Le
lendemain, dès l’aube, avant que le ciel ardât trop, les fouilles reprirent.
L’abbé subodorait la présence d’une sépulture nouvelle, à l’étage périgordien,
ou gravettien.
Clémence arriva, descendant de la camionnette Peugeot conduite
par monsieur Boissard.
Le cœur de Pierre battit avec violence, tant la fragile enfant arborait avec audace une tenue légère. Cette fois, elle avait joint l’utile à l’agréable et au pratique, au risque que les ouvriers ou étudiants s’échauffassent à la vue de cette audacieuse sylphide au casque d’or. Certes, elle avait arrangé sa parure en macarons seyants et prudes, mais, ce qui frappa Pierre, ce furent ce short de coton blanc, ces jambes nues, ces espadrilles bleues, et par-dessus tout, cette chemisette à carreaux, relevée avec crânerie sur un nombril blanc, sans fond de robe de dessous, nouée juste au-dessus, qui rendait désirable et provocante cette Clémence que la veille, il avait jugée trop snob et réservée. Elle se jeta de bon cœur dans la fouille avec un pinceau, une espèce de piolet et une truelle, l’abbé lui ayant désigné le recoin du chantier et le groupe d’étudiants avec lequel elle devait travailler. Clémence avait son baccalauréat en poche, et elle s’était inscrite en archéologie à La Sorbonne. Seule sa maladie des poumons, qu’on espérait enrayée, avait retardé d’une année ses études supérieures.
Le cœur de Pierre battit avec violence, tant la fragile enfant arborait avec audace une tenue légère. Cette fois, elle avait joint l’utile à l’agréable et au pratique, au risque que les ouvriers ou étudiants s’échauffassent à la vue de cette audacieuse sylphide au casque d’or. Certes, elle avait arrangé sa parure en macarons seyants et prudes, mais, ce qui frappa Pierre, ce furent ce short de coton blanc, ces jambes nues, ces espadrilles bleues, et par-dessus tout, cette chemisette à carreaux, relevée avec crânerie sur un nombril blanc, sans fond de robe de dessous, nouée juste au-dessus, qui rendait désirable et provocante cette Clémence que la veille, il avait jugée trop snob et réservée. Elle se jeta de bon cœur dans la fouille avec un pinceau, une espèce de piolet et une truelle, l’abbé lui ayant désigné le recoin du chantier et le groupe d’étudiants avec lequel elle devait travailler. Clémence avait son baccalauréat en poche, et elle s’était inscrite en archéologie à La Sorbonne. Seule sa maladie des poumons, qu’on espérait enrayée, avait retardé d’une année ses études supérieures.
« Etudiante,
plus diplômée que moi, elle ? Diable ! » songea Pierre.
Les
heures avancèrent, monotones, tandis que le soleil dardait en s’élevant vers
l’azimut. Clémence avait noué un foulard, comme une coiffe paysanne, sur ses
macarons d’or. A midi, il y eut une brève pause, afin que tous pussent se
restaurer et se désaltérer. La jeune fille humecta son cou et son visage d’une
eau manquant de fraîcheur, extraite d’une espèce de gourde que son père lui
tendit. Elle s’était assise sur un simple tabouret, à côté de Pierre, sans trop
réaliser qu’ainsi, elle devenait tentatrice. Dans l’échancrure de la chemise à
carreaux, dont trois boutons étaient dégrafés, chemise dont l’étoffe se
trempait désormais de sudations, Pierre entraperçut une gorge de nymphe, libre
de toute entrave, de tout soutien. Le jeune homme désira Clémence bien qu’elle
ne s’en doutât point ; il eut envie d’introduire une main là, dans l’ouverture
du col, de caresser les petits seins, à travers l’étoffe médiocre et mouillée,
ses joues pourprées par la chaleur aussi. Ils s’étaient mis à l’ombre
bienfaisante d’un chêne liège et d’un noyer.
Sur
le visage cramoisi et suintant, à travers le filtre et le réticulé du treillis
des feuillages, se tissaient, se tressaient, se tamisaient, les « rayons
et les ombres » d’Hugo. C’était le zénith. Clémence alliait en cet instant
l’ingénuité et l’innocence à une sollicitation, certes involontaire, non dite,
mais instinctive, putative et intrinsèque, de la tentation du péché de la
chair. Elle acheva son casse-croûte et se leva. Elle passa près de lui.
L’épiderme de son bras nu de blonde, de ce bras droit ferme dont la main,
qu’elle avait soigneusement savonnée et rincée à une fontaine avant de
s’attabler, maniait avec aisance les instruments de la fouille, cet épiderme au
hâle léger, frôla Pierre, l’effleura, consciemment, intuitivement. Il
tressaillit, ayant éprouvé, senti, le velouté sensuel et duveteux de cette peau
dénudée de sylphide. Pierre ressentit dès lors une attirance définitive pour la
frêle jeune archéologue.
La
tâche reprit, sous un soleil toujours plus ardent, qui se refusait à ménager
les êtres. Clémence se tenait accroupie, puis s’agenouillait, au fond d’une
petite fosse dont elle évacuait, avec deux aides, les matériaux et débris peu
significatifs. Pierre ne pouvait s’empêcher de la contempler, semi dévêtue
telle une plagiste, une estivante, une randonneuse érotique, admirant ses
courbes adolescentes. Son short, si blanc au début, si pur, s’était souillé de
poussière et d’une terre ocrée, tout comme ses genoux et ses tibias ténus. Sous
les espadrilles, ses petits pieds et ses chevilles, aussi fines et fragiles que
si elles eussent été hyalines, se ployaient, se crispaient sous l’effort du
creusement. Et ce short, à lui seul, par les secrets charnus qu’il dissimulait
aux regards tout en les suggérant, attisait la convoitise de Pierre. En
transpirant, Clémence exhalait une odeur aigre, quelque peu âpre, un musc assez
chanci gouttant de ses aisselles mouillées, de sa peau perspirante. Des
auréoles s’élargissaient sur son dos ; sa chemise devenait collante, rendant
l’aimée toujours plus désirable.
