jeudi 27 mars 2014

Les Poupées de Daisy (nouvelle) : épisode 1.



Les poupées de Daisy.


Nouvelle, par Christian Jannone.


1890.

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Daisy Neville, sept ans, était la nièce du mathématicien et inventeur Sir Charles Merritt. Elle habitait une sombre demeure dans la banlieue huppée de Londres. Elle eût pu y dépérir d’ennui. Il faut dire qu’elle ne goûtait point à ce qui s’y trouvait, Sir Charles lui ayant interdit l’accès à la plupart des pièces. De jour, une lumière anémique y régnait ; en soirée, l’enfant supposait qu’il y devait faire aussi noir qu’en un four. Les portes demeuraient closes, fermées par des clefs dont Sir Charles ou ses domestiques détenaient les trousseaux. Il n’était nullement question que la petite orpheline, adoptée par son unique parent vivant après que ses géniteurs eurent perdu la vie dans le naufrage d’un steamer alors qu’elle n’avait que trois ans, s’y aventurât, même pour jouer et s’y délasser.
Le savant avait rigoureusement délimité le territoire autorisé pour miss Daisy, l’espace réservé à ses jeux, à ses études, à son repos. C’était un confinement géographique, presque carcéral, n’eussent été les promenades que l’enfant au pâle incarnat et aux longs cheveux dorés rebelles enrubannés à la diable effectuait le mercredi et le dimanche – celles et ceux qui la croisaient dans les jardins de Kensington,
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 à Hyde Park, à Trafalgar Square, à Regent’s Park ou à Saint James’s Park lui trouvaient un air maladif et alangui. De plus, Sir Charles recevait avec une régularité métronomique d’éminents invités ; par exception, il arrivait qu’à ces occasions, Daisy fût autorisée à ce qu’on la présentât aux personnes de qualité pour lesquelles son tuteur organisait des soirées vouées à la science et à la gastronomie. Miss Neville appréciait en particulier une toute petite femme blonde, une étrangère, une Française lui disait-on, qui écrivait des vers et qui rendait visite tous les six mois à Sir Charles et à son principal ami, Lord Sanders,
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 ne manquant jamais l’occasion d’offrir à la petite fille affectueuse et sage une babiole améliorant son morne ordinaire ludique. La menue femme blonde avait de très jolis cheveux, très longs, tout dorés, tout entortillés, à rendre Daisy jalouse de telles curls. Mademoiselle Neville était parvenue à retenir son nom : Madame de Saint-Aubyn (ainsi supposait-elle qu’il s’écrivît). Cependant, les fameuses portes, même en ces occasions d’exception, restaient pour elle hermétiquement closes, alors que les invités de Sir Charles, eux, avaient le droit de les franchir…
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L’imaginative fillette avait émis diverses suppositions : c’était sûr, ces portes dissimulaient quelque chose de menaçant ou de bizarre, que seules les personnes adultes avaient le droit de voir. Elle avait entraperçu le majordome avec son trousseau ; sachant compter, elle avait évalué le nombre de clefs à onze. Cela voulait dire que derrière le premier huis, une fois celui-ci ouvert, s’en trouvait un deuxième et ainsi de suite. L’oncle savantissime voulait peut-être cacher là-bas un monstre, un fantôme enchaîné ou un dragon de contes de fées. Il était arrivé à mademoiselle Neville d’être perturbée dans son sommeil puéril, réveillée par des grondements, des mugissements et des plaintes atténués par la distance et l’épaisseur des murs, sans qu’elle pût avec précision savoir si ces manifestations non-humaines d’une présence surnaturelle ou inconnue provenaient d’en haut ou d’en bas.  Dans ce cas, du fait que Daisy n’avait jamais pu savoir où nichaient le grenier et les caves de la sinistre bâtisse, c’était qu’ils se trouvaient là-bas, et que le supposé animal fabuleux ou spectre inconnu s’y terrait. Elle avait échafaudé toute une histoire, une légende, renforcée par un souvenir, deux ans auparavant lorsque, sortie imprudemment de son espace réservé, elle s’était aventurée dans le vestibule. Son regard avait croisé celui d’une mystérieuse jeune fille en toilette de voyage, prête à partir de la maison, jeune fille qu’elle n’avait jamais vue auparavant, qui s’en allait sans qu’elle eût rien su de sa présence chez son parent adoptif. Les tristes yeux noirs de l’adolescente l’avaient frappée, des yeux agrandis par la faim, cernés, comme charbonneux, un visage maigre, encadré d’une lourde chevelure de corbeau, qui contrastait avec une carnation si décolorée qu’on eût pu penser que jamais cette grande enfant mélancolique n’avait vu l’air libre et le soleil. 
