samedi 24 novembre 2018

La Conjuration de Madame Royale : chapitre premier 3e partie.


Emmitouflée dans ses hardes, la jeune aveugle quêtait son amie. De sa canne noueuse, renonçant à sa sébile, elle errait, tâtonnant dans les ruelles sordides, hélant les badauds qui, tel l’hôpital, se moquaient de la charité. Elle levait son visage hâve, encadré de longues mèches de lin, son regard de chlorose et d’eaux mortes suppliant les passants.
« Marianne, avez-vous vu Marianne ? »
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Telle était la supplique de la jeune mendiante.
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 Le progrès induit par les modifications technologiques apportées par le comte di Fabbrini avait glissé sur elle. Sa longue jupe à l’ourlet fangeux traînait dans les immondices. Nulle réponse depuis ce matin. Le froid la rongeait, lentement, progressivement, insidieusement. L’onglée s’insinuait sournoisement en ses doigts gourds, incapables de lutter contre les engelures. Elle tentait de les réchauffer, soufflant avec constance une haleine vaporeuse sur ses mains dérisoirement gainées de chiffons infâmes dont on ne pouvait plus déterminer ni l’étoffe, ni l’usage primitif, ni l’origine, à moins que ces débris, ces résidus, provinssent de quelque chiffonnier de cinquième catégorie.
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Aveugle née, Aude Angélus errait dans les pires quartiers de Paris, survivant vaille que vaille, glanant quelques ordures ou restes d’arlequins, complaisamment jetés des gargotes et tapis-francs à l’attention de celle qui était moins considérée qu’un chien auquel on offre un os à ronger, rassasiant à peine son estomac grondant, criant famine.
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 A treize ans, elle n’avait rien connu d’autre que ce que l’on nommerait les misères. Aude ignorait l’origine chrétienne de son nom. Sans doute avait-elle été trouvée à l’heure de l’angélus du soir, enfant naturelle du tourniquet, du guichet coulissant, de l’abandon de masse, abreuvée très tôt au lait pourri, corrompu d’un sein flétri, tari, vieillie à treize ans par les épreuves et par les privations. Sa seule amie se nommait Marianne Peusol, fille de la faim tout comme elle, marchande ambulante de pains chauds comblant les entrailles des rares personnes pouvant s’acquitter d’un jaunet à l’effigie du nouveau souverain, l’usurpateur désacralisé Napoléon premier.
L’on sait que les aveugles voient à leur manière, percevant par le toucher, mais surtout par une sensibilité préservée aux lueurs, aux éclairages vagues, à condition qu’il ne fasse point nuit, et que le quartier où ils se déplacent soit suffisamment pourvu par Phébus. Jamais les ténèbres ne sont complètes en leur cerveau qui mémorise les volumes les plus aléatoires et symboliques, apte à une restitution, écririons-nous, virtuelle, des trois dimensions de l’espace d’Euclide.
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 Seule manque en eux la perception des couleurs, qui demeurent de pures abstractions, surtout pour les nés sans vue aucune telle notre fillette. Sinon, ils ne se meuvent et vivent qu’en un camaïeu uniforme et désespérant de noir et de gris. Or, présentement, ni l’hiver, ni l’étroitesse des sentines bourbeuses, mal pavées, où Aude Angélus recherchait son amie de quatorze ans, ne lui permettaient de percevoir d’autres choses que des silhouettes brumeuses informes, amorphes, quoique ses doigts, aussi gelés qu’ils fussent, pussent toucher les étoffes ou les figures des passants qu’elle appréhendait, et effleurer quelques aspérités de pierre cariée d’immeubles de rapport, aux façades sordides, cloaqueuses, noirâtres des nouvelles fumées industrielles d’une Cokeville
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 initiée par la nouvelle industrie d’armement (les fabriques et fonderies au coke se multipliaient à la périphérie des barrières de l’octroi) mais aussi moussues d’une pourriture verdâtre trahissant leur humidité. Aude souffrait de lésions aux jambes et aux poumons.
