Chapitre 5
Le
fardier attelé à quatre rosses, il fallait bien cela pour tirer la charge
spéciale qui y était contenue, parcourait cahin-caha les rues sordides et
puantes de la capitale de l’atelier du monde. Le convoi avait osé s’aventurer à
Whitechapel malgré l’heure tardive. Onze heures du soir venaient en effet de
sonner à l’église la plus proche.
Des
prostituées rencognées sous les porches battaient le talon de leurs bottines
sur les pavés gras et humides de la chaussée. Elles attendaient le micheton.
Parfois, pour se réchauffer, elles avalaient une gorgée d’un gin infâme que
même Symphorien Nestorius aurait dédaigné.
De
sa voix éraillée, l’une de ces pierreuses apostropha l’élégant et déplacé
conducteur du fardier.
-
Hep, Gov’nor! T’as pas besoin d’un p’tit réconfort? Y a la brume qui monte de
la Tamise et tu dois avoir les os qui te font mal!
L’homme
feignit de s’intéresser à la pocharde. Grand, le favori blond, le regard bleu
acier dissimulé par des verres fumés, le chapeau de soie qui dénotait le
gentleman, la taille parfaitement cintrée dans un costume de chez Saville Row,
l’étranger fit un signe d’invite à l’alcoolique. Celle-ci se hâta de monter
dans la voiture, croyant tenir le pigeon providentiel.
Lorsque
la prostituée s’assit aux côtés de sir Charles, ce dernier se rendit compte que
la femme avait déjà la bonne quarantaine et puait le tord-boyaux. Du blanc de
céruse passé par couches épaisses tentait de cacher les ravages de l’âge, du
froid et de l’alcool. Malgré lui, le noble personnage esquissa une grimace, ses
narines assaillies par les effluves de l’épave humaine.
Toutefois,
Merritt adressa une phrase polie à sa victime.
-
Cela marche bien pour vous, ce soir?
-
Ben, non, à vrai dire…t’es mon premier client depuis deux heures…
Après
avoir jeté un regard intrigué à l’arrière, la catin fit:
-
My Lord, c’est quoi qu’tu transportes sous ta bâche?
-
Je travaille pour l’exportation… trafic d’antiquailleries, très anciennes, tu
vois?
-
J’vois qu’ça t’enrichit… Mais quel est ce remue-ménage, là, à l’arrière?
-
La marchandise est mal arrimée, c’est
tout.
-
Mazette! ce que ça pue! C’est trop! J’pars… tant pis…
-
Prenez cela pour dédommagement.
Grand
seigneur, sir Charles jeta à la putain un souverain en or.
-
Oublie-moi, veux-tu?
-
Ouais, my Lord.
Le
remuement se faisait plus insistant tandis qu’un effluve nauséabond de viande
pourrie se répandait de dessous la bâche. La prostituée réussit à descendre du
fardier sans s’étaler dans la boue. Vite, elle courut et disparut dans la nuit.
-
On se calme là! Commanda Merritt d’une voix dure à la chose inconnue. Nous
arrivons à destination Taïaut, tu entends? Reprit le mathématicien. Tu vas
pouvoir te nourrir tout ton saoul.
L’endroit
où le fardier fit halte était une modeste échoppe qui faisait à la fois office
de fumerie d’opium et de boutique de recel. Un Chinois obèse, baraqué comme
deux forts des halles, à la peau huileuse, gardait la misérable entrée de ce
lieu de perdition.
-
Je désire voir maître Biao. Il a des informations importantes à me livrer.
-
Je veux voir ton blanc-seing.
-
Le voici.
Sir
Charles exhiba alors un pepperbox de sa poche de gousset.
-
D’accord. Tu peux entrer.
S’inclinant,
le mathématicien émérite passa le seuil du sordide établissement.
Maître
Biao était un des principaux informateurs du chef de la pègre de Londres. Il
devait communiquer au savant perverti d’importants renseignements volés par son
réseau à l’écrivain italien Gabriele d’Annunzio qui séjournait alors à Venise.
Il s’agissait de fort anciens codex remontant au IIe siècle de notre ère, (les
plus anciens conservés), que convoitait le dandy décadent, Lord Percival
Sanders. Ces textes avaient été rédigés par le fondateur même de la secte que
dirigeait actuellement Aurore-Marie de Saint-Aubain: Cléophradès d’Hydaspe.
***************
Les
acolytes de la triade introduisirent sir Charles dans ce qui tenait lieu de
bureau au maître de céans. L’homme, un petit vieillard anodin, tout doucereux,
était occupé à son passe-temps favori: il fabriquait de petits personnages en
papier d’une exquisité merveilleuse, toute une Cour de la Chine impériale des
Tang qu’il disposait en un petit théâtre, conformément à un art que l’on
pouvait assimiler à l’origami japonais. Merritt n’avait pas le temps de s’émerveiller.
Bien qu’il dût se soumettre à un minimum de courtoisie, il voulut aborder de
but en blanc la raison de sa visite.
-
Maître Biao, j’ai réceptionné le message de votre serviteur. Percer son code en
mandarin m’a été chose aisée. Vous avez la pièce?
-
Bien évidemment, honorable mathématicien. Que le ciel des ancêtres vous apporte
la prospérité.
-
Assez de salamalecs. Je suis prêt à verser la somme convenue, mais gare à vous
si vous m’avez floué.
-
Rien à craindre de ce côté-là. Votre réputation n’est plus à faire, répondit
mielleusement l’Asiate.
Dans
un coin assombri du bureau au mobilier disparate, était abrité sous une housse
de velours, comme s’il s’agissait d’un tabernacle, un prosaïque safe américain.
Maître Biao dévoila la serrure du coffre dont il composa le numéro, ne prenant
même pas la précaution de se cacher.
-
Vous êtes malin comme le roi des singes. Votre combinaison correspond à la
suite de Fibonacci.
-
Les mathématiques chinoises avaient découvert cette suite deux mille cinq cents
ans avant votre Italien.
Le
vieillard extirpa dudit coffre un coffret de noyer et de santal corseté de
ferrures dans lequel était enfermé un codex fort ancien.
-
Je possède la clé, je l’ai d’ailleurs toujours sur moi.
-
Faites donc, reprit sir Charles les yeux mi-clos.
Le
Chinois tira le précieux passe-partout d’une de ses manches. Merritt s’exclama:
-
By Jove! Cette clé est de conception romaine. Vous êtes de bonne foi.
Maître
Biao impassible devant cette évidence introduisit la clé dans une des serrures
non au hasard. L’ouverture complète était un vrai casse-tête qui nécessitait
qu’on respectât un ordre précis d’actions, sous peine que, le coffret piégé,
dégageât un poison volatil foudroyant qui tuait le voleur en une trentaine de
secondes.
Ce
poison reposait sur le principe de l’acqua toffana bien que sa recette remontât
au temps d’Hadrien.
-
J’admire votre dextérité et votre mémoire, ajouta sir Charles tout en
enregistrant le protocole d’ouverture.
Le
coffret ouvert après une dizaine de minutes et le triple de manipulations, le
codex sortit enfin de son vénéneux réceptacle. Le texte rédigé en grec, se
présentait écrit sur du papyrus quelque peu jauni et fragilisé. L’encre avait
fortement pâli, certaines oxydations s’étaient produites, les caractères
avaient même traversé les feuilles rendant ainsi confus le déchiffrement du
contenu. Cela n’arrêta pas l’enthousiasme de Merritt. L’Anglais, après avoir
enfilé des gants de fil, tendit avidement la main et commença à tenter de
déchiffrer l’antique texte.
Merritt
devait tout d’abord s’assurer de l’authenticité du codex. Ce qu’il fit. Sur la
première page et la dernière figurait une sorte de chrisme constitué d’un
cercle de feu au milieu duquel se tenait une divinité qu’on eût pu assimiler à
Shiva, si elle n’avait pas été barbue et revêtue d’une longue tunique. Autour
du cercle s’inscrivait une suite de termes sacrés, Pan Zoon, Pan Phusis, Pan
Chronos, Pan Logos.
-
Le sceau des Tétra Epiphanes! Murmura
Merritt. Comment ce poète italien décadent a-t-il pu mettre la main sur un tel
trésor?
Aurore-Marie
de Saint-Aubain portait exactement le même insigne sur son anneau de grande
prêtresse.
Satisfait,
sir Charles décida de récompenser grassement Maître Biao. Il sortit de son
portefeuille une liasse de vingt billets de mille livres.
-
Voici pour vous. Vous les avez amplement mérités.
Mais
le maître de la triade escomptait bien posséder sir Charles. Ses sicaires se
tenaient en embuscade derrière une tenture, prêts à l’occire au premier
clignement d’yeux de Biao. La mise à mort s’effectuerait en l’enfoncement d’une
aiguille d’acupuncture derrière la nuque de la victime, le cervelet et le bulbe
rachidien transpercés. Cette façon de faire avait été enseignée par T’ang Wu,
un des parents inavouables de Daniel, arrière-grand-oncle du sinistrement
célèbre Sun Wu.
Or,
l’acuité des sens de Merritt était telle qu’on ne pouvait le duper. Le
mathématicien perçut donc une expiration étouffée provenant de derrière la
tenture brodée de dragons. Alors, effectuant un parfait roulé-boulé tout à fait
surprenant pour un homme de son âge, il se saisit du pepperbox qui complétait
son armement et fit feu à bout portant sur la tapisserie, blessant mortellement
le gros Chinois qui avait ainsi trahi sa présence.