Pierre
conjecturait, supposant que Clémence n’arborait rien sous sa fine vêture de
canicule, tandis que chaque objet qu’on lui apportait était soumis à son
appréciation, à ses croquis dont il ne cessait de noircir la trame à damier des
feuilles du bloc qu’il tenait. L’abbé encourageait son équipe, payait de sa
personne, examinait tout ce qu’on lui passait, donnait des coups de pinceau
supplémentaires à tel éclat d’outil, à tel os, à telle lame de silex.
« C’est
un étage aurignacien que nous avons atteint », supputait-il en le notant
sur un carnet empli de relevé, de stratifications, de coupes étagées du
terrain, de datations relatives, de notes sur la nature des roches.
Un
petit cri retentit de la fosse où Clémence s’affairait. Une frimousse
triomphante et détrempée en émergea, arborant un sourire de victoire et
d’extrême contentement, dont l’ébahissement n’était pas absent.
Entre
le pouce et l’index, Clémence tenait une tête minuscule, sculptée, sans traits,
avec juste un réticulé aux cheveux, une esquisse de nez et d’arcade
sourcilière, pareille à la Dame de Brassempouy. Elle appela l’abbé Breuil pour
qu’il l’examinât et Pierre, afin qu’il la dessinât. Elle persévéra, sachant la
découverte majeure. La récompense de ses efforts ne tarda point lorsqu’avec
l’aide de Luc, qui la secondait, elle parvint à extraire de la terre le reste
de la statuette immémoriale, déterrée de Gaia où, des millénaires durant, elle
avait été cachée à la convoitise des descendants de Cro-Magnon.
C’était
une vénus préhistorique, primitive, une représentation sacrale, divine, de la
fécondité. Encore ganguée, gainée de sa couche terreuse, ses formes
voluptueuses et extatiques pourtant bien reconnaissables, elle affichait son
impudicité de femme épanouie aurignacienne. Ses flancs, ses fesses, d’une
hypertrophie graisseuse stéatopyge, semblaient gorgés des multiples fruits de
ses amours. Un curieux pagne à franges constituait le seul vêtement représenté
par l’artiste, vêtement ne camouflant rien de ses attributs, de son sexe fleuri.
Clémence
paraissait gênée par cette découverte obscène, par cette expression brute et
naïve d’un art à ses commencements. La statuette en mains, elle tremblait
d’émotion, ses paumes, ses doigts fins ivoirins, se maculant de particules
terreuses ocrées. L’abbé enveloppa soigneusement ce chef-d’œuvre de trente
mille années, se promettant d’en faire une pièce maîtresse des collections
préhistoriques de l’Etat.
La
journée de fouilles s’achevait ; tous étaient harassés. Bien que Pierre
éprouvât moins que les autres le besoin de quêter une douche bienfaisante, il
entendit que plusieurs archéologues faisaient état d’une rivière sans risque,
où la baignade n’était pas interdite, alors que d’autres parlaient, en se
délectant par avance, d’un bain public aux portes de Sarlat, digne des thermes
de Rome, où on se délassait pour une somme modique. Ne sachant quelle option
choisir, du fait aussi qu’il était dépourvu de slip de bain, Pierre se fit
attentiste, alors que toute l’équipe s’éloignait.
Jérôme
Boissard le héla : « Vous venez avec nous ? »
Il
parut se dérober, se refuser. Il venait d’apercevoir Clémence, pensa qu’elle
allait se joindre au groupe de son père. Mais la jeune fille s’éloigna, et il
comprit qu’elle se rendait à la rivière, renouant avec ses vieilles habitudes
enfantines qui l’avaient tant émerveillé. Elle ferait comme elle en avait
autrefois coutume, même s’il ne s’agissait plus du même cours d’eau qu’en 1924,
qu’au temps de ses neuf ans. Elle se rafraîchirait dans l’onde paisible au
débit affaibli par la sécheresse, après s’être intégralement dépouillée de
toutes ces étoffes légères suintantes, aigries, blettes de saleté, adhérant à
sa peau de blonde exsudant de mouillures. Il la rejoignit à petites foulées,
demandant à partager son bain. Clémence le rabroua, ayant saisi l’inconvenance
d’une telle sollicitation. Elle n’éprouvait aucune appétence innée pour les
feux de l’amour. Ce fut pourquoi l’approche séductrice de Pierre devait
s’avérer lente, progressive, hasardeuse avant qu’il la soumît à ses desiderata
de mâle. C’était un roman d’apprentissage. Elle s’éloigna dans les fourrés
desséchés, avec un certain dédain, une expression hautaine, altière, qu’il ne
lui connaissait pas, refusant d’engager la moindre conversation, le snobant,
ayant d’autres besoins, plus puérils, à satisfaire en tête.