Adonc, elle tâtonnait depuis tantôt une heure, perdue dans le dédale du faubourg Saint-Antoine, ce Whitechapel de la France, là où eût dû émerger puis périr en 1795 la sans-culotterie de l’autre Histoire. 
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Marianne lui avait dit partir à la rencontre du magnifique cortège du nouveau roi, qui en toute solennité, avait projeté de visiter son peuple, en des artères centrales dont elle ignorait tout, près du Palais Royal et des Tuileries, sa résidence. Ne voyant pas, Aude ne lisait point les plaques faïencées sur lesquelles s’inscrivaient les noms des rues, plaques rendues obligatoires par une ordonnance royale toute récente. Aussi Aude hélait-elle la moindre forme humaine vague par elle perçue, demandant en quelle rue elle marchait. De même décrivait-elle aux silhouettes qu’elle croisait non les traits, non l’aspect visuel de Marianne, mais ses odeurs, aussi immondes qu’elles fussent, la texture de ses haillons, celle des mèches batailleuses de ses cheveux pouilleux émergeant de sa coiffe aux tavelures proverbiales, le grain de sa peau, puisqu’elle parvenait à éprouver jusqu’à la forme des pores de ses mains ou du liseré de ses joues rougies par la froidure et marbrées par la crasse. Ce tableau des facultés sensibles compensatrices développées par notre indigente serait incomplet si nous n’y ajoutions l’ouïe. Aude bénéficiait d’une hyperesthésie auditive. Douée, elle était capable d’identifier chacune des espèces tombant et tintant dans sa sébile sans même les toucher. Elle les reconnaissait, les nommait à leur bruit, celui-ci différant selon le métal qui les constituait, billon, argent ou or. Le toucher confirmait ces évaluations en éprouvant matière, poids et usure des pièces en leur gravure et en leur tranche. Aude était aussi experte à déceler la fausse monnaie ; nul ne parvenait à la tromper, à abuser sa confiance en l’aumône des âmes charitables. Si par malheur on la grugeait, elle marmottait quelque malédiction à l’encontre de la personne coupable.
De même, qu’elle vaquât nu-pieds ou chaussée de sabots, les vibrations du sol la renseignaient sur sa nature, sur la matière même du pavage, parfois porphyrique, souventes fois gréseux, sur les types de terre, de boue, d’ordures, sur lesquels elle marchait. Lorsqu’elle usait de sa canne d’aveugle, c’était non point par exclusive pour repérer l’obstacle, mais par-dessus tout afin qu’elle en déterminât la matière, vivante ou morte, acheiropoïète ou vile, noble ou sommaire, qu’elle fût en torchis ou en pierre de taille, en marbre ou en bois. Cette canne, elle la pointait en avant, avec constance, au risque d’embrocher quelqu’un. A la sonorité mate, pleine, molle ou creuse que le matériau rendait au choc, sa cervelle analysait promptement les éléments solides ou autres formant ce qui entravait sa progression urbaine. Il ne lui restait qu’à nommer la chose, à la qualifier. En cela, son vocabulaire était d’une richesse inouïe.
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A ce régime, il était inévitable que son bâton heurtât un drôle, et qu’elle fît une mauvaise rencontre. Malgré ses guenilles puantes et décolorées à l’effilochement conséquent, Aude était à la convenance de ce personnage, un de ces nouveaux élégants en carrick, aux manches de dentelle ostentatoires, à la veste étriquée tout en dorures, à la culotte étroite, gansée, à la manière des matadores ou toreros. Sa vêture exhalait une fragrance musquée, une exhalaison désagréable, presque hircine, de civette : c’était pourquoi on appelait ces représentants de la nouvelle jeunesse dorée enrichie par la spéculation et par l’essor de l’industrie militaire, les muscadins. Ce qualificatif n’était nullement usurpé. 