Biao
n’eut d’autre choix que d’ameuter tous ses sbires qui s’en vinrent à la
rescousse munis d’armes blanches, de sabres, de poignards et de nunkachu
japonais. Cependant, Merritt, qui avait anticipé la tournure des événements,
sortit de ses multiples poches tout un arsenal dont l’objet le moins meurtrier
était un sifflet apparemment ordinaire, semblable à ceux dont usaient les
bobbies. Nul n’entendit les ultrasons émis par le sifflet. Naturellement, ce ne
fut pas le cas de l’animal familier de sir Charles.
Quelque
chose d’effrayant déboula dans le bureau, bondissant, fracassant de ses pattes
antérieures les portes menant à la pièce, sautant, les membres postérieurs
projetés en avant, leur griffe poignard dressée,
égorgeant
en une poignée de secondes maître Biao et éventrant les malheureux acolytes qui
n’eurent pas le temps de se débiner devant la charge de la fabuleuse créature
d’un autre âge.
C’était
Taïaut, puisqu’il faut vous le révéler, un authentique Velociraptor que sir
Charles Merritt avait récupéré grâce à une expérience de téléportation
malencontreuse d’André Fermat dans une chronoligne antérieure. [1] Son dressage
accompli (il avait fallu deux ans au mathématicien pour y parvenir), Taïaut
servait de garde du corps et de nettoyeur au maître des pickpockets de Londres.
Après
le ménage, alors que le Raptor se repaissait des tripes des bandits chinois, le
scientifique perverti récupéra en sifflotant le précieux codex, qui, par
miracle, n’avait même pas reçu la plus petite éclaboussure de sang.
Il
songea :
« Ce
n’est pas Biao qui a éliminé mon agent sur le steamer de Douvres à Calais. Le
crime ne correspondait pas à sa méthode mais à quelqu’un que je croyais retiré
des affaires. Les vieux démons de feu mon mentor ressurgiraient-ils des
ténèbres? Je crains qu’ils ne me poursuivent jusqu’à Venise où je dois me
rendre, puisque c’est là que ce d’Annunzio réside en ce moment. »
Sur
ces pensées inquiétantes, Sir Charles quitta les lieux, laissant une énigme
bien sanglante à résoudre au Yard.
************
L’agent
éliminé (par Frédéric Tellier) auquel Merritt avait fait allusion avait pour
mission de se rendre au chantier clandestin du Havre afin de saboter le
Bellérophon noir. Retrouvons l’Artiste lui-même parvenu en ce chantier.
Loin
du décorum étouffant de ces salons surchargés de rocaille et débordant de
porcelaines de Saxe, le lieu constituait un dépaysement certain, bien qu’il ne
fît qu’incarner l’autre face du XIXe siècle, ce côté techniciste, triomphe du
machinisme. Des Esseintes s’opposait à Jules Verne et à Gustave Eiffel, mais au
fond, ces deux côtés de la médaille se complétaient. Pour sa part, Frédéric
Tellier s’était toujours considéré comme un être à part parmi ses
contemporains, non point un révolté à proprement parler, un rebelle qui eût
voulu renverser, bouleverser le monde, mais un individu libre comme le vent,
détaché de toutes les contingences, mais foncièrement républicain dans un
siècle qui ne l’était pas. Frédéric était capable de s’émerveiller devant le
progrès technique, tout en redoutant les usages qu’on en ferait, sachant
pertinemment que l’âme humaine était le plus souvent capable du pire plutôt que
du meilleur.
Il
se gardait de tous les ouvriers qu’il apercevait, ignorant lesquels étaient
anodins, ceux à qui il pouvait se fier en toute confiance, ne pouvant
différencier les agents de Mirecourt chargés de surveiller de près Boieldieu
des acolytes de Merritt ou encore du Foreign Office sans omettre que, dans son
dernier message, Daniel lui avait fait part de ses soupçons concernant le baron
Kulm.
Pierre
Fresnay, lui, s’était arrangé pour rencontrer l’Artiste en toute discrétion
afin d’échanger les dernières informations récoltées.
Dans
un cabaret près de l’estuaire, fortement enfumé par le tabac provenant des
pipes des consommateurs, les deux tempsnautes se retrouvèrent comme par hasard.
-
Marcel! Toi ici! S’exclama le faux Boieldieu à l’encontre de celui qui était
déguisé en sergent retraité de la guerre de 1870.
-
Oui, c’est moi, répondit Tellier. Je vois, capitaine, que vous avez monté en
grade depuis l’école militaire.
-
Viens. Je t’offre un boc.
-
Bien volontiers.
Les
deux « soldats » s’attablèrent au fond de l’estaminet, tournant le
dos à la fenêtre et à la porte.
-
L’heure est grave, fit Frédéric en alsacien.
-
Comment cela? répliqua son ami.
-
Les manigances du brav’ général tournent au complot d’état. Ses partisans ont
appâté le pire des êtres humains que ce siècle a portés, l’épigone du Maudit.
L’homme que j’ai éliminé sur le steamer agissait sous ses ordres. Il avait pour
mission de faire sauter le chantier. Tant pis pour la casse, les dégâts
collatéraux, comme le dit si bien le commandant Wu.
-
Est-ce à dire que celui dont vous parlez aurait été jusqu’à embaucher des
nihilistes russes?
-
Sa bande est interlope, internationale. Sir Charles a toujours su s’entourer
des meilleures fripouilles. Il y met le prix et les gouvernements ne sont que
des fantoches.
-
Cela signifie-t-il qu’il s’intéresserait aussi à l’uranium congolais?
-
Exactement. Mais il utiliserait cette arme comme chantage afin de rançonner
tous les gouvernements occidentaux. Il tient les autres pays pour quantité
négligeable. En réalité, c’est tout ce qu’il y a derrière Aurore-Marie de
Saint-Aubain qui l’intéresse. Il croit dur comme fer aux pouvoirs des Tetra
Epiphanes, pouvoirs qui leur sont conférés d’une part, par la chevalière de la
baronne de Lacroix-Laval et, d’autre part, par le corpus des codex
cléophradiens.
-
Mais quels sont ces pouvoirs précisément?
-
La faculté de se déplacer dans les histoires alternatives, la
transdimensionnalité donc.
-
Dans un but lucratif, je suppose puisque c’est un chef de la pègre.
-
Tout à fait.
-
Comment avez-vous appris tous les détails que vous me fournissez?
-
Spénéloss est avec moi. Il possède les talents nécessaires pour déchiffrer les
textes, lire les pensées et se projeter mentalement dans le passé des
personnages ainsi sondés. Grâce à l’Hellados, nous savons présentement que Sir
Charles Merritt a volé une bonne partie des codex lors de la cérémonie
d’initiation et d’intronisation d’Aurore-Marie de Saint-Aubain présidée par
Kulm, c’est-à-dire la nuit du 18 au 19 septembre 1877.
-
Démoniaque! Jeta Pierre Fresnay tout en tirant sur sa pipe.
-
Mais pour l’heure, heureusement, Merritt ne possède pas encore tout, reprit
Tellier. Il lui manque quelques documents fondamentaux afin de réveiller toutes
les facultés des textes. De plus, il est encore en quête de ces textes
manquants, sur la piste de leurs propriétaires. Mon équipe va effectuer une
petite expédition chez Lord Percival Sanders auquel Merritt a légué sa
collection volée sans toutefois mettre au parfum le dandy décadent qui ignore
donc tout de la malfaisance du scientifique.
-
Que dois-je faire dans tout ça?
-
Hé bien, poursuivez jusqu’en Afrique et retrouvez Lorenza et son époux avec
Gaston et Dalio.
-
Euh… Croyez-vous que Merritt ait l’intention de nous pister jusqu’au Congo?
-
Pas personnellement. Mais la Wilhelmstrasse le fera à coup sûr.
-
Cela nous fait une flopée d’ennemis. Quant à vous, Spénéloss et Guillaume, à
quelle tâche vous destine maintenant Daniel?
-
Suivre Sir Charles sur la trace des pièces qui lui manquent et le contrer
n’importe où en Europe. Merritt ne s’aventurera pas plus loin, je ne sais
pourquoi. Le commandant Wu pense qu’il cache un terrible secret qui lui
interdit de se déplacer trop loin de ses arrières.
-
Estimez-vous qu’il irait jusqu’à assassiner la baronne de Lacroix-Laval?
-
Il en est capable si cela doit servir ses desseins. Mais de votre côté, que
m’apportez-vous comme nouvelles?
- Rien
que du tout bon. Zyeutez un peu.
Prenant
soin qu’aucune présence inopportune ne les épiait de près, Pierre frotta
subrepticement la chevalière en argent qu’il portait à l’annulaire droit.
Alors, une projection holographique colorée apparut, dévoilant les structures
du submersible en trois D, à une échelle d’un seizième. Comme un microscope à
effet tunnel, la projection focalisa, parut zoomer, mue par la pensée de
Fresnay, sur les détails les plus importants du sous-marin: équipement, moteur,
composants des matériaux, poste de pilotage, armement, turbines, compartiments
étanches, périscope, ballasts, etc.
-
Plus fort que le Nautilus! sourit Tellier.
-
Bien sûr!
Pierre
Fresnay descendit jusqu’à l’échelle moléculaire, révélant l’improbable.
