Il
n’aurait jamais dû se rendre seul à Javerdat, ce fatal 10 juin.
Il
s’appelait Pierre, Pierre comme l’apôtre, tout simplement. Pierre Desportes
pour l’état civil, né à Abbeville le 24 mars 1910. Le hasard familial l’avait
voulu ainsi, qu’il vît le jour là où Boucher de Crèvecœur de Perthes
avait
conçu la Préhistoire française. Tout gamin, son père ne s’était pas prié pour
l’emmener au musée local, où ses yeux de quatre ans s’étaient accoutumés aux
antiques pierres aménagées, homonymes, fascinantes. Sa vocation était née.
Puis, la guerre, la grande, était survenue, sans crier gare, lui arrachant son
papa, Etienne Desportes, tout juste vingt-six ans, parti un beau matin d’août
en capote bleue et en pantalon rouge, la fleur au fusil, pour ne plus jamais
revenir, fauché dès les premières semaines du conflit par la puissance du feu
ennemi, par les mitrailleuses de ces Boches du Kaiser coiffés de ce casque
sinistre à pointe gainé d’une housse antireflet verdâtre comme la Mort, avec ce
chiffre écarlate régimentaire inscrit juste au milieu. Toute la région nord
avait trinqué, éventrée, lunaire, sillonnée de balafres, tranchée de cratères,
nourrie par la décomposition des Poilus qui avivait la terre, humus de chair
broyée, déchiquetée par les canons de 77, se mélangeant à la boue, peuplée de
rats et par une soldatesque implacable de barbares au casque désormais d’acier.
Il
fallut à la maman, Marie Desportes née Vigan, survivre à l’usine textile,
fabriquer sans trêve jusqu’à l’harassement les nouvelles capotes à la teinte
horizon.
Fils unique d’une veuve de guerre, il l’avait vue trimer, s’épuiser
douze à quatorze heures par jour, s’étioler au fil du temps, amaigrie, la toux
sèche, hâve de tuberculose, sa longue natte noire pendante derrière son fichu
misérable, son corps flottant dans ses longues jupes de deuil lustrées. Pupille
de la nation il fut, adopté par un vague oncle maternel, elle partie à son
tour, à vingt-huit ans, expectorant ses lambeaux de poumons sur les draps
blancs ensanglantés de sa couche d’agonie, ses beaux cheveux de jais encadrant
sa face pâle et amincie, suante, enfiévrée, comme exsangue.
Il
fut décoré à la place du papa, Légion d’honneur à titre posthume accordée à
celui tombé vaillamment avec son escouade de pioupious garancés sur le champ
auguste à peine moissonné.
Comme
il était brillant à l’école, bien que sa réputation de taciturne, de renfermé
obituaire, nuisît à toute camaraderie scolaire, l’oncle Damien Vigan l’emmena à
Paris un jour de 1919. Il détesta la guerre, toutes les guerres, ne comprenant
pas que son nouveau géniteur exaltât l’héroïsme de la troupe, lui qui était
demeuré à l’arrière à cause de son asthme et parce qu’il était patron d’une
fabrique de clous convertie en usine à munitions. Damien Vigan était un
exploiteur d’ouvrières, d’affectés spéciaux, d’Annamites, qu’il avait traités
servilement comme des cafres. Il se prétendait radical, votant Herriot en 1924.
Cette République qui avait tué ses parents ne valait pas tripette.
A
cette époque, il lut des coupures de presse relatant la controversée affaire de
Glozel. Il entendit parler d’un abbé nommé Breuil,
qui fouillait les sites
préhistoriques. Spontanément, à quatorze ans, il lui proposa ses services. Le
grand préhistorien accepta de le prendre sous sa coupe malgré les réticences.
C’était l’été, les vacances, l’après certif, alors que les cours du primaire
supérieur s’offraient à lui. L’oncle chiche, aurait pu l’inscrire au lycée
Henri IV en tant que boursier méritant de la République et pupille de la
nation. Damien s’en ficha.