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Attristée, Daisy avait ressenti de la pitié car l’expression des prunelles de l’inconnue s’apparentait à une supplication muette, à la sollicitation d’une aide, à une désespérance, une détresse incommensurable. La fillette s’était spontanément avancée, avait voulu ouvrir la bouche, dire bonjour … Aussitôt, la gouvernante l’avait empoignée et refermée derrière elle la porte des quartiers de miss Neville. Jamais Daisy n’avait revu la jeune fille aux beaux cheveux noirs et au teint d’albâtre. Elle en avait gardé un souvenir cuisant, pensant qu’il s’agissait d’une cousine malade que son oncle avait soignée en cachette, parce que contagieuse et, qu’une fois guérie, elle était repartie. Or, Sir Charles s’était absenté avec l’adolescente, l’avait accompagnée, demeurant plusieurs semaines en congé, et il était revenu tout seul.
A son retour, les nuits de Daisy avaient été troublées, agitées d’espèces de cauchemars éveillés, somnambuliques, peuplés de rugissements bestiaux provenant des sous-sols inaccessibles. Les murs paraissaient gronder, trembler, s’ébranler, comme si un gigantesque lion encagé dans les caves eût heurté les fondations de l’espèce de castel gothique où l’enfant logeait.
La gouvernante, miss Needle, avait menacé Daisy de coups de trique si elle questionnait Sir Charles au sujet de l’adolescente partie en voyage et des  bruits nocturnes qui perturbaient son sommeil.
« Ce sont les expériences de Monsieur », avait-elle dit.
Cependant, Daisy Neville s’était résolue à braver l’interdit et, à la première occasion, avant qu’on la couchât, lorsqu’elle avait été autorisée à souhaiter la bonne nuit à son tuteur, déjà apprêtée, elle avait osé ouvrir sa bouche minuscule et vermeille :
« Mon oncle, qui donc était cette grande jeune fille aux cheveux noirs ? »
Le mathématicien, en un premier instant, réagit par le mutisme. C’était à peine si un léger tressaillement avait trahi sa surprise devant le franc interrogatoire de la petite maligne. Daisy réitéra sa question :
« Lorsque, mon oncle, vous partîtes pour un long voyage, il y avait une grande jeune fille, fort jolie, avec des yeux tout tristes… Comment s’appelait-elle et que faisait-elle chez nous ? Jamais vous ne me parlâtes d’elle. Est-ce une cousine ? »
Il rusa, mesurant chacun de ses mots :
« Mademoiselle Daisy, la curiosité est un vilain défaut.
- Miss Needle a failli me punir parce que j’ai vu la jeune fille ! jeta-t-elle franchement. C’est injuste !
- C’était une patiente, la fille de Lord L**, treize ans. Elle séjournait ici pour traiter son anémie au fer… Je suis aussi médecin. Une fois guérie, elle a pu repartir.
- En ce cas, pour quelle raison l’avez-vous accompagnée ? Vous vous êtes absenté le jour même où je l’ai vue. Parce que vous l’avez emmenée avec vous en voyage, n’est-ce pas ?
- C’est une convalescente. Son état nécessitait que je la surveille en cas de rechute ; d’où ce voyage thérapeutique. Nous nous sommes rendus en Italie, à Venise, où lord L**, son père a sa résidence d’été, et où mademoiselle Alice L** - tel est son nom – a pu achever de guérir. »
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Daisy, sa curiosité satisfaite, se tut.
Sir Charles comprit que l’enfant pouvait récidiver, le questionner encore, au sujet des portes closes, des bruits effrayants nocturnes. Il décida d’amadouer Daisy en achetant son silence… en la gâtant de joujoux incroyables. Après tout, il était reconnu comme un grand inventeur, un pionnier de ce qu’on nommerait au XXe siècle la cybernétique et l’informatique. Alors, Sir Charles Merritt commença à créer pour Daisy les plus belles poupées automates du monde. Il les concocta en son laboratoire, dans ces caves occultes lourdes de secrets inavouables, là où miss Alice L** avait séjourné.

