samedi 26 janvier 2013

Golem roman.

Nouvelle version révisée d'une nouvelle fantastique et médiévale publiée sur ce blog en 2008. Bonne lecture.



Golem roman

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L’an de l’Incarnation de Notre Seigneur mil septante et sept, vers la dix-septième année du règne du roi Philippe, de la maison capétienne, le Prince du Monde tenta de soumettre notre Sainte Église à de nouvelles tribulations. Le Malin manda une de ses créatures afin qu’elle le déliât et que les ténèbres régnassent pour les siècles des siècles sur la terre des hommes. Le démon avait jeté son dévolu sur un clerc, sculpteur de son état : Amaury de Saint-Flour, un extraordinaire artiste dont la réputation s’étendait sur toute l’Auvergne, voire au-delà.
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Amaury de Saint-Flour était ce qu’il est convenu d’appeler un coroplaste, un sculpteur et modeleur qui transformait la matière première à partir de moules qu’il fabriquait lui-même. Vulca, de l’ancienne Étrurie, en était un exemple connu. On lui attribuait la louve de bronze de l’ancien Imperium, la célèbre Louve romaine[1].
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À la différence de Vulca de Véies, le matériau de prédilection d’Amaury de Saint-Flour était la cire d’abeille. Il œuvrait au service d’évêchés et de monastères dont les domaines comportaient des ruchers. Il avait appris le modelage auprès d’un maître byzantin, Andronic, peintre d’icônes à la cire et à la colle, mosaïste et sculpteur d’iconostases dont l’atelier avait été fondé à la fin du règne du basileus Basile le Bulgaroctone. Amaury créait et sculptait lui-même ses moules et matrices, mais il employait des assistants pour récolter, fondre et couler la cire portée à ébullition dans d’imposants chaudrons. En sa qualité de clerc, Amaury avait reçu les ordres mineurs. Il avait le droit de gîter dans les monastères, même s’il n’était ni moine, ni prêtre. Il voyageait de place en place avec ses ouvriers, transportant en tout lieu consacré moules et chaudrons. D’innombrables chefs-d’œuvre sortaient de son atelier itinérant, productions destinées aux églises et moutiers auvergnats, aquitains, septimaniens, catalans, provençaux et limougeauds. Car Amaury était un génie de la couleur, du mouvement et de la forme. Point de raideur figée chez lui ! Il semblait insuffler la vie dans une œuvre dont la réputation s’étendait, disait-on, jusqu’à Rome. Le pape Hildebrand, qui était monté sur le trône de Pierre sous le nom de Grégoire le septième, lui avait commandé une passion de Notre Sauveur sculptée sur plusieurs retables en hauts et bas-reliefs représentant le cycle complet de Pâques en deux grands ensembles, des Rameaux à la Cène et de l’arrestation au Jardin des Oliviers à la Résurrection. Cet opus imposant avait pris place dans le chœur de la basilique Saint-Pierre. L’expressivité, l’émotion, le pathétique ou l’horreur qu’exprimaient ses chapiteaux et reliefs de cire, sans omettre le réalisme de la polychromie, y compris pour les créatures fabuleuses ou infernales, rappelaient les productions des temps païens des anciens imperators. De plus, Amaury était un excellent musicien, compositeur des plus beaux chants pour nos offices et accompagnateur hors pair de la liturgie sur l’orgue hydraulique.

