C’était l’instant des retrouvailles. Cependant, ni Frédéric, ni Lewis
Carroll et Guillaume n’étaient encore tirés d’affaire. Comment sortir de ce
a-lieu ? La désillusion effaça bien vite la joie de se revoir.
- Messieurs, bien que je sois content de vous voir tous en vie,
commença l’Artiste, je ne sais comment sortir d’ici.
- Maître, fit Pieds Légers, vous devez bien avoir une idée…
Lewis Carroll désigna Alice.
- Elle, sait comment sortir de ce manoir, assena l’écrivain.
L’adolescente ne cessait de caresser le pistolet, de le manipuler comme
s’il s’agissait de son ours en peluche favori. Son regard charbonneux reconnut
enfin le révérend.
- Monsieur, vous m’êtes désormais étranger. Certes, je puis vous
considérer comme la victime de votre alter ego, mais, jamais, au grand jamais,
vous n’auriez dû me suggérer cette partie de cache-cache. Le responsable de ma
folie meurtrière, c’est d’abord vous !
Le religieux fixa attentivement la jeune fille et conclut :
- Alice, reprenez-vous. Je sais toutes les atrocités que vous avez
commises mais vous étiez sous l’emprise de cet être maléfique… désormais,
hélas, il écume le monde et ses méfaits doivent sans doute défrayer la
chronique policière des journaux.
- Pas tout à fait. Il a su rester discret et monter un réseau de
bandits et malfrats dont les subalternes portent le chapeau des crimes qu’il
ordonne. La police est tout à fait incapable de faire le lien avec sir Charles
Merritt.
- Ah ? C’est donc là le nom qu’il s’est attribué. De moi, il n’a
conservé que le prénom usuel.
- Maintenant, essayons de sortir…Nous devons parcourir en sens inverse
le chemin qui m’a mené ici. Mais j’ai besoin de la collaboration de miss
Liddell.
Brusquement métamorphosée, d’une bouche furieuse, la jeune fille ainsi
interpellée admonesta l’Artiste.
- Je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas me retrouver seule à
ressasser mes crimes au milieu des dépouilles. Je refuse de m’ennuyer et de
tourner à la neurasthénie.
Ses cheveux s’agitaient sous un vent maléfique. Une onde noire
paraissait maintenant la nimber. L’essence négative que Frédéric avait
combattue dans la nef de la Salute était là ; elle se gaussait des
dimensions, de l’irréalité des aîtres, se plaisant autant au sein d’un univers
cauchemardesque que de la banalité prosaïque du quotidien.
Alice brandit alors le canon de son arme, visant Dodgson en plein
visage.
- Après tout, dit-elle, en 1865, vous m’avez échappé. Mais votre heure
est venue.
Frédéric culbuta le révérend lorsque le coup partit. Sous
l’enchantement, le pistolet s’était rechargé. La balle vint se ficher dans une
plinthe qui, pour rappel, était située au niveau du plafond. Le Danseur de
Cordes regretta qu’il n’eût point pris avec lui ne serait-ce qu’un Derringer ou
un Colt. Il détestait combattre avec les armes conventionnelles et sa longue
fréquentation de Daniel lui avait appris toutes les subtilités de l’auto-défense.
Sans hésiter, il bondit sur la jeune fille avant qu’elle ne tirât une nouvelle
fois, la déséquilibrant par un fauchage de jambes. Certes, Alice tomba, sa main
laissant échapper le pistolet ensorcelé. Mais l’impensable se produisit. Des
éclats des multiples miroirs inverses que Frédéric avait tantôt brisés,
surgirent autant de répliques de l’arme qui commencèrent à canarder les humains
et le salon dans toutes les directions. Flottant dans un éther incongru, ces
pistolets capables de tirer une quantité infinie de balles, s’en furent à la
poursuite des trois intrus qui n’eurent alors d’autre choix que de courir, se
précipitant dans les jardins démentiels, aux parterres et aux bosquets comme
enracinés dans le ciel. Les projectiles sifflaient aux oreilles des trois fuyards,
l’un d’eux érafla même Guillaume au bras gauche. Le Danseur de Cordes ne
perdait pas son sang-froid. Blindé, il se remémorait l’allée par laquelle il
était arrivé.
- C’est par ici, dépêchez-vous.
- Maître, ça tire dans tous les coins. J’ai le bras qui me brûle…
- Allons, Guillaume, tu en as vu d’autres.
Sous les impacts multiples, des statues et des vasques se brisaient,
répandant leurs débris auxquels il fallait prendre garde. Il était si facile de
trébucher ou de recevoir un éclat qui pouvait vous défigurer ou vous blesser
dangereusement.
Là-bas, Alice s’était déjà reprise, franchissant le vestibule d’un pas
déterminé. Par chance, les tirs des pistolets fous demeuraient imprécis.
Toutefois, l’Artiste s’inquiétait. Il répétait :
- L’Astome, nous devons retrouver l’astome.
- Maître, je ne comprends pas… bégaya Guillaume, le front couvert de
sueur.
Derrière l’adolescent, Dodgson gémit, une estafilade sanglante
l’aveuglant. La situation du trio devenait désespérée lorsqu’un miaulement
significatif résonna au bout d’une allée. C’était une petite chatte blanche
avec une faveur fuchsia.
- Dinah ! S’exclama Lewis Carroll.
Le félin innocent était le guide qui allait les tirer d’affaire. La
petite boule de poils blancs mena les humains jusqu’à un croisement de quatre
allées sablées au milieu duquel flottait une espèce de fœtus statufié, dépourvu
de bouche. De la créature surnaturelle s’extirpaient des appels en italien et
en français. C’étaient Michel Simon et Beppo.
Les mimiques de la chatte étaient explicites.
- Par là, oui, par là. Nous t’avons comprise.
Le petit animal vint se frotter en ronronnant contre les jambes du
révérend qu’elle avait reconnu.
Tandis que le mathématicien caressait la petite chatte, Alice surgit,
telle une gorgone, ses cheveux noirs agités d’une vie propre, tels les serpents
furieux de Méduse.
- Les amis, hâtons le pas, nous devons traverser au plus vite,
recommanda Frédéric.
Empoignant la mystérieuse idole, Tellier demanda à ses compagnons de
l’imiter. Ce qu’ils firent tout aussitôt. À l’instant même où une lueur les
enveloppa, Alice devint translucide. Elle parut fondre, se déliter, s’estomper,
tel un éther. Avec brutalité, au point que Guillaume se réceptionna sur le
ventre de Michel, le trio atterrit dans l’univers réel ou tenu pour tel.
C’était la nef de la Salute, marquée encore par les stigmates du combat
avec l’Entité noire.
- Ouille ! Ça a bardé pour vous, grommela le comédien suisse.
Le maître verrier de Murano remercia la Madone.
A suivre...
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