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Qui aurait pu faire le lien entre le premier cadeau de Sir Charles à sa nièce, en août 1888, et la première manifestation de celui qu’on qualifierait de Jack l’éventreur ? 
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Il n’y avait apparemment aucune corrélation entre les crimes répétés et horribles de Jack et la multiplication des jolies poupées, des Bébés automates, doués de la parole, luxueusement adonisés, que l'oncle devenu gâteau offrit à la fillette afin d’endormir sa curiosité mal placée.
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Ah les magnifiques poupées ! Ces modèles uniques qui disaient mommy, mommy, qui réclamaient leur ration de thé, leur dînette, leur collation quotidienne du five o’clock, qui savaient saluer, faire la révérence, marcher, jouer du piano sur un minuscule demi-queue, de la harpe miniature, avaient tout un trousseau, étaient blondes, brunes et rousses, potelées à souhait !
Daisy ne cessait de les bercer, de les promener.
Cependant, elle était intriguée par leur regard étrange, à la fixité perturbante, comme celui des poissons morts ou des merlans frits. Leurs faces apparaissaient lunaires, leurs joues trop rosées, presque écarlates, avec des nuances violettes. Ce qui embêtait le plus Daisy, c’était la propension de ces mignonnes enfants à s’user trop vite. Leur mécanique s’enrayait, se déréglait facilement sans qu’elle les eût cassées, parce qu’elle y faisait trop attention pour qu’elle les brisât, sachant la cire et la porcelaine qui les constituaient particulièrement fragiles. Daisy évitait, l’automne venu, de trop les approcher de l’âtre, de crainte qu’elles fondissent ou brûlassent, s’attardant, en robe de chambre, avant qu’elle fût au lit, à leur souhaiter fort poliment bonne nuit mademoiselle Ketty, bonne nuit mademoiselle Delly, bonne nuit mademoiselle Emmy etc. de sa jolie voix zézayante, après qu’elle les eut bien bordées dans leurs petites bercelonnettes d’osier.

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Il y avait aussi dans le lot des poupons, des poupards, criants de réalisme, souvent braillards (ils émettaient de vraies larmes et buvaient du vrai lait en tétant dans des biberons métalliques ou faïencés), et qui allaient jusqu’à mouiller leur maillot. Daisy ne savait s’il s’agissait de l’odeur des sécrétions inconvenantes des bébés se souillant, mais elle jugeait que ces garçonnets sentaient mauvais. Elle demanda à son oncle qu’il remédiât à ce défaut odorant, au même titre qu’à l’enrayement de la marche ou de la parole des petites filles. Sir Charles lui promit qu’il ferait son possible :
« Je les créerai plus fr… »
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La langue lui fourcha, mais Daisy, fronçant le sourcil, avait en l’impression que son tuteur avait manqué prononcer le mot frais. Ce n’étaient tout de même pas des poissons repêchés dans la Tamise, particulièrement fragrante l’été durant les fortes chaleurs, surtout près des docks.
En attendant, elle eut la permission d’exhiber ses jouets partout où on la promènerait, dans tous les jolis espaces verts prisés par l’upper class. Il n’était point rare de croiser la fillette dans les allées de Kensington Gardens ou de Hyde Park  avec miss Needle, poussant quelque voiturette ou landau dans lesquels un automate en robe de dentelles à ruchés disait et répétait sans trêve :        
« Mommy, I am hungry ; Mommy, I am thirsty… »
De nombreuses petites filles, attirées par le joujou, venaient contempler le spectacle, sans que Daisy les autorisât à jouer avec ces pièces uniques.
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Un après-midi radieux de mai 1889, à Hyde Park, un incident se produisit, qui traumatisa celle qui le provoqua. Miss Emma Woodhouse[1], huit ans, fille de James Woodhouse, baronnet, se disputa avec Daisy sans que miss Needle pût s’interposer pour calmer la querelle. Elle voulait que Daisy lui prêtât miss Harriet, une mignonne rousse aux yeux verts, à la robe feuille morte et au pouf fuchsia, pour qu’elle la cajolât et lui offrit un candy. La dispute s’envenima tant et si bien que miss Emma, voulant par force s’emparer de la poupée, tira son bras droit avec une énergie telle qu’il resta dans sa main, tandis qu’une odeur fade se dégageait de la mutilation involontaire et qu’une espèce de liquide nauséabond s’écoulait de la « blessure » occasionnée à miss Harriet.  Le membre rompu fut lâché par l’enfant horrifiée, qui, aussitôt, pleura et reçut un soufflet de la domestique qui la chaperonnait. 

