Forts de tous ces préceptes, nonobstant l’interdit que nous bravions avec constance, nous fîmes notre entrée solennelle en la septième et dernière salle dans laquelle, couché à l’intérieur de son sarcophage,
par-delà un ensemble d’arcades aux colonnettes géminées, Langdarma semblait nous attendre. C’était là l’achèvement de notre mission pour la gloire du Royaume. Nous espérions qu’en leur mansuétude, les dieux himalayens ne remodèleraient pas une fois encore l’espace et le temps afin de nous éprouver. Tout au bout de la grotte trônait le catafalque ou sarcophage de l’Empereur thibétain maudit, cuve de pierre brute surélevée sur deux degrés grossiers, presque dépourvue d’ostentation et d’ornements.
Toutefois, sur la paroi à gauche de la cuve, un artiste naïf avait exécuté une fresque maladroite qui représentait approximativement l’assassinat de l’empereur maudit par un bonze archer. Nous nous penchâmes au-dessus du réceptacle funèbre avec une crainte conjuguée de respect, tant nous demeurions dans l’expectative d’un ultime mauvais sort protégeant l’inviolabilité du tombeau. Deux Gurkhas, ainsi que Balmat et Muljing – bien que celui-ci tremblât à la perspective de cette profanation – furent nécessaires à la manœuvre pour ôter le couvercle de grès. Celui-ci s’avéra moins lourd que redouté quoiqu’il fût taillé d’un seul tenant dans la masse. Nous le posâmes avec respect. A notre soulagement, la cuve était demeurée inviolée et le monarque, aussi immobile qu’un gisant, reposait en son fond de pierre brute à peine dégrossie. La solennité de l’instant engendra notre mutisme.
Hardiment, je procédai à l’identification du corps. L’aspect du cadavre – ou supposé tel – de Langdarma attestait de la tradition de la momification chinoise – du moins en avait-il subi l’influence – tradition non encore découverte par nos savants, quoique confirmée par les témoignages des voyageurs depuis l’Antiquité.
Le masque bimétallique d’argent et d’or dissimulant la face morbide du despote m’apparut conforme à la description que nous avait faite le comte di Fabbrini. Nous nous apprêtions à mettre un terme au repos millénaire du dernier Empereur du Thibet lorsque les phénomènes redoutés commencèrent.
Sans crier gare, une vapeur anthropomorphe, ectoplasmique, émergea du sarcophage. Les contours de cette entité éthérée ne tardèrent pas à se préciser jusqu’à ce qu’un vieillard décharné et presque nu, d’une stature élevée, nous fît face, prêt au défi. Rajiv fronça les sourcils tant ce spectre lui rappelait les brahmanes et fakirs les plus ascétiques.
Humboldt cilla à sa vue ; je connaissais ses propensions et prétentions en matière d’ethnologie, ce vocable tout récent qui désignait l’étude des peuples singuliers.
« On croirait avoir affaire à une statue Kava kava ! » s’exclama-t-il en français.
Il nous expliqua les rudiments des arts du peuple pascuan, dont l’île avait été découverte en 1722.
« Constatez les caractères communs à cette statuaire anthropomorphe taillée dans le bois : le visage dur, grimaçant, orné d’une barbe en pointe, les longues oreilles pendantes, la cage thoracique décharnée, le torse creux, l’ivoire jauni et vieilli, sans omettre les membres démesurés. »
Pour ma part, le détail le plus évident était constitué par ladite cage thoracique de ce tulpa, thorax squelettique qui comportait tout un lacis de côtes surnuméraires emboîtées d’une manière autant anarchique qu’aberrante, niant toutes les lois de l’anatomie humaine. A la gauche battait un cœur pétrifié veiné d’entrelacs en relief, d’une teinte violine et de cinabre. C’était là l’ultime gardien de la paix du maudit empereur. Nous venions troubler le sommeil prétendument éternel de Langdarma, et l’esprit protecteur allait nous adresser des imprécations et admonestations avant de nous punir.