Il
la vit le distancer, lui tournant le dos, se déhanchant, d’une démarche
serpentine, souple, flexible. Elle parvint où l’onde glougloutait, sans se
préoccuper de la présence distante de Pierre qui se cacha, l’observa. Elle se
dévêtit lentement, dénouant les pans de sa chemise trempée, achevant de la
déboutonner, l’ôtant toute, révélant ses épaules, sa poitrine d’enfant de
quatorze ans dont la ténuité juvénile persistait. Puis, avec la grâce alanguie
de celles qui se savent belles, elle se débarrassa de ses espadrilles
terreuses, et défit la ceinture de son short qu’elle fit tomber le long de ses
fines cuisses. Elle n’était point nue dessous, arborant encore une culotte de
coton, assez montante et enveloppante, mouillée aussi, qu’elle ne se gêna
nullement d’enlever, révélant l’expression de son moi adulte et nubile derrière
ce dernier rempart prude. Cependant, elle avait conservé son crucifix d’argent,
sa médaille de la Vierge, diaprés par le soleil, qui jamais ne l’abandonnaient,
même au bain. Le cœur de Pierre, derrière des lentisques et des ajoncs, battait
à tout rompre devant ce spectacle enchanteur. Sans façon, Clémence se jeta à l’eau,
bras en avant, et effectua quelques brasses, comme autrefois. Souple et
fabuleuse comme une vouivre, elle nageait à la semblance d’un serpent d’eau et
d’une Mélusine. C’était une adepte de l’hébertisme et du naturisme, ce qui
expliquait pourquoi la vergogne ne l’avait jamais freinée lorsqu’il s’agissait
de se rafraîchir après l’ardeur du jour. La scène parut languir, se ralentir à
l’infini. Elle s’apprêtait à émerger de l’onde, botticellienne, quand elle
perçut enfin la présence de Pierre.
Alors,
elle s’indigna, recouvra sa pudeur effarouchée de chaste Suzanne, couvrit ses
seins et son intimité, réprimandant l’audacieux.
Pierre
demeurait prudemment sur la berge jaunie de soleil, où crépitaient les
grillons, où régnaient les anoures, les criquets, les moustiques oppresseurs et
les mantes cruelles. L’herbe vibrait, s’échauffait, tandis que le sol, comme
troublé par une nébulosité, paraissait brasiller sous l’ardeur implacable. Des
vapeurs ténues s’échappaient des eaux de la rivière. La main droite de la baigneuse,
ruisselante d’eau vive, effectua un geste énergique, désignant le paquet de
vêtements encrassés et empoissés de sudations.
« Tendez-les
moi, s’il vous plaît, et veuillez rester tourné ! Il est des pudeurs
nécessaires à certains moments ! » lui commanda-t-elle,
impérieusement.
Penaud,
il s’exécuta, alors qu’il se fût attendu, en toute logique mâle, au scénario
inverse, à une invitation au batifolage aqueux, aux cabrioles et caresses
hardies dans l’onde, au doux goût de la peau mouillée partagé par eux deux.
Vêtue,
elle puait encore du ranci de l’étoffe, bien qu’elle se fût rafraîchie, et
Pierre souffrait de devoir avec constance réprimer son désir pour la jeune
naïade à la silhouette de sylphe.
« Ondine,
c’est une Ondine… » pensa-t-il.
Ils
s’acheminèrent en direction des voitures, des camionnettes qui attendaient.
Chacun irait à son hôtel, mais elle lui promit d’honorer sa proposition
réitérée de poser pour lui, parce que dans un tel cas, les circonstances
convenaient, seraient idéales, le soir, à l’éclairage artificiel, pour que
s’exposassent ses attraits de jeune fille.
Pierre
patienta trois jours ardus, ardents, de fouilles approfondies, avant que ses
souhaits fussent exaucés. Enfin, l’heure idoine venue, il put se rendre, à huit
heures du soir, après dîner, dans la chambre même de Clémence, avec son
matériel de dessin. Il entendit quelques goguenardises et médisances émises çà,
là par de chagrines personnes. Il n’allait pas dans ce sanctuaire intime,
privé, dans le but que d’autres, paillards, imaginaient.
La
rusticité sarladaise de la pièce au grand lit ne le surprit point, et il vit
avec soulagement un paravent où Clémence, qui avait revêtu une robe bien
seyante à pois et n’avait exclu aucun dessous bienséant, ni une paire de bas
soyeux, afin qu’elle fût plaisante, s’empressa d’aller se préparer pour poser.
Une fragrance subtile de papier d’Arménie mêlée à de la cire passée, à du
parfum poudré, à l’arôme d’une pastille consumée d’essence camphrée, emplissait
la chambre au mobilier traditionnel, pourvue d’un simple lavabo cuvette du
précédent siècle (lavabo émaillé qui était ébréché). Et le cerveau de Pierre
enregistrait, mémorisait toutes ces impressions d’un instant savoureux de son
existence. Elle surgit enfin du paravent broché, en Eve, spontanée, innocente,
déclarant avec une franchise enfantine :
« Je
suis prête ! »
Elle
demanda si elle devait s’asseoir ou se coucher ; il l’exigea debout,
presque dressée sur la pointe des pieds, aérienne, prête à l’envol, plus légère
qu’Hermès afin qu’elle figurât telle une déesse incarnée.
L’âme
de Renoir habita le jeune homme, face au modèle blond. Ce fut l’introït de la
Passion.
Clémence
ne possédait pas ces formes lourdes et rebondies qui, trop souvent, sont
l’apanage des filles de la campagne. Sa gorge était petite et ferme, ses
aréoles rosées et délicates, sa peau diaphane, veinée en transparence, quoique
légèrement grêlée de quelques éphélides. Sa taille frêle conférait à sa fine
silhouette de gymnaste une exquisité, une harmonie classique. Elle appréhendait
de la part de Pierre une caresse discrète, un geste inconvenant ; elle en
éprouvait une secrète envie ; cela scellerait leur amour.