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Daisy rapporta l’incident à Sir Charles, fort marrie et chagrinée par la fragilité de ses petites amies. Au fil des jours, des semaines, des mois, il lui semblait – peut-être cette impression résultait-elle tout bonnement de sa naïveté juvénile – que ces jouets, trop parfaits, trop perfectionnés, acquéraient une patine de vieillesse, d’ancienneté, qui allait de pair avec une aura inquiétante. Bien que Daisy jugeât cela d’une importance moindre que l’arrachement malencontreux du bras de miss Harriet par la maladroite Emma, la fillette crut bon, incidemment, de rendre compte à son tuteur chéri de ces constatations dérangeantes, perturbantes. Sir Charles rafistola le membre de miss Harriet et tout parut rentrer dans l’ordre.
Daisy, comme tous les gosses, aimait à explorer ses joujoux afin qu’elle sût tout de leur conception, de leur façonnage, de leur fonctionnement, tels ces bébés turbulents adorant briser les réveille-matin, en extraire les engrenages et ressorts avec le premier outil contondant, blessant, traumatisant, qui leur tombe sous la main. Elle voulait tout connaître de ses amies de biscuit, de cire, de porcelaine – bien qu’au seul toucher, la texture de la peau de leurs mains – lorsqu’elles n’étaient pas gainées de fil, de chevreau ou de cuir de Russie – et de leur joli visage lunaire dont la fixité du regard mettait mal à l’aise, trahissait qu’il ne s’agissait pas d’épiderme. Cependant, les sensations tactiles éprouvées par Daisy, aussi caressantes qu’elles fussent, se heurtaient à une impression de froideur, et miss Neville avait beau parcourir de son index ou de sa paume telle ou telle surface nue – qu’il se fût agi des pommettes poupines et pourprines, du front, du petit nez, de l’ourlet des oreilles ou de l’intervalle de chair dévoilée entre l’encolure engrêlée des robes et le nœud maintenant, sur le menton, le chapeau ou la coiffe – les poupées demeuraient muettes à cette sollicitation affective. Les joues étaient comme recouvertes d’une glaçure synthétique, ne frémissant jamais. Or, Daisy s’était persuadée que ces jouets recelaient une part de vie. Elle les auscultait, parce que, si elles pouvaient parler, marcher, c’était parce que Dieu – ou leur créateur – leur avait insufflé cette vie même ! Daisy avait fabriqué une espèce de stéthoscope qui lui avait permis de remarquer que les petites poitrines de ses amies miniatures, mais aussi ceux des poupons, se soulevaient avec une régularité pneumatique, que tous ces luxueux et dispendieux joujoux respiraient comme elle ! Pourtant, poursuivant ses examens, au mitan du corsage ouvragé ou des bavettes de dentelles de chacun des Bébés, elle n’avait décelé aucun battement cardiaque. C’eût été trop beau, trop insolite.
La tentation de déshabiller Ketty ou Emmy, la saisit. Daisy porta son choix sur la première ; elle prit Ketty dans ses bras, l’enjôlant, l’avertissant que mademoiselle allait devoir se montrer bien sage parce qu’elle était malade peut-être, et qu’il fallait que le médecin l’auscultât.
« Tu as un méchant rhume ! déclara miss Neville. Laisse-toi faire ! »
La poupée répliqua :
« Mommy, I am sad. »
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Cette voix, comme chez toutes les autres… Une voix impersonnelle, désincarnée, irréelle, aux inflexions métalliques. Sir Charles Merritt avait expliqué à Daisy que la voix était enregistrée. Le dos de chaque poupée recelait un cylindre Edison qui, telle une boîte à musique, répétait inlassablement une série limitée de phrases traduisant les sensations, les sentiments élémentaires des poupées. Quant aux mouvements respiratoires, il avait dit que c’était un ingénieux système de soufflets dans la poitrine qui prodiguaient cette fonction pulmonaire factice et simulée. 
