix-huit ans dont on prétendait qu’elle avait des dons de voyance et qu’elle
était sorcière. Caero avait l’intention de l’interroger en personne dans son
cachot de la Mamertine. Plus connue sous le nom de Tullianum, cette
prison souterraine remontait aux rois étrusques et l’on supposait que Servius
Tullius avait procédé à son agrandissement et que les apôtres Pierre et Paul y
avaient été incarcérés un siècle auparavant.
Le
procurateur était un gros homme frisant la soixantaine. Ses joues rebondies
faisaient croire à sa bonhomie. Fausse apparence. Sa haute stature en imposait,
accentuant son côté inquiétant. Ses yeux d’un bleu glacial vous toisaient et
paraissaient lire au tréfonds des âmes. Escorté de quatre de ses officiers
prétoriens lourds, caparaçonnés d’armures semblables à celles des cavaliers
cataphractaires, il se fit ouvrir par le geôlier les grilles du cachot dans
lequel croupissait la Gauloise.
-
L’avez-vous déjà interrogée comme je vous en avais intimé l’ordre ? S’enquit
Caero.
-
Bien sûr, seigneur. Mais elle passe son temps à répéter des élucubrations, même
sous la douleur la plus vive. Vous pourrez en juger bientôt. Elle déblatère le
plus souvent dans la langue des barbares.
-
Des Gaulois vous voulez dire…
-
Sans doute.
- J’ai
l’heur de bien connaître cet idiome. Céans, je ne veux la présence de personne.
-
Ce n’est point recommandé.
-
C’est un ordre. Exécutez-le…
Le
ton employé par le procurateur obligea le geôlier ainsi que les quatre
prétoriens à se retirer assez loin derrière les grilles. Seules les lampes à
huile suspendues à des chaînes éclairèrent la scène.
Il
était visible que la jeune fille avait déjà souffert. De ses lèvres blêmes une
bave s’écoulait. Des mèches de cheveux blonds collaient à son front et à ses tempes
moites, engluées à du sang à demi séché. Sa stature réduite et fluette, son
visage triangulaire, ses grands yeux d’ambre jaune rappelaient étrangement
Aurore-Marie elle-même. Lorsqu’elle vit son « juge », elle lui cracha
à la figure. L’Etrusque riposta en la souffletant avec sa main gantée de fer.
Aussitôt la joue de la Gauloise se fendit et saigna.
-
Qui es-tu? Quel dieu honores-tu? Commença à interroger Caero.
Pythia
répondit d’un ton ferme.
-
Je sens en vous les émanations d’A-El, l’Essence du Mal ; vous exhalez la mort
mais je n’ai point peur de vous.
-
A-El est-il ton dieu?
-
Que non pas! Ce serait une apostasie de croire en l’Anti Créateur! Je suis la
grande Vestale, la grande Vierge vouée au seul vrai dieu, à Pan Logos et à son
épouse, la Bona Dea. Quant à vous, vous êtes le serviteur d’A-El, celui qui
ment, celui qui trompe, celui qui a double visage. Vous arborez une cape
violette. Or, la lumière violette est celle de l’anti création.
-
Sais-tu que tu es destinée à mourir? Répliqua Caero. Crois-tu à un Au-delà?
-
Oui, mais ce n’est pas le tien. Je me fondrai en Pan Logos. Je ne ressusciterai
pas comme les chrétiens mais je me réincarnerai en un autre temps et un autre
lieu.
-
Que veux-tu dire par te réincarner? Quelle est cette fumisterie? Seuls les
Enfers existent pour les créatures de ton espèce. Ton âme errera parmi les
Lémures.
-
Quant à toi, tu seras détruit par le vrai dieu. Moi, je me fondrai en
l’Unicité, en les quatre hypostases divines, en les quatre forces qui régissent
l’Univers et qui ont noms : Pan Logos, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Zoon.
Puis, lorsque l’Unicité le jugera bon, je renaîtrai, à la fois moi et autre.
Mon âme intègre habitera un nouveau corps parvenu au stade de la conception
humaine dit du tube gouttière.
-
Explique-toi, je n’y comprends absolument rien.
