samedi 3 décembre 2022

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 5e partie.

 

Qui l’eût cru ? Le tir qui venait d’abattre l’infortuné Gurkha provenait du fusil d’un des habits rouges ou cipayes de la troupe de Cornwallis. Quelque surnaturelle qu’eût été jugée l’incongrue présence de ce fusilier embusqué, elle se révéla lourde de sens et de dangers pour l’expédition von Humboldt, signifiant en cela que le Commandeur suprême et ses sbires démoniaques étaient parvenus à rattraper celle-ci, nonobstant les accidents de terrain parsemant cette contrée hostile. 

 

Certes, des tulpas, deçà-delà, avaient attenté à la sûreté de la petite armée de l’entité informatique bouffie d’orgueil et de suffisance, mais pour de piètres résultats, du fait que la perte minime d’un soldat se traduisait en théorie par sa régénération automatique. Ainsi furent brûlées les étapes, quoi que tentassent les démons himalayens impuissants. Un temps, ils crurent pouvoir proclamer leur victoire en s’attaquant à une facile proie de choix – du moins, selon leurs présupposés – jetant leur dévolu sur la basterne attelée de mules innocentes (seules formes de vie rationnelles de la colonne du pseudo-Britannique s’il en fut).

Un éboulement artificiel fut généré lors du passage d’une sente particulièrement escarpée, si étroite que deux personnes du gabarit du clone obèse n’eussent pu passer en se tenant le bras l’une l’autre. Une pluie de pierrailles aiguës arrosa l’équipage du podagre tandis que la cible « commode » faisait nommément l’objet d’une agression pernicieuse d’émanations éthérées hideuses. La basterne

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se mit à tanguer, comme secouée avec frénésie par des mains monstrueuses invisibles fort crochues, aux veines noueuses, extrémités appartenant à des anthropoïdes lépreux au poil clairsemé, qui, s’agrippant aux montants du ridicule véhicule, essayaient de le renverser au fin-fond du précipice. Les malheureuses mules de l’attelage, déjà bien éprouvées, émirent force braiments de panique. Pour couronner le tout, une lumière tamisée sépulcrale, comme filtrée par un éteignoir ou par le diaphragme d’un appareil photographique archaïque, baigna la scène tout au long de son déroulement. Cette lueur d’éclipse suscita parmi les cipayes un sentiment d’effroi instinctif sollicitant la partie limbique de leur cerveau pourtant remodelé. La bataille entre deux forces maléfiques antagonistes se figea dans l’incertitude sans que nul n’en pût appréhender le terme. Le Commandeur et les tulpas étaient, sinon de force égale, du moins d’une faculté maléficiée semblable, quelles qu’eussent été les origines de leurs surnatures respectives. Un autre affrontement se déroulait, à l’échelon quantique.

Le ululement continu et vrillant du singulier blizzard himalayen accompagnant cette offensive se tut avec une soudaineté imprédictible tandis que s’immobilisait la basterne et que revenait la lueur blafarde du jour. Les tulpas venaient-ils de renoncer en une prescience des pouvoirs supérieurs du Commandeur suprême ? Pourtant, prisonnier de son clone de chair bassement matériel, « Cornwallis » éprouvait les inconvénients physiologiques de tout être humain souffrant d’obésité et avait hérité des travers et des tares de ses enveloppes temporaires. Un abandon des tulpas « protecteurs » du sépulcre de Langdarma était peu probable ; c’était mal les connaître. Ils exécutaient leur tâche définie par les rites propitiatoires mis en place au IXe siècle.

Aussi se matérialisa un défilé profond d’une étroitesse insigne, sous les regards médusés et subjugués des troupes de la sphère noire. Ce défilé, qu’aucune carte ne pouvait encore signaler, n’était pas sans analogie avec celui des Portes de Fer en Algérie.

 Un groupe traversant un étroit passage montagneux

Par mépris de ce qui pouvait représenter un nouveau piège – ceci étant un truisme, et parce qu’aucun autre passage plus aisé ne semblait s’offrir à la colonne, le pseudo-gouverneur de Bombay lui donna l’ordre de s’ébranler et de s’engager vaille que vaille dans la gorge étranglée. D’évidence, les démons de l’Himalaya allaient y tenter leur va-tout et ils n’iraient pas par quatre chemins.

