La journée du mercredi 21 juillet 1976 fut la plus longue, la plus
riche et la plus mémorable de toutes, la plus génératrice de fantasmes
ultérieurs. Le programme de visites de papa prévoyait que nous commencions nos
visites proprement parisiennes par le Musée de l’Homme ou palais de Chaillot. Ces mots étaient évocateurs non point de
quelque chose d’inconnu, empli de mystères, mais d’une pièce de théâtre vue
quelques temps auparavant à la télévision : La Folle de Chaillot.
Qu’y allais-je donc voir ? Des affiches parsemant çà et là les
couloirs du métro eussent pu éclairer ma lanterne : Découvrez tous les peuples du monde avec le Musée de l’Homme. C’était
laconique, mais le sens de la photo de l’affiche, en noir et blanc, était
clair : il s’agissait de piroguiers africains, et l’Afrique avait
constitué l’ossature du programme de géo de sixième. Un musée à connotation
exclusivement géographique m’attendait-il ? Ce fut la surprise absolue de
ma vie. Elle hantera mon subconscient jusqu’à la fin de mes jours.
Lorsque vers les dix heures, nous pénétrâmes enfin en cet antre d’un
savoir inédit, mon cerveau s’emplissait encore des impressions télévisuelles
antérieures à notre départ d’Aubagne, des séries télé que je manquai
présentement, cet épisode d’Au Cœur du Temps
se déroulant à l’époque de Robin des Bois, ce dernier volet de la série
documentaire de TFI du mardi soir Mille
ans de civilisation Maya, réalisée par Jacques Soustelle, du ridicule et
surfait Ali Baba de Jacques Becker
avec Fernandel, diffusé l’après-midi même du dimanche 18 juillet au cours
duquel, en un incident tout à fait mineur, le mégot de cigarette de pépé avait
brûlé, troué, notre protège-nappe en plastique sur notre table de la salle de
séjour. Comment donc ai-je pu tenir une semaine sans télévision alors qu’Au Cœur du Temps, diffusé sur Antenne 2
tous les débuts d’après-midi sauf le week-end, avait constitué un havre, un
exutoire aux persécutions du faux Marc Spitz ?
Les gardiens, dans le vaste
vestibule, déjà spectaculaire, du musée, nous imposèrent de déposer sacs,
parapluies, et appareils photos au vestiaire. J’avais constaté en entrant la
présence d’un second musée limitrophe, complémentaire, comme lové au sein du
même bâtiment, de la même aile, un musée dit de la marine, sûrement intéressant,
me dis-je, sans que je comprisse pour quelle raison papa ne l’avait pas
sélectionné dans son programme. Je fus d’emblée intrigué par une statue
colossale de l’Île de Pâques,
statue appartenant à cette aire exotique des civilisations singulières qui, depuis 1972, enrichissaient notre bibliothèque d’ouvrages mensongers, ésotériques, des collections comme l’Aventure mystérieuse, ces bouquins aux couvertures noires ou rouges, de poche ou non, qui portaient les signatures de Robert Charroux, du faux colonel Churchward avec ses élucubrations sur le continent Mû, de l’imposteur pseudo tibétain Lobsang Rampa (dont, fait incroyable, notre prof de français nous fit étudier un extrait de la Caverne des Anciens, sans qu’elle se doutât de la supercherie !), de Jacques Bergier, d’Erich von Daniken et d’autres encore… Et j’avisai une boutique vendant d’étranges et effrayantes cartes postales, notamment des têtes coupées macabres, naturalisées, réduites, dont les flots de cordes s’extirpant des bouches cousues, operculées, faisaient songer à quelque jaillissement de spaghettis vomis.
Je saisis enfin que nous venions de pénétrer dans un musée à la Tintin, du genre de celui des premières pages de l’Oreille cassée. J’eus grand-peur. Aussi négligeai-je de quémander l’achat de quelques-unes de ces cartes, reproductions horribles de tsantsas Jivaro ou Munduruku
(non point Arumbaya, ces derniers Indiens appartenant à la sphère fictionnelle hergéenne) le regrettant amèrement, avant que, lors de mes retours successifs et multiples, d’août 1987 à avril 2008, je rattrapasse ma bévue, collectionnant tout ce que je pus grappiller de cartes postales extraordinaires du Musée de l’Homme. J’en ai à présent près d’une centaine… disséminées entre Aubagne et Orange.