-
Des nanites! Souffla l’Artiste.
-
Des composants bio-informatiques plus exactement, répliqua Pierre. Mais voyez
donc les torpilles, c’est encore plus extraordinaire.
-
Des bosons et des tachions? Je ne me trompe pas?
-
Pas du tout. Vous avez bien devant vous une intrication quantique.
Comme
nous le remarquons les connaissances affichées par le comédien et l’ancien chef
de la pègre de Paris n’étaient pas du tout celles de leur temps. Elles avaient
toutes été acquises à Agartha City.
-
Ce sont le baron Von Kulm et ses ingénieurs qui ont conçu tout cela.
-
Donc, j’en conclus que ce pseudo baron n’est pas originaire du XIXe siècle.
-
Et non plus du XXe, siffla l’Alsacien. Cette technologie me paraît helladienne,
Castorii voire ast…
-
Cessez donc là, Pierre, je les croyais disparus dans le gouffre du temps.
-
Certes, mais on peut récrire l’histoire.
****************
Ambassade
d’Allemagne à Paris. Alban de Kermor et Erich Von Stroheim avaient chargé
Julien Carette qui acceptait volontiers les basses besognes et les tâches les
plus ingrates de fouiner et de fouiller les poubelles de l’ambassade. Afin que
sa couverture fût des plus crédibles, l’acteur s’était complu à composer un
déguisement renversant. Maquillé en souillon, il s’était donné l’allure de
Pauline Carton
à qui il avait emprunté quelques oripeaux. Il s’était donc
chargé de la tournée des corbeilles à papier de chacun des bureaux de
l’ambassade d’Allemagne à Paris, jouant en quelque sorte le rôle de celle qui,
six années plus tard, dans une autre chronoligne cela va de soi, déclencherait
l’Affaire Dreyfus. Pour l’heure, la tâche de Julien, aussi ingrate qu’elle
parût, n’était point de dégotter les correspondances secrètes (et partiellement
sentimentales, ceci conformément à une nouvelle lecture de l’Affaire faisant
intervenir le facteur de l’homophobie), entre un attaché militaire allemand et
son amant italien au sujet entre autres du frein hydraulique du canon de 75.
Dans le cas présent, les personnages à surveiller par Carette étaient les deux
agents du Kaiser, le tandem que nous connaissons bien, Oskar Von Preusse et
Werner Von Dehner. Notre comédien patenté avait appris à faire le tri entre les
boulettes de papier anodines et celles qui l’étaient bien moins comme les
papiers pelure des machines à écrire. Il déchiffonnait puis photographiait les
précieux documents à l’aide d’un baguier électronique à la technologie du XXIIe
siècle ( objet breveté chinois, cela allait de soi). Ensuite, il rendait compte
quotidiennement de ses trouvailles ou de ses fiascos à Erich ou à Alban.
Ainsi,
Julien avait pu constater que, si notre paire d’espions venait d’essuyer un
échec retentissant à Bonnelles ne parvenant pas à mettre la main sur les plans
de l’armement du Bellérophon noir et le projet de bombe atomique, par
contre, ils avaient réussi à établir leur propre carte géologique du bassin
conventionnel du Congo, à déterminer également l’itinéraire d’accès le plus
aisé, et à percevoir les subsides ultrasecrets de la Wilhelmstrasse pour monter
une expédition armée dans les trois mois à venir.
« Mazette!
C’est grave! Ces Boches sont plus avancés que prévu.»
Lorsque
Erich prit connaissance desdits documents, grâce à une liseuse électronique
miniaturisée mais dotée d’une loupe, il s’exclama:
« Sehr
gut! Diesen Herren Von Preusse und Von Dehner sind sehr listige.
-
Bien dit, souffla Julien. Vous avez raison. Ces deux lascars me paraissent de
sacrés loustics.
Erich
reprit:
-
Ils ont combiné l’itinéraire de Stanley de 1871 parti au secours de Livingstone
avec celui de l’exploration dont le chargea Léopold II au futur Congo belge.
Autrement dit, ils vont passer par Zanzibar et la côte orientale du continent
africain- le futur Tanganyika, présentement l’Afrique orientale allemande en
cours de colonisation- alors que…
Alban
compléta:
-
Alors que nos positions sont à l’opposé.
-
Je ne pense pas que le commandant Wu acceptera de déplacer Benjamin et son
équipe pour la bonne raison que Barbenzingue a prévu de débarquer du côté où
ils ont établi leur comptoir.
-
Je partage votre avis.
-
Mein Gott! Julien vous êtes un espion hors pair.
-
Pourquoi donc?
-
Avez-vous déchiffré tous ces papiers?
-
Non…
-
Ah! C’est parce qu’ils sont en swahili et en arabe, sans doute…
-
Ben ouais…
-
Ces feuilles relatent les échanges de correspondance entre le sultanat de
Zanzibar, Tippo Tip
et les esclavagistes arabes et la Wilhelmstrasse afin
d’assurer le libre passage et les arrières de l’expédition allemande. Ils
prévoient donc de fournir une escorte de porteurs, laptots et capitas pour seconder
au mieux les soldats du Kaiser en cas de rencontre avec des tribus hostiles.
Pour eux, ce sera une simple promenade militaire au contraire de Boulanger qui
ne bénéficie d’aucun soutien logistique gouvernemental.
-
Il aura même les tirailleurs sénégalais contre lui alors? S’exclama Carette
avec jubilation. Si Raimu avait été là, il l’aurait traité de couillon.
-
Barbenzingue va devoir, au mieux, amadouer les garnisons des fortins congolais
établis par Brazza ou au pire, les soumettre les armes à la main. Sans oublier
les tribus sous les ordres du Makoko.
-
Et le sergent Malamine tout dévoué au pouvoir légal républicain, émit Julien
bien au fait de ses classiques de l’histoire de l’empire colonial français.
- Das
ist nicht falsch, conclut Von Stroheim. Mais je croyais qu’officiellement,
Malamine était mort depuis deux ans.
- Hé, seulement dans l’ex cours d’une Histoire
différente de celle-ci ! Faut-il rappeler que nous agissons dans un temps
dévié, disons-le indésirable ? reprit Carette.
-
Soit, répliqua Erich. Je me range à
l’évidence, dût-elle paraître absurde. Je manie encore imparfaitement les
paradoxes. Il ne nous reste plus qu’à transmettre toutes ces infos à Daniel.
-
Au plus vite, rajouta Alban. Julien, je te dirais que tu as bien mérité de la
patrie, mais…
-
Bah! Tu sais très bien que je m’en bats la jambe des colifichets.
-
Jeune homme, je crois me souvenir que le roi des Français vous fit chevalier de
la Légion d’honneur et que vous siégeâtes jadis à la chambre des Pairs aux
côtés de Victor Hugo où vous eûtes à juger les tentatives de régicide contre
Louis-Philippe.
-
Ah! C’était en 1846, l’affaire de l’artisan Henri… mais dans une autre vie…
***************
Il
baignait dans sa cuve sarcophage depuis toujours. Il y achevait son développement
et sa morphogenèse. Ses prothèses locomotrices étaient déjà en place. Il
n’avait pas réellement conscience de ce qui l’entourait. Pareillement pour son
identité. Pour l’heure, son intelligence était réduite, presque à l’état
végétatif. Cependant, cela ne l’empêchait pas de percevoir une altération de
son environnement extérieur. Une agitation vague, des remuements, des
stridulations, des crissements, des clameurs parvenaient à percer par à-coups
les parois de sa matrice artificielle. Un signal bipa sur la console d’alerte
de maintenance de sa cuve, semblant signifier qu’il y avait urgence. Une voix
synthétique répétait:
-
Alerte pourpre. Alerte pourpre. Danger! Danger!
Subitement,
un phénomène se produisit, comme une ouverture de la poche des eaux. Une trappe
apparut à l’extrémité inférieure du sarcophage empli d’un liquide nourricier.
Des oscillations des trois dimensions extérieures à l’habitacle, au bord de la
rupture, de la dissociation, imposèrent à l’instinct de la créature de
s’échapper par cette issue providentiellement ouverte.
Cependant,
les parois externes passaient au blanc, tandis que le signal d’alerte devenait
mauve, signifiant l’urgence extrême. Il semblait que des fragments d’êtres
fulgurants tentaient de se recombiner en une hâte désespérée alors que la lave
envahissait tout, faisant s’évaporer les eaux de ce lieu souterrain. Le liquide
devenait brouillard avant de disparaître sous la pression colossale du manteau
lithosphérique qui repoussait et engloutissait tout le décor de ce centre
ultrasecret de recherches.
L’évadé
fut emporté, à peine réveillé, par un toboggan électromagnétique qui, à une
vitesse vertigineuse, le transporta à travers des dédales de plastacier en voie
de dislocation jusqu’à un micro vaisseau sphère. Lorsque l’astronef reçut le
nouveau-né, il se dématérialisa aussitôt pour gagner un vortex.
***************
Côte
de l’Afrique occidentale. A quelques encablures de l’Équateur.
Lorenza
di Fabbrini était à la recherche d’un tube de pommade contre l’eczéma. En effet,
le baron de la Renardière avait le visage envahi de boutons gênants. Cela le
rendait de fort mauvaise humeur. L’ancien mousquetaire du roi Louis XIII tenait
beaucoup à son apparence. Il rouspétait sans cesse.