Le
fusain à la bouche, notre artiste l’examinait sous toutes les coutures, jugeant
la perfection des courbes, des galbes, l’expression du visage qu’il voulait
neutre, inspectant la pose qu’il corrigeait d’un effleurement discret des
mains, des bras, de la frimousse de l’aimée, puis reprenait son esquisse. Il la
dessina toute, dans sa vérité nue révélée, réinterprétée, sublimée, se jurant
qu’il ferait aussi bien que Monsieur Matisse, et que c’était autre chose de
croquer la bien-aimée que des pierres taillées ou un relevé de fouilles dont
l’abbé s’attribuerait tout le mérite.
Clémence
se laissait examiner, scruter, jauger, sans que nul émotionnement de désir ne
transparût et marquât son visage de blonde. Pierre ne voulait rien omettre de
cette beauté sans pareille à la volupté retenue, même pas cette toison d’or,
qui, avec un certain orgueil marquait intimement la véridicité sacrale et
assumée d’une chevelure chamarrée de dorures, une chevelure angélique, toute en
boucles longues, fière de sa rutilance de vierge, prête à participer aux
transports nuptiaux dont Clémence souhaitait qu’ils advinssent. Car le dessin au
fusain – que Pierre, tout en le complétant et le parachevant par des hachures,
se promit de parfaire, de parvenir à la sublimation idéale, par l’exécution
d’une copie au lavis (mais ce ne serait qu’une copie, hélas, au risque de
l’affadissement) – représentait, incarnait comme une demande en mariage, un
cadeau de noces anticipé d’une munificence nouvelle, toute neuve.
Toutes
les ondulations miellées, coulant en pluie de Danaé, donnaient l’impression de
s’agréger subtilement aux joues, au cou, à la nuque, aux épaules douces, comme
si elles formaient un casque complexe d’arabesques ne constituant qu’un tout
avec le corps du modèle.
Que
représentait au juste ce jeune corps d’à peine dix-neuf ans qu’on eût pensé
nubile depuis peu du fait de sa gracilité, corps d’à peine un mètre
cinquante-deux, si ce n’était qu’il était une offrande d’amour, chantée en
offertoire, donnée en oblation, à la déesse Vénus ?
Clémence
conserva encore cette nuit son innocence intègre, point déçue cependant que
Pierre ne l’eût point prise et possédée. Lorsqu’il eut terminé son œuvre, il le
lui annonça, lui montra le dessin afin qu’elle le jugeât. Encore nue, elle
ressentit un petit frisson parcourir sa peau laiteuse. Elle dit,
discrète :
« J’ai
un peu froid. »
Elle
pouvait se rhabiller sans qu’elle eût déclaré : « Comme c’est joli,
Pierre. »
Un
fin sourire avait suffi à son aimé, car il était approbateur. Elle récupéra sa
lingerie, ses bas, sa robe, ses escarpins et son petit chapeau, se plaça
derrière le paravent chinois, en ressortit radieuse et pure.
Pierre effectua aussitôt une copie du dessin,
puis remit l’original à l’aimée. Il se promit de conserver le duplicata pour
toujours. Elle sentait bon, décidément. Cela la changeait de la crasse
caniculaire du chantier préhistorique. La campagne de cet été s’achevant, ils
s’entendirent pour ne pas se perdre de vue, pour échanger des mots, des
correspondances feutrées, clandestines. Au moment de l’au revoir, ils
s’embrassèrent enfin, discrètement, loin des autres. Premier baiser vrai.
Trois
années s’écoulèrent encore, d’événements, de Front populaire, de montée des
périls, sans que leur assiduité épistolaire diminuât, tandis que le contenu de
leur correspondance, prude au début, se faisait plus passionné, plus impatient.
C’était une sublimation scripturale des sentiments, une élévation en des cimes
vertigineuses et embrasées de l’amour, insoupçonnées, jusqu’en des sphères
célestes cristallines idéalisées. Clémence brûlait de désir pour Pierre, le lui
faisait savoir. Elle n’y tenait mais, et refusait tout autre homme dans sa vie,
quoi qu’il lui en coutât au niveau des appétences de l’amour. L’amant répondait
qu’il ne parvenait pas à obtenir le consentement de l’oncle qui se traînait,
comme par caprice, se refusait encore à mourir. Damien était coriace ; il
résistait malgré l’hypertrophie de son ventre dégorgeant d’eau pourrie. Ses
jambes étaient devenues à la semblance de piliers grossiers, énormes, éléphantesques,
et la paralysie le gagnait. Son déclin de tyran paraissait trop lent à Pierre.
Un
soir, de retour d’une conférence de l’abbé, il le trouva, cramoisi, la face
congestionnée ; c’était enfin l’attaque ultime du vieil hydropique
despotique. Pierre téléphona au médecin,
sachant que ce dernier ne pourrait pas faire grand-chose. Parvenu au domicile
cossu du notable, le praticien se contenta d’un examen sommaire du pouls et des
pupilles après avoir desserré la cravate et le col du podagre. Il lui fit une
injection d’adrénaline pour maintenir le cœur. Il déclara, juste avant de
partir, après qu’il eut rangé et refermé sa trousse : « C’est la fin.
Le transporter à l’hôpital serait vain. L’ambulance arriverait trop tard. J’ai
fait ce que j’ai pu. Je suis désolé, monsieur Desportes. Quand l’heure finale
arrive, il faut savoir se résigner.»
Devant
cet aveu d’impuissance, Pierre osa se réjouir, sans que cette allégresse,
dissimulée avec soin et hypocrisie, transparût dans l’expression de son visage,
dans la brillance de ses prunelles. Il conserva une impassibilité étonnante face
à l’événement espéré depuis longtemps, une de ces impavidités inexpressives,
anti-émotionnelles, qu’un Albert Camus, plus tard dans l’Etranger, utiliserait
pour dépeindre le comportement de Meursault pendant les scènes de deuil. Un mot
résumait cette attitude : indifférence. C’était une négation épurée,
concise, du pathos antique, l’inversion assumée de la Mort baroque.