statue appartenant à cette aire exotique des civilisations singulières qui, depuis 1972, enrichissaient notre bibliothèque d’ouvrages mensongers, ésotériques, des collections comme l’Aventure mystérieuse, ces bouquins aux couvertures noires ou rouges, de poche ou non, qui portaient les signatures de Robert Charroux, du faux colonel Churchward avec ses élucubrations sur le continent Mû, de l’imposteur pseudo tibétain Lobsang Rampa (dont, fait incroyable, notre prof de français nous fit étudier un extrait de la Caverne des Anciens, sans qu’elle se doutât de la supercherie !), de Jacques Bergier, d’Erich von Daniken et d’autres encore… Et j’avisai une boutique vendant d’étranges et effrayantes cartes postales, notamment des têtes coupées macabres, naturalisées, réduites, dont les flots de cordes s’extirpant des bouches cousues, operculées, faisaient songer à quelque jaillissement de spaghettis vomis.
Je saisis enfin que nous venions de pénétrer dans un musée à la Tintin, du genre de celui des premières pages de l’Oreille cassée. J’eus grand-peur. Aussi négligeai-je de quémander l’achat de quelques-unes de ces cartes, reproductions horribles de tsantsas Jivaro ou Munduruku
(non point Arumbaya, ces derniers Indiens appartenant à la sphère fictionnelle hergéenne) le regrettant amèrement, avant que, lors de mes retours successifs et multiples, d’août 1987 à avril 2008, je rattrapasse ma bévue, collectionnant tout ce que je pus grappiller de cartes postales extraordinaires du Musée de l’Homme. J’en ai à présent près d’une centaine… disséminées entre Aubagne et Orange.
Un escalier s’offrit à nous : nous l’escaladâmes. Je partis à la
découverte de la muséographie de la peur,
telle que je la définirai dans une intervention lors d’un colloque organisé
par Monsieur Daniel Denis, axé sur l’aventure, à Marly-le-Roi en janvier 1996,
quinze jours avant que je soutinsse ma thèse de doctorat.
Tout découle du Musée de l’Homme ; tout finira par lui, mythe
créateur intégral, engendreur de rêves fous. Récurrence de mes nuits, dès le 31
juillet 1976 et jusqu’en 2008. Musée autistique par excellence.
Des légions de squelettes anormaux, altérés, s’offrirent à mon regard
de pré-adolescent. C’était la première vitrine de la galerie d’anthropologie
biologique, confrontant nains et géants. Bébé…
le nain de Stanislas Leckzinski, roi déchu de Pologne, dernier duc de Lorraine, beau-père de Louis XV. 90 centimètres environ. On avait logé ensemble ce personnage historique, une dépouille pathologique souffrant d’acromégalie à la mâchoire prognathe, trop ossifiée, et un de ces squelettes ethniques africains, d’une stature de deux mètres, dont la présence « néo-colonialiste » au sein de ce musée serait tant critiquée plus tard.
le nain de Stanislas Leckzinski, roi déchu de Pologne, dernier duc de Lorraine, beau-père de Louis XV. 90 centimètres environ. On avait logé ensemble ce personnage historique, une dépouille pathologique souffrant d’acromégalie à la mâchoire prognathe, trop ossifiée, et un de ces squelettes ethniques africains, d’une stature de deux mètres, dont la présence « néo-colonialiste » au sein de ce musée serait tant critiquée plus tard.