Moi, Orderic d’Issoire, frère bénédictin et chroniqueur, ancien écolâtre à Saint-Martial de Limoges, qui ai connu Amaury à Saint-Géraud d’Aurillac et peux témoigner, sain de corps et d’esprit, des événements que je vais vous conter, je ne puis résister à la tentation ― que Notre Seigneur me pardonne ― d’énumérer les chefs-d’œuvre de son Ars Major, disparus à jamais lorsqu’il fut justement damné. Amaury avait crée pour l’église du Puy-en-Velay, étape du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, un superbe Jugement dernier où le Sauveur en majesté trônait en sa mandorle de gloire irradiante, les justes à sa droite, guidés au Paradis par les archanges, les damnés à sa gauche, conduits en l’éternelle géhenne par des hordes de démons bestiaux et velus aux corps composites de boucs, de singes et de chauves-souris. Ces damnés, seigneurs, avares, évêques, rois, hérétiques, ribaudes, étaient engloutis par une gueule de dragon aux écailles de cuivre et de flammes, avatar repoussant du Prince des Ténèbres. Des démons cornus aux pieds bots, aux ailes membraneuses et noires, disputaient aux anges des âmes qui sortaient des bouches de moribonds décharnés et nus. Les sculptures d’Amaury de Saint-Flour comptaient d’indénombrables chapiteaux polychromes dits « historiés », inspirés de l’Ancien Testament comme du Nouveau. Mais Amaury laissait aussi libre cours à son imagination en sculptant des créatures fantastiques : le tétraphtalme (créature barbue à quatre yeux), le génie de l’eau, à la barbe et à la chevelure liquides semblables à l’écoulement d’un torrent, « le miracle de la pluie » de l’antique colonne de l’Imperator Marc Aurèle, sans omettre le griffon, la chimère, la sphinge polymaste, le basilic ou le coquatrix ! Un intrigant motif (symbole alchimique arabe ?) représentait un scorpion se donnant la mort dans un cercle de feu. Au milieu d’un autre chapiteau à entrelacs inextricables trônait la boucle du serpent Ouroboros, incarnation du Prince du Monde qui n’avait ni commencement ni fin, puisqu’il se mordait la queue. Les bas-reliefs et rondes-bosses relatant l’Apocalypse de Jean comptaient parmi les réalisations les plus impressionnantes sorties du ciseau d’Amaury. Ces dragons anthropophages à queues serpentines engloutissant les victimes de la fin des temps, montés par les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse coiffés du casque conique à nasal, ces anges sonnant de la trompette, ces hippocentaures, hippogryphes ou hippocampes posaient la question des sources iconologiques : Amaury avait-il puisé son inspiration dans les enluminures terrifiantes illustrant les commentaires de l’Apocalypse de Beatus de Liebana, dont Gérone et Saint-Sever détenaient chacune un exemplaire, ou était-ce le contraire ?
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Au printemps mil septante et sept, il fut mandé par Adalard de Riom, abbé du monastère de Saint-Géraud, qui souhaitait que l’on remît en service l’orgue hydraulique de l’abbatiale, qui avait été fabriqué par Hucbald en personne et perfectionné par Gerbert avant qu’il fût élu sur le trône de Pierre. On disait Gerbert alchimiste et nécromant, pape maudit s’il en fut, car le bruit courait qu’il s’était acoquiné avec le diable en personne duquel il tenait une science stupéfiante. Je fis ainsi la connaissance du coroplaste, dont le visage émacié de pénitent voué à une ascèse constante était mangé par une barbe rousse et dont les yeux vairons étaient empreints d’exaltation mystique. Amaury se vouait corps et âme à son art. Sa frugalité dépassait celle des frères qui l’hébergeaient. Les privations provoquaient en lui des visions eschatologiques de la parousie et de la Cité de Dieu qu’il me dit avoir aperçue au-dessus de Saint-Géraud le jour de son arrivée. Il se prétendait habité par le logos divin qui inspirait et guidait ses mains. Il me déclara que Dieu l’avait choisi et s’exprimait par elles. Peut-être commettait-il là le péché d’orgueil ?