-
Ventrebleu! On me croirait atteint de la vérole.
-
Gaston, ne bougez pas autant! Laissez-moi vous appliquer cette pommade.
-
Encore faut-il que vous la trouviez, madame.
-
Je n’en ai que pour un court instant. Mais qu’est devenue la malle verte?
La
jeune femme sortit pour rejoindre la case où la pharmacie se trouvait. Elle fit
quelques pas, bousculant quelques poules effarouchées qui émirent des
caquètements de protestation. Elle n’en eut cure lorsque ses yeux se portèrent
devant un des volatiles tout à fait inhabituel. En effet, un des gallinacés
s’était métamorphosé en Shantungosaure et un autre en Confuciusornis, espèces
de dinosaures et d’oiseaux primitifs mésozoïques chinois au plumage bariolé qui
leur conférait une allure clownesque. Ils paraissaient se disputer une proie
incongrue et leur attitude rappelait un combat de coq. Leur victime était un
poussin de Microraptor gui encore une variété d’animaux disparus depuis des
lustres, c’est-à-dire la limite K/T.
Lorenza
ferma les yeux un court instant puis les rouvrit. Tout était devenu normal.
Elle songea:
« Ai-je
été victime d’une illusion d’optique, d’un mirage ou bien d’une interférence spatio-temporelle
entre l’ère secondaire et ce 1888? Dois-je en parler à Benjamin? »
Le
docteur préféra se taire sur cet incident. Elle entra dans la case comme si de
rien n’était. Une fouille rapide lui permit de trouver la fameuse malle verte
qui servait de pharmacie. Là, elle y dénicha la pommade désirée. Alors qu’elle
s’apprêtait à sortir, elle fut brusquement stoppée sur le seuil car un soudain
orage de grêle venait d’éclater alors que, pourtant, un instant auparavant, le
ciel était parfaitement limpide, d’un azur profond.
La
taille des grêlons avait de quoi effrayer quiconque. Ils oscillaient entre
l’œuf de pigeon et celui d’Aepyornis! Lorenza prit peur. Cette fois-ci, elle ne
pouvait plus mettre ce phénomène en doute. Quelque chose était bien en train de
se produire, une manipulation à l’échelle quantique. La grêle tombait si drue
qu’elle pouvait détruire le toit de chaume en quelques secondes. Le docteur
prit le risque de sortir sous l’orage.
La
jeune femme fit quelques pas mais la tempête cessa aussi soudainement qu’elle
était apparue. Sur le sol de terre, nul grêlon. Elle avait produit l’effet
inverse à celui escompté, voire contraire à toutes les lois de la physique et
de la chimie. Non seulement la terre avait pris une teinte latéritique,
paraissait durcie, solidifiée, comme s’il n’avait pas plu depuis des décennies,
mais, en sus, elle était parsemée de micro cratères résultant d’une pluie de météorites.
Toutefois, des flaques s’étaient formées mais, au lieu de l’eau pluviale
attendue, elles contenaient de l’azote liquide, du soufre, du méthane et de
l’acide citrique.
« Qui
s’attaque à nous ainsi? Qui est capable de générer de tels prodiges? Il est
urgent d’alerter Daniel ».
Le
docteur di Fabbrini ferma les yeux et, se concentrant, envoya un message mental
au Superviseur, message dont elle était certaine que celui-ci serait reçu
immédiatement.
Effectivement,
Daniel Lin le réceptionna alors qu’il était occupé à morigéner Deanna Shirley
qui n’en faisait qu’à sa tête. Cette dernière exigeait instamment que le séjour
à Bonnelles du commandant Wu se prolongeât afin qu’elle pût participer à la
chasse au renard projetée par la duchesse d’Uzès, celle-ci ayant sollicité une
autorisation préfectorale qui venait d’être accordée.
-
Miss, vous commencez vraiment à m’agacer. Si je n’étais pas un gentleman, je
vous enverrais aussitôt paître!
-
La fox hunt est une tradition britannique, commandant. Je tiens à
l’honorer de ma présence.
-
En chasseresse de treize ans, vous serez ridicule!
-
J’ai appris à monter en amazone, monsieur!
Dans
son coin, faisant semblant de lire une revue pour dames, Violetta ne faisait
que pouffer tandis qu’Ufo, indifférent, se pourléchait une fois encore. Le chat
venait d’avaler les deux œufs à la coque du petit déjeuner de ces demoiselles.
Alors
que Deanna allait lancer une nouvelle pique bien sentie, elle remarqua l’air
préoccupé de Daniel Lin. Cependant, O’Malley, ne sachant plus quel camp
choisir, aboyait tantôt contre sa maîtresse, tantôt contre l’ex-daryl androïde.
-
Deanna Shirley, ce n’est pas le moment d’envenimer cette dispute. Quelque chose
de grave vient de se produire en Afrique. Lorenza est en communication mentale
avec moi. Cessez donc vos jérémiades capricieuses.
Le
Superviseur répondit par la pensée à la doctoresse.
-
Les phénomènes que vous me décrivez rappellent fâcheusement l’antimonde de
l’Ennemi.
-
Ah! C’est-à-dire?
-
Johann van der Zelden, l’entité qui se pensait la Mort, nous avait emprisonnés
dans une autre histoire au sein d’une terre démentielle qui superposait
plusieurs temps et plusieurs contrées.
-
Je ne m’en souviens pas.
-
Et pour cause. Vous étiez autre, ailleurs, à bord du vaisseau scientifique Langevin,
qui venait tout juste de prendre contact avec le premier Albriss de
l’histoire. Est-ce que ce chaos se poursuit?
-
Oui, bien sûr. J’aperçois une végétation anarchique coloniser les entours de la
forêt primaire.
-
Aïe!
-
Des plantes de plusieurs mondes et de différentes époques, des fougères, cycas,
des angiospermes mauves et fuchsia prolifèrent comme sur Mingo, au milieu d’un
buissonnement carbonifère. Cette végétation folle superpose plusieurs stades de
développement, graines, bourgeons et cotylédons hypertrophiés côtoyant des
troncs pétrifiés fossiles, des feuilles jaunies et séchées, avec des arbres en
pleine croissance. Il s’agit en apparence d’une hétérochronie anarchique du
développement échelonnant plusieurs
étages de l’histoire végétale d’au moins cinq planètes différentes.
-
Bigre.
-
Comme vous dites, Daniel.
-
Benjamin, Gaston et Marcel voient-ils la même chose? Sont-ils en danger?
-
Ils ne semblent rien voir et agissent comme à l’accoutumée.
-
Au moins ça, souffla le Superviseur. Lorenza, poursuivez vos observations,
j’interromps le contact mental. Je vous garantis que vous ne risquez rien pour
l’instant. Celui qui s’amuse s’exerce en m’attendant. Oui, c’est moi qui suis
visé.
Comme
il l’avait dit, l’ex-daryl androïde cessa la communication et se plongea dans
une méditation tourmentée.
« Je
suis en train de tenter de rétablir l’œcoumène de la région sans aucun effet.
Nom de Zeus ! Ce ne peut-être Johann van der Zelden l’auteur de tout ce salmigondis.
Il n’a jamais existé, même à l’état de potentialité. Il n’était que le produit
d’un de mes songes. Quant à Fu, la pseudo énergie noire, il en va de même.
Alors, pourquoi? Ici? Maintenant? Je croyais en avoir bien fini avec tout cela…
Dois-je réveiller Antor et lui demander conseil? Il a toujours été plus sensé
que moi, plus mûr… ».
Cependant,
en Afrique, Lorenza courait vers l’échoppe du comptoir en appelant:
-
Mon chéri! Gaston! Marcel… n’avez-vous rien remarqué?
-
Non, tout est comme d’habitude, fit Dalio qui se rasait.
Sitruk
cirait ses bottes tandis que de la Renardière, impatient de retrouver un visage
plus présentable, prenait le tube de pommade et commençait à s’en enduire
abondamment.
De
la lisière du bois s’éleva soudain une lamentation collective. Un chant de
deuil traditionnel, prenant, d’une beauté aussi bouleversante que les negro
spirituals. Une procession spectrale émergea de la forêt, flottant à quelques
centimètres du sol, cortège de pleureuses en boubou ou en pagne, chasseurs
scarifiés vêtus de dépouilles de fauves, griots, vieillards et forgerons qui
poursuivaient leur thrène funèbre, escortant une civière de bambou sur laquelle
reposait un cadavre innocent. La chose était à la fois surprenante et atroce.
Le défunt avait la taille d’un nouveau-né. Il était d’ailleurs encore muni de
son cordon ombilical. Mais, détail horrifique, ce bébé paraissait fripé,
ratatiné, ridulé à l’infini, âgé d’au moins cent ans. Le cadavre arborait une
barbiche blanchie par la senescence.
-
Bon sang, cria Lorenza, personne ne voit donc ce qui sort de la forêt?
*************
Paul
Meurisse, Emilienne Ermont et Francis Blanche s’attelaient à la corvée de leur
rapport d’expédition foireuse, rapport destiné à leur chef, un certain colonel
Blier, Bernard de son prénom, officiant au SDEC.
- Catastrophique
et lamentable! Catastrophique et lamentable! Décidément, les gars, vous ne
valez pas un clou! S’écria l’officier des RG.
Le
bonhomme d’une haute stature et assez corpulent arborait une calvitie précoce.