La muséologie n’avait guère évolué depuis la guerre au palais de
Chaillot, et je réalisai l’existence de correspondances architecturales entre
ici et là-bas, c’était-à-dire le palais Longchamp de Marseille,
daté de 1869, parce que j’avais appris qu’un bâtiment du XIXe siècle avait précédé l’actuel entre 1878 et 1937. Aussi, alors que je m’attendais à un musée de taille et d’étendue similaires à celui d’Histoire naturelle de Marseille, quelle ne fut pas ma surprise, une fois la première aile parcourue, d’en enchaîner une seconde, incurvée, avec ses quinconces et rectangles de vitrines ethniques d’Afrique et d’Europe comme étendues à perte de vue, conférant à ce haut lieu de la science et de la résistance française une impression d’immensité et d’infinitude, accentuée par ma perception déformante de gamin à la taille réduite (autour d’un mètre trente-cinq à l’époque). Je savais en outre qu’il y avait un second étage…
daté de 1869, parce que j’avais appris qu’un bâtiment du XIXe siècle avait précédé l’actuel entre 1878 et 1937. Aussi, alors que je m’attendais à un musée de taille et d’étendue similaires à celui d’Histoire naturelle de Marseille, quelle ne fut pas ma surprise, une fois la première aile parcourue, d’en enchaîner une seconde, incurvée, avec ses quinconces et rectangles de vitrines ethniques d’Afrique et d’Europe comme étendues à perte de vue, conférant à ce haut lieu de la science et de la résistance française une impression d’immensité et d’infinitude, accentuée par ma perception déformante de gamin à la taille réduite (autour d’un mètre trente-cinq à l’époque). Je savais en outre qu’il y avait un second étage…
Pour l’instant, sans encore me hâter, je parcourais les successions
d’objets singuliers, de restes humains osseux et autres, de ces crânes de
Descartes, d’enfant édenté d’un an, de Papou etc. Les sujets portaient aussi
sur les parures des corps, sur les déformations rituelles dont ce pied d’un
étrécissement extrême, amputé à quelque hétaïre chinoise, baignant dans une
solution formolée préservatrice, avant que se succédassent sous mes yeux
médusés de multiples créatures terrifiantes.
C’étaient mes tout premiers vrais
fœtus humains, macérant en quelques flacons transparents, étranges,
polyédriques, parallélépipédiques, teintés par des solutions colorées leur
conférant un aspect pellucide, translucide, productions obstétricales
assurément, échelonnées en des âges de gestation s’étendant de la huitième à la
vingt-quatrième semaine, toujours plus grands, à la structure osseuse semi
rougie par le colorant parfaitement visible en transparence, squelettes fœtaux,
inaccomplis, mal ossifiés. D’autres étaient lyophilisés, dépigmentés, tels des
moulages de plâtre.
C’étaient mes têtes authentiques réduites, amérindiennes, au sujet
desquelles papa et pépé s’exclamèrent : « De plus en plus
surprenant ! »
Ce furent, en partie occultées jusqu’à un cauchemar de 1996, les
vitrines consacrées à la momification mondiale, y compris enfantine. Momie
gauloise des Martres d’Artières,
enfant chinook, fardos atroces, sacrificiels, entourés de cordes, d’une teinte terreuse…L’enfant gallo-romain ne me fut révélé qu’en 1997 : je n’avais même pas cherché à connaître la nature exacte de cette relique épouvantable. En face, en compagnie de sa consœur d’Egypte, de fait d’origine éthiopienne, en provenance d’Axoum, se tenait, accroupie, ma toute première momie Inca,
digne de Rascar Capac. Elle arborait de longs cheveux noirs. Ses genoux saillaient, décharnés comme tout le reste de sa personne, alors que, professorale, Jocelyne expliquait que les momies précolombiennes étaient bien moins conservées que les égyptiennes, bien qu’elles fussent plus récentes. Ce fut un spectacle cauchemardesque, dantesque. Encagée derrière sa vitre, tel un trésor inviolable, recroquevillée, elle présentait à mon regard la hideur morbide de son absence de face. Pris d’une fascination en même temps répulsive, je ne pus m’empêcher de scruter, d’observer les moindres détails de ces chairs racornies et macabres, possédé par une hantise de la décomposition communiquée par les fantasmes baudelairiens de Jocelyne. Mon attention se focalisa d’abord sur les jambes et genoux, après que j’eusse appréhendé la silhouette d’ensemble de ce mort au sexe indéfinissable, à la peau grise. Je devinai la survivance des veines mêlées à la musculature, en un effet de dessiccation post-mortem. Je constatai la présence d’étranges marques constellant l’épiderme racorni, réticulé oiseux me rappelant ces grandes meules de fromage en vente dans un vieux Prisunic, aujourd’hui disparu, à l’amorce de la rue de La République de Marseille, dont la sortie donnait presque sur le jardin des vestiges du centre bourse, Prisunic au vieux parterre à carreaux, accidenté, pentu, qui s’achevait par le rayon de la fromagerie et par celui des jouets, avec son panier débordant de ballons colorés et tentateurs. En l’an 1972, j’étais parvenu à m’y faire offrir de rares Donald, neveux et Picsou de western, démontables.