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Or, l’homme, non content d’exhaler son musc, était également ivre. La jeune mendiante sans défense constituait pour lui une proie facile, une occasion rêvée de trousser et violenter une fille sans bourse délier. Sa main droite se plaqua sur la bouche d’Aude tandis que la gauche commençait à relever ses jupes sales afin de pouvoir l’entreprendre tout son saoul. Ce fut alors, qu’en un sursaut d’énergie, la misérable enfant aux yeux éteints parvint à mordre un doigt du dépravé avant de hurler : « Marianne, à moi ! »
L’agresseur se trouva désarçonné par ce cri. Ce prénom, il venait de l’entendre, quelques instants auparavant, lorsqu’il avait confié à une fillette, une miséreuse marchande ambulante, la garde d’une carriole attelée d’une haridelle famélique, arrêtée à la rue Saint-Nicaise en laquelle devait passer le convoi officiel napoléonide. Il balbutia :
« Que dis-tu ? Marianne ? »  
Au même instant, en un hôtel particulier, une jeune élégante masquée à la silhouette tout en grâce rongeait son frein. Elle avait déganté sa main droite diaphane, d’une finesse exquise, jetant négligemment sur un fauteuil capitonné de damas vert printemps et de chintz un long gant de suède d’une nuance bleu glacier. Sur une cheminée de marbre, aux bûches crépitantes, à demi cachée par un pare-feu en toile de Jouy
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 aux motifs floraux, une pendule à cariatides dorées, à l’effigie des Trois Grâces, sonna les trois heures. L’inconnue, vêtue d’un spencer de nankin recouvert d’un mantelet de mérinos et de vigogne, prisait avec nervosité un tabac blond qu’elle extrayait par pincées d’une tabatière sur le couvercle de santal de laquelle étaient dessinés les profils silhouettés des enfants de France, selon un procédé mêlant le pantographe, le physionotrace
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 et les ombres chinoises, prolongeant une mode répandue au règne précédent. Elle négligeait la pendule, préférant consulter, de temps à autre, un oignon Breguet à gousset, sorte de chronomètre, dont la forme était copiée sur celle des premières montres de poche du temps de François premier, mais dont toutefois l’artisan franc-comtois avait substitué aux aiguilles classiques des allégories de la mort fauchant les êtres. Cette consultation effectuée, l’heure de la pendule étant confirmée, notre inconnue replaça la montre en son réceptacle, c’était-à-dire dans le gousset de son gilet de casimir à l’ambiguë androgynie, brodé de motifs liliaux, vêtement dont les revers, comme il était d’usage en ce temps, émergeaient par-dessus ceux du spencer, s’y superposant avec harmonie.
Elle rajusta sa coiffe, ses cheveux poudrés avec délicatesse, devant une psyché. Lors, quelqu’un toqua à la porte.
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« Entrez donc. » fit-elle d’une voix déjà entendue en ces pages.
Une jeune femme d’une minceur coruscante s’introduisit dans ce salon, non sans hésitation, comme si la qualité de la personne masquée l’eût intimidée. Ne se contentant pas d’une révérence, d’une courbette prouvant son infériorité, son rang moindre, elle effectua une génuflexion démonstrative aux pieds même de l'inconnue, allant jusqu’à baiser l’ourlet de ses jupes, puis la main dégantée qu’elle lui tendit, comme s’il se fût agi d’apposer ses lèvres sur l’anneau de quelque Monseigneur ou Eminence.
Cette juvénile servante (à moins qu’elle fût d’une qualité tout autre), balbutia :
« Votre altesse royale… Qui vous savez est arrivé et vous attend. »
De sa voix douce, cependant nuancée de quelques inflexions altières, celle dont nous commençons à deviner l’identité répliqua :
« Félicitée, ma mie, ne soyez point trop démonstrative. »
Adonc, elle l’embrassa, au mitant de l’ourlet rosacé de sa bouche pourprine, comme on le ferait d’une amante… donnant ainsi quelque fondement aux réserves, aux critiques, du comte de Provence.
Mais il est temps pour nous d’esquisser le portrait physique et psychologique de la nouvelle venue en quelques traits de plume, comme l’aurait écrit le grand Alexandre Dumas.
Félicitée Flavie de la Batellerie était tout juste âgée de dix-neuf ans.