Au moment où nous nous y attendions le moins, comme s’il eût avalé quelque substance vomitive, le Kava kava étique se mit à dégurgiter d’abondance une matière cendreuse. Rajiv murmura à l’oreille de Humboldt – ce furent du moins les propos que notre Allemand nous rapporta – que ce tulpa protecteur de l’empereur maudit s’apparentait aux Aghoris,
entités nécrophages qui se nourrissaient des cendres des défunts. Au bord de l’écœurement, nous subîmes cette manifestation triviale. A compter de cet instant, nous assistâmes passivement à une forme singulière et atroce de résurrection inachevée de la chair. Des silhouettes fuligineuses s’esquissèrent avant de se préciser, formes certes humaines, mais sous l’apparence repoussante de cadavres carbonisés. Ces corps noircis étaient armés de masses, de haches et de javelots, prêts à nous réserver un sort funeste.
« L’armée des morts ! » cria Fourier. Une fois de plus, nous allions en découdre… avec ce que je qualifierais de restitution de la nourriture des Aghoris ! Ces légions de guerriers charbonneux, pareils à ces restes confondus, agglomérés en tas, que l’on retrouve après quelque incendie, présentaient des pointes acérées, s’enchâssaient de saillies multiples caparaçonnées comme celles des armures des crocodiliens. Lesdites pointes exsudaient un poison pâteux, poisseux, naphte ou huile de pierre hautement inflammable. Ils n’avaient nul besoin de bouclier, leur carapace noire, leur derme cadavéreux renforcé faisant office de protection efficiente. A défaut d’être des chevaliers de l’ancien temps, on pouvait les rapprocher des vaisseaux cuirassés tel le Merrimack. Leur surface fumait, dégageant une chaleur intense proche de celle du magma. C’était donc là des entités chthoniennes, extraites des entrailles de la terre, de ses volcans les plus actifs. Un Vulcain asiatique les avait-il forgés ? Etait-ce là des avatars des nephilims ? Pour les vaincre, il nous eût fallu leur opposer l’eau ou la glace, principes contraires aristotéliciens.
Tels des restes épars recomposés sortis tout droit de quelques reliquaires hérétiques qui auraient contenu les résidus humains de bûchers cathares, nos nouveaux ennemis brandirent leurs armes d’hast dont certaines paraissaient amalgamées à des moignons saurs, en autant de greffes impossibles après mutilation. Ces prothèses pouvaient nous trancher vifs. Ces cadavres ardents et péléens, commandés par le Kava kava, avaient à leur tête un géant de sept pieds, dont le crâne composite, fabriqué à partir de fragments récupérés sur différentes dépouilles, possédait des yeux d’escarboucle, brillants comme des flammes, dignes du regard de Satan en personne. Sa stature était si élevée que le sommet dudit crâne effleurait la voûte de la grotte au risque qu’il l’ébranlât. De temps à autre, nous voyions tomber de la poudre sur ses épaules, signe qu’il venait de frôler le plafond de la salle. Lorsqu’elle l’atteignait, cette poussière de calcite ou de salpêtre crépitait.
Sa mâchoire proéminente s’ouvrit, articulant des sons incompréhensibles, en la langue même des Enfers. Les maxillaires du monstre claquaient et les condyles grinçaient. Ce rictus permettait d’entrapercevoir une dentition rougeoyante, constituée en son entièreté de chicots semblables à des charbons ardents. Il n’en allait pas de même chez les congénères de ce géant bien peu engageant. Contrairement à lui, ils présentaient une taille moindre et demeuraient mutiques, leurs lèvres ardentes restant closes, comme cousues en une fente hideuse de laquelle saillaient lesdits chicots charbonneux à l’éclat de rubis. Sans que nous l’eussions anticipé, un de nos valeureux Gurkhas, n’écoutant que son courage, s’élança sans un cri sur le colosse de chair basaltique et, muni de l’arme blanche ne le quittant jamais, infligea à la monstruosité une blessure imparable, parvenant d’un unique coup à couper la gorge de cette atrocité, jusqu’à lui faire subir une improbable décapitation complète. La tête de l’être, devenue inexpressive, roula aux pieds de Rajiv. Tout cela grâce au kukri !
Le kukri ou khukuri népalais ne peut être confondu avec le yatagan des janissaires et le poignard des Sikhs ; cette lame éprouvée, au manche en corne de buffle d’eau, sert tantôt à frapper, tantôt à couper, que son usage soit celui du couteau ou du hachoir. Accréditant l’hypothèse que nos adversaires étaient autant constitués de lave que de chair brûlée et d’os brunis par le feu, le mort-vif étêté ploya, s’agenouillant, alors que du trou de son cou s’échappait un flux de magma, magma qui dans son cas revêtait les mêmes fonctions que le sang. Il dégorgea cela tel un volcan doté de jambes et nous prîmes garde que le liquide en fusion ne nous attînt point. L’Aghori semblait avoir perdu son emprise sur ses créations.