enfant chinook, fardos atroces, sacrificiels, entourés de cordes, d’une teinte terreuse…L’enfant gallo-romain ne me fut révélé qu’en 1997 : je n’avais même pas cherché à connaître la nature exacte de cette relique épouvantable. En face, en compagnie de sa consœur d’Egypte, de fait d’origine éthiopienne, en provenance d’Axoum, se tenait, accroupie, ma toute première momie Inca,
digne de Rascar Capac. Elle arborait de longs cheveux noirs. Ses genoux saillaient, décharnés comme tout le reste de sa personne, alors que, professorale, Jocelyne expliquait que les momies précolombiennes étaient bien moins conservées que les égyptiennes, bien qu’elles fussent plus récentes. Ce fut un spectacle cauchemardesque, dantesque. Encagée derrière sa vitre, tel un trésor inviolable, recroquevillée, elle présentait à mon regard la hideur morbide de son absence de face. Pris d’une fascination en même temps répulsive, je ne pus m’empêcher de scruter, d’observer les moindres détails de ces chairs racornies et macabres, possédé par une hantise de la décomposition communiquée par les fantasmes baudelairiens de Jocelyne. Mon attention se focalisa d’abord sur les jambes et genoux, après que j’eusse appréhendé la silhouette d’ensemble de ce mort au sexe indéfinissable, à la peau grise. Je devinai la survivance des veines mêlées à la musculature, en un effet de dessiccation post-mortem. Je constatai la présence d’étranges marques constellant l’épiderme racorni, réticulé oiseux me rappelant ces grandes meules de fromage en vente dans un vieux Prisunic, aujourd’hui disparu, à l’amorce de la rue de La République de Marseille, dont la sortie donnait presque sur le jardin des vestiges du centre bourse, Prisunic au vieux parterre à carreaux, accidenté, pentu, qui s’achevait par le rayon de la fromagerie et par celui des jouets, avec son panier débordant de ballons colorés et tentateurs. En l’an 1972, j’étais parvenu à m’y faire offrir de rares Donald, neveux et Picsou de western, démontables.
Et je ne me doutais pas que ces motifs épidermiques Inca résultaient
non point d’un reste presque effacé de tatouages – dont la pub Malabar mêlant
Astérix et Obélix parue au Spirou 1997
me rappelait l’innocuité – mais, a contrario, des résultats du
« démaillotage » vandale effectué par les archéologues découvreurs de
mon Inca, qui, sans scrupule, avaient enlevé tous les tissus mortuaires, tous
les bijoux dont se parait ce prince supposé (à moins qu’il se fût agi d’une
vieille femme péruvienne anonyme), ainsi qu’il apparaissait chez l’américaniste
Bergamote lorsqu’il présentait aux héros
effrayés le superbe Rascar Capac diadémé et adonisé de bracelets et pectoraux
divers. Autrement dit, les marques de la peau de ma momie fantasmatique avaient été provoquées par l’impression des
étoffes obituaires, funéraires, de laine de vigogne, d’alpaga ou de lama. Le
seul point commun que désormais partageaient le Capac d’Hergé et ce spécimen
indicible du Musée de l’Homme, c’était la longue chevelure d’obsidienne ou de
jais.
En sa prostration cadavérique roidie, ma momie dissimulait sa triste figure avec ses mains squelettiques.
Je voulais savoir, absolument savoir si
elle arborait comme Rascar Capac la même tête de mort. Je ne cessais de changer
d’angle de vue, de position, sans d’ailleurs que j’eusse chaussé mes lunettes,
chose qu’alors je ne faisais jamais pour d’autres tâches que la lecture et
l’écriture, en classe ou à domicile. Ma déconvenue fut forte : l’Inca de
Chaillot n’avait plus de visage. Sa défiguration informe empêchait de
distinguer la moindre béance orbitale ou nasale. Au contraire, on avait
l’impression d’une peau décollée, aux caractères faciaux devenus indistincts,
comme en une bouillie de gueule cassée de 14-18 déshumanisée, comme en une
greffe ratée de visage effectuée dans l’horrible film de Georges Franju, Les Yeux sans Visage, vu à la télévision
à l’automne 1978, avec une Edith Scob masquée, actrice dont la beauté éthérée
et la maigreur idéalisée m’obsédèrent bien longtemps.
Une musique lancinante, quoique déformée, me trottait par la
tête : j’assimilai avec justesse les momies précolombiennes aux Andes, et
quoi de plus andin que ces flûtes multiples de
Pan que curieusement, Serge Kaufmann avait utilisées dans la musique du Mille Ans de Civilisation maya de
Jacques Soustelle, utilisation orchestrale à outrance avec une erreur
géographique manifeste.