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 De toute sa jeune figure non masquée irradiait une expression candide. La nacre de sa carnation virginale se rehaussait aux joues d’une nuance rosée que jaspait quelquefois un soupçon d’irritation lorsqu’elle pensait avoir fauté. Félicitée apparaissait à la semblance d’un laque japonais, d’un céladon si gracieux, si fragile, si délicat, qu’on eût craint qu’un ténu choc la brisât. Elle était toute petite – cinq pieds à peine. Sa menue silhouette se refusait à la nouvelle mode : c’était là un choix politique, bien que l’ancienne coupe des robes de cour ne l’avantageât point, tant elle était conçue à l’origine pour des dames aux courbes généreuses, à la gorge épanouie, au châssis fort fécond, aux perruques vertigineuses rehaussées de ridicules et confondants trois mâts, maquettes de vaisseaux fameux, aux sabords très bien pourvus en  bouches à feu, cependant impuissants face à la guerre sournoise, menée en profondeur, par les nouveaux submersibles que di Fabbrini avait imposés à la flotte française.
A l’albâtre de son épiderme s’ajoutait l’azur des yeux ; à ce même azur opalescent les boucles de blé mûr de sa chevelure, nuancée çà et là de mèches lumineuses, iridescentes lorsque Phébus les effleurait, d’un lait rubescent et soyeux presque vénitien.
Dame de compagnie de Madame Royale depuis près de deux ans, Félicitée appartenait à cette petite noblesse du bocage, toute dévouée à la cause légitime. Parmi les dernières de la race des orphelines de Saint-Cyr, la faveur du trône l’avait remarquée in extremis en les derniers mois du règne de Louis XVI, à l’occasion d’un compliment adressé à celui que Napoléon allait pousser bientôt à l’abdication et à l’exil. Félicitée s’était acquittée avec brio de cette tâche, récitant ledit compliment d’une voix cristalline aux troublantes inflexions impubères. Provence, Artois, mais point la reine, s’étaient opposés à cette surprenante faveur, jugeant qu’en la toute jeune fille transparaissait une tendance à l’androgynie ; aussi redoutaient-ils que Madame Royale s’entichât d’une espèce de favorite, tel Luynes avec Louis le Juste, ou plutôt telle la chaste nymphe Callisto avec Zeus. Le dieu était parvenu à la séduire en usant d’un artifice saphique. Et il était arrivé qu’on surprît quelquefois Madame en son intimité du lever en douce compagnie ambiguë ; toutes deux, bien charmantes, vêtues de leurs seules chemises de nuit ou déshabillés, devisaient poésie et beaux–arts, échangeant mots d’esprit et charades. Il était vrai que Mousseline la sérieuse s’ennuyait fort d’un époux imposé récemment, un époux au degré de parenté que l’Eglise eût pu prohiber, son propre cousin Angoulême.
« Inintéressant », prétendait-on qu’elle eût murmuré à sa mère. Se désennuyer avec Félicitée ne l’offusquait nullement. A la cour de Versailles, on avait connu bien pis, bien plus grand libertinage. Cependant, Napoléon et ses officines se doutaient de cela ; en secret s’imprimaient des libelles impulsés par le nouveau monarque, libelles brodant sur l’inconduite supposée de la progéniture de l’ancien couple royal. Galeazzo di Fabbrini avait collaboré en personne à la rédaction de ces torchons infâmes, emplis d’obscénités diffamatoires, contant par le menu détail scabreux les bacchanales des enfants de la couronne, en des propos prétendument rapportés par la bouche du spectre du bonhomme Buvat[1], revenu d’entre les morts et témoin de ces forfaits. Le comte transalpin connaissait à la perfection l’histoire du règne de Louis XVI et de la révolution qui s’en était suivie dans l’autre cours du temps. Il avait souvenance du procès de la reine, des fameuses accusations d’inceste avec le Dauphin proférées par Hébert,
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 mais aussi de la soi-disant conspiration des anandrynes où Marie-Antoinette avait « comploté » avec ses « amantes » Polignac et Lamballe à l’instauration du pouvoir absolu des femmes. Napoléon ne se privait pas d’arroser les capitales de l’Europe de ces brochures indélicates, imprimées à tout-va au Brabant récemment annexé, ou bien à Amsterdam, brochures troussées de dessins hideux, comme autant de tracts du futur. L’on prétendait que le pape lui-même les avait lues.   