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Ketty était devenue la doyenne des poupées de Daisy. Elle la possédait depuis neuf mois et commençait à la trouver bien vieille. Une inquiétude à son sujet sourdait : outre cette sorte d’altération de la toilette et de la carnation, moins brillantes, chatoyantes, que lorsque Ketty était toute neuve, la poupée, depuis quelques semaines, tendait à exhaler une fragrance douceâtre, tenace, par les narines et la bouche entrouverte aux petites dents d’émail. Cette efflorescence poissonneuse s’accentuait de jour en jour.
« Tu sens mauvais ! s’exclama Daisy. Tu dois aller au pot comme les poupons ! »
Elle désigna à Ketty un pot de chambre faïencé où elle avait coutume d’asseoir les divers poupards en couches souvent pisseuses.
« Aujourd’hui, tu sens autant que mes Babies ! Tu n’es pas propre ! Pourtant, tu es une grande fille comme moi ! Tu as dépassé l’âge des maillots. »
Elle l’assit sur le pot. Cela n’allait pas. Il fallut bien cette fois-ci qu’elle la déshabillât.
« Tu es malade ! Tu as un rhume et je suis le docteur ! D’abord, va au pot, après, je te prescrirai un sirop. »
Le regard inexpressif de Ketty lui parut plus terne qu’à l’accoutumée.  
« Je vais te mettre en dessous pour savoir ce que tu as. »
Nulle perversion d’adulte dépravé et dévoyé là-dedans (Chose dont souffrait Madame de Saint-Aubain, que Lord Sanders savait et avait rapporté sotto-voce à Sir Charles : « Madame de Saint-Aubain est portée sur les petites filles. Prenez garde. Mademoiselle votre nièce semble par trop l’intéresser. » Merritt connaissait les penchants du lord et cela ne l’étonnait guère que Percival Sanders eût décelé une telle pathologie chez la poétesse française. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Lord Percy collectionnait les photographies nécrophiles et androgynes, des adolescents des deux sexes sur leur lit de mort, des nus d’éphèbes et de très jeunes filles travestis en angelots, entre autres.).
Miss Neville poursuivit son jeu sérieux. Elle cherchait comment ôter la robe de Ketty, comment la déboutonner, la délacer. Elle le faisait avec maladresse. Plus elle avançait dans sa tâche, plus le jouet dégageait une senteur forte.
« Baah ! ne put s’empêcher de s’exclamer la blonde enfant. C’est d’un bain que tu as besoin, mon amie. »
Elle soliloquait, gazouillait, pérorait, entrecoupant son babil de chantonnements de nursery rhymes.
« J’espère pour toi qu’il n’y aura pas de caca au fond de tes pantaloons. Sinon, je rapporterai à oncle Charlie que tu t’es souillée et il te punira comme tu le mérites. »
Après dix minutes d’efforts, Daisy était parvenue à déshabiller miss Ketty, désormais en dessous.
« Zut ! Il y a encore les jupons ! »
Elle glissa la main dessous, tâtant les pantalons afin qu’elle vérifiât bien si aucune mouillure, aucune matière fécale indésirable n’y étaient. L’entrefesson lui parut mou et il était incontestable que la malodorance provenait de là.
« Ketty, tu es méchante ! »
Le jour déclinait dans la chambre d’enfant, sans que Daisy y prît garde. Les derniers rayons obliques d’un soleil déclinant, anémique, du printemps londonien, ne parvenaient plus à filtrer à travers la fenêtre qu’obscurcissaient de lourds rideaux de velours grenat à peine tirés. La pièce s’obombrait en conséquence et le domestique préposé à l’éclairage n’allait point tarder à actionner le bec de gaz du corridor de l’étage et à venir porter la lampe de la chambre. Puis, la gouvernante appellerait l’enfant pour souper. Sa manducation achevée, Daisy irait souhaiter le bonsoir à Sir Charles ; on la préparerait pour la nuit. Miss Needle lui lirait de belles histoires afin qu’elle s’endormît dans la sérénité. Demain serait un autre jour, avec la préceptrice de français.