Je me contraignis à regret à prendre congé de cette vitrine ineffable,
à poursuivre ma visite. Cette momie primordiale, je ne l’ai jamais revue. Dès
1987, elle n’était plus là. Dans quelle réserve l’a-t-on entreposée ?
Qu’attend-on pour qu’elle revoie la lumière, pour que les visiteuses et
visiteurs du prochain Musée de l’Homme puissent l’admirer de nouveau, en sa
beauté horrible ? Pièce majeure, incontournable, elle a été de tous mes
songes sur le Musée de l’Homme dès la nuit du 30 au 31 juillet 1976, aperçue,
enfermée dans une cage-écrin flottant dans une irréalité nimbée, réinterprétée,
tandis qu’un groupe folklorique européen, un peu tyrolien, jouait de son bag-pipe près d’une bouche de métro travestie en bouche
d’égout. Elle revint encore, dans la nuit du 12 août 1980, encore deux ans plus
tard jour pour jour, encore, encore… au sein de mille prémonitions affreuses,
pépé en notre compagnie, décédé, avec la tante Nana lui disant : « Tu
ne peux pas être ici, avec nous. Tu es mort. » Ma momie demeura elle-même, tandis que mon subconscient convertissait et transposait les fœtus humains
en autant de figurines de plastique orange, des personnages de Tintin collectionnés en 1973, du temps
de Béatrice, en autant d’oursons en gomme des Dames de France, gainés de moisissures blanchâtres, impropres à la
consommation.
Vint la galerie de préhistoire et la présence incongrue de la célèbre
Vénus Hottentote. Je savais pertinemment – ce, depuis la visite effectuée en
1972 avec papa au Palais Longchamp – que tout muséum d’Histoire naturelle se
respectant (du moins, ainsi interprétai-je pour l’instant la nature intrinsèque
du Musée de l’Homme) devait s’enorgueillir de receler en son enceinte des
collections de préhistoire et de paléontologie humaine. Cependant, j’ignorais
en ce temps que les fossiles humains exposés étaient pour la plupart
inauthentiques, qu’il s’agissait souvent de moulages en plâtre ou en résine,
habilement colorés. Tandis que l’attention de Jocelyne s’appesantissait sur la
réplique de la tombe-fosse de l’Homme de Chancelade,
avec son squelette recroquevillé, je préférais me concentrer sur les successions d’industries lithiques, de la pebble culture au magdalénien, en passant par le moustérien. Que venait donc faire cette statue polychrome de femme africaine fessue de gibbosités conséquentes au milieu de tout cela ? Etait-ce bien une statue ou autre chose ? Je supposai que les graisses accumulées en son postérieur impudique avaient pour fonction d’assurer à cette femme une réserve alimentaire stockée dans le corps en cas de famine (puisque en mon intellect, la corrélation Afrique noire-famines endémiques constituait une doxa indélébile, un truisme, une tautologie, depuis le Biafra et le Sahel, car, chaque fois que je me refusais à finir ce que j’avais dans mon assiette, maman me jetait toujours : « Je t’emmène au Biafra ! » car elle exécrait que je gaspillasse la boustifaille, surtout celle où elle abusait d’ail et d’oignon qui déclenchaient en moi d’irrépressibles nausées, des manies de recracher aussitôt ce que j’avais dans la bouche dès que j’avais identifié la saveur non sapide de ces aulx, liliacées et autres bulbes).
avec son squelette recroquevillé, je préférais me concentrer sur les successions d’industries lithiques, de la pebble culture au magdalénien, en passant par le moustérien. Que venait donc faire cette statue polychrome de femme africaine fessue de gibbosités conséquentes au milieu de tout cela ? Etait-ce bien une statue ou autre chose ? Je supposai que les graisses accumulées en son postérieur impudique avaient pour fonction d’assurer à cette femme une réserve alimentaire stockée dans le corps en cas de famine (puisque en mon intellect, la corrélation Afrique noire-famines endémiques constituait une doxa indélébile, un truisme, une tautologie, depuis le Biafra et le Sahel, car, chaque fois que je me refusais à finir ce que j’avais dans mon assiette, maman me jetait toujours : « Je t’emmène au Biafra ! » car elle exécrait que je gaspillasse la boustifaille, surtout celle où elle abusait d’ail et d’oignon qui déclenchaient en moi d’irrépressibles nausées, des manies de recracher aussitôt ce que j’avais dans la bouche dès que j’avais identifié la saveur non sapide de ces aulx, liliacées et autres bulbes).