Comment
un gamin de quatorze ans pouvait-il épauler un solide abbé en béret ? On
lui confia de menus travaux, et comme il était bon en dessin, on lui demanda de
croquer les objets lithiques qu’on exhumait du sol. L’abbé n’était pas
seul ; il avait des aides, des collaborateurs. L’un d’eux, Jérôme,
emmenait tout le temps avec lui sa petite fille, Clémence, toute blonde et
bouclée, très éveillée, qui venait assister, à distance, à l’avancée du
chantier. Bien qu’il s’avançât déjà en l’adolescence, en la puberté, Pierre
s’amouracha innocemment et platoniquement de cette délicate poupée en courte
robe blanche de tennis, petiote d’à peine neuf ans, mais à l’intelligence si
vive qu’elle l’impressionna. L’innocence spontanée de Clémence, attirée par ce
grand garçon prude, se traduisit par un partage de croquis, parce qu’elle aussi
était douée, et que son papa envisageait pour elle les beaux-arts lorsqu’elle
aurait l’âge requis. Mais ce qui la passionnait, comme lui, c’était le passé
lointain.
Nous
étions en plein Périgord, au mois de juillet ardent et la terre s’échauffait.
L’enfant ne se gênait aucunement ; elle avait coutume, lorsqu’elle avait
trop chaud, de se baigner nue dans la rivière proche, exposant sa peau de lait
au soleil, dévoilant ses secrets inaccomplis. Pierre se cachait dans les
fourrés et la regardait faire, se dépouiller de sa vêture puis se jeter dans
l’onde, nager la brasse en habit du paradis pas embêtée pour deux sous. Il
s’empourprait, honteux d’observer ainsi une gamine impudique.
La
campagne de fouilles s’acheva. Ils se perdirent de vue. Les études
l’emportèrent, pour l’heure. Pierre ne revit plus Clémence dix années que Dieu
fit.
Damien
Vigan avait soixante ans, souffrait d’une maladie de cœur. Nous étions en 34.
Pierre hésitait à couper les ponts. Il ne supportait plus cet oncle trop gras,
à la moustache devenue gris de fer, qui toujours s’était comporté en despote
vis-à-vis de lui. Damien était atteint d’un début d’hydropisie ; son ventre
gonflé d’humeurs pointait sous sa chemise et son gilet de radical cossu,
incarnation de tous les péchés d’une République corrompue que Pierre
n’acceptait plus. Le vieux grognon reprochait à son neveu son ingratitude
crasse : jamais Pierre ne l’avait remercié pour ce qu’il lui avait permis de
faire. Après le primaire supérieur, le jeune homme avait réussi à décrocher son
brevet, puis, suivant des cours du soir, il avait obtenu une bourse d’études
lui permettant de parfaire son don dans le dessin, et d’acquérir des connaissances
plus qu’empiriques dans ses passions, ses domaines de prédilection : le dessin,
la géologie, l’anthropologie, la préhistoire. L’abbé Breuil s’était de nouveau
manifesté, au lendemain de ce funeste six février qui avait vu l’esprit de
Pierre traversé par la tentation fascisante. Un temps intéressé par les
Camelots du Roi et par les Croix de Feu, il les avait jugés trop tapageurs,
trop violents, lui qui se sentait pacifiste en l’âme. Pierre n’aimait pas la
ville corruptrice, bien qu’il y reconnût des avantages certains, culturels
notamment. Il désirait se ressourcer au terroir ancestral, comme il le répétait
à ce têtu de Damien.
Ce
fut pourquoi il accueillit avec faveur et ferveur les nouvelles sollicitations
du grand préhistorien, qui avait eu vent de la réputation brillante du jeune
homme, quoiqu’il n’eût même pas décroché son baccalauréat. En ce temps, ce
n’était pas le vade-mecum, le viatique indispensable à l’ouverture d’une
carrière prometteuse. Une campagne nouvelle d’approfondissement des fouilles devait
s’ouvrir en juillet aux Eyzies-de-Tayac, rendez-vous étant fixé à Sarlat après
la fête nationale. Pierre délaissa avec enthousiasme le domicile parisien,
étouffant, pesant, où Damien se reposait de son souffle au cœur et de l’eau
insane gorgeant son abdomen. L’homme faisait des crises d’urée répétées, et les
médecins lui accordaient une espérance de vie de plus en plus réduite. Les
excès de la chère républicaine abondante, de la ribote, des banquets radicaux,
de la corruption politicarde des notabilités avaient usé cet organisme de
jouisseur jusqu’à la pourriture.