-
Connais-tu Aristote? Ce qu’il écrivit sur l’embryologie?
-
Si tu cites Aristote, c’est que tu parles le grec.
-
Bien sûr et le latin aussi. Nous renaissons tous lorsque nous sommes des purs,
nous intégrons les embryons humains au vingt-et-unième jour de la conception
lorsqu’ils ne revêtent qu’une forme tubulaire indéterminée. Alors, quand notre
âme fusionne en l’embryon, naissent le cerveau et la pensée, le Sentiment et la
Connaissance, la Gnose, conformément au texte sacré de mon maître, l’Embruon
Theogonia. Cela, j’en suis persuadée et tous tes bourreaux ne me feront pas fléchir dans ma
foi!
-
Tu n’es qu’une sorcière, une stryge aux yeux de louve, qui refuse de sacrifier
aux dieux, à l’Empereur! Toi et les tiens seront exterminés. Vous vous vouez à
des pratiques fornicatrices immondes. Toi et tes amies vestales inspirées par
Psappha, vous vous livrez à des accouplements contre nature, en des bacchanales
inouïes dans lesquelles vous dévorez des avortons humains.
-
Faux bruit, faux bruit! Tu t’abreuves des racontars les plus haineux et les
plus abjects…
-
Je vais ordonner aux tourmenteurs prétoriens de poursuivre leur office puisque
tu te montres aussi obstinée. Ton entêtement offense les dieux. Tu n’es qu’une
démente, une fanatique, une exaltée que mes hommes sauront ramener à la raison.
Tu subiras également l’outrage suprême. Ainsi, une fois souillée, impure et
désacralisée, je verrai si tu conserves encore ton don de voyance.
-
Je te le redis une dernière fois, je ne crains nullement le martyre. Lorsque
mon cycle de réincarnations s’achèvera, ma psyché se reposera en une cité
merveilleuse dirigée par Celui qui se scinda en deux pour qu’existassent le
Monde et l’Univers en sa Totalité. Il fit cela pour se purifier, parfaitement
conscient de sa dualité. Dan El est son nom pour les siècles des siècles, pour
l’Eternité. Lorsque mon enveloppe présente aura succombé sous le fer de tes
séides ou aura été déchiquetée en quelque arène par les fauves que ton César
aime tant, mes reliques immémoriales, mes restes sacrés, seront honorés dans
une catacombe épiphanique pour les siècles des siècles alors que toi, tes
atomes, ne seront plus que poussières emportées par le vent. Ta mémoire sera
vouée aux gémonies. Je puis mourir, j’ai déjà été sanctifiée. Crains pour la
vie de ton Empereur, les miens me vengeront, crains pour ton Essence, elle est
maudite et Dan El, le Suprême, la réduira à néant.
Haussant
les épaules, Caero fit un signe qui, déformé par les lampes, n’en fut pas moins
compris par les bourreaux. Ces derniers s’approchèrent pour officier.
Toutefois, en son for intérieur, il avait pris au sérieux les menaces de
Pythia. En représailles, les sectateurs pouvaient assassiner Antonin. C’était
là monnaie courante dans l’Empire.[1]
***************
Un
vertige, un tourbillon. Aurore-Marie revint au présent, à sa réalité tronquée.
Elle eut la surprise de constater qu’elle et son amie Marguerite se
retrouvaient déjà dans un sous-sol mal éclairé où elle remarqua des enfilades
d’étagères sur lesquelles reposaient ce qu’elle prit au premier abord pour de
simples bustes en plâtre. Reconnaissant le Sâr Péladan qui s’adressait à elle,
Aurore-Marie eut un léger sursaut.
-
Je vous ai cru un instant plongée dans quelque sommeil cataleptique ou
hypnotique. Vous paraissiez absente…
-
Mais… où sommes-nous donc?
-
Dans les réserves secrètes du musée ethnographique du Trocadéro, sises en
sous-sol. La présente salle, attenante à la chapelle où repose la momie de
Thaïs, sert de dépositoire aux collections de masques mortuaires et d’objets
tératologiques et phrénologiques.