Lorsque notre géant ardent daigna enfin « mourir » - du moins le conclûmes-nous parce que l’inertie et la raideur l’avaient gagné après qu’il eut émis quelques grésillements braisés - l’effet de surprise déconcerta ses congénères, dont les armes s’abaissèrent, ne nous menaçant plus. Entre eux, la confusion régna ; alors se délita en peu d’instants leur hideuse coalition. Nous profitâmes de leur désarroi pour leur assener l’estocade finale avec les pics et bâtons ferrés biseautés ou aigus dont nous étions dotés. Nous brisâmes ainsi le feu à défaut de la glace. Au grand désespoir de l’Aghori, l’anéantissement des monstres fut des plus prompts. Ils s’affaissaient à chacun de nos coups, les mains ardentes sur la figure, pleurant des larmes de douleur, de magma et de cendres, avant de se décomposer en tas immondes grisâtres, de fondre en amoncellements desquels émanait une senteur pestilentielle à la fois soufrée et graisseuse. Affamé, ne pouvant réprimer ses instincts alimentaires, le tulpa se précipitait sur chaque dépouille afin de se livrer à une dévoration des plus répugnantes. Bientôt mourut l’ultime créature charbonnée, sous l’aspect d’un cône noir et puant. Profitant de la distraction insatiable de l’Aghori, trop empressé à ingurgiter ce déchet, Jacques Balmat frappa.
Je n’aurais pu croire à une quelconque matérialité du Kava kava. Pourtant, nous le vîmes bien traversé par l’alpenstock, le bâton pénétrant par le dos, la lame de ce pal improvisé ressortant par l’abdomen creux du maléfique vieillard. Il se dressa, irréel, poussant un cri inaudible, le pieu d’un nouveau genre de part en part de ce corps diabolique, avant de retomber, éteint.
A notre grande terreur, la momie de Langdarma
subit les conséquences de la défaite de son gardien. Comme soulevée de la cuve de son sarcophage par des bras invisibles, elle lévita, flotta au-dessus de celui-ci, avant de basculer et de rouler à terre, laissant choir avec elle son masque fin bimétallique et mortuaire. Au même moment, le globe qui marquait l’entrée de la salle éclata, répandant une bouillie physiologique et en même temps terreuse. Je supposai qu’il en avait été de même pour les six autres sphères, absurdement détruites. L’homoncule au terme de sa gestation et la planète miniature que cette sphère avait contenus n’étaient plus, leur mystère irrésolu perdu à jamais. Longtemps, je me remémorerai l’aspect de ce petit être parvenu à terme. Il ressemblait à l’elfe des légendes sylvaines. C’en était fini du microcosme syncrétique qui eût pu tout à la fois nous révéler l’avenir de notre planète et celui de l’humanité. L’ultime vision dont je me souviendrais serait ce champignon de fumée s’élevant d’un archipel rappelant Cipango.
Devions-nous rapporter cela à Napoléon le Grand au risque qu’il ne nous crût point ? Je pressentais qu’au fil des années, du fait de la perte irrémédiable de la majorité des dessins exécutés par Girodet-Trioson, le souvenir de notre périple irait en s’estompant, en se déformant, à moins que nous nous hâtassions d’en rédiger la teneur sous forme de mémoires, dès notre retour encore hypothétique en France. Tout cela demeurait conjectural, et je craignais par-dessus tout un accueil sceptique et sarcastique de la part des sociétés savantes, à la manière de ceux qui se gaussèrent de Marco Polo, l’affublant du sobriquet de Messer Milione,
prenant pour fables et contes la véridicité de nos écrits. Ramener en métropole la dépouille de Langdarma constituait désormais la seule preuve sine qua non de l’authenticité de notre expédition, quoique je susse la nécessité de considérer cette momie comme l’« arme secrète » ou l’atout du roi dans sa lutte contre les loyalistes et les Anglais.