L’abbatiale de Saint-Géraud avait été fondée, bâtie et consacrée par Boson de Moissac en la quatorzième année du règne de Charles le Chauve, premier roi de Francia Occidentalis. Un baptistère mérovingien préexistait en ce lieu, remontant semble-t-il à Clotaire le second ou à Dagobert. Ce baptistère comportait des réemplois de colonnes et chapiteaux à motifs végétaux des quatrième et cinquième siècles. En dessous, on accédait à une crypte naïvement gravée des effigies des premiers saints, ermites et cénobites de la région. En ces lieux reposaient des sarcophages des temps anciens des premiers chrétiens ou des Mérovingiens. Là se situait l’orgue. L’instrument, construit en bois, en or, en ivoire et en bronze, était surplombé par quatre séries de registres de hauts-reliefs superposés appliqués contre la muraille. La première série comportait douze représentations symboliques des mois de l’année inspirées des mosaïques païennes montrant les saisons, les travaux et les jours dans les anciennes villae gauloises. Le second registre était reconnaissable par tout sujet instruit de la vraie foi puisqu’il traitait des sept jours de la Création. En dessous, les hauts-reliefs intriguaient davantage : chaque jour de l’œuvre divine se voyait attribuer le nom d’une planète, correspondant à la semaine, mais aussi un volume géométrique : cube, sphère, pyramide, octaèdre, icosaèdre, etc. L’on y pressentait l’influence du païen Claude Ptolémée et de son Almageste. Enfin, le registre inférieur apparaissait comme le plus mystérieux : il couplait douze représentations zoomorphes parmi lesquelles on pouvait reconnaître le poisson, le lézard, l’oiseau et le singe de Barbarie à sept symboles indéchiffrables. Ces formes partaient de l’incréé, de l’informel, de l’indéterminé, pour aboutir à l’Homme, image de Dieu. Sur un lutrin était posé un parchemin où étaient inscrits les premiers versets de la Genèse puis des suites de mots, parfois inconnus comme morula, d’autres familiers comme avis. La double série s’achevait par Ecce Homo. Tout cela illustrait le savoir de Gerbert, un savoir acquis par un enseignement mystérieux, arabe ou démoniaque, qui lui avait permis d’améliorer l’instrument d’Hucbald jusqu’à une perfection supra-humaine.
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Le parchemin comportait une notation neumatique. Avait-on affaire à un organum sur la Création composé par Gerbert ? L’abbé Adalard, qui fit visiter la crypte à Amaury, lui expliqua ce qu’il attendait de l’artiste : « Orgue et sculptures ont subi les injures du temps. Songez que tout ceci remonte à environ un siècle ! Nous vous confions les travaux de remise en état de l’instrumentum et de l’opus sculpté. »

Amaury vit que les hauts-reliefs avaient été coulés dans la cire et qu’ils accusaient une dégradation certaine. Il effectua un relevé dessiné de l’ensemble afin de fabriquer les moulages nécessaires à une restauration de l’intégralité des registres. Les communs du monastère furent mis à la disposition du clerc et de ses ouvriers. On sollicita les ruchers de Saint-Géraud ad libitum. Toute l’équipe d’Amaury s’affaira quatre mois durant à la restauration du chef-d’œuvre d’Hucbald et de Gerbert. Les fourneaux et chaudrons où la cire était portée jusqu’à la fusion chauffaient quinze heures par jour, produisant dans les communs une chaleur d’enfer. L’été arriva et la canicule ne diminua point l’ardeur à l’ouvrage de Saint-Flour et de ses équipiers. Tous les hauts-reliefs furent moulés et remplacèrent un par un les anciens registres usés. Amaury s’aperçut alors qu’un mécanisme subtil reliait les touches de l’orgue à eau à chaque haut-relief : jouer une note entraînait l’enfoncement ou la saillie d’une sculpture. Le procédé combinait la force mécanique de l’eau à celle de l’air comprimé dans des pistons de bronze et de plomb ; la tuyauterie valait celle des mécaniciens grecs. L’ensemble orgue/hauts-reliefs formait une sorte d’automate. Hucbald puis Gerbert avaient donc conçu un Ars Magnus total. Cependant, il n’était pas dit que l’invention devait fonctionner pour la seule gloire divine.