Daisy grondait, réprimandait la poupée, qui, prétendait-elle en son monologue, rechignait à l’idée que sa mommy la mît toute nue pour son bien. La petite chipie essayait en vain de tirer les pantaloons de miss Ketty. Elle s’empressait trop, devenait malhabile. Une couture craqua. Daisy venait par mégarde de déchirer sur toute sa longueur le dos de la chemise de la poupée, dévoilant une peau de cire luisante. Ketty paraissait gainée comme un mannequin de chez Madame Tussaud. Un fumet infect frappa les narines de Daisy qui corrigea son jouet par une petite fessée.
« Tu vas aller au bain ! »
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Daisy approcha Ketty du coin toilette de la chambre qui comportait un lavabo avec un petit robinet à col de cygne, avec l’intention de débarbouiller la poupée, et peut-être davantage. Elle l’ouvrit, emplissant la cuvette. Cette eau courante était un luxe non point futile, mais inexistant parmi la masse errante des bas-fonds londoniens. La petite fille ne prit pas garde à la venue du valet porteur du luminaire, alors que le soleil venait de disparaître de la pièce en voie d’obscurcissement. Elle sursauta, se hâta de vouloir reposer miss Ketty, un peu mouillée,  en linge abîmé, sur l’étagère de l’armoire où elle rangeait ses autres joujoux. La poupée, déséquilibrée par l’absence de robe, devenue plus légère, tomba au moment où le domestique entrait dans la pièce, lampe à pétrole en main. Il manqua recevoir le jouet sur ses pieds et lâcha le luminaire. En chutant, celui-ci se brisa, occasionnant un début d’incendie dont miss Ketty fut la victime, tandis que des éclats de verre de la lampe se mélangeaient à ceux de la porcelaine et de la cire de la tête du Bébé automate, à demi cassé. Une étrange et écœurante odeur graisseuse envahit la pièce lorsque le visage meurtri et défiguré de miss Ketty s’enflamma, fondant en partie.
Le butler, James, parvint à circonscrire le sinistre grâce à l’eau de la cuvette du lavabo des ablutions de Daisy dont il s’était empressé de remplir un vase inutile et surchargé qui dépareillait ces lieux. Miss Ketty était trempée, brûlée, son visage à demi arraché et fondu.
Daisy, en pleurs sincères, examina les dégâts. La poupée n’avait plus rien d’humain, si l’on pouvait l’écrire, et cette déshumanisation résultait tout autant de l’œuvre du feu que de la brisure des joues.
« Vous l’avez tuée ! Mon oncle vous renverra ! » cria-t-elle, empourprée d’ire, sa longue chevelure blonde rebelle aux frisettes emmêlée comme celle d’une furie.  
Invectivant James, qui s’inclina devant la capricieuse enfant tout en ayant l’intention expresse de rendre compte de l’incident à son maître, mademoiselle Daisy Neville s’horrifia à l’aspect de miss Ketty, et à l’odeur âpre et violente qu’elle exhalait désormais.
C’était à la semblance des relents de la viande corrompue que l’on respirait couramment dans les abattoirs ou les boucheries de bas étage de Whitechapel, où l’on vendait essentiellement des abats infects aux pauvres considérés à la semblance des chiens. La figure de la mignonne était affreuse à contempler. Elle n’avait plus qu’un demi-visage, l’autre moitié étant réduite à une tumescence noirâtre, marbrée çà et là de boursouflures d’un vert malsain.
« J’en suis quitte pour une nouvelle poupée ! » pleurnicha-t-elle.

A suivre...

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[1] Ce nom est un clin d’œil à l’Emma de Jane Austen.

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