Une sorte de décompression s’ensuivit. Epuisés par cette dernière épreuve, nous ne trouvâmes pas mieux que de satisfaire nos besoins naturels avant de nous restaurer et de goûter à un bref repos. Nous puisâmes dans nos besaces et nos musettes les vivres nécessaires à notre nutrition. Girodet-Trioson continuait à se lamenter, déplorant encore la perte irrémédiable dans la cheminée diabolique, de la plupart de ses carnets dans lesquels il avait croqué toute notre expédition. Sortis de notre douce sieste, nous discutâmes à bâtons rompus sur la manière de transporter la momie de Langdarma hors de son sanctuaire funeste.
« Je vous suggère qu’il ne serait point mort à proprement parler mais simplement plongé dans une sorte de sommeil cataleptique « éternel », cela depuis près de mille années de votre calendrier, nous déclara Rajiv. Certains yogis parmi mes connaissances sont doués de la faculté de ralentir leurs fonctions vitales, ce qui les mène à une mort apparente, certes pas au point de se dessécher, tels les bonzes de tantôt. »
« Notre souverain Napoléon le Grand nous a ordonné de ramener cette dépouille jusqu’à Paris afin de la tirer de cette incroyable « catalepsie », comme vous dites … mais je ne vois pas comment faire. » répliqua Laplace, traduit par Arthur.
« Cornwallis a probablement succombé, mais la nouvelle de notre succès se saura outre-Manche, et le régent George fera tout pour nous contrecarrer. » ajouta von Humboldt.
« Messieurs, interrompit Fourier, assez perdu de temps à discuter stérilement. Nous devons nous préoccuper de la sortie de cette tombe. Le plus simple serait de suivre le même chemin en sens inverse.
- Vous oubliez, mon cher confrère, objecta Laplace, que, sans yack et sans brancard, il nous sera impossible de porter la momie sur des lieues. Songez aux difficultés que nous rencontrâmes à gravir l’escarpement, cet unique moyen d’accès subsistant à l’entrée du sépulcre, sachant que la voie des lamas du IXe siècle avait été anéantie.
- Mon ami, vous avez raison dis-je. Cette dernière chambre ressemble à un cul-de-sac et, hormis quelques stalagmites impressionnantes sises tout au fond, je n’aperçois rien de particulier. Nul autre passage que celui de l’aller ne semble exister.
- Avez-vous songé que les bêtes de somme restantes sont demeurées en contrebas ? Même en attachant Langdarma à un traîneau de fortune, nous éprouverions toutes les peines du monde à le faire glisser le long de la paroi aigüe que nous gravîmes tantôt, déclara Jacques Balmat. En outre, je me refuse d’envisager de métamorphoser nos derniers Gurkhas, ces guerriers fidèles qui se sont sacrifiés pour notre cause étrangère, en simples porteurs d’un cadavre, en coolies, comme on dit dans ces contrées.
- Quant à moi, crut bon de préciser Girodet, je déplorerai toujours la perte de l’essentiel de mon matériel de dessin. Songez au livre que nous aurions pu éditer, marqué des armes de Napoléon le Grand ! Imaginez les gravures, eaux-fortes, estampes, taille-douce, aquatintes à notre gloire qui auraient circulé dans tout le royaume et au-delà !
- A votre seule gloire, plutôt », précisai-je, à la limite de l’indélicatesse à l’encontre d’un artiste qui avait partagé nos épreuves au péril de sa vie.
Nous ne prîmes g arde à ce qui advint après que je me fus tu. Comme en un maléfice, le destin décida pour nous. Un grondement parcourut la caverne, et un éboulement obstrua notre voie d’entrée. Ainsi fûmes-nous piégés, emprisonnés en l’ultime antichambre, tandis que les éboulis dégageaient un nuage suffocant de poussière.
Jusqu’à présent, durant notre conversation, le corps de Langdarma était resté à terre, inerte, là où il avait chuté.
Je crus bon de dissimuler la hideur de son visage desséché, aux orbites rétractés, en rajustant son masque. Je ne sus s’il réagit à mon entêtement à cacher cette face de mort. Toujours fut-il que, comme en un sortilège, le bras droit de l’empereur du Thibet bougea, remua en émettant des craquements évocateurs, comme s’il se fût agi d’une mécanique de Monsieur Vaucanson ; une main de squelette, se leva, drapée avec majesté dans une manche de soie ternie, extrémité à laquelle seule une peau bistre adhérait encore, désignant d’un index à l’ongle aussi long qu’une serre, la plus colossale des stalagmites qui se dressait tout au fond de la chambre mortuaire.
A suivre...
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