La nuit précédant l’inauguration, le tentateur saisit l’occasion d’utiliser l’instrumentum à son seul profit. Comprenant le potentiel insoupçonné par les mortels de l’installation, potentiel que seul Gerbert le maudit avait connu, il y vit le moyen de revenir sur Terre avant que les temps ne soient accomplis. Je fus témoin de cela, je vous l’affirme et vous le rapporte. Je m’étais caché. J’épiais tout et je vis l’indicible. Le Malin dépêcha l’archidémon Astaroth auprès d’Amaury. L’artiste crut d’abord rêver lorsqu’il aperçut une créature aux longues ailes noires, au visage oriental surmonté des cornes du bélier Ammon. Astaroth promit à Saint-Flour la richesse et l’immortalité s’il suivait scrupuleusement ses instructions.
« Mes directives tu suivras, del tot en tot. »
Subjugué par la tentation et par l’envie, Amaury céda à la volonté expresse de l’archidémon. Son âme était plus faible que celle d’un ancien païen, ce qui m’étonna fort. La promesse de l’or corrompt les consciences vous semblant les plus nobles. Oncques ne vîmes spectacle plus inquiétant. Poussant Amaury dans l’atelier, Astaroth l’obligea à modeler une sphère de cire parfaite puis à descendre avec elle dans la crypte. Il fit placer la sphère sur un curieux autel d’électrum ou d’orichalque et la connecta à l’orgue et aux reliefs par des liens d’or et d’argent. Je m’étais dissimulé derrière un pilier, effrayé. Grâce à Dieu qui me protégeait, nul ne me remarqua. Je priais, conjurant cette diablerie.
« Tu vas pour commencer lire les premiers versets de la Genèse inscrits sur le parchemin », dit Astaroth d’une voix venue du tréfonds des enfers.
Amaury obéit, lisant à haute voix : « Et tenebrae super faciem abyssi »… « Et spiritus Dei ferebatur super aquas »… « Fiat Lux ! »
À cet instant, le monstre ordonna : « Enfonce la touche la plus grave de l’orgue et prononce les paroles : « Fecundatio uovo ! » Crie-les très fort ! »
Toujours possédé, Amaury ne put que s’exécuter. Aussitôt, la ligne verticale superposant les hauts-reliefs qui représentaient le premier jour de la Création, les mois de l’année, le jour de la semaine et la lune avec son volume symbole, correspondant avec la première sculpture de l’informé, s’enfonça en un parfait ensemble ! La sphère de cire entra en lévitation et brilla d’une lueur irisée supraterrestre.
« Prononce maintenant, le plus rapidement possible, la liste de mots inscrite après le Fiat Lux. »  
Amaury récita avec célérité :
« Archaea monerem infusoria maedusa piscis urodeles reptilia avis mammalia lemuria simii Ecce Homo ! »
« Suis à présent neumes et mélismes en exécutant ceux-ci sur l’orgue. Récite en articulant clairement chaque terme inscrit en capitales latines pourpres ! Conforme-toi au manuscrit de Gerbert. »
Et Amaury d’enfoncer derechef les touches de l’orgue, de prononcer les mots correspondant aux notes. À chaque terme, la sphère de cire subissait d’étranges métamorphoses. Elle se cliva, se divisa en deux, puis quatre, puis huit parties toutes semblables. Et les registres des hauts-reliefs de se déplacer concomitamment, de s’enfoncer ou de saillir en ronde bosse. 
« Ottava infusoria ! Sedicesima infusoria ! Trenta duacesima infusoria ! Sextanta quatracesima infusoria ! Morula ! »      
La sphère de cire avait effectivement pris l’aspect d’une mûre.
« Blastula maedusa ! »
La sphère se creusa et s’invagina.
            « Gastrula optima maedusa ! »
L’artefact de cire connut une nouvelle mutation, ses couches migrant, se réorganisant, en trois feuillets, externe, médian et interne.
« Disco embryo pro-neurula piscis ! Neurulatio ! Neurula maxima piscis ! Embryo piscis ! Embryo urodeles ! »
À ce stade, on ne pouvait plus parler ni de sphère ni d’artefact. Quelque chose prenait consistance et vie. Quelque chose en forme de raquette, puis de gouttière, puis de virgule, d’alevin, de têtard où des ébauches de membres poussaient… Un cœur battit, sourdement !
« Le Prince du Monde va rompre ses liens ! s’exclama Astaroth. L’anti-logos se fait chair ! »
Amaury, imperturbable, psalmodiait et jouait de plus belle :
« Embryo reptilia ! Embryo avis ! Embryo mammalia ! Fœtus mammalia ! Fœtus lemuria ! Fœtus simii ! »
Et s’égrenaient les notes de l’orgue, se mouvaient les registres de hauts-reliefs, mois, jours de la Création, volumes, planètes, animaux… Et vint le sixième jour ! Amaury parut prendre conscience qu’il participait au sacrilège suprême : la réincarnation anticipée du Malin. L’être prenait consistance, ses membres, en spatules puis palmés, se modelaient en doigts ; sa tête, d’abord batracienne, s’humanisait… Alors qu’il aurait dû prononcer les derniers mots : « Fœtus Homunculus Ecce Homo ! Parturitio ! », Amaury, pris d’un scrupule imprévu, hurla de toutes ses forces : « Non, par Notre Sauveur Jésus-Christ ! »
Il enfonça trois touches du clavier à la fois et commença à égrener à l’envers la formule qui suivait le « Fiat Lux » : « Omoh Ecce iimis airumel ailammam siva… merenom aeahcra. » Le démon aussitôt prit une conformation immonde : gras, soufflé, il se couvrit d’un duvet ou pelage à l’odeur de soufre, un lanugo infect. Son visage atteint de cyclopie fut surmonté d’andouillers de cerf ou de Cernunnos celte d’une taille colossale. Sur le front, un proboscis. Les oreilles au niveau du maxillaire inférieur prirent l’apparence de branchies de squale. Cette atrocité tentait de parler : elle ne pouvait que mugir, renifler et baver ! Le monstre voulut sortir de son autel d’électrum, brisant les liens le reliant à l’orgue et aux reliefs. Il déclencha un séisme tandis que la fureur divine frappait d’une onde fulgurante le coroplaste en plein cœur. Un feu se déclencha, dévorant l’Opus Major maudit qui fondit en coulées pâteuses multicolores tandis que le démon, fait aussi de cire, donc vulnérable, se consuma en grondant de douleur. De lui ne demeura qu’une flaque de propolis d’où se dégageait une odeur pestilentielle d’œuf pourri.
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À l’instant où Amaury mourut, son âme engloutie pour les siècles des siècles dans le gouffre de l’enfer, crypte, baptistère et abbatiale s’effondrèrent, pulvérisant Astaroth et ensevelissant l’abbé Adalard et les assistants d’Amaury qui s’étaient rendus complices de l’abomination. Dans le même temps, toutes les sculptures de cire dues au génie du damné, disséminées dans des dizaines de lieux de culte de la chrétienté d’Occident, se liquéfièrent simultanément, y compris le Jugement dernier du Puy auquel, dit-on, s’était ajouté un damné supplémentaire lorsque le Seigneur avait foudroyé le sacrilège, et, au grand désespoir du pape Grégoire, le cycle de la Passion de la basilique Saint-Pierre de Rome. J’étais parvenu à temps à m’extirper de la crypte, dès la première secousse destructrice, convaincu qu’en Sa miséricorde, Notre Seigneur m’épargnerait, puisque j’étais un témoin innocent. J’échappai à Son juste courroux, ayant gravi les degrés avec promptitude alors que tout commençait à s’ébouler autour de moi. Parvenu à l’extérieur du monastère avec quelques frères qui, comme moi, avaient été surpris par l’ire destructrice, j’assistai à l’accomplissement du châtiment de Dieu.
Ainsi achevai-je ce chapitre de ma chronique, moi, frère Orderic. Fait étrange : seule survécut au désastre la partition de Gerbert d’Aurillac, retrouvée intacte parmi les décombres, comme si la Providence avait considéré qu’elle contribuait à la célébration de la gloire du Créateur puisqu’elle reprenait le Texte Sacré stricto sensu. A moins que la main du Malin y fût pour quelque chose, mais ma conscience ne pouvait l’admettre.

