dimanche 10 février 2013

Le Couquiou épisode 1.

Le début d'un nouveau roman étonnant.



Le couquiou.



Roman de terroir horrifique par Christian Jannone.

A Jean Ray, Claude Seignolle, Alfred Hitchcock et Georges-Emmanuel Clancier.


« Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis (…) »
François Villon, chanté par Serge Reggiani.

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Au fin fond de la campagne française, vers 1960. Une vieille métairie comme il y en avait tant autrefois du côté du Limousin.

« T’inquiète pas, la Martine ! J’vas pas être long ! Faut qu’je vérifie si les osiaux y z’ont pas fait bombance avec les emblavures ! »
Un paysan madré émergeait de la métairie, bicoque aux murs mal chaulés et équarris, aux moellons apparents, afin de rejoindre son champ après les semailles de la veille. Il grommelait dans sa moustache.
« Ces salopiaux d’volatiles, j’espère que l’épouvantail a suffi pour les éloigner ! Y en a marre que l’grain serve à les embecquer ! C’est pas des corbaques qui vont empêcher les travaux et les jours de perdurer jusqu’au Jugement Dernier ! »
Le père Martin emprunta sa voiture, une 203 bâchée, pour rejoindre le champ des bleds ensemencé. Dans sa tête, tout en conduisant, il refaisait ses comptes.
« Deux hectolitres d’épeautre ; item pour le méteil ; item pour le froment. Un hectolitre de sarrasin ; item pour le seigle à condition que l’ergot y s’y mette pas. A raison de tant de grains semés par labour et par acre, du fait que l’champ y fait deux hectares à emblaver au vu des rendements de la dernière moisson et des tarifs appliqués par l’ONIC[1], vis-à-vis de la meunerie et de la coopérative de Solignac, j’y gagnerai dans les 25 000 francs supplémentaires par litre récolté… après marchandage, bien sûr, à condition qu’à la bourse, le cours des céréales y baisse pas. Faudra que je reconsulte les dernière mercuriales. »[2]
L’auto bâchée et grise approchait du champ. Du pare-brise, le père Martin se rendit compte qu’un sinistre nuage noir planait au-dessus des parcelles emblavées, sous un ciel pourtant assombri par l’automne avancé.
« Merde ! Tudju ! Un nuage d’étourneaux, ou une nuée de freux ! Y vont tout m’gâcher ! »
Le métayer appuya sur le champignon ; ce fut alors que des défécations aviaires commencèrent à pleuvoir sur le capot de la Peugeot et à souiller la vitre avant. Les essuie-glaces, malgré un balayage frénétique, ne parvenaient pas à nettoyer le pare-brise de ces salissures. 
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« Y me cochonnent tout ! Ah, les salauds ! Crénom ! J’aurais dû prendre la carabine et Corniaud avec moué ! »
Il fut obligé de descendre de son véhicule pour tenter d’effrayer et d’éloigner cette volée malfaisante. Il agita ses bras, espérant que ses gestes suffiraient à semer la panique parmi tous ces nuisibles.
« Allez ! Pchh ! Pchh ! Fichez-moi l’camp ! »
Le père Martin eut beau s’échiner, il put à peine disperser quelques volatiles, dont le gros de la troupe, comme habité par une haine tenace, s’acharna à le bombarder de déjections qu’il supporta avec stoïcisme. A distance, ses oreilles entendirent les hurlements d’un chien ; c’était le fidèle Corniaud. Il hurlait à la mort et cette plainte canine ajoutait à l’atmosphère sinistre et anormale dégagée par ce champ envahi.
« Décidément, y’a quelque chose de pas ben naturel dans tout ça ! C’est à glacer le sang ! » soliloqua le paysan angoissé par la tournure des événements.
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Il se résolut à abandonner sa Peugeot et s’aventura hardiment, non sans appréhension cependant, dans le quadrilatère des sillons emblavés bruissant des nuées de sansonnets et de corneilles noires, espèces d’habitude non commensales. Le grouillement des oiseaux paraissait s’accentuer au mitan du terrain, comme si une provende s’était accumulée là-bas, attirant tous les chapardeurs en quête d’une becquée à bon compte. Cependant, ce regroupement anormal n’était pas sans rappeler quelque rassemblement de charognards africains, après que les lions ou d’autres prédateurs du haut de la chaîne alimentaire ont pris leur part légitime.