On lui donnait au grand maximum trente-cinq ans. C’était jeune pour le grade
qu’il avait atteint. Des faits d’armes sensationnels durant la Seconde Guerre
mondiale expliquaient son ascension fulgurante.
Pour
l’heure, Bernard se trouvait à Ville-d’Avray dans un pavillon anodin qu’il
avait loué depuis quelques semaines. Il s’était arrangé que sa moustache dite
d’époque ne puât pas le postiche alors, que, en opération, celle et ceux qui
servaient sous ses ordres avaient l’autorisation d’user d’instruments, de
vêtements et de chaussures anachroniques. Le sieur Blier prétendait vivre
bourgeoisement des rentes d’un petit héritage provenant de sa marraine bien
aimée, Rose Delassus.
-
Si vous voulez éviter qu’on vous saque la prochaine fois, apprenez à identifier
l’entourage exact de cette sacré nom de duchesse!
Francis
Blanche objecta:
-
On ne pouvait pas deviner que ces Schleus moisis feraient autant preuve
d’initiative.
Emilienne
Ermont renchérit.
-
Il y avait une donzelle incroyable, dotée de dons fabuleux. On l’aurait crue
sortie d’un dessin animé de Tex Avery. J’ai pas fait le poids. Je me suis
sentie bigrement humiliée, là!
-
En attendant, nous nous retrouvons bredouille, Gros-Jean comme devant, observa
Paul Meurisse. Se voulant positif, il ajouta cependant: il y a malgré tout une
bonne chose dans notre déconfiture; les barbouzes du Kremlin n’étaient pas ici,
en 1888.
-
M’est avis qu’elles sont larguées, siffla Francis.
- A moins que ce ne soient pas les plans qui
les intéressent mais autre chose, avança le colonel.
-
Qu’est-ce qui vous permet d’avancer cela, chef? Émit monsieur Paul.
-
Ce que notre gouvernement veut, c’est une bombe performante pour faire la pige
aux deux blocs. Nous sommes dans l’OTAN parce que nous n’avons pas le choix.
Mais notre Président recherche avant tout l’indépendance de notre pays. Les
Rouges s’en fichent d’une bombe A par anticipation à la fin du XIXe siècle
parce qu’ils ont déjà soutiré tous les secrets nécessaires aux Amerloques par
leurs espions taupes patentés. Or, ils commettent une grave erreur. Le cours de
l’histoire peut être modifié et nous risquons tous l’effacement si nous
échouons ici et maintenant.
-
Marie Joseph! Jeta Francis Blanche. Je ne l’avais pas vu ainsi.
-
Ben oui, Francis…t’es un demeuré ou quoi? Si on loupe, on n’existe pas… ou
alors, nous sommes différents et nos mémoires ne sont pas les mêmes…
-
Où c’est que t’es allée pêcher tout ça? Grommela Paul. T’en a plus que prévu
dans le ciboulot.
-
Je suis pas idiote. Je joue les oies blanches.
-
Les petits, je vous rappelle à l’ordre. Je sais que les Russes ont un service
secret dans les services secrets et qu’ils peuvent nous avoir infiltrés. Ils ne
sont pas si largués qu’on le croit. Nous avons un moyen de déplacement dans le
temps grâce au grand chef dont je dois taire le nom. Eux aussi assurément.
-
Ah! Mais pourquoi, dans ce cas, on n’est pas encore tombés sur eux? Remarqua
Paul Meurisse.
-
Ils doivent avoir de fausses identités. Émilienne, cette donzelle, tu peux me
la décrire?
-
Euh…Euh… une gamine avec de longs cheveux noirs, un peu une Scarlett en
miniature… mais elle sait se battre d’une manière tout à fait fantastique. Plus
forte qu’une judoka accomplie. J’ai cru, mais ça devait être un effet
d’optique, que ses bras s’étaient fichtrement allongés. Comme ceux des gibbons.
Francis
Blanche interrompit E.E.
-
Dans le parc, j’ai été attaqué par un chien. Son maître est aussitôt
intervenu.
-
Ah! Oui… J’ai dû l’assommer ainsi sauver la mise, compléta Paul.
-
Le type avait une tête qui me rappelle quelqu’un… ça fait longtemps… une
ressemblance avec un acteur de cinéma… avant-guerre… on n’a plus eu de
nouvelles. C’était pas un collabo, ça c’est certain…
-
Il ne fait pas partie de l’OSS, je l’aurais identifié tout de suite, siffla
Meurisse.
-
Donc, la fille et ce type-là ne sont pas des Soviétiques.
-
Exact. Pas le moindre accent slave.
-
Alors, à qui avons-nous affaire?
-
Des Français… du futur? Hasarda Émilienne.
La
jeune femme poursuivit à haute voix ses suggestions.
-
A mes yeux, ça tient la route, des Français du futur. Ils ne veulent pas nous
contrer mais mettre des bâtons dans les roues à Georges Boulanger.
-
Bien… tu fais des progrès, ironisa Bernard.
-
En attendant, qu’est-ce qu’on fait chef? Insista Francis.
-
On se fait discrets, on observe et on attend le moment propice pour agir.
-
Je n’aime pas ça, grinça Paul… Avez-vous jeté un coup d’œil à la presse de ce
jour, patron?
-
Ouais. Ils annoncent sur huit colonnes un duel nouveau genre sur le Champ de
Mars, deux bonnes femmes vont s’affronter au pistolet, dont l’une est une
copine de la duchesse d’Uzès.
-
Ce raout aura lieu mardi prochain. Tout le faubourg Saint Germain y sera….
-
La crème de la haute, Francis, articula le colonel. Des nobles en veux-tu en
voilà, du fric, des calèches, des chevaux, des victorias, des uniformes et des
falbalas… nous nous fondrons parmi la foule. Compris E. E.
-
Oui, chef, opina l’espionne.
Avec
un sourire qui en disait long, Bernard Blier congédia alors ses agents. Un plan
mûrissait dans sa tête. Il se méfiait grandement de madame de Saint-Aubain.
***************
L’aube…l’aube
du grand jour, enfin ! Ce mardi fatidique ! « Sera-ce la
dernière fois, mon dernier lever de soleil, l’ultime matin d’une brève
existence ? » s’inquiétait Madame la baronne.
A
dix heures… le spectacle, si l’on pouvait désigner ainsi ce belliqueux
étalement d’ire mondaine, se tiendrait à dix heures, jeux du cirque décadents
et sublimes pour une unique représentation qui, en principe, devait prendre fin
au premier jet de sang.
A
l’ombre de l’affreuse tour de fer encore en construction, les charpentiers
préposés à parfaire cette mise en scène tragique en plein Champ de Mars avaient
jà achevé de monter les tribunes. Ils avaient besogné toute la veille, puis
prolongé leur activité au-delà de la mi-nuit… Grâce à l’entregent de Madame de
Rochechouart de Mortemart, le préfet de la Seine, Monsieur Poubelle, et le
préfet de police, Monsieur Lozé, un moment tentés d’interdire ce duel, dans la
grande tradition répressive d’un Cardinal de Richelieu, avaient cédé de bonne
grâce, au grand dam de Monsieur Floquet, président du Conseil. Il leur fallait
éviter le scandale et si possible, une nouvelle manifestation bruyante du parti
boulangiste. Aveu de faiblesse ?
Rien
ne devait manquer : Madame la duchesse avait pourvu au nécessaire, allant
jusqu’à louer les services de bonimenteurs, d’hommes-sandwichs et de camelots
d’habitude préposés aux campagnes électorales tapageuses du brav’ général. Les
abondants capitaux dont disposait sa bourse, grâce à Kulm, brasseur d’affaires
né, avaient permis en outre d’engager, contre d’excellentes espèces d’or
sonnantes et trébuchantes, des clowns marchands ambulants chargés de proposer à
un public avide de grand guignol de quoi détendre l’atmosphère : bonbons
acidulés, croissants chauds, rafraîchissements limonadiers ou chocolatés, beaux
ballons aux vifs coloris, mirlitons ou sifflets propres à séduire les enfants
de ces Messieurs et Dames du Jockey Club et des salons.
On
louait d’abondance, à l’envi, longues-vues, lunettes et cornets acoustiques
pour un sou, afin que les sens défaillants de par la vastitude du terrain ou
l’élévation de cet échafaudage de bancs, de marchepieds et de fauteuils ne
manquassent aucun détail de cet affrontement d’exception – qu’il fût cruel ou
pitoyable. Quel qu’en eût été le résultat, le succès était assuré d’avance et
tout le monde en aurait pour son argent.
Le
service d’ordre n’avait pas été oublié dans l’affaire : aux cordons de sergents de ville chargés de
canaliser d’éventuels débordements de la foule populiste, Hermann Kulm,
décidément fort malin, avait ajouté d’impressionnants turcos de près de six
pieds chacun, aux habits de zouaves baroques et à la chechia écarlate afin
qu’on les vît du plus loin qu’on pouvait. Leur présence valait avertissement
aux partisans de Yolande de La Hire, s’il leur prenait la velléité de contester
une éventuelle victoire de la championne de la Revanche.