-
Savez-vous, mon amie, fit Marguerite,
que je vous ai surprise en train de réciter le Quia pulvis es de Victor
Hugo ? Vous paraissiez vivre un rêve éveillé. Mais je n’ai point osé
mettre fin à votre méditation. Vous ne cessiez de scander les trois derniers
vers du poème. Avouez que le lieu est fort approprié à cette récitation.
-
Je les connais, c’est exact :
Dieu
donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants!
vous êtes des fantômes;
C’est
nous qui sommes les vivants! -
Après
avoir respiré longuement, la baronne de Lacroix-Laval reprit d’une voix
fluette:
-
Quel antre macabre vraiment ! Il s’en dégage une atmosphère sépulcrale. Ces
alignements de bustes exhalent des senteurs presque cadavériques propres à
susciter le malaise.
-
Ce sont des masques mortuaires, je vous le rappelle, ma chère, appuya le Sâr
Joséphin Péladan. Ils vous contemplent. Tous les hommes célèbres ayant vécu
depuis le début du XVIIe siècle dont on a moulé la face après le trépas sont
ici. Admirez! Vertige de l’Histoire! Fugacité de l’existence… Tout ne m’est
rien … Rien ne m’est tout…
-
Ne déformez donc pas la devise de Valentine Visconti, railla madame de
Saint-Aubain.
-
Le sens de l’humour vous est revenu, je m’inquiétais, dit doucement Marguerite.
Des
couches de poussière recouvraient en partie ces augustes figures d’un réalisme
cruel. Aurore-Marie, fascinée, ne put s’empêcher de les contempler et de
s’amuser à un jeu macabre d’identification des illustres personnages.
Le
premier qu’elle reconnut fut le bon roi Henri dont les régicides avaient
profané la momie. Beaucoup de ces grandes célébrités étaient contemporaines de
la Révolution et de l’Empire. Après Voltaire, tout ratatiné, s’enchaînaient en
une parade de têtes coupées le souverain martyr Louis XVI, les députés
conventionnels avec le mufle déformé de Danton, Vergniaud, Barbaroux,
Desmoulins, Lebas, Marat, Couthon, Saint-Just, Robespierre identifiable par sa
mâchoire fracassée, Hébert, Roland de la Platière, son épouse la belle Manon,
Olympe de Gouges, Madame Elisabeth, la sœur du roi, Lameth et Barnave…
Tout
en s’étonnant de l’absence de la reine Marie-Antoinette, Aurore-Marie rendit un
hommage appuyé à la tête de Louis XVI. Elle se prosterna devant elle tout en
fustigeant les masques des députés régicides.
-
Que font-ils ici? De quel droit a-t-on tiré leurs portraits? C’est un
sacrilège…
-
Eux aussi sont célèbres, voilà pourquoi leurs figures sont classées sur ces
étagères.
-
Vous avez osé m’emmener dans ce musée républicain. Honte à vous… Mais…
pardonnez mon ire… je viens d’identifier le marquis de Charette…
Le
visage du chef vendéen, fusillé en 1796, arborait un rictus d’effroi. Il était
vrai que son empreinte avait été moulée plusieurs jours après son exécution
alors que la décomposition faisait déjà son œuvre. Les chairs abîmées s’étaient
amollies et affaissées. Au front, persistait, en marque indélébile, la trace du
célèbre mouchoir de Cholet.
Une
fois encore, Aurore-Marie se mit à genoux en prière, se moquant de la terre qui
salissait sa robe si coûteuse. Pour elle, c’était une figure centrale de la
légende martyrologique légitimiste, plus sacrée encore que celle du roi
lui-même; elle reconnut d’autres visages, La Rouerie, Cadoudal, La
Rochejacquelein, Cathelineau, mais l’absence de Stofflet la dérangea. Des
larmes d’un irrépressible chagrin coulaient en abondance sur ses joues pâles.
Marguerite
dut forcer la jeune femme à se relever et à reprendre sa marche.