Pierre
apprit de l’abbé, une fois parvenu en la place, la participation de Jérôme
Boissard et de sa fille aux fouilles. Il en fut stupéfait, surtout lorsqu’il
fut informé des récents déboires de santé de la petite, qui devait recouvrer
des couleurs au soleil ardent périgourdin. Clémence avait grandement souffert
des poumons, ce qui avait nécessité de longs séjours dans les Alpes. Pierre,
n’osant manifester son allégresse, se désola de savoir l’enfant qui l’avait
tant fasciné en si précaire santé.
Il
rougit lorsque Breuil, coiffé de son éternel béret, lui expliqua que Clémence
arrivait droit de Savoie, par ses propres moyens, sa mère et sa tante n’ayant
accepté de l’accompagner qu’une partie du voyage. L’ecclésiastique chargea
Pierre de la prendre à Sarlat, où son autocar devait arriver, car son père lui
avait réservé une chambre d’hôtel où elle pourrait récupérer et se reposer
avant qu’elle vînt épauler tout le monde au chantier. Excité à l’idée de revoir
la blondine jeune fille, Pierre ne sut quels mots trouver pour remercier
l’abbé, qui ne fut pas dupe des sentiments exprimés par le jeune homme. C’était
de son âge, vingt-quatre ans. Pour
l’instant, Pierre éprouvait une certaine tendresse pour une enfant fragile,
mais spontanée, dont il ignorait l’évolution psychique et physique. Ce n’était
pas encore à proprement parler de l’amour, mais de la camaraderie d’écolier
attardé. La curiosité le démangea, et, lorsqu’il parvint en selle à la station
d’autocars de la ville historique, au cachet médiéval, il ne cessa de consulter
avec nervosité la grille des horaires d’arrivée, abrité par un préau des
ardeurs d’un soleil implacable et voilé par la menace sourde de l’orage.
« C’est
le car de Brive de quatorze heures quarante-sept », se répéta-t-il, comme
ânonnant une leçon.
Enfin,
un autocar Renault parvint au terminus assigné. La carrosserie rouge
poussiéreuse, les tôles dégageant une odeur écœurante d’huile chauffée, le
radiateur proéminent bouillonnant d’un commencement de manque d’eau ; tout cela
témoignait de l’harassement du voyage sur des routes sinueuses aux lacets
fatigants pour qui souffrait du mal des transports, par une température
suffocante qui avoisinait les trente-six degrés Celsius.
Passagères
et passagers descendirent, s’enquirent de leurs bagages arrimés sur le toit ou
encagés au-dessus des sièges en simili cuir parfois entaillés et crevés, qui
brûlaient les cuisses des gamins en culottes courtes malgré force rideaux
tirés.
Il
la vit descendre ; il sut que c’était elle. Elle correspondait à ses souvenirs,
mais aussi aux projections mentales hypothétiques qui avaient habité son
cerveau en quête de la construction de la Clémence Boissard du présent. Il se
souvint des dix-neuf ans que la jeune fille devait avoir atteints. Sa minceur
d’elfe et sa taille menue le frappèrent.
Elle
portait pour tout bagage une valise de toile à carreaux écossais, rouges et
noirs, qui contenait ses effets estivaux. Une délicieuse robe de toile et de
coton, beige et unie, à la jupe boutonnée sur le devant, la gainait. Le corsage
s’amorçait par un col Claudine enfantin, corsage aux manches ballon courtes
par-dessus lequel un délicieux petit caraco jaune paille ajoutait une touche
d’élégance. Une broche, avec un clip, était épinglée côté cœur, en forme
d’hippocampe, enchâssée d’une aigue-marine, à moins que cela fût une opale. Ses
jambes, sans bas à cause de la chaleur, disparaissaient sous le long ourlet à
la mode en ces années là, à l’exception des chevilles, qui parurent bien grêles
à Pierre, tandis que ses pieds, tout fins et mutins, étaient chaussés
d’inappropriées chaussures de ville à lanières et talons hauts, là où des
espadrilles toilées eussent suffi pour que la demoiselle se sentît à l’aise.
