jeudi 28 juin 2018

Café littéraire : la Moustache.


Café littéraire : La Moustache.

Par Christian Jannone.
(le présent texte est une réécriture actualisée d’un article rédigé en 2006)

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Un roman d’Emmanuel Carrère, publié pour la première fois aux éditions POL en 1986, réédité au format de poche chez Folio dès 1987. Ce livre, comme d’autres d’Emmanuel Carrère, a fait l’objet d’une adaptation cinématographique remarquée, due à l’auteur lui-même, en l’an 2005. Il était interprété par des comédiens de talent : Vincent Lindon,
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 Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric et Hippolyte Girardot (que du beau monde !).
Les deux versions, livre et film, m’ont grandement intéressé tant La Moustache brasse des thématiques multiples, dignes des meilleures œuvres fantastiques et de science-fiction.
Le choix porté par le café littéraire sur ce singulier roman d’Emmanuel Carrère, outre le fait qu’il prouve une grande ouverture sur la diversité des tendances de la littérature contemporaine, m’inspire diverses réflexions au sujet d’une forme de transgression des lois et des thèmes de l’écriture classique, disons réaliste et rationnelle.
Francis Berthelot, dans un volume désormais malheureusement indisponible paru au début des années 2000 dans la collection Folio SF, ouvrage intitulé Bibliothèque de l’Entre-Monde, dresse un panorama d’un genre littéraire à la fois transgressif, pluriel et difficile à préciser : la transfiction. Il faudrait certes actualiser cet ouvrage, le rééditer complété, car depuis sa rédaction, nombreuses sont les œuvres transfictionnelles marquantes à avoir paru, comme (pour nous limiter au domaine américain) Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth, Maudits de Joyce Carol Oates
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 ou encore 4 3 2 1 de Paul Auster. Côté français, je pourrais citer par exemple Le Chemin du Diable de Jean-Pierre Ohl, injustement boudé par la critique, Notre Château d’Emmanuel Régniez ou les romans de Jacques Abeille. Côté britannique, je songe à Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro, d’ailleurs traité dans un récent café littéraire.
Qu’est-ce donc que cette transfiction-là ? Il s’agit d’une littérature passerelle, transversale, transgenre (sans connotation sexuelle), décloisonnante. Elle mélange littérature classique, fantastique, SF et leurs sous-genres. Divers auteurs de la grande littérature « classique » empruntent au fantastique et à la SF des thèmes, des procédés d’écriture, tandis que de leur côté, des auteurs trop hâtivement enfermés et restreints dans ce que certains critiques et exégètes ont qualifié de paralittérature s’efforcent de transcender les genres en utilisant, pour leur part, les recettes de la littérature générale. Le plus gratifiant me semble être l’annexion dans des collections de poche « normales » de certains chefs-d’œuvre de la science-fiction, comme Ubik de Philip K. Dick. Inversement, un auteur jusque-là imprimé dans une collection de poche généraliste, Jacques Abeille, peut se voir « muté » ailleurs : ainsi Les jardins statuaires qui viennent de passer de Folio à Folio SF. De nouvelles maisons d’édition, comme Le Tripode, se spécialisent dans la transfiction, la singularité, l’inclassable… ce que l’on désigne comme OVNI littéraires.
On s’aperçoit qu’à la lecture du recueil de Francis Berthelot, même actualisable, que la transfiction, le transgenre littéraire, furent pratiqués par une part non négligeable des plus grands auteurs contemporains. Citons entre autres Ismaïl Kadaré (Le Palais des Rêves),
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 Franz Kafka (Le Procès), Mikhaïl Boulgakov (Cœur de chien), Leo Perutz (Le Cavalier suédois), Ferenc Karinthy (Epépé), Julien Gracq (Au Château d’Argol) etc. Je n’oublie pas, bien sûr, Italo Calvino, Dino Buzzati, Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares. Le réalisme magique s’agrège aisément à mon propos. Il s’avère que la transfiction embrasse de nombreuses aires de la création littéraire dans de nombreux pays, allant jusqu’à constituer une des ossatures de la littérature contemporaine mondiale des XXe-XXIe siècles. Les auteurs hispanophones – en particulier les latino-américains – et ceux d’Europe centrale et orientale figurent parmi les plus remarquables du lot. Du côté français et belge, malgré le cartésianisme, l’héritage du surréalisme, de Jules Verne et des auteurs romantiques (Hoffmann, les premières œuvres de Balzac), a été déterminant. En France, un auteur venu de la SF s’adonne avec bonheur à la transfiction : Antoine Volodine, par ailleurs marqué par la pluralité des hétéronymes littéraires, tel Fernando Pessoa. Il existe bien des écrivains inclassables, brasseurs de genres littéraires : Jean Echenoz, Eric Pessan et son remarqué Cela n’arrivera jamais (2007) où intervient le palais des Destinées de la Théodicée de Leibniz, Christopher Priest, Timothy Findley, Jasper Fforde, Thomas Pynchon, Luca Masali (hélas fort peu traduit ces derniers temps) et Valerio Evangelisti (je considère Cherudek, réédité aux éditions la Volte, comme son chef-d’œuvre). Que dire enfin du renouvellement du gothique par Joyce Carol Oates et Tim Powers ou encore de la nécessaire redécouverte de tout le pan science-fictionnel de la production roborative de la grande Doris Lessing (grâce, encore, aux éditions La Volte) ?   