La
baronne passa alors avec indifférence devant trois répliques du masque
Antommarchi de Napoléon. Même Talleyrand, bien qu’il fût remarquable, ne
l’intéressa pas. Il était vrai qu’il apparaissait émacié, les traits défigurés
et crispés par les souffrances de l’agonie, rendu méconnaissable par rapport à
l’idée que l’on se faisait communément du personnage. Pourtant, il s’agissait
là du portrait le plus réaliste, le plus exact du prince de Bénévent, dont la
baronne ne pouvait ignorer qu’il avait été un de ses prédécesseurs à la tête de
la secte des Tétra Epiphanes.
Les
collections changeaient peu à peu de nature. Il y eut de simples criminels, ces
fameux chauffeurs d’Orgères, Lesurques, dont certains niaient qu’il fût
innocent, Hélène Jégado, la sinistre empoisonneuse bretonne, Sophie Germain, la
mathématicienne,
dont cependant le moulage avait été pris de son vivant et une
étrange jeune fille, dite « noyée anonyme de la Seine » qui
commençait là une prodigieuse carrière.
Insensiblement, on passa à des collections phrénologiques et anthropologiques. Des idiots congénitaux partageaient leur voisinage et leur pseudo immortalité avec des spécimens destinés à illustrer la théorie fumeuse de Gall.
Les
visages se faisaient proprement monstrueux : microcéphalie, anencéphalie,
prognathisme, hydrocéphalie … Cependant, le musée avait aussi acquis une bien
particulière série de moulages destiné à la démonstration pédagogique de la
mobilité des traits dans le temps, manière d’illustrer le vieillissement des
êtres qui inspirerait Herbert George Wells dans les premières pages
démonstratives et théoriques de La Machine à explorer le Temps : un
savant avait souhaité conserver de sa fille une reproduction de sa figure,
prise d’année en année, afin qu’on en vît l’évolution de la petite enfance à la
maturité, mais le scientifique était mort avant que son modèle eût atteint un
âge suffisamment avancé pour que les affres du mûrissement, de la chancissure,
eussent stigmatisé et fané sa sévère beauté coiffée de bandeaux.
Vinrent
alors les fœtus, mais des fœtus dignes de quelques ruines archéologiques,
vestiges de nécropoles grecques et romaines, ossements confinés, nichés, lovés,
à l’intérieur d’amphores ou de récipients de verre, placés là en position
recroquevillée, intra-utérine, dans ces matrices post-mortem synthétiques et
symboliques, comme dans l’attente d’une hypothétique renaissance, en ces tombes
qu’on disait à enchytrisme. Car, comme pour les Mexafricains d’un Mexique
parallèle, les hommes, les femmes de l’Ancien Monde, n’avaient point dédaigné
qu’on concélébrât la mémoire de celles et ceux morts in utero ou dans un
laps de temps trop bref après la naissance. Pourquoi donc notre poétesse
eut-elle l’impression que ces matrices de terre cuite ou d’autres matières
constituaient des équivalents de marsupiums où nos squelettes eussent dû
achever leur développement ? Batracium aurait-elle pu penser en une de
ces innovations lexicales, syntaxique, dont son art littéraire décadent avait
le secret. Certains de ces avortons avaient pris l’apparence d’hommes-crapauds,
d’homoncules anoures, voire de lithopédions, de fœtus in foetu, siamois
kystiques, squirreux, qui se retrouvaient en compagnie d’espèces de grenouilles
géantes, hypertrophiées, tumescentes de leurs fruitions anormaux, au développement
particulier, déjà placentaire : Pipa dont la logette dorsale formait un
amnios où demeurait un embryon presque achevé, Rhinoderme de Darwin aux sacs
vocaux ouverts, disséqués, dévoilant, comme en des pendeloques hideuses, deux
têtards en place et, à la parfin, Gastrotheca marsupiata, vraie
bibliothèque ou plutôt oothèque tératologique ambulante dont le marsupium ou
batracium recelait plusieurs dizaines d’œufs translucides, opalescents, dans
lesquels on devinait la dérangeante présence d’êtres quasi humains, esquisses
impensables d’anticréations turbides…
Alors,
le groupe parvint au sanctuaire de Thaïs où tout un gratin de fidèles attendait
que le Sâr ordonnât les débuts de la célébration. La baronne se troubla une
nouvelle fois, identifiant maintes célébrités. Elle s’étonna aussi de découvrir
un orgue en ces lieux, un orgue perfectionné, aux jeux complets, dont le
facteur demeurait une énigme. Non pas que son imagination vagabondât encore…
Qui donc allait s’asseoir au clavier ? Allait-on y jouer quelque air
orientaliste approprié à l’atmosphère de cette chapelle ? Se contenterait-on
d’une aubade à la mode, à moins que l’on optât pour un péan apollonien mis en
musique, antique certes, mais invraisemblable ici ? L’instrument étant de
conception moderne, bien que ce ne fût pas un Cavaillé-Coll, il était également
improbable qu’un organiste illustre y eût déjà exercé ses doigts et ses pieds,
un César Franck, un Charles-Marie Widor, un Gigout ou, plus anciennement, un
Boëly et un Lefébure-Wély.