Cependant, on se trompait sur l’apparence frêle de Félicitée : comme sa maîtresse, elle rêvait action, coup d’éclat. Son sang bouillait, s’impatientait, ardant face à l’inconcevable : la déchéance des Bourbon. De fait, dévouée jusqu’au sacrifice à la cause, la jeune fille maniait autant les pinceaux, le fusain, que le pistolet ou le fleuret car elle avait conjointement suivi les cours d’Elizabeth Vigée Le Brun et de Saint-Georges, avant qu’il ne mourût quelques mois avant que ne commence cette histoire. Dame de compagnie et d’atours, chambrière, suivante, garde du corps, favorite, amante peut-être : Félicitée apparaissait plurielle, polyvalente, même polysémique.
Après une caresse discrète à la main de la belle, Marie-Thérèse Charlotte de France articula les mots suivants :
- Veuillez introduire Monsieur de Kermor.
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- Bien, Madame.
Madame cette fois-ci, et non plus votre altesse, tout comme Monsieur en d’autres circonstances et présences, puisque tel était son titre exact, sa qualification protocolaire.
Félicitée ouvrit l’huis après une seconde révérence. Un jeune homme, masqué de cuir comme Mousseline, fit son entrée, non pas en habit de cour et perruque, mais revêtu en sportsman d’un carrick et chaussé de bottes de cavalier à revers. Le premier geste qu’il fit fut d’ôter le loup devenu inutile, geste que s’empressa d’imiter Marie-Thérèse.
« Aucune mouche ne m’a suivi, Madame », dit-il, avant l’agenouillement et le baisemain d’usage.  
« Monsieur de Kermor, reprit la princesse après qu’il se fut redressé, les circonstances calendaires exigeaient que nous portassions ces masques afin de préserver notre incognito. Mardi gras aujourd’hui ; bientôt sera carême. Lors, cacher notre visage eût été impossible.
- Je n’ai point aperçu tant que cela dans les rues des personnes masquées et costumées. La populace manifeste à l’égard du nouveau monarque – pardonnez-moi, Madame, l’usage de ce terme – un sentiment d’ambivalence, partagée qu’elle se trouve entre l’adulation et la crainte. La Bastille est toujours là ; les lettres de cachet de même. Ce qui change, ce sont les méthodes de la police, avec ce défroqué, ce scandaleux Fouché, cet homme de rien. La mode est à la délation, à la dénonciation des opposants, des tièdes, aux lettres anonymes, aux ravens (ce mot d’anglomanie désignant les « corbeaux » ou délateurs dans la bouche de Maël de Kermor). Un régime terroriste s’instaure sous nos yeux.  De fait, ni l’atmosphère, ni l’humeur ne sont à la fête, bien que Napoléon doive ouvrir le carnaval en se montrant au peuple…
- …d’où notre choix d’agir dès aujourd’hui. Le piège est-il tendu ?
- Vos plans, nos plans, ont été scrupuleusement respectés. Dans un couple d’heures, Louis XVI recouvrera le trône abandonné pour l’oppresseur. »
Toute coite, Madame Royale ne répliqua pas. Son regard démasqué se porta vers la bibliothèque peuplant ce salon de livres de piété. Car l’essentiel des volumes dont les maroquins plus ou moins défraîchis occupaient les rayonnages étaient pieux, voire mystiques. La patristique disputait sa place aux sermonnaires, Mabillon à Massillon,
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 maître Eckart aux artes moriendi, Jeanne de Chantal à L’Imitation de Jésus-Christ. Le voltairien ou libertin repenti propriétaire de ces œuvres, en zélé catéchumène de la cause royale légitime, presque sanctifiée, avait voulu affirmer ainsi son nouveau jansénisme, sa santa fe, son adhésion au parti des dévots, en épigone de la Compagnie du Saint-Sacrement qui exécrait le carnaval. Cet homme suivait les pas de Monsieur, comte d’Artois, converti de fraîche date à la foi fondamentale, l’heure n’étant plus à l’ancien libertinage de la cour de Versailles, mais à l’égrenage des grains du chapelet, à la prière pour le retour du vrai roi en l’exil doré. Cependant, d’autres livres témoignaient de l’émergence d’une opposition lettrée ; de nouvelles plumes avaient signé ceux-là, patronymes non encore célèbres, mais dont la gloire viendrait sans doute une fois Napoléon éliminé : Madame de Staël, Benjamin Constant, Maine de Biran,
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 Cabanis et Destutt de Tracy. Tous élaboraient une pensée neuve, libérale, constitutionnelle, ouverte, idéologique, prônant le passage à une monarchie tempérée à l’anglaise en même temps favorable à une économie libre.