Pierre
assista son oncle, le voyant partir, en étouffements goitreux, la face
cyanosée, bleuâtre et braisée à la fois, le cou congestionné, colossal, telle
la poche d’un bec de pélican emplie de poissons pourrissants impossibles à
avaler. Il avait été allongé sur son lit, bordé le plus confortablement, mais
c’était illusoire dans son cas désespéré.
L’homme
mourant émit un long râle mêlé de gargouillements, en une tentative d’extirper
de sa gorge de pachyderme gorgé d’eau l’imaginaire ver géant qui l’encombrait
et le suffoquait. Cela rappelait les derniers instants de Louis XIII. On
imaginait aisément tous les bouleversements physiologiques internes de cet
organisme sur le départ, le remuement spasmodique des bronches, de la trachée,
les efforts dérisoires d’une luette hypertrophiée, encombrée, engoncée, engluée
de glaires obstruant le larynx du moribond, pour essayer de débarrasser Damien
de toutes ces végétations graisseuses parasites, sans que tout cet appareil
respiratoire sollicité au maximum parvînt à évacuer tout ce bouchon immonde qui
le tuait, l’empêchait d’aspirer la moindre goulée d’oxygène salvatrice. C’eût
été un simple et banal coup de sang, si l’obésité hydropique de monsieur Vigan
n’avait pas aggravé son cas pathologique. Il payait pour ses excès, ses soirées
arrosées au boxon, au Sphinx en particulier (haut lieu de sociabilité
républicaine où tous les pontes s’encanaillaient avec les pierreuses). Il
payait donc au centuple, de sa vie même, pour ses vins, ses agapes, ses
crevailles et ripailles radicales-socialistes.
Il
mourut en deux heures. Pierre sortit prendre l’air, se heurtant à un de ces
militants du parti communiste, qui distribuait des tracts d’agitprop en
gueulant : « Des avions, des canons pour l’Espagne ! ».
Lassé par tout ce tintouin inapproprié, il se rendit au café le plus proche, où
il prit une anisette. Puis, il rentra, décidé à prévenir la famille de Damien,
par téléphone, par télégramme, par faire-part, à effectuer toutes les démarches
rébarbatives et nécessaires à la mairie d’arrondissement et aux pompes
funèbres. En libre penseur, Damien Vigan avait exigé des obsèques civiles.
Ce
fut ensuite la veillée mortuaire, dans la chambre de Damien, en compagnie d’une
cousine desséchée du défunt, aussi maigre qu’il fut gras, endeuillée comme une
vieille Corse, et de deux vagues neveux d’une telle insignifiance que Pierre
n’en retint même pas les noms.
Pierre
se sentait paradoxalement morveux au chevet de ce cadavre cireux dont les ailes
du nez pincé, étréci par la mort, en une plicature de rigor mortis,
paraissaient perler, goutter d’un suif, d’une humeur graisseuse, comme si
Damien eût commencé à fondre au lieu de se décomposer normalement.
En
la rigidité cadavérique, paradoxe insigne, l’abdomen monstrueux de l’oncle
honni s’était dégonflé telle une outre percée. Cela formait un creux obscène
sous le complet croisé anthracite de la dépouille gisante, purgée en quelque
sorte de toutes les impuretés de sa vie d’épicurien.
Damien
paraissait avoir macéré dans son énormité, comme un vieux fromage coulant,
crémeux, qui fermente et s’affine en cave, des mois durant. Pierre se
rengorgeait, en la contemplation hébétée du cadavre allongé sur le vieux lit de
chêne, sculpté de moulures qu’on disait de style Henri II ou IV ; les
mains du mort, boudinées par la maladie, diabétiques et blanchâtres, étaient
disposées en prière, comme si cet obèse eût été quelque preux gisant revenu de croisade. Il fallait de plus que le
jeune homme supportât le marmottement des prières de la vieille cousine sèche,
qui ne cessait pas d’égrener un rosaire.
Cette
scène de veillée mortuaire eût pu être compassée ; elle ne fut que
froideur, quasi indifférence, de la part de l’enfin libéré des tracas. Le
chemin tortueux, auparavant encombré d’obstacles, d’ornières et de
broussailles, s’était brusquement dégagé, aplani, avait opté pour une ligne
droite au bout de laquelle, là-bas, tout au bout, Clémence attendait le promis.
Alors,
ils purent se fiancer, puis convoler en justes tourtereaux, se grisant par
avance de leurs transports. Pierre demanda à l’abbé Breuil de bénir leur
union.
Clémence
accueillit tout cela avec sérénité ; elle aussi était libre. L’instant
tant attendu approchait. Ses yeux s’illuminaient d’avidité, mais le trésor,
c’était elle.
Elle
se donnait ; elle voulait bien, elle ressentait des frémissements d’une joie
retenue.
Elle
était ce fruit sacré, charnu, à la chair savoureuse et pulpeuse, que l’aimé
dépouillerait de toute sa pelure, cette pomme d’or du jardin des Hespérides,
dévoilant tous ses secrets, son onctuosité, offrande de l’amour accompli.
Elle
songeait à une rose, une rose d’Ispahan à la robe pourprée, teinte de la
passion, rose incarnadine, étincelante de gouttelettes de rosée, à la
diaphanéité telle que ses pétales, pétioles, calice, folioles, pistil, sa tige,
translucides, pellucides, révélaient toute une ramification nervurée d’une sève
de vie s’y écoulant, par flux battants de suavité, en elle, afin que
s’occasionnât un fusionnement, une alliance des sangs fécondatrice.