Cette Africaine, c’était Saarje Baartman, la Vénus Hottentote,
dont l’érotisme exacerbé m’échappait à tout le moins, moi qui réprouvais le monokini et autres exhibitions déraisonnables. Elle se présentait de profil, et, lisant ce que les panneaux explicatifs comportaient de renseignements anthropologiques et historiques à son sujet, je sus qu’il s’agissait non point d’une représentation statufiée d’une idole gibbeuse, mais d’un moulage pris sur un cadavre… A partir de là, j’ai fantasmé sur cette morte, imaginant que l’intérieur du moule hyperréaliste contenait le squelette, ou, qu’en l’acception ancienne des momies issues du film sinistre vu à l’âge de quatre ans, Saarje Baartman corroborait l’existence de corps naturalisés de glaise, de céramique, de boue séchée, avant que me fussent révélées les plus anciennes manifestations sud-américaines de l’art des momificateurs, à savoir les corps mêlés de terre durcie et de restes organiques des Chinchorros, remontant parfois à 7000 années, soit antérieurs aux dépouilles égyptiennes.
dont l’érotisme exacerbé m’échappait à tout le moins, moi qui réprouvais le monokini et autres exhibitions déraisonnables. Elle se présentait de profil, et, lisant ce que les panneaux explicatifs comportaient de renseignements anthropologiques et historiques à son sujet, je sus qu’il s’agissait non point d’une représentation statufiée d’une idole gibbeuse, mais d’un moulage pris sur un cadavre… A partir de là, j’ai fantasmé sur cette morte, imaginant que l’intérieur du moule hyperréaliste contenait le squelette, ou, qu’en l’acception ancienne des momies issues du film sinistre vu à l’âge de quatre ans, Saarje Baartman corroborait l’existence de corps naturalisés de glaise, de céramique, de boue séchée, avant que me fussent révélées les plus anciennes manifestations sud-américaines de l’art des momificateurs, à savoir les corps mêlés de terre durcie et de restes organiques des Chinchorros, remontant parfois à 7000 années, soit antérieurs aux dépouilles égyptiennes.
Et je vis ensuite des reproductions de l’art paléolithique, des
grottes, des statuettes, la tête de la Dame de Brassempouy, enfin les répliques
des fresques du Tassili des Adjers découvertes par Henri Lothe,
révélant l’existence autrefois d’un Sahara fertile, reproductions agrestes qui assuraient la transition heureuse entre les galeries anthropologiques et celles consacrées à l’ethnographie de tous les continents, à commencer par l’Afrique, le monde arabo-musulman, l’Europe (premier étage), les peuples arctiques, l’Asie, l’Océanie, enfin les Amériques (second étage). Plus mes pas s’aventuraient en ce long couloir courbé, sur les lattes réticulées du parquet, plus je remarquai l’interminable immensité, l’étalage à perte de vue de vitrines. En omettant l’intermède trivial de la nécessité d’uriner aux toilettes, je puis affirmer que je passai des moments extraordinaires à la découverte des Autres, de leur culture, de leur art, de leurs instruments aratoires, de leur musique, de leur religion, dont cette célèbre chapelle éthiopienne, sans que j’aie détecté quoi que ce fût de figé, d’inactuel, en cette exposition, m’émerveillant aux multiples costumes folkloriques, connotés, couverts de parures. L’artificialité de tout cet exotisme déjà révolu en 1976 m’échappa.
révélant l’existence autrefois d’un Sahara fertile, reproductions agrestes qui assuraient la transition heureuse entre les galeries anthropologiques et celles consacrées à l’ethnographie de tous les continents, à commencer par l’Afrique, le monde arabo-musulman, l’Europe (premier étage), les peuples arctiques, l’Asie, l’Océanie, enfin les Amériques (second étage). Plus mes pas s’aventuraient en ce long couloir courbé, sur les lattes réticulées du parquet, plus je remarquai l’interminable immensité, l’étalage à perte de vue de vitrines. En omettant l’intermède trivial de la nécessité d’uriner aux toilettes, je puis affirmer que je passai des moments extraordinaires à la découverte des Autres, de leur culture, de leur art, de leurs instruments aratoires, de leur musique, de leur religion, dont cette célèbre chapelle éthiopienne, sans que j’aie détecté quoi que ce fût de figé, d’inactuel, en cette exposition, m’émerveillant aux multiples costumes folkloriques, connotés, couverts de parures. L’artificialité de tout cet exotisme déjà révolu en 1976 m’échappa.