C’était une sente au sol instable parcouru d’un semis coupant de graviers, de débris de moraines,

 

un reg asiatique aux pierres tranchantes épandues à perte de vue, pierres plus indénombrables que les galets modelés par le ressac de la mer, une passe aux parois vertigineuse, gorge au fond de laquelle s’écoulait le fin ruisselet capillaire d’une rivière future. Cette capillarité s’épanchait, sinuait, se subdivisait en réticulés quasi microscopiques, tel le réseau sanguin d’un géant macrocosmique exploré par une légion d’homoncules. Le défilé se complexifiait, formait d’improbables boucles et bras, le tout en un étrécissement qui empêchait deux hommes de circuler de front, les contraignant à la seule file indienne. Il se coupait çà et là de ravines, de gouffres, de fossés et autres crevasses traîtreusement dissimulées sous des pellicules glacées à la translucidité atténuée par le ternissement de l’embâcle d’une eau sale. Des racines sourdaient de la roche, y saillaient, s’exsudaient, surgissaient, crevaient la pierre, venues d’on ne savait quels arbres colossaux plantés tout au sommet, arbres peut-être pétrifiés, fossiles de ginkgos témoins de la première surrection de l’Himalaya lorsque le radeau indien, détaché du Gondwana, avait dérivé à la fin de l’ère des dinosaures, comme une immense plaque ardente et péléenne intumescente et incandescente de lave et de lapilli, jusqu’à enfin heurter la Laurasie et contribuer, par la grâce de l’écoulement sulfureux et mortifère de ses traps, à l’extinction des grands sauriens emplumés, achevés par le coup de grâce d’un astéroïde. Ainsi naquit le Deccan, ce que nul en 1801 ne savait encore, à l’exception du Commandeur suprême. 


Après un parcours de quatre kilomètres au cours duquel un cipaye fit craquer la glace perfide et chuta dans un abîme où, désarticulé et démantibulé, il n’eut plus assez de ressources pour procéder à sa régénération, condamné à la lente agonie de ses débris épars, l’avant-garde de la colonne, commandée par un capitaine des habits rouges, effectua une halte imprévue. Une excavation, dont la circonférence dépassait la dimension du défilé, était apparue par surprise, sorte de cratère poudreux et siliceux qui rappelait, en plus considérable, le piège du fourmilion. Quelque chose de segmenté et d’articulé en surgit avec brusquerie, et se saisit du malheureux officier qui fut promptement englouti par la créature insectoïde. Sous terre, les mandibules de la monstruosité découpèrent leur proie avant de s’en repaître.

Après un intervalle de temps difficile à mesurer, de la cavité mercurienne insondable et pulvérulente qui rivalisait avec celles de Séléné, jaillirent, comme éjectés d’une bouche repue, les restes indigestes du soldat non assimilables par l’estomac de la chose ou bête fabuleuse : boucle de ceinturon, boutons dorés, plaque de shako, fragments de baudrier et de sabretache, hausse-col et lambeaux de parements, d’épaulettes et de passepoils. Du sabre du capitaine ne demeurait que la poignée… C’était à croire que les sucs gastriques du tulpa pouvaient dissoudre l’acier. Indifférente au drame tout autant qu’à l’horreur, la sphère noire ordonna à la colonne de faire fi de l’obstacle en le contournant.

 Larve creusant son entonnoir

Le passage était malaisé car le piège empiétait sur le peu d’espace que le défilé prodiguait sans compter les hésitations compréhensibles des yacks « empruntés » par le lord-gouverneur ; aussi Cornwallis faillit déplorer la perte d’un troisième homme, lorsqu’un cipaye glissa et dévala jusqu’au fond du singulier entonnoir sans qu’alerté, l’insectoïde ne surgît de son terrier.