Dessinateurs,
aquarellistes, échotiers, gazetiers et photographes se tenaient prêts, debout,
outils de travail en mains. Parmi eux, une dame avait dressé son pupitre, prête
à croquer au fusain cette scène : Madame Louise Abbéma. Œuvrait-elle pour
la postérité ou pour une simple obligation alimentaire, espérant que son dessin
fût publié au prochain supplément illustré du Petit Journal ? Les
ragots, et ceux qui étaient au courant de ses tendances, affirmaient que la
peintre – par trop souvent vouée aux basses besognes de la réclame, même si
elle s’en tirait avec un brio de chromolithographe– espérait en échange obtenir
de bien particulières faveurs de la part de Madame la baronne de
Lacroix-Laval, si toutefois son dessin l’agréerait. Pourtant, Boni de
Castellane, fort bien renseigné par la rumeur lyonnaise, avait fait comprendre
à Madame Abbéma
qu’elle était trop âgée pour que ses appas intéressassent la
poétesse. « Si, à la rigueur, vous eussiez conservé par miracle la
juvénilité d’une amie-enfant de mister Lewis Carroll… » lui avait
écrit l’extravagant dandy.
Lorsque
la voiture d’Aurore-Marie parvint en la place – en esthète qui savait se faire
désirer et prier, Madame de Saint-Aubain avait demandé à son cocher, Gustave,
de ne point forcer l’allure des pouliches balzanes afin que l’équipage parvînt
juste cinq minutes avant que les hostilités ne se déclenchassent – des
exclamations de joie et des applaudissements retentirent des tribunes bruissant
d’un emplumé et chapeauté public tout acquis à la cause de Madame la
baronne. Il y eut force vivats, mais
aussi saluts de huit-reflets, hourras, acclamations de cannes et d’ombrelles
qui tintèrent, volèrent et cliquetèrent en ce matin ensoleillé de mai.
Tout
ce que Paris et ses faubourgs huppés comptaient de monarchistes, de
boulangistes et de réactionnaires était là, s’étant donné rendez-vous et avait
opté pour les plus précieux atours de ville réservés par habitude aux courses
d’Auteuil. C’était comme une volière jacassante, un caquetage de basse-cour, un
jaillissement continu de coquericos outranciers et cocardiers, une théorie de
jactances et d’éructations, un capharnaüm de bariolages, une monstrueuse parade
de paons fats échauffés par la saison des amours, un ouragan dévastateur de
chamarrures, de plumes, de joyaux, de broderies et d’étoffes, un déluge de
Deucalion de monocles, de lorgnons, de besicles, d’épingles de cravates, de
bagues, d’oignons, de châtelaines, de sautoirs, de bâtons de chaises, de
cigarillos, de pommeaux de cannes d’ivoire, d’argent, de cristal, de cabochons
gemmés et de bronze doré à la Rodin, Frémiet ou à la Barbedienne, parfois
équestres, animaliers, d’autres fois étrusques, chinois, donatelliens,
celtiques ou interlopes, et d’éventails de soie, de percaline, de toile de
Jouy, de point d’Alençon ou d’organza, certains griffés feu Monsieur De
Nittis, une déferlante fanfrelucheuse entrecoupée cependant çà et là des
touches plus austères des fracs noirs quoique certains de ces messieurs eussent
opté pour la décontraction sports du chapeau de paille et du panama.
Improbable appariement du jansénisme bourgeois à l’exubérance des courtisanes.
Se faire remarquer de Madame la baronne afin d’entrer en ses faveurs, en son
club, en sa coterie, tel était le principe.
Il
y avait sur place de nombreux sparnaciens, comme attirés par la proximité de
leur nom avec celui du courant esthétique dont se réclamait la poétesse. Des
gens étaient venus avec armes et bagages, en famille et marmaille braillante,
jusque de Vesoul, de Nancy, d’Epinal ou de Belfort, leur présence rappelant que
la ligne bleue des Vosges était suffisamment proche de leurs pénates pour que
tous les partisans d’Aurore-Marie se souvinssent de leur premier devoir :
la récupération des provinces perdues. Tous ignoraient bien sûr les préparatifs
secrets pour l’Afrique, mais si chacun eût pris la peine de bien regarder qui
était son voisin, on aurait pu déceler la présence de quelques agents de la
Wilhelmstrasse disséminés parmi les spectateurs bonhommes. Le meilleur
camouflage, c’est la multitude, aurait aimé à leur rappeler Erich Von
Stroheim, s’il avait servi explicitement leur cause.
En
ce cirque Barnum de plein air, sorte de Jardin d’Acclimatation pour perruches
bariolées et criardes, pour femmes-poules ou femmes-caniches et pour sinistres
noirs corbeaux et choucas de la Revanche, Aurore-Marie parut hésiter un bref
instant. Non pas qu’elle craignît de souiller sa toilette : elle avait
tranché en faveur d’une robe de jour, assez simple et seyante, de
promenade, rayée de vert jade et de cramoisi, mêlant soie, satin et bengaline,
avec un froufroutement ourlé de dentelles d’une traîne parfaitement étudiée aux
revenez-y très Louis XVI, robe superbe qui s’achevait par un mignard
pouf de velours lilas brodé de petits bleuets d’une ampleur si conséquente
qu’on eût pu s’y asseoir. N’omettons point la coiffe, sorte de toque d’astrakan
à la doublure brochée, sans ostentation aucune à l’exception d’une aigue-marine
enchâssée juste au frontal et d’une plume de faisan, d’un coloris que le XVIIIe
siècle, avec son franc-parler, qualifiait de merdoye. Par-dessus le
corsage, auquel elle n’avait point oublié d’épingler l’œillet rouge de son
parti, Madame la baronne avait enfilé un spencer fourré chamois bordé de
ganses, à brandebourgs chinois et à ruchés ton sur ton. A son cou brillait une
améthyste, en lieu et place de l’habituelle intaille, et à son annulaire
gauche, la si redoutée chevalière tétra-épiphanique étincelait d’éclats
troublants, comme galvanisée par ce printanier soleil digne de celui d’Emèse
qu’adora Héliogabale le tant maudit. Car Madame avait pris soin de se déganter
une fois descendue de voiture, ôtant prestement cette longue et effilée parure
de peau de teinte ébène, en un geste d’une élégance volontariste qui rappelait
Charlotte Dubourg.
La
cause de l’hésitation d’Aurore-Marie était fort simple : elle craignait
d’une part que Yolande et ses témoins se fussent défilés et d’autre part, jamais
de sa vie elle n’avait manié d’armes à feu, leur préférant la subtile et
inégalée traîtrise féline des épingles à chapeau et accessoirement la ciguë…
Son
regard d’ambre scruta la tribune, puis le Champ lui-même : son fin visage
diaphane ne tarda point à s’éclairer d’une expression que l’on appelle
communément ouf de soulagement à défaut d’autres mots moins triviaux. L’adversaire
était jà là.
Yolande
de la Hire était arrivée la première, vêtue d’une houppelande rouge aux revers à
la Russe, se contentant d’un simple cab en forme de boghei : quelques
applaudissements en sa faveur, provenant d’un groupe d’aficionados féministe
minoritaire porté sur un saphisme plus républicain qu’aristocratique, avaient été vivement noyés, étouffés,
engloutis par des rumeurs et des « Hou ! Hou ! »
haineux. C’était à croire que Kulm avait acheté toute une claque de
café-concert au service de son égérie.
Un
petit vent frais fouettait les joues des deux duellistes, empourprant encore
davantage la carnation rosée de notre poétesse. Le sang afflua en celles de la
baronne, brusquement vivifiées, comme si elle eût vidé d’un trait une
liquoreuse mignonnette de curaçao. Ses longues boucles anglaises ondoyaient
sous la brise malvenue. Les rayons du soleil semblaient l’aveugler : déjà
assez haut, Phébus frappait ses prunelles et sa tête opaline. Quelques
passereaux se faisaient çà et là entendre, menues alouettes esseulées, moineaux
friquets et mésanges charbonnières au plaintif pépiement de quasi désespoir.
Les graines manquaient-elles donc à ces piafs parasites ?
Les
témoins se serrèrent la main. Etait-ce convenable, conforme aux règles ?
En toutes mondanités, Hermann Kulm et Paul Déroulède usèrent du shake hands :
José Maria de Heredia et Paul de Cassagnac
étaient de leurs amis-ennemis,
appartenant à cette clique instituée que l’on ménage publiquement avant toute
attaque indirecte par presse interposée, grâce à la plume acerbe de stipendiés
thuriféraires courageusement anonymes.
Puis
vint la présentation des pistolets par l’arbitre, Monsieur de La Houssaye. Les
deux armes de poing, d’un modèle à percussion désuet remontant à
Louis-Philippe, reposaient dans un écrin de laque et de santal à l’intérieur
doublé de velours d’une teinte gorge-de-pigeon.