« Faut que j’aille voir ! Y’ a peut-être un gibier crevé ! Un sanglier ou aut’chose ! »
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Il s’avança avec détermination parmi les sillons encore bourbeux des dernières ondées, le visage ombrageux, les mains quelque peu tremblantes par la crainte de ce qu’il s’apprêtait à découvrir. Les abois de Corniaud se poursuivaient, s’exaspéraient, distants. Les pépiements de toute cette volée de mauvais augure assourdissaient davantage notre homme qui progressait et approchait avec difficulté de la source du tumulte. Il eût suffi de deux bons coups de fusil de notre métayer pour disperser cette engeance, mais le père Martin n’usait qu’à bon escient de cette arme de chasse. Il ne l’avait point sur lui et craignait de mésurer de l’objet. Cette terre appartenait au baron d’Arthémond, tout comme la métairie, et il n’était pas question qu’on l’accusât de braconnage ou de chasse illégale. Avoir les gendarmes sur le dos était la dernière des choses souhaitables par notre homme. Si une bête était morte en ce champ, ce n’était pas lui le responsable de cette curée d’oiseaux. Parvenu à hauteur du tas immonde autour duquel s’acharnaient les volatiles, en un vacarme insupportable, bien que son cœur fût endurci, en ancien combattant et résistant qu’il était, le père Martin eut du mal à retenir un accès de nausée.
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Le spectacle était, à proprement parler, horrible, pire sans doute que celui qu’offraient, à la jeunesse avide et désœuvrée des villes dont il se méfiait, ces cinémas lamentables de quartier à Limoges ou à Tulle, qui, chaque samedi soir, projetaient des films de dernier ordre qu’on disait d’épouvante.
« Nom de Dieu de nom de Dieu ! jura-t-il pour lui-même. C’est un spectacle pour les blousons noirs ! Faut alerter les gendarmes ! »
En nécrophages patentés, nos corvidés et étourneaux becquetaient des chairs mortes, s’acharnaient à en arracher lambeaux et tendons ; ils banquetaient, immondes. Quel instinct les avait donc poussés à goûter à la chair humaine ? Ce qui restait de la dépouille, déchiquetée par des centaines de coups de becs, sanguinolente, serait difficile à identifier, et notre métayer souhaita bien du courage aux médecins légistes qui autopsieraient ce cadavre. Au vu de ce qui demeurait des lambeaux de vêtements, il s’agissait d’un individu de sexe mâle, un type de haute stature, qui avait porté un duffel-coat et des bottes de caoutchouc. Son visage n’était plus qu’une bouillasse presque coagulée. Un moment, le père Martin sentit croître l’hostilité de la volée avide qui l’entourait ; craignant qu’elle se retourne contre lui, il se hâta de rejoindre sa Peugeot, bien qu’il fût freiné par la boue de la parcelle. Ce fut avec soulagement qu’il reprit le volant et actionna la clef de contact ; au lieu de s’en retourner chez lui, il prit la direction de la caserne de gendarmerie, sise à trois kilomètres. Une pensée trouble traversa son cerveau. Il ne sut pourquoi, mais il fut tenté d’attribuer cette mort aux oiseaux eux-mêmes, ce qui était en dehors de toute logique. Il connaissait l’instinct des bêtes, et, en tant qu’homme proche de la nature, pressentait qu’elles étaient dotées d’une forme d’intelligence, que peut-être, un jour prochain, des savants de Paris ou d’ailleurs se pencheraient sur l’étude de leur cervelle, aussi minuscule qu’elle parût, de leur comportement aussi. Si meurtre il y avait eu, c’était un meurtre novateur. Pouvait-on, raisonnablement, en accuser les oiseaux ? Les gendarmes, qu’en penseraient-ils ? Notre homme décida qu’il ne ferait pas part de ses soupçons invraisemblables à la maréchaussée. Mais, au fond de lui-même, il savait.

A suivre...
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[1]  L’Office national des céréales qui a succédé à l’ONIB créé par le Front populaire.
[2]  Ce paysan compte bien sûr en anciens francs. 25 000 francs anciens égalent 250 nouveaux francs de 1960.
 

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