           
Amaury mourut sans postérité. Il n’eut qu’un épigone : l’ermite Jehan de Mauriac, sous Louis le neuvième, auteur du retable de cire de Saint-Amadour ou Rocamadour. Jehan mourut assassiné en 1248 par les chevaliers de l’ordre militaire dit De La Buena Muerte, dont le Grand Maître, Arnould de Charmeleu, pilla l’abbaye de Saint-Géraud, qui avait été rebâtie, à la recherche de ses trésors. Le parchemin de Gerbert disparut alors pour ne ressurgir qu’au XIXe siècle et intéresser deux savants maléfiques : Pavel Danikine et Galeazzo di Fabbrini. Le chemin menant à la conception de l’Homunculus Danikinensis était rouvert…[2]


[1] Il s’agit bien sûr  de l’emblème de Rome, la louve allaitant les jumeaux Romulus et Remus. Cette sculpture de bronze, longtemps attribuée aux Etrusques comme La Chimère d’Arezzo mais sans doute d’une facture postérieure, a été enrichie au XVIe siècle par l’ajout des jumeaux.
[2]  Ces divers épisodes appartiennent à une autre histoire : deux romans qui s’intituleront  Mexafrica (où nous retrouvons Arnould de Charmeleu) et Le Tombeau d’Adam, mettant en scène le comte di Fabbrini dans sa quête de l’Homunculus.
 

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