Aurore-Marie
ne semblait pas écouter le docte juriste rappeler les règlements de distances à
respecter, de nombres de pas, de tir, de constatations de blessures etc. Elle
paraissait rêvasser comme habitée par son accoutumée songerie créatrice. Ses
doux iris avaient l’air de supplier qu’on la ménageât, qu’on la mignotât encore
un instant. Ses grands yeux aux paillettes citrines se perdaient vers les
tribunes dégorgeant d’une milliasse vouée au voyeurisme, tentant d’y distinguer
ses amis Georges, Gyp, Alfred, Marguerite surtout… sans oublier la duchesse qui
s’investissait tant pour la Cause, Monsieur Anatole France qui flirtait encore
avec ce milieu, Rochefort l’intraitable et tant d’autres… Madame eût voulu
posséder une paire de lunettes au fort grossissement afin de mieux appréhender
ses commensaux. Elle eût pu aussi reconnaître ces étranges personnages
perturbateurs, ces comédiens venus d’ailleurs, Louis Jouvet, Carette, Michel
Simon, Gabin… mais aussi le capitaine Craddock – qui pestait comme de coutume
parce qu’il se trouvait mal placé pour jouir de l’entièreté du spectacle – et
cette greluche de Betsy O’Fallain, cette gueuse protégée voire choyée par sa
protagoniste… Même Violetta et Deanna Shirley étaient là et se crêpaient le
chignon : c’était à celle qui avait la toilette d’adolescente la plus
tapageuse. Daniel s’en fichait bien, préoccupé par la nature de l’Entité qui
là-bas, en Afrique, déréglait tout, favorisait ici peut-être les plans des
Tétra-épiphanes, Entité indéchiffrable dont Georges Boulanger, Madame de
Saint-Aubain et la duchesse d’Uzès, étaient des marionnettes inconscientes.
« Ce ne peut être ni Fu, ni Johann… se répétait le commandant Wu. Ils sont
dans les limbes des potentialités indésirables et inengendrables. Ils n’en
sortiront pas. Je ne capte aucune présence de l’Inversé et ce, depuis le début…
Lobsang Jacinto, Lorenza et Spénéloss ne sont pas plus avancés à son sujet. »
Pour
rassurer Madame, les œillets de ses amis et partisans l’emportaient
indubitablement dans ces tribunes. Cela faisait au loin comme un piquetage quasi
infini de points rouges, une moucheture de rosettes d’un nouveau style, comme
un liseré vermeil, une charmille pourprée, une tavelure de sang transsubstantié
qu’un ligueur fanatique d’autrefois eût extrait d’un pressoir mystique, un
divisionnisme, un pointillisme écarlates, comme autant d’insignes de croisés
des temps modernes.
Abondance
de la fleur de ralliement ? Pourtant, on en manquait ; la production
avait du mal à suivre. Les cours montaient aux Halles. Les mercuriales
s’affolaient, prises de frénésie, comme si elles eussent été atteintes du haut
mal. Tout le marché de la fleur coupée fut touché par une fièvre spéculative
effrénée. On aurait coté et joué l’œillet en bourse si c’eût été possible,
faute de pouvoir spéculer sur l’action Boulanger elle-même.
C’était
pourquoi certains laudateurs zélés du brav’général avaient poussé l’audace
jusqu’à épingler à leur boutonnière un œillet artificiel. Des bouquetières
accortes n’hésitaient pas à bousculer et houspiller les clowns de louage
pour se porter en avant du chaland, dans l’espoir de rallier des
partisans supplémentaires à la Cause déjà profuse parmi celles et ceux du marais
qui n’arboraient aucun insigne.
Un
chansonnier entonnait des refrains en circulant dans les estrades. Vêtu comme
un pioupiou, anticipation du comique troupier à la Gaston Ouvrard,
il arborait cependant une barbe à la Léo
Campion. Un limonaire l’accompagnait, actionné par une Gitana noiraude,
déguenillée et hectique d’une laideur simiesque de Vierge Rouge de la Commune
bronzée chez les Kanaks. Cet écornifleur reprenait En revenant de la revue
de Paulus et Les fœtus de Mac-Nab puis poussait le culot jusqu’à
en proposer les partitions et les paroles à la vente comme un archaïque
colporteur. Il puait l’absinthe, le camembert coulant ammoniaqué et le mauvais
cigare.
Les
Augustes parcouraient inlassablement les tribunes, parfois rabroués, parfois
bienvenus. Ils marmottaient sans conviction des « Bonbons acidulés,
cacahuètes, beaux ballons, caramels mous, verres de coco, croissants, chocolat,
limonade ! » « Ils sont chauds mes petits pains, ils sont
chauds ! », croyant ainsi atténuer le suspense. Et la tension
montait, inexorable.
Lorsque
Aurore-Marie empoigna la crosse d’ivoire et d’écaille de son pistolet, son
aplomb lui parut un instant faiblir tant l’objet pesait. Elle fléchit. C’était
pourtant un magnifique travail d’armurier, au canon en acier poli. La poétesse
se décida : elle tirerait de la main gauche, celle de la chevalière du
Pouvoir…
Les
deux jeunes femmes se saluèrent avec plus de crânerie que de courtoisie.
Yolande de La Hire paraissait une vraie girafe en face de la baronne. Sûre
d’elle-même, la journaliste féministe ne pouvait masquer une expression de
fierté tout en secouant ses mèches brunes négligemment dénouées. Elle avait du
cran et du pep, comme Michel Simon l’affirma à ses copains, pour se
mesurer à un elfe riquiqui soutenu par les quatre-vingt-dix-huit centièmes des
spectateurs, cela allait sans dire.
Des
lazzis et des quolibets fusèrent parmi la clique étrécie de la brindezingue
longue comme un jour sans pain, aussitôt recouverts par les encouragements des
boulangistes à leur mignonne muse. Les partisans de Yolande avaient tenté de
faire valoir qu’avec une taille pareille, Aurore-Marie ne pourrait toucher leur
championne qu’à la cuisse voire au pied tellement elle paraissait minuscule à
côté de leur bringue égérie. Il y eut des paris, parfois osés (c’était à qui se
proposait en cas de victoire d’une ou de l’autre ennemie, de partager sa
couche), tandis que chacune, dos contre dos, se disposait puis commençait à
compter les pas à l’opposé l’une de l’autre.
La
baronne était à la peine : son faible bras fatiguait et elle se mit à
toussoter. La crosse du pistolet était plus grosse que sa paume délicate. Elle
n’avait point fumé depuis trois jours. Il lui fallait en finir avec ce duel, ce
contretemps digne d’une pantomime des fâcheux. De plus, sa main était grasse,
du fait qu’elle l’avait enduite à potron-minet, comme de coutume, d’une de ses
pâtes de beauté parfumées à la rose. Madame aimait à soigner ses mains,
rappelons-le. Elle y consacrait chaque matin un bon quart d’heure.
Le
ciel s’obscurcit soudain. Sans crier gare, une brève ondée mouilla les deux
adversaires, comme si un dieu courroucé et irascible les eût voulus mettre en
garde de ne point violer le Décalogue. Ce fin crachin, fort malvenu, provoqua
chez la poétesse un accès de quintes. On la crut nauséeuse. Dans son journal,
Léon Bloy noterait : « C’était à croire que cette jean-f. de salon
allait dégobiller. » On craignit la pâmoison de la frêle enfant. En
face, la journaleuse était en pleine forme.
Mais
Madame sut se ressaisir lorsque Monsieur de La Houssaye ordonna de stopper. Les
deux femmes se retournèrent vivement et pointèrent leur canon l’une vers
l’autre. Aurore-Marie tremblait de trac comme le capitaine anglais de la
fameuse scène du duel du roman de Mister Thackeray, Barry Lyndon, un des
fleurons de sa bibliothèque. Pour la deuxième fois de sa vie (car, nous le
verrons, Yolande affirmait la vérité, une première fois avait déjà eu
lieu), elle s’apprêtait à attenter à la vie de quelqu’un.
Yolande
de La Hire brandit franchement le pistolet en direction de la baronne de
Lacroix-Laval puis parut hésiter. C’était une arme à un seul coup, non rayée,
et il ne devait y avoir qu’une seule balle tirée par chaque duelliste.
Peut-être son esprit était-il envahi de scrupules… Aurore-Marie paraissait si
menue, si fluette, si pitoyable ! Si belle aussi… Yolande commit l’erreur
de sous-estimer son adversaire, perdant de précieuses secondes. Elle voulait
tirer au jugé, mais n’osait. Ces secondes d’atermoiements parurent s’étirer
comme si le temps – mais de quel temps parle-t-on ?- avait été doté de
propriétés élastiques. Qui était responsable de ce phénomène peut-être suggéré,
subjectif ?
Un
silence de mort succéda aux rumeurs de la foule, à peine perturbé par quelques
roulades de merles et des roucoulements de ramiers. La pluie fine s’estompa,
mais elle avait suffi à humidifier les vêtures des deux dames.
Le
soleil perça, aveuglant le regard de la girafe brune tandis que Madame parut
comme transfigurée, baignée par un halo surnaturel. En fait, toutes deux
paraissaient perdues, comme désorientées, ailleurs, absentes, flottant,
fluctuant hors de la Réalité, réduites à une échelle subquantique, mais aussi
infiniment vaste, comme si elles eussent été transportées en les Cieux par une
Ennéade de psychés jusqu’au giron du Logos suprême. Croyant revivre une
nouvelle expérience de décorporation, Aurore-Marie commença à murmurer la
prière rituelle de son dieu :
« Dans
le Un se tient Pan Zoon… »
La
chevalière, la chevalière bientôt lui sembla phosphorer, habitée par une
énergie nouvelle, fulgurante. Cette énergie, émanant de Pan Logos lui-même,
prenait les commandes de son esprit, de son noûs et de son organisme. Sans
qu’elle sût comment, sans qu’elle l’eût ordonné, téléguidée par la Volonté
suprême, sa main gauche, qui tenait toujours l’arme, appuya sur la détente. Le
chien s’abattit. La capsule du mécanisme de percussion, qui remplaçait l’antique
système du silex, s’enflamma, provoquant l’ignition de la poudre et propulsant
la balle de plomb. Il y eut comme un trait de feu, un éclair jovien d’une
luminosité de premier instant de l’Univers… suivi d’une douleur atroce. Les
deux femmes avaient tiré en même temps. Des images de cette nuit initiatique
horrible de Cluny du 18 au 19 septembre 1877 passèrent dans la tête de Madame,
comme un mauvais songe peint par Füssli. Aurore-Marie sombra dans les limbes
d’un au-delà improbable.