Car
il s’agissait bel et bien d’une chapelle, ce qui justifiait la présence de
l’orgue, un chapelle souterraine, médiocrement éclairée par des becs de gaz et
des quinquets qui ponctuaient de halos blafards, jaunâtres, presque lunaires,
les murs couverts de fresques et les colonnettes stuquées.
Le
style des lieux, éclectique, se voulait néo-byzantin ; le plan, proche de celui
des baptistères du Bas-Empire, était octogonal. Aurore-Marie constata qu’aux
quatre points cardinaux, le déambulatoire aux arcatures en plein cintre
comportait des absidioles surmontées de hauts-reliefs hybrides de stuc, de
travertin, mais aussi de pierres volcaniques, tuf et pouzzolane, représentant
les quatre évangélistes, le Tétramorphe, là où elle eût préféré que figurassent
des reproductions symboliques des quatre hypostases conformes à sa propre
croyance. Une iconostase barrait l’autel central tandis que le vestibule,
couvert lui aussi, plutôt bâti à la romane, tel un narthex, était surplombé
d’une coupole. Madame de Saint-Aubain fut frappée par l’éclectisme de la
décoration, tantôt peinte, tantôt incrustée, tantôt mosaïcale, dont les
références iconologiques étaient davantage marquées par le christianisme
oriental monophysite des églises d’Afrique et d’Asie que par l’orthodoxie
qu’elle connaissait sans plus la pratiquer. Les couleurs criardes accentuaient
l’impression factice de ladite chapelle. Les ors, les rouges vifs, les bleus
outranciers, les vert pomme choquaient l’œil. Les artistes inconnus qui avaient
composé ces mosaïques et peint ces fresques - à moins qu’il se fût agi de
reproductions scrupuleuses (en toc, eût dit Michel Simon), telles celles qu’on
admirerait dans le futur Musée des Monuments français qui remplacerait celui
consacré pour l’heure à la sculpture comparée dans l’autre aile de l’actuel
Trocadéro - tous ces anonymes
contemporains, avaient allègrement mélangé les iconographies copte, arménienne
et éthiopienne aux peintures romanes. Outre le Christ Pantocrator dominant la
coupole, Aurore-Marie identifia plusieurs motifs empruntés incontestablement à
la crypte de Saint-Nicolas de Tavant, l’arche de Noé de Saint-Savin sur
Gartempe - fort étrécie ici à cause des dimensions restreintes de la chapelle -
et, sur les colonnettes jumelées, des chapiteaux historiés inspirés du maître
d’Autun et de Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand.
Mais,
ce qui dominait tout, captait toute l’attention des sycophantes, c’était la
momie de la courtisane repentie, de Thaïs, dévoilée par le Sâr après qu’il eut
tiré la tenture la dissimulant, momie dont le sarcophage, dressé, ouvert, était
adossé à l’iconostase. Une fragrance ammoniaquée se répandit, exhalaison dont
la toxicité occasionna des accès quinteux aux bronches fragiles de la baronne
et de sa compagne. Alors, Madame de Saint-Aubain daigna prêter attention à
l’assistance, se préoccuper davantage de celles et ceux qui partageaient la
communion étrange du Sâr Péladan et de son jeune disciple rosicrucien.