Pépé réagit à l’entrée des collections européennes : il s’extasia ;
il venait d’identifier une charrette fleurie, qu’il me nomma. Lui aussi
connaissait donc des choses ! Il me dit : « C’est une charrette
sicilienne. »
Cette charrette extraordinaire, maintenant exposée au MUCEM, je
l’adore, je ne puis m’en passer, parce qu’elle symbolise une espèce de
frontière, en tous mes rêves sur le Musée de l’Homme, inlassablement
reparcouru, reconstitué, toujours plus exact au fil des ans, figé à jamais dans
son état du matin du 21 juillet 1976, alors que plus rien de ce qu’il fut en ce
temps n’en subsiste désormais. Au-delà de la charrette sicilienne, tout se
métamorphose, mute davantage, en d’autres horizons : crypte aux momies
romaines pétrifiées de Paléochrétiens d’août 1980, à l’appareil des murs verdi,
escalator remplaçant les escaliers d’accès réels au second étage d’août 1982,
en compagnie d’un autre altiste, Alain S**, pour aboutir à l’extérieur,
transporté en 1878 ou 1889, dans un Paris portant encore les stigmates des
destructions de la Commune, avec des palissades martelées d’affiches
indéchiffrables, des ruines d’immeubles, de monuments, des pavés anciens, aspect
confirmé en 2010 par les peintures de Giuseppe De Nittis, poursuivant une
étrange femme blonde vêtue de noir, à la robe longue à tournure, femme que j’ai
depuis identifié comme étant Charlotte Dubourg, belle-sœur du peintre Henri
Fantin-Latour. Voyage temporel
hétérodoxe.
Papa croyait que le musée fermait entre midi et 2. Il nous fit hâter le
pas. Nous avons bâclé le second étage, dois-je le dire ? Non pas que ce
qui y était exposé ne m’intéressât pas, au contraire. Mon père, en juillet
1976, souffrit de la tendance à tout visiter trop vite, à négliger certains
secteurs, certaines salles, m’obligeant à émettre le vœu d’un prompt retour à
Paris, ce qui fut fait dès août 1977. Je ne manquai rien, mais ne m’attardai
plus nulle part. Je relevai à peine la présence d’un fort puant kayak Inuit, en
peau huileuse de phoque, de masques chamaniques effrayants
provenant de la même civilisation arctique (cela, pour faire simple), de costumes chinois d’opéras anciens, de bijoux d’Inde, de moulins à prières tibétains, d’autres masques encore, Kanak aux nez de nasiques, poutres faîtières de chefferies d’Océanie etc.
Le couloir du second étage représentait un parcours inversé par rapport au premier, aussi aboutîmes-nous à une galerie similaire à celle d’en-dessous, conforme à la conception architecturale du Palais Longchamp, consacrée aux collections amérindiennes, classée, structurée Sud-Nord, de la Terre de Feu au Canada, avec, bien sûr, de nouveau les Incas et autres peuples andins, tous adeptes de la momification.
provenant de la même civilisation arctique (cela, pour faire simple), de costumes chinois d’opéras anciens, de bijoux d’Inde, de moulins à prières tibétains, d’autres masques encore, Kanak aux nez de nasiques, poutres faîtières de chefferies d’Océanie etc.
Le couloir du second étage représentait un parcours inversé par rapport au premier, aussi aboutîmes-nous à une galerie similaire à celle d’en-dessous, conforme à la conception architecturale du Palais Longchamp, consacrée aux collections amérindiennes, classée, structurée Sud-Nord, de la Terre de Feu au Canada, avec, bien sûr, de nouveau les Incas et autres peuples andins, tous adeptes de la momification.
Et je vis la plus célèbre d’entre ces momies, la plus réputée, horrible
chef à tête de mort ligoté, tout en hauteur d’un amoncellement de sœurs
cadavériques plus ou moins putréfiées.