 Larve se déplaçant

C’était à croire que le monstre avait atteint la satiété, à moins que son existence eût résulté des seuls fantasmes auto-produits par le clone de Cornwallis, qui, en son palais mental vicieux électronique, formatait les épreuves de ses séides tel un récit initiatique ou un jeu de rôles de la fin du XXe siècle. Mais nous n’étions pas dans une simulation engendrée par la perversité du pseudo-gouverneur des Indes, et le militaire indigène, bien qu’il éprouvât le plus grand mal à remonter la pente, tant elle tendait à se dérober du fait de la poudre siliceuse avec laquelle le cratère avait été excavé, gravit vaille que vaille ledit piège. Le supplétif tiré d’affaire, le Commandeur suprême, guidé par son seul horizon chimérique, se comporta à la semblance d’un songe-creux, cheminant parmi les pires étrécissements de la gorge, guidé par sa seule volonté de rattraper von Humboldt et son escorte d’unités carbones méprisables. Aussi le gros homme, toujours assis en sa basterne que les soldats avaient du mal à mener tant les mules épeurées renâclaient (leur pelage frôlait sans cesse les parois qui le râpaient douloureusement), ne prêta aucune attention à ce qu’il laissait derrière lui par égoïsme comme par indifférence aux humains « inférieurs ». Ce moyen de locomotion, digne de son rang, en sa superfluité coloniale pareille à celle d’un tipoye de la fin du XIXe siècle affectionné par un bâtisseur d’Empire en l’Afrique intestine, il n’était pas question que Cornwallis l’abandonnât !  Il ne ménageait même pas le sherpa, le guide qu’il avait enrôlé sous la contrainte, otage certes précieux, mais au fond méprisable, réduit au rôle de signaleur de tel ou tel passage à la pointe de l’index. Il le houspillait et rabrouait sans répit, lui assenant des coups de sa badine. L’homme ne bronchait point sous l’affront. Quant aux quelques Gurkhas enrôlés malgré eux, ils avaient déserté depuis longtemps, las d’être considérés comme des sous-hommes par l’arrogant podagre.

Aux arrières de la troupe, le piège du « fourmilion » géant bouillonna, et à la base de son entonnoir entré en une étrange ébullition, la bête fut expulsée, enveloppée d’un étrange carcan de glace chaude, qui la constellait de piquants stalagmitiques bleu-glacier lui conférant désormais l’aspect d’un oursin géant sculpté dans le gel renfermant un arthropode non moins disproportionné.

Le monstre parcourut avec vélocité les étapes d’une mutation effrayante, mutation qui témoigna qu’en son sein, qu’en ses entrailles et ganglions, l’officier britannique tentait de se régénérer. Nous ne copions pas là un célèbre film d’épouvante bidimensionnel – que Johann van der Zelden avait vu et apprécié – lorsque nous décrivons les processus en cours dans l’organisme de la chose.

 

Son exosquelette, bouilli par la glace de feu, finit par se fendre puis éclater, en une gésine innommable, expulsant une pulpe vermiforme déjà roussie, pulpe de laquelle émergèrent, épars, des fragments d’homoncule fœtal qui essayaient vainement de se regrouper en tressautant afin de recouvrer l’intégrité du capitaine d’Albion. Ces horreurs disjointes, recouvertes d’un mucus sanguinolent et gluantes d’une lymphe d’invertébré, parvenues à des stades divergents de l’organogenèse, non seulement ne fusionnaient pas, mais se trouvaient dans l’incapacité de crever la gangue urticante de l’échinoderme de glace. Prisonnières, ratant leur renaissance, elles moururent, et une tête à fentes branchiales, aux bourgeons de visage impossibles à souder, pyriforme et bulbeuse, coincée au mitan de l’ « oursin », désespérant de sa propre Fin dont elle avait in-extremis acquis la ténue conscience, poussa un ultime cri en infrasons avant de s’évaporer en un nuage pixellisé d’une puanteur soufrée et poisseuse. Tout le reste organique s’acheva en smog.

Cependant, à cent yards de là, il ne restait plus du défilé répliqué des Portes de Fer qu’une passe réduite aux dimensions d’une fente faillée zigzaguant jusqu’au sommet de la gorge, fente semée de séracs miniatures et de micro-monticules pierreux. La colonne fut contrainte de stopper son avance face à ce cul-de-sac dans lequel seuls des lézards eussent pu se faufiler. La basterne ne fit plus un mètre, et les mules, entêtées, les oreilles basses, émirent des braiements explicites de refus.