Il
y avait nombre d’amis, des ennemis aussi. Des républicains fervents, des
francs-maçons, des dandys décadents, des excentriques, des salonards, des
égéries, des désœuvrés encanaillés, des poètes fous… Boni de Castellane – un
tout jeune homme encore, puisqu’il avait à peine dépassé les vingt ans - était
présent (le contraire eût étonné), Robert de Montesquiou, Des Esseintes passé,
mais également futur modèle de Charlus, aussi, bien sûr. Plusieurs écrivains
notables des deux sexes s’étaient donné rendez-vous quoique parfois ils ou
elles s’opposassent politiquement : Anatole France, Gyp,
Rachilde, Joris-Karl
Huysmans, l’Irlandais Oscar Wilde, qui reconnut la poétesse et la salua (que
son œillet vert provocateur, accroché à la boutonnière, détonait et choquait
les personnes comme-il-faut !). La scène, la musique, la peinture, le Monde et
le demi-Monde, étaient également fort bien représentés par des figures
tutélaires: Jules Massenet, Jean-Léon Gérôme, William Bouguereau,
Sarah
Bernhard et Valtesse de La Bigne, que réprouvait Madame la Baronne bien
qu’elles partageassent certaines attirances communes, hors de tout mode
de vie dissolue cependant pour la jeune femme de lettres. Au fond, isolée,
toute de noir voilée, non identifiable, une retardataire s’installa : cette
dernière venue ne souhaitait pas qu’on sût son identité ; elle tenait à
préserver son anonymat. Sans doute s’agissait-il d’une gloire passée de la fête
impériale, étiolée depuis longtemps.
La
momie elle-même parut fort dégradée à Madame de Saint-Aubain, mais aussi
victime de maintes restaurations qu’on dira abusives dans les siècles futurs.
Son odeur en témoignait, prégnante, atroce, médicamenteuse en un mot. C’était
une dépouille de la Basse Epoque, des temps de la décadence de l’art des
taricheutes, apparentée à celles du Fayoum,
car la tête était dissimulée sous
un masque-portrait de bois, assez détérioré lui aussi. Bien qu’elle fût drapée
de maints tissus, d’étoles coptes aux motifs zoomorphes, cette vénérable
défunte laissait apparaître un bandelettage, un emmaillotage, attaqués par les
moisissures, par les champignons, sur et marbré de traînées suspectes. Le
réticulé entrecroisé complexe des bandelettes formait par endroits comme une
coque noirâtre, bitumeuse, raidie, pareille à ces peaux de bananes trop mûres
que l’on jette avec dégoût. On avait essayé de masquer ses miasmes en l’aspergeant,
en l’oignant d’une eau dite d’Egypte, bien connue des parfumeurs. L’œuvre du
portraitiste copte avait elle-même été dénaturée par des badigeons successifs
de vernis, des ajouts de peinture aux lacunes, des fards, du kohol, du charbon
de bois cernant excessivement les yeux, du blanc et du rouge d’Espagne, des
postiches tressés, tombants, d’une teinte de jais. Quelques amulettes
anciennes, restes de paganisme, apparaissaient, çà, là : scarabées, œil
prophylactique, nain Bès, main de lapis-lazuli ou d’azurite.
Le
Sâr éleva lors la voix, commença à entonner une hymne, demandant à l’assistance
de reprendre en chœur ce chant rédigé en une langue oubliée. Mais quelqu’un
manquait : l’orgue eût dû jouer, accompagner nos chanteurs.
-
C’est fâcheux. Le sieur Dupré-Moulin nous a fait faux bond. Bigre! Qui pourrait
se mettre au clavier céans?
-
Moi, se proposa courageusement Erik, se caressant la barbe. J’avais justement
l’intention de jouer mes Ogives.
-
Pourquoi pas, après tout, répondit le chef de la secte.
Puis,
se fendant d’une courbette théâtrale, le Sâr Péladan se tourna vers le public
et s’excusa de l’interruption de l’office.