Et
Clémence ressentirait en elle, assurément, en son moi intime et immanent, le
développement d’un être, d’abord informel et ténu, un embryon qui coloniserait
sa matrice, fruit désiré de leur union mystique, de Pierre et d’elle, une union
d’hyménée, embryon qui, au fil du temps, acquerrait consistance, signifiance,
embryon dont se dessineraient les galbes, les courbures, les arcatures,
l’architecture physiologique interne et externe, en une organogenèse toujours
plus élaborée, perfectible, achevée, que cette créature, ce petit être fût
fille ou garçon, projet potentiel, fruit bénit, consacré, de ses entrailles de
Mère. Le fœtus croîtrait en elle, en son utérus gravide, s’alimenterait de son
sang sacral et nourricier via le cordon ombilical, sans toutefois qu’il la
parasitât.
Au
mariage, le doigt tendu de Clémence, réceptacle érigé, évocateur, enchâsserait
l’anneau nuptial, en un symbolisme fécondateur, ithyphallique, de la
défloration nécessaire à l’assouvissement de son amour pour Pierre. Cela serait
une cérémonie toute simple, intime, sans fioritures ; un rite immémorial et
complexe cependant, lorsque adviendrait la nuit de noces. La graine, déposée en
son sillon utérin, au saint des saints, après que le soc-membre de Pierre l’eut
emblavé, creusé, par un jet fertilisateur jaillissant, s’épreignant, cette
graine minuscule, serait l’enfant du couple sacro-saint, renouvellement de
l’Alliance éternelle de la Race, mélange subtil de deux liqueurs, de deux
principes fondamentaux de la Nature, mâle et femelle, de deux gamètes, portant
moitié-moitié le patrimoine de chacun d’entre lui et d’entre d’elle, de chacune
des familles, des lignées, nouvel être issu de cette même Alliance, de deux
hérédités intrinsèques créatrices.
Ils
s’étaient mariés en septembre 1938, en pleine crise des Sudète, alors que
l’orage n’avait jamais grondé aussi fort. C’était le terme de ce qu’on avait
appelé « les années d’illusion »…illusoires, en effet… Ces années où
l’on avait trop longtemps cru que tout serait facile, avant que le principe de
réalité se rappelât douloureusement à tous et toutes.
Le
cérémonial nuptial fut tel que tous deux l’avaient souhaité et fixé, dans une
petite chapelle, du côté de Montmartre, avec seulement quelques personnes dans
l’assistance et un bedeau chamarré jusqu’au ridicule. Lors de l’enchâssement
des anneaux, l’aimée trembla si fort que l’alliance, une alliance ancienne, aux
guillochures patinées, tomba sur les dalles avec un roulement métallifère.
C’était un mauvais présage, non un gage de bonheur.
Enfin
vint cette fameuse nuit de noces, en cet appartement hérité de Damien, converti
en pénates de Pierre. Il était troublant de constater que la chambre même où le
vieux tyran avait rendu le dernier soupir serait celle des ébats fécondateurs
du nouveau couple. Pierre prit possession du lieu, y consomma son mariage d’une manière
ritualisée, symbolique et intense.
La
promise avait natté ses cheveux sous son voile. Ceint d’une couronne de fleurs
d’orangers, conformément au rite nuptial, il formait comme une calotte sainte,
une voûte de mousseline à la demi-sphéricité parfaite et pure et, sous cette
croisée d’ogives transparaissait la masse de la chevelure. Ce casque blond,
ogival, voilé, paraissait se réfracter par le jeu subtil de l’éclairage de la
chambre des noces, et cette réfraction prodiguait à Clémence une sublimation
angélique, une transfiguration d’idylle en quelque chose de plus fondamental et
de divin.
Pierre
défit les nattes, une à une, après qu’il eut ôté et déposé la couronne et le
voile. Il enlevait chaque épingle, chacune des attaches qui maintenaient cette
splendeur en place. Des torrents, des méandres méchés dévalaient sur les
épaules de la belle, nimbés de mille reflets de dorures alors que l’époux,
résolument, plongeait tout son visage dans l’onde chevelue, s’y grisant, humant
le capiteux parfum caressant, franchissant le narthex du sommet d’or blond de
cette tête sainte jusqu’au tabernacle suprême qui caressait ses joues. Ce
faisant, il dévêtait peu à peu Clémence, délaçant son corsage ivoirin, ses
jupes et ses jupons, révélant cette silhouette sublime qu’il connaissait déjà
pour l’avoir croquée. Il la défit de sa vêture de vierge, la mettant d’abord en
dessous. Chacun paraissait dialoguer en un gazouillement d’amour aviaire, en
des chants amébées antiques, en épithalames, en noces de Cana, en Cantique des
cantiques, échangeant baisers, caresses,
en une montée transsudante du plaisir. Et Pierre se gorgea de la peau révélée
de Clémence, de toute son essence blonde, buvant, buvant à loisir la crème
laiteuse de cet épiderme au fin duvet pellucide d’une opalescence perlière. Point
de risque qu’un voisin indiscret entendît leurs ébats passionnés : aucune
mitoyenneté murale n’eût rendu possible la captation impudique de leurs
transports nuptiaux.
Elle
demanda si elle devait s’asseoir ou se coucher afin que se facilitât leur
enlacement ; il l’exigea debout, presque dressée, aérienne, aérodyne,
prête à l’envol de la colombe blanche, plus légère qu’Hermès, afin qu’elle
figurât telle une déesse ou une cariatide.