J’appris des années plus tard que ce cadavre avait inspiré Edvard Munch pour sa peinture le Cri, qu’on l’avait fait entrer dans les collections dès 1877, au moment même de l’édification de la première mouture du palais de Chaillot, du Trocadéro, à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. Elle n’était non point Inca, mais Chachapoya, peuple des nuages dont l’existence me fut communiquée et révélée par un documentaire de 1997. Peuple conquis par les Incas, aussi. C’était la seule vedette américaine du musée, exposée en l’ancien musée ethnographique du Trocadéro, témoin « vivant » du bric-à-brac, de la caverne d’Ali Baba du XIXe siècle, mémoire de ces lieux. Maman refusa de s’attarder à ces visions horribles. Mon Chachapoya chauve et notoire eut plus de chance que l’Inca chevelu : je l’ai revu en avril 2008, à l’occasion de l’exposition ultime du Musée de l’Homme, L’Homme exposé. La muséographie tentait de reconstituer maladroitement ce qui n’était plus : l’esprit des galeries d’anthropologie physique de juillet 1976, telles que les anciens, dont désormais moi-même, les avions connues et admirées. La reconstitution des vitrines-mêmes consacrées à la momification faillit réussir à un spécimen près : toutes celles du 21 juillet 1976 s’y trouvaient, en leur fameux face à face : la vitrine des enfants momifiés, désoccultés à la parfin de mes souvenirs dissimulés, enfouis à cause de leur laideur lugubre évocatrice, front à front avec celle des momies adultes, à l’exception de mon Inca perdu à tout jamais, remplacé par le cadavre Chachapoya.
J’appris des années plus tard que ce cadavre avait inspiré Edvard Munch pour sa peinture le Cri, qu’on l’avait fait entrer dans les collections dès 1877, au moment même de l’édification de la première mouture du palais de Chaillot, du Trocadéro, à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. Elle n’était non point Inca, mais Chachapoya, peuple des nuages dont l’existence me fut communiquée et révélée par un documentaire de 1997. Peuple conquis par les Incas, aussi. C’était la seule vedette américaine du musée, exposée en l’ancien musée ethnographique du Trocadéro, témoin « vivant » du bric-à-brac, de la caverne d’Ali Baba du XIXe siècle, mémoire de ces lieux. Maman refusa de s’attarder à ces visions horribles. Mon Chachapoya chauve et notoire eut plus de chance que l’Inca chevelu : je l’ai revu en avril 2008, à l’occasion de l’exposition ultime du Musée de l’Homme, L’Homme exposé. La muséographie tentait de reconstituer maladroitement ce qui n’était plus : l’esprit des galeries d’anthropologie physique de juillet 1976, telles que les anciens, dont désormais moi-même, les avions connues et admirées. La reconstitution des vitrines-mêmes consacrées à la momification faillit réussir à un spécimen près : toutes celles du 21 juillet 1976 s’y trouvaient, en leur fameux face à face : la vitrine des enfants momifiés, désoccultés à la parfin de mes souvenirs dissimulés, enfouis à cause de leur laideur lugubre évocatrice, front à front avec celle des momies adultes, à l’exception de mon Inca perdu à tout jamais, remplacé par le cadavre Chachapoya.
Nous nous précipitâmes au pas de charge vers l’escalier de sortie.
J’eus juste le temps de remarquer une statuette étonnante ressemblant au
fétiche Arumbaya d’Hergé,
une statue assise méso-américaine assez monumentale et un fascinant calendrier Aztèque ou Maya, sculpté de glyphes indéchiffrables par les profanes, qui semblait clôturer le couloir, barrer tout le passage de sa circonférence colossale. A mon grand dam, nous étions allés si vite que je n’aperçus aucun objet propre aux Indiens d’Amérique du Nord alors que les collections du musée de l’Homme étaient réputées pour leurs poupées, leurs coiffures emplumées de chefs et leurs peaux de bisons peintes !
une statue assise méso-américaine assez monumentale et un fascinant calendrier Aztèque ou Maya, sculpté de glyphes indéchiffrables par les profanes, qui semblait clôturer le couloir, barrer tout le passage de sa circonférence colossale. A mon grand dam, nous étions allés si vite que je n’aperçus aucun objet propre aux Indiens d’Amérique du Nord alors que les collections du musée de l’Homme étaient réputées pour leurs poupées, leurs coiffures emplumées de chefs et leurs peaux de bisons peintes !
(à suivre...)
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