« Très
chère assistance, veuillez accepter le remplacement de l’organiste prévu par
Erik Satie qui débute dans le métier. Tout devrait bien se passer. Mon
sycophante ici présent est un compositeur qui a déjà tâté du clavier. »
En
son for intérieur, Erik Satie se disait :
« Il
veut m’assassiner ou quoi ? »
Toutefois,
le jeune homme s’installa sur le siège, fit craquer ses doigts, étira ses
jambes et entama les premières mesures de son œuvre, les Ogives mystiques, composées
en 1887.
Alors
que l’orgue donnait pleinement sa puissance, Jean-Léon Gérôme fit à l’adresse
de Marguerite de Bonnemains :
-
Pourquoi Polyeucte n’accompagne-t-il pas Thaïs ? J’ai ouï-dire qu’à Lyon,
Monsieur Emile Guimet avait acquis la momie de cet illustre martyr. Il aurait
pu prêter sa dépouille pour notre cérémonie.
-
S’il eût été présent ici, Monsieur Camille Saint-Saëns aurait dit : « Tous
les ossements se valent », répliqua Anatole France pince sans rire.
Oscar
Wilde approuva chaudement. Par contre, la dame toute vêtue de noir eut un geste
d’agacement. Elle voulait écouter la musique et se recueillir. S’il était
quelqu’un que le culte commençait à lasser, c’était Aurore-Marie, qui se
plaignait de devoir demeurer debout et subir une œuvre non conforme à ses goûts
conservateurs parce qu’elle manquait de « pathos ». La jeune femme
s’éventait ostensiblement, donnait des petits coups de talon, levait parfois
les yeux vers la coupole et soupirait.
Cependant,
Erik Satie achevait sa prestation. Tandis que son maître applaudissait
poliment, imité immédiatement par la majeure partie du public, la dame voilée
laissait couler ses larmes. Quelque peu gênée, elle sortit de son réticule un
joli mouchoir brodé de dentelles de Bruges, mouchoir tout aussi sombre que sa
tenue. A ses côtés se tenait Marguerite.
-
Pardonnez mon sans-gêne, Madame. Vous sentez-vous mal ? J’ai ici des sels.
-
Non carissima. Grazie. Niente. Je n’ai besoin de rien.
Madame
de Bonnemains crut reconnaître cet accent célèbre autrefois. Elle pensa :
« Je
la croyais morte ou enterrée en quelque couvent. Son âge doit être
canonique. »
L’inconnue
avait répondu autrefois au nom de Virginia Verasis, comtesse de Castiglione.
Âgée d’une cinquantaine d’années, elle semblait aussi ravagée que la momie de
la courtisane repentie ; c’était pourquoi elle portait une voilette, son
narcissisme ne supportant pas le regard des autres.
Le
jeune compositeur avait la ferme intention de poursuivre son récital, mais il
n’en eut pas l’occasion car un adolescent aux cheveux auburn, apparu
brusquement à ses côtés sans que nul dans l’assistance ne parût s’en émouvoir,
comme s’il avait toujours été là, lui fit comprendre de lui laisser l’orgue.
-
Mais enfin, s’offusqua Erik, de quel droit …
-
Lorsque vous aurez entendu ce que j’aurai joué, vous me pardonnerez mon
outrecuidance, murmura Daniel Lin avec assurance. Vous connaissez Bach, le
grand Jean-Sébastien, alors écoutez.
Tandis
que l’assistance reprenait de plus belle ses apartés et que le Sâr marmottait
une prière de pacotille en pseudo langue copte, soudain, l’instrument retentit
comme s’il s’agissait des grandes orgues de La Madeleine. Huysmans se signa par
réflexe alors que s’élevaient sous la voûte les premiers accords de la Toccata
en ré mineur BWV 565. Chose inattendue, le public se tut. Il écouta avec
ferveur ladite toccata et la fugue qui s’enchaîna à celle-ci. A peine le
dernier accord du morceau fut-il terminé qu’aussitôt, une autre pièce vint. Il
s’agissait du Choral du Veilleur BWV 645.
L’assistance
ne se plaignit pas, bien au contraire. Jamais elle n’avait été autant
recueillie, comme si elle était transportée en un ailleurs édénique, comme si
elle était transfigurée. Aurore-Marie elle-même était émue au-delà des mots.