Et
la nudité grecque des deux amants progressait de place en place, Pierre bientôt
en caleçon, frac, gilet, plastron, pantalon et chemise chus au parquet, Clémence,
en fine chemise de jour, les bretelles abaissées sur son buste de lait. Elle
n’arborait jamais de brassière, laissant toujours sa poitrine de presque enfant
libre.
Elle
révélait sa Vérité, des creux poplités inédits, des échancrures nouvelles. Il eût
fallu une recension précise des actes en cours d’accomplissement dans cette
chambre pour que toute la ville sût de quelle manière la vierge s’était
offerte. Clémence se faisait haletante ; le sang lui battait aux tempes
transparentes, son rythme cardiaque s’accélérant. Elle crut souffrir de
spasmophilie, tant les spasmes qui la traversaient devenaient violents,
irrémédiables, voluptueux. Alors, elle s’accoufla, s’agenouilla, s’aponicha aux
pieds de Pierre. Elle se prosterna, l’adora, l’idolâtra. Elle renouvela ses
génuflexions. Elle était alors Théobroma, la nourriture des dieux, qu’en un
rituel dévorateur, Pierre allait féconder toute.
Elle
se surprit à rougir, constatant qu’au mitan du caleçon de l’aimé s’exprimait
impudiquement l’impatience du mâle. Elle effleura cela, osant braver l’interdit.
Enfiévrée, Clémence éprouvait la sensation inédite de se désaltérer d’une
drogue aphrodisiaque, de s’abreuver à une source stupéfiante alors que ses yeux
admiraient le cœur révélateur ithyphallique du tout-puissant aimé. C’était un
opiat puissant, assommant, abrutissant, ne laissant point indemne, une liqueur
d’amertume qui vous abandonnait à l’impression d’avoir fauté, une impression
inoubliable, bien qu’elle fût mitigée. Elle savait intimement que des créatures
allaient bien plus loin qu’elle-même, que ce simple effleurement furtif.
Refusant de pousser de l’avant, de s’abandonner au péché luxurieux, d’y
succomber, de s’y damner irréversiblement, elle demanda à confesser sa Faute
charnelle, sans qu’elle l’eût commise. La pensée, l’injonction imaginaire de
Pierre, l’intention virtuelle, avaient suffi qu’elle s’en persuadât, qu’elle
crût au geste peccamineux accompli. Elle croyait avoir offensé Dieu, du moins
en avoir éprouvé l’intention et, par crainte des peines, de la damnation qui
résulterait de cette même intention, elle le regrettait ; c’était son
attrition. Sur sa gorge nue de nymphe
rose, elle saisit les médailles pieuses ; elle les embrassa avec frénésie,
en dévote, en repentie du XVIIe siècle, en fanatique, presque en démente, en idolâtre
et en iconodoule, le crucifix minuscule d’abord, la médaille de la Sainte
Vierge de Lourdes ensuite, appendus aux chaînettes dorées autour de son cou
d’albumen.
Pierre
ne saisit pas cette gestuelle de pécheresse repentante, de Marie de Magdala
qui, de sa masse de cheveux, caressait ses pieds d’homme, qui, détail cocasse,
arboraient encore chaussettes et fixe-chaussettes noirs.
Il
souhaitait que tous deux poursuivissent leurs transports d’hyménée légitime. Il
contempla la fine gorge nue aréolée de rose. Il reprit son rituel.
Etaient
advenues les épousailles, était advenu le temps marital, et adviendrait bientôt
Jeanne, la petite Jeanne, au bout du chemin.
Blonde
à la peau d’albâtre, Clémence devait achever, pour Pierre, son dévoilement de
Vénus. Déhiscente femme de vingt-trois ans, Clémence était gorgée de sève,
impatiente en vérité de l’acte charnel de la fécondation.
De
fait, au fur et à mesure que l’aimé l’avait déshabillée, bien que cette
opération fût pour l’instant demeurée à mi-chemin, elle avait saisi le fantasme
de Pierre, cette révélation, ce dévoilement progressif d’un épiderme de blonde,
doux certes au toucher, duveteux, velouté, mais non exempt d’imperfections,
d’accidents, épiderme que les doigts et les lèvres de l’amant se mirent à
parcourir, allant en le moindre interstice, le moindre périmètre, afin que son
cerveau d’amoureux pût se remémorer l’entièreté de la conformation de la fleur
clémentine.
Cou
ivoirin, campanule des prés, nuque de duvet, échine frémissante, frissonnant de
volupté sous les caresses, constellée de son, avec çà, là, quelques grains de
sénevé d’un brun qu’on disait de beauté, main et bouche descendant jusqu’aux
coques galbées, encore corsetées d’un doux satin surmonté d’une ceinture de caoutchouc
gainée, damassée, soyeuse, qui maintenait une armature, un appareillage, une
arcature, un carcan mystérieux du bas ventre et des jambes, destiné à soutenir
les bas de soie de lys.
Et
Pierre, n’osant encore achever le dépouillement de la rose, se focalisa sur ces
intervalles de peau nue, libre, entre l’ourlure bouillonnante de la culotte
soyeuse et les attaches des jarretelles. Il caressa tout cela du regard, puis
de la main, lissant la soie et le satin des dessous, avant d’enchaîner les
bécots passionnés.
Il
embrassait d’abondance, lissait le torse, le ventre ferme et plat, les hanches
graciles de Clémence, l’ombilic lilial dépassant du porte-jarretelles qu’il
défaisait avec douceur. Il parcourait des doigts le réseau translucide des
veines, effleurant l’épiderme des seins, toutes ces veinures bleutées
fluviatiles, réticulées, sous la peau fine de la gorge de nymphe fluette
offerte toute, aréolée de rose, gorge dont les mamelons de jeune vierge,
redressés de désir, pointaient, comme tumescents d’un élixir d’amour et de feu.
