mercredi 22 avril 2020

L'Homme encapsulé.


La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Stéphane Mallarmé : Brise marine.

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L’homme encapsulé

Nouvelle, par Christian Jannone.

On m’a sélectionné dans le cadre d’un programme ambitieux : préparer le premier vol habité pour les confins du système solaire, autrement dit, la ceinture de Kuiper.
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 Nous, les spationautes,
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 avons l’habitude des longs confinements. Nous sommes surentraînés, et tel est mon cas. Le vol auquel je participe ne comprend qu’un seul membre humain, moi-même, seul maître à bord de mon spationef après Dieu. Spationef, c’est beaucoup dire puisqu’il s’agit d’une capsule exiguë, sphérique, qui peut rappeler quelque module de bande dessinée, ou quelque atome. De fait, tout le périple est régi, géré, par les intelligences artificielles et, si l’on peut dire, je figure dans cette longue expédition à titre de témoin, pour ne pas écrire de cobaye. Ma mission consiste à cartographier avec le plus d’exhaustivité l’ensemble des astres, planètes naines, comètes et objets de Kuiper, des plus connus, Pluton, Charon, Makémaké,
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 à ceux restant à découvrir – ils sont légion ! J’endosse un peu le rôle du capitaine Cook explorant l’immensité du Pacifique. La mission a été baptisée Herschel,
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 du nom du grand astronome britannique du XVIIIe siècle qui découvrit Uranus tandis que la capsule ou module qui me renferme s’appelle Tombaugh, à cause de l’« inventeur » de Pluton en 1930.
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Un long voyage m’attend, à une distance de 30 à 50 unités astronomiques au-delà de l’orbite de Neptune. Dois-je rappeler qu’une unité astronomique équivaut à la distance Terre-Soleil, soit 150 millions de kilomètres ? Faites le calcul. Mon confinement va donc durer, aller-retour, une dizaine d’années, et il est prévu qu’en mon périple, je serai pour partie plongé en sommeil artificiel. A l’état de veille, afin de tromper le temps, je dispose grâce à la bienveillance de l’IA de bord de tout un lot de jeux vidéo, d’une conséquente holo-bibliothèque comme Borges
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 en aurait rêvé, d’une sacrée filmothèque numérique, d’un stock musical de tous les genres possibles, des chants Inuit aux derniers groupes de rap en vogue. J’ai assez d’oxygène pour quatre allers-retours, je suis nourri par sondes, je porte une combinaison capable de recycler tous mes déchets corporels même les plus vils. Mon sort sera plus enviable que ceux de tous ces reclus et prisonniers du passé, en oubliettes, en cages de fer, en cul-de-basse-fosse, sans omettre ces ascètes et anachorètes fanatiques qui se faisaient emmurer vifs ou ces yogis et sâdhus hindous qui prétendent entrer en catalepsie, ralentissant leurs fonctions vitales jusqu’à une espèce d’hibernation lorsqu’ils éprouvent la fantaisie de se faire enterrer vivants plusieurs jours durant. Vous m’objecterez : et la relativité d’Einstein, dans tout ça ? Certes, le temps dans ma capsule va s’écouler moins vite qu’à la surface terrestre, et ne me ressortez pas le paradoxe des jumeaux de Langevin
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 ou ce type qui quitte son fiston en couches pour le retrouver grand-père à son retour de l’espace ! Rassurez-vous : tout a été prévu, tout va bien se passer et mon épopée surpassera celle des deux Voyager !

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Ça y est : le périple est entré dans sa dernière phase, le retour, programmé par l’IA.
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 Sacré succès scientifique ! Tout s’est déroulé comme prévu et je sors à présent de la dernière période de sommeil artificiel, à l’approche de notre bonne vieille Terre. L’orbite de Mars est déjà franchie ; le moteur ionique, allié aux plasmas et à la propulsion photonique auxiliaire fait merveille. Comme c’est bizarre : je me sens soudainement transporté dans la pelure d’un fœtus humain parvenu à terme, baignant encore dans sa poche amniotique en voie de se rompre, alors que le commencement du « travail » maternel est imminent. Si le confinement matriciel aura duré neuf mois, ainsi que la nature le commande, le mien, d’après les calculs infaillibles de la cosmologie, se sera étendu sur une large décennie.
Soudain, à l’approche de la Lune, me voilà assailli par le doute. D’abord, je redoute un affaiblissement musculaire, une fragilisation osseuse, à cause de ce séjour spatial prolongé. Ensuite, j’ai peur d’une erreur de calcul de l’IA de bord : où et quand ma capsule va-t-elle amerrir ? En théorie, ce sera en pleine mer, au large des eaux pacifiques hawaïennes, mais on ne sait jamais : un crash continental, et c’en sera fait de moi. De même, j’ignore, outre les impondérables électoraux, l’ensemble des événements imprévisibles ayant pu se dérouler lors des dix et quelques années venant de l’écouler. Mes liens avec la Terre ont été coupés après Pluton, et je n’ai plus eu la moindre information au-delà des cinq premières années de mon expédition. Curieux, non ?  Il me prend une envie irrépressible de me regarder dans une glace. Là, un écran… profitons de l’opportunité. Lorsque le spectacle peu reluisant de mon visage s’affiche, je pousse un cri involontaire de surprise et d’effroi. Comment ? C’est moi ce Robinson Crusoé,
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 cette espèce de Léonard de Vinci hirsute, à la barbe poivre et sel tombant jusqu’à la ceinture, chevelu comme un homme des cavernes ! On dirait que j’ai pris vingt-vingt-cinq ans en dix ! Je dois contacter Houston d’urgence !
Je ne capte que des grésillements indéchiffrables et surtout, aucune image, si ce n’est des formes floues, indéfinissables, dont je doute de l’humanité. J’ai peur ; je m’affole ; je perds mon sang-froid… Déjà, la capsule pénètre dans l’atmosphère, je mets mon casque vaille que vaille, je referme ma visière de sécurité alors que le bouclier thermique et les compensateurs inertiels entrent en action. Je m’obstine en vain à appeler, d’une voix désespérée tel le SOS du Titanic : « Houston, répondez ! Houston, répondez ! » Une crise de claustrophobie me frappe. J’entre en transes, je bave, j’ai des nausées. Je martèle l’habitacle avec frénésie parce que je veux à tout prix qu’on me sorte de là. J’ai l’impression d’étouffer, d’avoir épuisé tout mon oxygène. Pour me calmer, alors que l’amerrissage de la capsule est imminent, je cherche dans la sonothèque la musique la plus violente, la plus tonitruante que je puisse y trouver : du heavy metal, à toute pompe, puissance maximale ! J’aurais dû me rappeler cet adage des Anciens – à moins qu’il s’agisse de la conclusion d’un apologue : Après le confinement, plus rien ne sera comme avant.
Après d’ailleurs, je ne sais plus…