Elle avait l’impression que les anges eux-mêmes s’étaient incarnés en cette
chapelle et faisaient retentir la musique de Dieu. Ici, jamais personne
(pourtant, tous ici étaient accoutumés à assister aux concerts de César Franck)
n’avait entendu jouer aussi brillamment et avec autant de sensibilité les
pièces de Jean-Sébastien, compositeur que l’on redécouvrait et dont on
estropiait l’interprétation. L’ex inconnue voilée n’en pouvait mais. Elle
toussait et pleurait tout en balbutiant :
« Ma
chi è, ma chi è ? »
Le
Sâr Péladan se rapprocha de l’organiste.
« Qu’il
joue bien ! Quel talent ! Vous approuvez, mon cher Erik ?
-
Bien sûr ! Je suis prêt à lui laisser le clavier toute la nuit. D’ailleurs, il
n’a pas l’air de vouloir partir. Écoutez ! »
Effectivement,
Daniel Lin attaquait maintenant la fugue en sol mineur BWV 578. L’assistance
n’émit aucune opposition. Huysmans était tombé à genoux et récitait le credo.
Quant à Aurore-Marie, touchée elle aussi par la grâce, elle se demandait
quel sort funeste l’avait obligée à devenir la Grande Prêtresse des Tétra
Epiphanes. Elle se surprit à maudire Kulm et à regretter le temps de son
innocence, bien avant qu’elle fît un sort à Marie-Aurore. Terrassée par une
émotion pure, sublimée par le repentir, elle se pâma dans les bras de
Marguerite.
Daniel
Lin avait-il conscience des sentiments qu’il suscitait ou réveillait ? Tout
entier à la musique, il ne s’inquiétait pas de ce que ressentaient les humains.
Il n’était pas le compositeur de ces œuvres qu’il exécutait avec une perfection
divine. Sous la houlette de Jean-Sébastien Bach, il avait fait de grands
progrès dans l’interprétation. Il avait effectué une synthèse des plus grands
interprètes du Cantor. Pourtant, il ne faisait pas appel à ses dons
extraordinaires. Seulement, entre ses doigts, les notes se transcendaient, se
mettant en résonance avec les branes et les cordes du Pantransmultivers. Le
commandant Wu était prêt à enchaîner en terminant avec les chorals de Leipzig
lorsque madame de Bonnemains réclama le silence.
« Je
vous en prie ! Madame la baronne se trouve mal ! Elle suffoque ! L’air lui
manque. Mes sels sont inefficaces. »
Immédiatement,
Daniel Lin s’arrêta. Ses instincts de terre-neuve le poussèrent à porter secours
à Aurore-Marie. L’heure de l’affrontement direct n’avait pas encore sonné.
Lorsqu’il se pencha sur la poétesse, celle-ci rouvrit les yeux et son regard
ambré croisa le sien, bleu gris, couleur d’un ciel d’automne. Tous deux se
reconnurent. La jeune femme tenta de se soulever et voulut lui murmurer quelque
chose comme « Je ne suis pas coupable de ce que je suis. »
Mais
ces paroles ne purent franchir ses lèvres. Daniel Lin n’était déjà plus là.
Plus personne ne se souvenait de sa présence. Rien ne s’était passé.
« J’ai
failli gaffer. Je prends en pitié cette malheureuse. »
Comme
s’il n’avait jamais quitté Bonnelles, le pseudo domestique était en train de
cirer les bottes d’amazone de la duchesse d’Uzès. La chasse à courre était
programmée pour le lendemain matin.
A suivre...
*************
[1]
Cette séquence diffère fortement de celle du délire hypnotique d’Aurore-Marie
lors de la séance d’hypnose du docteur Maubert de Lapparent telle que narrée au
chapitre 2. Elle représente la stricte réalité historique, alors que ce que
s’imagine revivre la poétesse n’est qu’une hallucination, une transposition
fantastique. Entre autres, Aurore-Marie transpose l’action à Lugdunum et charge
les paléochrétiens qu’elle accuse de trahison.
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