Curieusement, Clémence avait ganté ses mains, qu’elle avait petites, de
mitaines blanches de fil. Sans doute était-ce là une touche d’élégance
indispensable à une fille de la ville. Visiblement, la demoiselle souffrait de
la chaleur. Elle toussotait ; de légers spasmes soulevaient sa gorge
d’adolescente, tandis que, les joues pourpres et luisantes d’une malséante
sueur, elle ne cessait de s’éventer avec sa large capeline jonquille agrémentée
d’une de ces longues faveurs de soie qu’on nommait autrefois un suivez-moi-jeune-homme.
Ainsi
nu-tête, mademoiselle Boissard dévoilait ses longues ondes d’or diaprées aux
rayons de Phébus. Clémence avait noué en cette longue chevelure d’ange opulente
un large ruban de velours d’un bleu outremer si profond qu’il en paraissait
noir. Sans doute avait-elle souhaité que cette coquetterie et affèterie
enfantine créât, suscitât un contraste avec sa carnation albine. Cela lui
conférait une allure de petite fille de riches, sage et bien élevée. Elle
ressemblait ainsi à une ancienne actrice du cinéma muet, réputée pour sa
juvénilité troublante : miss Mary Miles Minter.
Les
grands yeux de Delft de Clémence scrutaient le préau, la chaussée mal
macadamisée où affleuraient d’antiques et pesants pavés, à la recherche de la
personne de confiance destinée à la conduire à l’hôtel. D’instinct, son regard
de saphir illuminé, elle reconnut Pierre, malgré les années, et poussa un petit
cri de surprise, telle une palombe effarouchée par un coup de fusil. Elle ne
s’était pas attendue à cela. Pierre, c’était Pierre ! Elle l’embrassa
spontanément, en copine d’enfance.
Galant,
le jeune homme se proposa de porter sa valise.
« N’en
faites rien ; je saurai me débrouiller toute seule. Mon bagage ne contient pas
grand-chose ».
Ses
inflexions étaient douces aux oreilles, délicieuses mêmes, dépourvues de cet
accent d’Occitanie, trop chantant et forcé, qui dénotait le campagnard du
Sud-Ouest à cent lieues. Elle s’exprimait comme une parisienne, du fait de sa
bonne éducation. Pierre, frappé par sa gracilité, voulut protester, mais elle
ne fléchit pas. Clémence était forte, et se sentait guérie de toutes les
pathologies dont il avait pu avoir écho. Elle rajusta, renoua sa capeline
par-dessus son orfèvrerie angélique, ce qui créait en elle une sorte d’auréole
de sainte. Clémence était belle comme une nymphe énigmatique, une de ces frêles
enfants ambiguës des peintres symbolistes, de Puvis de Chavannes, ou de Lefebvre.
Avait-elle conservé son ancienne habitude du bain d’Eve, de l’ondine
d’innocence ? Culotté, Pierre lui jeta :
« Je
me suis encore perfectionné en dessin. Vous êtes splendide, rayonnante. Vous
irradiez mademoiselle. Tenez, puis-je vous proposer de poser pour moi ?
-
Les beaux-arts ne me tentent plus guère. C’était une passion passagère
d’enfant. Nous sommes ici pour la science…et pour mes soins. »
Cela
résonna tel un aveu de faiblesse physique ; Clémence n’était point aussi sûre
de sa guérison qu’elle avait voulu le faire accroire. Il la déposa en son
hôtel, proche de la station, lui demanda
si elle avait besoin de quelque chose, de se sustenter, de boire, qu’en
savait-il ?
« Une
douche ou un bain m’agréeraient », se contenta-t-elle
de répliquer, un peu piquée par cette insistance, par toutes ces prévenances un
peu trop codifiées pour qu’elle n’y soupçonnât point quelque avance de la part
de son ami d’enfance. Pierre la quitta penaud, après qu’elle lui eut promis de
réfléchir à sa proposition artistique et qu’elle l’eut informé qu’elle serait
présente aux fouilles dès le lendemain matin, son papa devant la prendre à bord
de la camionnette du chantier. « Mais ce sera peu confortable»,objecta-t-il. « Pas plus que
l’autocar », dit-elle, un peu sèche, comme une mijaurée. Il avait remarqué
à son col deux pendentifs pieux, militants, pensait-il : un crucifix en or fin
et une médaille émaillée de la Vierge Marie. Alors, il repartit reprendre son
vélo, attaché à un réverbère, et s’en alla vers les Eyzies, en sifflotant.
A suivre...
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