Pour en revenir à La Moustache d’Emmanuel Carrère,
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 ce dernier me paraît jouer avec les paradoxes et les lois mathématiques, pour déboucher sur un surréel angoissant (la fin du roman s’avère particulièrement atroce). L’auteur par de la pire banalité (afin de se moquer de certains romans nombrilistes ?) pour déboucher sur une déconstruction époustouflante. Enumérons ce que j’ai décelé dans l’ouvrage :
La théorie du chaos : un personnage rase sa moustache. Petit fait banal, conséquences incalculables et imprévisibles.
L’effet entropie : seconde loi de la thermodynamique de Carnot (XIXe siècle)
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 : augmentation du désordre au fur et à mesure que l’on avance dans le roman (rejoint la théorie du chaos).
Le principe d’incertitude : il s’agit de la mécanique quantique de Werner Heisenberg :
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 on ne sait plus où l’on va aboutir (il y a imprédictibilité de l’action) : lorsque le héros croit avoir échappé au complot ou à l’internement, il se retrouve dans une situation encore plus déconcertante (dernières pages du roman, après le séjour à Hong-Kong) qui évoque les fameuses boucles de néant ou boucles temporelles : le serpent Ouroboros du bestiaire fantastique de Borges.
Les univers parallèles : théorisés entre autres par le physicien et mathématicien Hugh Everett (1930-1982) :
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 l’incertitude de l’action non déterministe débouche sur la multiplicité des pistes et des possibles, sur une arborescence diabolique.
La paranoïa et la théorie du complot : la thématique paranoïaque est classiquement utilisée par Philip K. Dick. Emmanuel Carrère se la réapproprie. Le héros croit qu’Agnès et tout son entourage complotent contre lui, effacent toutes les preuves de son passé (les photos, son père) pour le déclarer fou et l’interner. Sa mémoire semble s’effacer peu à peu. Ce type de mise en abyme rappelle le fameux feuilleton britannique des années 1960 Le Prisonnier mais également la bande dessinée XIII et un éphémère feuilleton américain du siècle dernier, qui fut un injuste échec puisqu’il ne connut qu’une seule saison : L’Homme de nulle part, avec Bruce Greenwood.
L’uchronie : thème qui complète et parachève celui des temps parallèles, alternatifs. Comme Alain Resnais
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 dans Smoking-no Smoking, Emmanuel Carrère sous-entend que plusieurs réalités sont possibles, potentielles, et cohabitent sans qu’on le sache, sans qu’on en ait conscience. Il s’agit d’une transposition des probabilités mathématiques et justement de Leibniz. Soit, comme chez Paul Auster, une ligne temporelle où le héros a conservé sa moustache, une autre où il s’est rasé avec les divergences croissantes entre les deux pistes. Le continuum spatio-temporel est bouleversé, comme dans la série de films Retour vers le Futur de Robert Zemeckis.
Emmanuel Carrère joue avec les mathématiques : opérateurs de l’algèbre de Boole (le personnage central porte une moustache ou est rasé ; il n’a plus de moustache sauf que pour son entourage, rien n’a changé ; il a une moustache et dans le même temps ne l’arbore pas). : on débouche autant sur la théorie des jeux de John Nash (prix Nobel d’économie en 1994) que sur le paradoxe du chat de Schrödinger en même temps mort et vivant…
De fait, la transfiction, si l’on peut l’écrire, s’enracine dans les fondements mêmes de l’apparition du roman moderne. C’est pourquoi je conclurai sur Don Quichotte de Cervantès, dont la première partie parut en 1605. Miguel de Cervantès
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 fait bel et bien figure de pionnier, caractère évident révélé par la relecture que Miguel de Unamuno
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 donna au début du XXe siècle des tribulations du chevalier à la triste figure. Non seulement Don Quichotte de la Manche
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 apparaît sans conteste comme le premier roman moderne, qui démolit le genre antérieur du roman de chevalerie enraciné dans le Moyen Âge classique et la poésie épique, mais il ouvre la voie à la transfiction, en cela qu’il brasse réel et irréel, onirisme, fantastique et banalité, relecture du monde par le chevalier fou utopiste (il n’y a qu’à relire, outre bien sûr les géants-moulins, la partie consacrée aux tréteaux de maître Pierre, ce marionnettiste dont Don Quichotte détruit le théâtre-simulacre) . Il s’agit là d’un mythe fondateur éclairant valable pour toute la littérature mondiale jusqu’à nos jours.
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Christian Jannone.

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