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Une nouvelle attaque de tulpas se profila, attaque que Cornwallis n’était plus certain de remporter. Par un heureux effet, les clones qui escortaient le Commandeur suprême étaient dépourvus d’intellect, non doués de pensées modulées qui eussent été hostiles à leur commandant et auraient témoigné du désir de la mutinerie et de la désertion. Il y eut cependant une clameur parmi eux, qui balaya la colonne et s’éleva au firmament par-delà le sommet de la gorge ; mais la sphère noire n’en entendit que des marmottements et couinements aigus, tels ceux qu’eussent exprimé des souris ridicules. Ce fut là la seule expression de la critique et de la résistance car, bientôt, une espèce de tornade salvatrice parut balayer le passage avant, qu’en un ébahissement imprévisible, elle trouvât consistance en une créature nouvelle, entité qu’un Européen irrationnel eût qualifiée de « grand-père Gel » ou de « Bonhomme Hiver » ; quoique, afin de demeurer à la portée de ses clones esclaves exotiques, Cornwallis préférât une appellation plus appropriée aux Indes.

Il descendit de son équipage inutile et s’avança de quelques pas chaloupants jusqu’au mythe incarné. Sa bouche dédaigneuse proféra les paroles suivantes, énoncées en un dialecte proche du sanscrit :

« Tu es le Jaggernaut. » 

 

La nouvelle créature hybridait les caractères fabuleux et légendaires du char d’Ezéchiel, d’Ahura-Mazda, des soucoupes volantes et d’un immense génie de glace.

L’être, bleuâtre, rappelait quelque centaure parce que seule la partie supérieure de son corps, à partir de la ceinture, émergeait d’une structure lumineuse constellée d’entrelacs de cristaux de neige complexes et miroitants, bâtis en fractales infinitésimales. Cette structure – ou vaisseau ? – flottait à la manière des supraconducteurs des années 1990 dans un éther si froid qu’on aurait cru qu’elle baignait dans de l’azote liquide. L’être divin ou démoniaque arborait une barbe tressée de millions de fibres de stalactites-glaçons plus transparentes que du cristal de roche – stalactites dont chacune renfermait des scorpions vivants suffisamment bruyants pour que le Commandeur entendît les cliquètements de leurs pinces - et son chef était surmonté d’une tiare pellucide, dont la translucidité permettait d’apercevoir la structure interne parcourue d’éclairs : un cerveau intriqué en réseau neuronal, ou plutôt, un microcosme reproduisant le réticulé même des super amas galactiques. Ce génie suprême doté de trois yeux – l’un de jade, le deuxième d’orichalque et le dernier de copal - tenait des rênes d’airain et l’arroi qu’il conduisait et dominait formait un quadrige attelé de deux dragons de Komodo

Description de cette image, également commentée ci-après

et d’un couple de Moschops, reptiles thérapsides de la fin du Paléozoïque aux mâchoires prédatrices dignes des T-Rex.

 Description de cette image, également commentée ci-après

Le tout étincelait et irradiait, aveuglant les créatures inférieures mais non la sphère noire, qui lui faisait face. Cornwallis osa affronter le triple regard de l’aurige, et poursuivit :

« Peux-tu imiter Celui dont le nom ne doit pas être prononcé ? Serait-tu capable d’élargir cette fente rocheuse comme le Dieu des Hébreux qui écarta les eaux de la mer Rouge ? »

Il défiait la surnature du tulpa suprême, du Jaggernaut.

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S’il vainquait, il parviendrait à la tombe de Langdarma et détruirait l’Empereur du Tibet depuis près de mille ans en stase. A aucune zeptoseconde, le Commandeur ne douta de sa puissance, de sa capacité à soumettre à son bon plaisir les entités les plus fantastiques engendrées par l’imaginaire universel. C’était ignorer et mépriser la programmation du maléfice par les invocations du bonze Très Précieux Trinley Rinpoché, en l’an 842 de l’ère chrétienne. Or, ce moine n’aurait pu prévoir qu’un avatar de Tsampang Randong en personne pouvait conjurer le sort. La réincarnation du Vengeur annihilant les actes protecteurs de ses propres partisans du IXe siècle ! Qui l’eût cru ?

A suivre...

 

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