Il murmurait :
« Tu
es belle, tu es belle m’amour », avant de mordiller la coquille de corail
de l’ourlure des oreilles de velours, puis d’apposer un nouveau baiser frais au
mitan du nombril trémulant d’extase. Puis, en de caressants parcours diffus, il
entreprit de découvrir l’intimité de l’élue de son cœur. Clémence laissa
s’accomplir et s’assouvir cet examen hardi, cette exploration de sa
quintessence féminine, anatomique, à travers l’étoffe satinée de son dernier
dessous, cette découverte merveilleuse du trésor dernier, de la toison d’or,
cachée encore, de ses vallonnements, combes, creux, replis secrets, matelassés,
de ses reliefs variés, de ses ciselures et de ses ourlets occultes. C’était là
l’œuvre d’un orfèvre, de l’orfèvre-Dieu qui avait voulu qu’Eve fût ainsi faite.
Elle émettait de petits soupirs allègres, approbateurs, tout en rendant au
promis ses embrassements. Et ces soupirs gagnaient en puissance, en force, se
faisaient halètements joyeux et cadencés. Cela commençait en ses profondeurs
utérines, grave, chaud, telle une clarinette basse ; puis, cela remontait
le fil de ses entrailles, prenant de l’intensité, gravissant les aigus, passant
au son du hautbois, s’épandait enfin, jubilation, jaillissements sanguins,
flûtés, stridulants, extatiques, en trilles de chanterelle, en vibrato exacerbé
d’une viole d’amour.
A
cet instant, il acheva de la mettre nue en disant : « Tu es belle et
délicate comme une onciale de manuscrit ancien. »
Tandis
que Pierre finissait lui-même de se déshabiller, les préliminaires terminés,
Clémence, décidée au sacrifice suprême de la vierge, s’allongea sur le drap,
sur la couche nuptiale, en odalisque, sa toison d’or impudente et conquée
exposée avec orgueil et panache, comme les appas d’une prostituée de Babylone.
Elle savait que l’homme devait demeurer sur la femme, qu’il n’y avait pas
d’autre posture admise, que sa foi le commandait, que toute autre position
était prohibée, sacrilège à Yahvé, apostasie aux enseignements de l’Eglise, car
elle s’était unie chrétiennement à Pierre et leurs rapports se conformeraient
par conséquent aux écritures, à la doxa, au Droit Canon. Il s’étendit à ses
côtés et l’étreignit, l’embrassant encore de plus belle. Il se décida à l’enfin
posséder. Ce fut une union nuptiale quasiment divine, à nulle autre pareille.
L’adorée
facilita l’intromission du mâle, s’arquant, s’éployant, gémissant d’allégresse,
gorge dressée et médaillée, orgueilleuse de toute sa splendeur authentique,
toute vibrante d’une jouissance inédite, transsudant de l’exsudation d’une
sueur suave, de sa peau parfumée et fragrante, tandis que s’égouttait sur le
drap de la couche le sang frais et vermeil de la perforation, de la défloration
hosanéenne. Pierre fut tout en elle, l’honorant à plusieurs reprises. Ce fut
une libation d’amour sans cesse répétée, renouvelée, jusqu’à ce que tous deux
en devinssent fourbus.
Pendant
qu’il la bécotait tout son soûl, enlaçant ses blêmes flancs fragiles suintants
de plaisir, sa douce peau de blonde désormais brûlante et trempée de
mouillures, Clémence, plus extatique que jamais, encourageait Pierre à la
forcer davantage, à la posséder plus, à entrer encore plus profondément en son
sein afin qu’ils conçussent l’Enfant. Dieu le voulait ainsi et elle se
conformait à ses préceptes. Elle ressentait la rivière séminale s’épanchant en
ses canaux intimes, s’écoulant, se frayant un chemin parmi les voies internes,
irrigant la matrice, la fertilisant, riche d’une frayère de millions d’homoncules
flagellés à la nage frénétique en quête de l’ovule frais pondu. Elle savait le
moment bien choisi, favorable ; c’était une pratique conceptionnelle
immémoriale, digne qu’on la concélébrât avec faste. Elle se sentait la Mère,
féconde, bien qu’elle fût frêle, à la semblance de cette vénus préhistorique
aux hanches hypertrophiées qu’elle avait découverte lors de ces fouilles d’été.
Elle était la déesse-matriarche se devant d’engendrer, Gaia, Gé, Déméter, Ops,
la Terre-mater, tandis que Pierre jouait le rôle éminent du Fécondateur
Suprême, dieu agraire, Quirinus, Osiris ou autre…
Clémence
avait attendu, espéré ardemment cette nuit de noces, ce moment enchanteur et
magique, d’où, probablement, Jeanne, leur Jeanne était issue. Oui, elle fut
conçue au cours de cette étreinte, à moins que cela fût à l’occasion de la
suivante, ou bien d’une autre, une autre nuit… Clémence célèbrerait sans fin,
en toute sacralité, jusqu’à son dernier soupir, l’événement fondateur
émerillonnant, alliance du plaisir et de la perpétuation nécessaire de
l’espèce. Ç’avait été une nouvelle Incarnation du Verbe, mais d’un Verbe de
l’Homme et de la Femme. Lorsqu’arriverait l’âge des questionnements
fondamentaux, elle dirait à Jeanne : « Nous te voulûmes ; nous
nous aimâmes donc, tout simplement, et tu vins. »
Enfant
du désir, enfant du projet, enfant de la volonté. Telle était Jeanne, qui
naîtrait aux prémices de la nouvelle guerre.
A suivre...
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