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Après… Quel après ? La seule chose qui me revient en mémoire, ce sont ces êtres – quelle que soit leur nature – qui, dans le sens littéral des termes, puaient du bec. Ces becs dégageaient de puissants et écœurants effluves iodés. Je revois leurs yeux glauques, sans paupière, leur épiderme gluant, visqueux, qui émettait de surprenantes fulgurances colorées, qui miroitaient, étincelaient et pulsaient de centaines de taches luminescentes mouvantes et bariolées tandis qu’ils m’extirpaient de la capsule. Comme si ces changements permanents et pulsatiles de couleurs exprimaient des émotions. Ces créatures, aussi intelligentes qu’elles paraissent, sentent la marée.
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Maintenant, je suis toujours reclus, enfermé, en une captivité que je puis qualifier de douce. J’éprouve une certaine reconnaissance envers ces monstres : ils m’ont tiré de ma capsule, cette capsule où l’enfermement, la claustration, me faisaient suffoquer. Ils m’ont étudié, analysé, certes, mais ne m’ont pas euthanasié pour me disséquer. Ils m’ont fait grâce, si seulement ce sentiment n’est pas étranger à leur psychologie. Autant pénétrer les pensées d’une moule. Hélas, mon nouveau confinement le sera à vie… Je suis enfermé dans une sorte de cage de verre, à moins que cela soit du plexiglas ou du cristal, une cage devant laquelle d’innombrables entités, toutes pareilles à celles qui me tirèrent du module Tombaugh, défilent, passent et viennent se repaître du spectacle obscène du phénomène de foire encagé que je suis devenu, chevelu, barbu, blanchi, chenu, nourri çà et là de fruits de mer aussi fragrants que mes spectateurs et admirateurs innombrables. Leurs tentacules s’agitent en tout sens alors que les chromatophores de leur peau scintillent de mille brillances nacrées exprimant ravissement, curiosité, émerveillement, étonnement ou répulsion envers l’autre, l’alien, celui qui n’est pas comme eux. 
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Je mourrai captif, confiné, dans ce que je suppose être un zoo d’une Terre d’un lointain avenir. Car je suis bien sur Terre, comme en témoignent les végétaux tropicaux parfaitement reconnaissables agrémentant ma cage, une Terre sur laquelle non pas vingt ans, mais vingt millions d’années se sont écoulés alors que j’étais tranquillement encapsulé dans l’outre-espace. Sacrée erreur de calcul, à moins que Houston m’ait berné comme on berne tous les cobayes ! Peut-être qu’en leur magnanimité, ces calmars géants surdoués, ces Architeuthis,
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 ces fils du Cthulhu de Lovecraft,
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 ayant succédé à l’espèce humaine après son inéluctable extinction, me réserveront une destinée post-mortem, empaillé ou plongé dans quelque bocal d’alcool préservateur, ultime avatar de mon confinement, exposé dans un de leurs muséums d’histoire naturelle, si toutefois il en existe en l’ère « calmaroïde » ou « céphalopodocène » supposée. Il y a devant ma cage un panneau tracé dans leur langue faite de taches colorées mouvantes indéchiffrables. Qu’ont-ils écrit à mon propos ? Monstre exotique ? Fossile vivant ? Relique humaine ? Créature antédiluvienne ? Aberration tératologique ? Ah, si seulement ils pouvaient comprendre ce qu’à l’instant j’ai envie de crier ironiquement à leur triste figure de ma voix chevrotante de vieux miraculé :
BIENVENUE SUR LA TERRE APRES L’HOMME !

A Rod Serling, Fredric Brown et Pierre Boulle.
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Christian Jannone.

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