Marie-Thérèse de France fut prise d’un frisson de délice. Son échine sentit l’effleurement d’un souffle glacé, comme si le fantôme du bonhomme Buvat l’eût frôlée. La machination réussirait et la restauration était en marche.
Etrangement, Napoléon eut la même sensation alors qu’il prenait place dans la voiture royale. Ce souffle frais avait non point touché le dos, mais la nuque, tandis qu’en ses oreilles, ivres jusqu’à l’assourdissement, redoublait la batterie des tambours virtuels de tantôt. Il crut qu’un couperet chutait, qu’on lui tranchait la tête. Sa figure devint livide. Le pressentiment que quelque chose se tramait peupla sa conscience. Ceux qui l’accompagnaient perçurent ce changement.
Faute d’une famille royale, le nouveau souverain devait pour l’instant se déplacer avec ses principaux ministres dits d’Etat, tout particulièrement le chancelier et garde des sceaux Cambacérès, le ministre des affaires extérieures Talleyrand, le chef de la police Fouché et Carnot, responsable de la guerre. Napoléon avait aboli les secrétariats d’Etat, leur substituant des ministères de plein exercice. Cependant, celui de la marine, d’Entrecasteaux – qui, en cette chronoligne, n’avait pas péri dans le Pacifique en 1793 – se trouvait subordonné à Carnot et Bernadotte, pour rappel chef d’Etat-Major tandis que la charge de secrétaire d’Etat à la Maison du Roi avait été proprement supprimée depuis le rapatriement de la cour aux Tuileries. Faisant fi de tout protocole, l’éminence grise, Galeazzo, était aussi dans la voiture.
Se posait déjà avec acuité la question dynastique. Napoléon ne pouvait se contenter de passades et d’amantes, comme Désirée Clary
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 ou Madame de Beauharnais. En ce monde parallèle, l’époux de la dernière nommée avait refusé le détrônement de Louis XVI et parti sur les brisées de Condé, avec armes et bagages, il essayait, en qualité de général, de constituer une armée outre-Rhin destinée à permettre la restauration des Bourbon. Napoléon avait chargé Talleyrand de négocier une union avec une princesse allemande, sachant que les chancelleries, sur le qui-vive, se préparaient à une guerre contre l’usurpateur à leur risque et péril. Les espions pullulaient, quitte à sacrifier leur vie pour vendre les secrets des armes d’avant-garde à l’Angleterre, l’Autriche ou la Prusse. L’Empereur François et le roi Hohenzollern Frédéric-Guillaume III,
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 qui ne régnait que depuis trois ans, faisaient preuve d’hésitation, de pusillanimité, n’osant risquer l’intégrité territoriale de leurs Etats, face à la supériorité militaire indéniable du nouveau conquérant. Restait le tsar, le médiocre Paul.
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 Une conjuration se nouait, afin qu’il fût renversé et remplacé par son fils Alexandre. Paul avait beau jurer par la Prusse, il ne pourrait davantage aligner de régiments crédibles, les vieux fusils à pierre les désavantageant devant les mitrailleuses et canons chargeables par la culasse équipant les troupes napoléonides. 

A suivre...

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[1] Ce personnage, présent dans le roman d’Alexandre Dumas Le chevalier d’Harmental, permit de déjouer la conspiration de Cellamare sous la Régence.

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