***********
Ce
fut son bras, traversé de lancinants élancements, qui la réveilla.
« J’ai
mal ! J’ai grand mal ! » Geignit-elle.
Elle
entendit des voix, comme assourdies, comme si elle eût baigné dans une eau
glauque et épaisse :
« Madame
est réveillée ! Madame est sauvée ! »
Aurore-Marie
ressentait alternativement une sensation de brûlure et des frissons. Sa tête
flageolait. Ses oreilles bourdonnaient. Elle se tenait en position couchée, sur
une espèce de civière, avec une couverture sommaire de laine semblable à un plaid.
La
poétesse voulut redresser son buste. Aussitôt, sa douleur au bras gauche la
reprit, lui faisant frôler une nouvelle perte de connaissance. Elle sentit une
main gantée, une main féminine, approcher un flacon de sels de ses
narines.
Au
bout de cette main, un visage familier et une voix…
« Allons,
ma poëtesse ! Ressaisissez-vous, pour la gloire et l’exploit que vous
venez d’accomplir ! »
Il
s’agissait de la duchesse.
Sa
chair meurtrie la tourmentait ; elle cria, pleura et toussa, ce qui eut
pour résultante de nouveaux élancements insupportables à ce bras malade.
« Du
laudanum, vite ! Encore du laudanum ! » entendit-elle encore.
C’était un médecin qu’elle ne connaissait pas. Pouvant avec grand’peine
redresser la tête, les yeux comme embués par les larmes, des gémissements
arrachés convulsivement de sa bouche par la blessure, la baronne parvint à
identifier les lieux où elle se trouvait. On l’avait transportée dans une des
salles de l’Ecole militaire.
A
son bras intact et nu, on enfonça l’aiguille d’une seringue de Pravaz. Madame
couina comme un rongeur en détresse. Ce qu’elle endurait était aussi pénible
que ses douleurs puerpérales ou que cette césarienne funeste de 1881, qu’elle
avait supporté en bronchant malgré les produits alcooliques et l’éther qui
l’avaient assommée. Sur sa civière de souffrance, en sa géhenne, en son corps
torturé, elle put à peine conserver son entendement, voir et entendre ce qu’il
en était.
Madame
la baronne se sentait nue. Elle voulut se tâter, ce qui occasionna un
hurlement. Elle fut secouée par un spasme, par une fulgurance et manqua choir
de sa civière.
« Je
n’ai jamais vu une aussi petite nature pour une si légère blessure. La balle
n’a pas pénétré. Elle n’a fait qu’entailler le gras du bras, mais la patiente
se comporte comme si on le lui avait criblé d’éclats de plomb, observa le
médecin qu’accompagnait monsieur de La Houssaye. Certes, il y a eu hémorragie
mais la faiblesse de ce cas clinique me paraît exagérée. Constatez par
vous-même. »
« Une
glace, une glace par pitié…réclama Aurore-Marie. Je dois
savoir ! »
Ses
lèvres si fines étaient sèches, presque enflées, comme gercées. Elle approcha
de son regard la psyché qu’un infirmier lui porta. Ses boucles lui apparurent
défaites, ses yeux cernés et rougis, son teint blafard. Tout le sang de ses
joues d’habitude si rosées paraissait s’être évaporé. Elle parvint à voir son
buste et voulut faire de même pour son bras. Il y eut un mieux, une rémission
du mal : la drogue astringente commençait son effet.
On
avait dévêtu Madame de son spencer et de sa robe. Aurore-Marie rougit de
honte : elle se retrouvait exposée devant des hommes qu’elle ne
fréquentait point, couchée, meurtrie, simplement en dessous ! Son
cache-corset était légèrement déchiré et tacheté de sang au niveau de la bretelle
d’épaule gauche. A force d’efforts réitérés malgré ses élancements et ses
geignements, la poétesse parvint enfin à toucher le bras coupable. Une espèce
d’appareil, d’attelle, maintenait en place le membre endommagé par la balle de
Yolande de la Hire. Un épais pansement constitué de bandes de gaze et d’ouate
compressait la plaie, sorte de grosse entaille, de fente où s’était épanché le
liquide vital qui jà coagulait.
« Ma
pauvre chérie, ma mie, allons ! Ressaisissez-vous ! » la
cajolait la voix de la duchesse d’Uzès.
D’autres
personnes entrèrent dans la salle. Un éclair de joie illumina enfin le visage
tourmenté par la souffrance : « Marguerite ! Georges !
Soupira-t-elle. Oh, les jolis bouquets ! »
Boulanger
et sa maîtresse déposèrent les fleurs – des roses blanches - sur un guéridon.
L’infirmier fit signe de ménager la patiente. Il fallait attendre encore deux
heures pour qu’elle fût transportable, pour qu’on s’avisât qu’elle pût tenir
debout et marcher, soutenue, toutefois.
« Ma
championne ! S’exclama, fort aise, Marguerite. Nous n’osons vous
embrasser, sur recommandation de la Faculté mais le cœur y est, n’en doutez
point !
-
Le cœur, justement, insista Barbenzingue ! Sur le coup ! Vous avez
occis cette perche, cette grue, sur le coup ! En plein cœur !
-
Quoi ! Je…j’ai tué !
-
La balle de Madame de La Hire vous a entaillé le bras, mais vous l’avez abattue
roide ! Remarquable ! Reprit la duchesse.
-
In…incroyable ! »
Elle
pleura.
« Albin…il
faut prévenir Albin !
-
Votre mari a été informé par le télégraphe. Il sera là demain, ma
chérie. » la rassura Madame d’Uzès.
Aurore-Marie
murmura :
« Madame
de La Hire…morte ! Ô dolor qui est mienne ! Comme c’est
affreux ! Je n’ai pas voulu cela… »
Elle
prit une pose méditative ; son regard orangé s’embrumait de tristesse.
«
J’ai grand’froid et grand’soif, balbutia-t-elle à l’adresse de la duchesse. La
plaie me brûle encor… Je suis bien dolente… Croyez-vous que d’ici à deux
heures, je pourrais être en l’état pour que vous me rapatriassiez à
Bonnelles ?
-
Ma chère, ne vous en faites pas ! Montrez envers nous toute votre
gratitude ! Nous vous avons commandé un tonique, un cordial, qui va vous
remettre promptement sur pieds ! On va vous l’apporter tantôt. Il est à
base de quinquina et de menthe poivrée et doit prévenir toute fièvre
infectieuse. Vous en serez quitte pour deux mois de bras en écharpe et pour un
bon repos ! Je ne crois pas que votre ambidextrie en souffrira : il
vous reste toujours une main pour composer vos vers. Vous êtes jeune ;
vous verrez comme vous cicatriserez vite ! D’ailleurs, l’infirmier va
venir renouveler votre bandage. Ne vous montrez point douillette !
-
C’est un infirmier militaire, se mêla Boulanger. Il vous panse son homme en
moins de deux !
-
Qu’est-ce à dire ? S’écria Aurore-Marie, brusquement piquée. Me
prenez-vous pour une fillette ? Je n’ai nullement besoin que vous me
dorlotiez ! S’il s’était avéré qu’il vous prît l’envie de me bercer… Je ne
suis point votre enfançon nonobstant ma silhouette !
-
Cela ne sert de rien de sortir de vos gonds, ma chère, reprit la duchesse
d’Uzès. Vous vous fatiguez. Prenez quelque guimauve : je déteste les cris.
Cela gâte votre gorge. La ténuité du timbre vous sied mieux. J’avais oublié,
veuillez m’en excuser – Gyp vous a bien jugée sur cet aspect – votre caractère
trempé. Cela est bon signe, au fond ! La médecine agit efficacement
contre votre blessure et vous recouvrez votre vivacité, le vif-argent qui fait
votre charme… et se marie en parfaite harmonie avec votre douceur blonde…
-
En vous cohabitent Euzébius et Florestan, remarqua Marguerite. Comme chez feu
Monsieur Schumann, cet incomparable poëte de la musique. Echo elle-même n’eût
point dédaigné…
-
Madame, ma mie…répliqua Aurore-Marie de sa petite voix, d’un ton désespéré, et
pleurnichard… Point de quitterie. Revenons-en à nos affaires… Ecoutez ma
supplique. Soyez toute ouïe. Ne pensez-vous pas que ma meurtrissure va retarder
nos plans ? Georges…vous devez appareiller sans faute à la fin de ce mois
au Havre et…et… moi-même dois me rendre à Venise cet été…J’ai écrit à Monsieur
D’Annunzio. Il m’a favorablement répondu et doit me remettre d’importants
documents liés au secret gnostique que vous savez. Nous devons
reconstituer les codex, tout le Pouvoir du Logos…
-
Encore vos chimères ! Songez plutôt à la gloire prodiguée par votre
victoire ! Reprit Boulanger, hilare. Vous êtes devenue la coqueluche du
tout Paris ! Des chansons vont circuler sur votre exploit et on les
entonnera et jouera avec allégresse dans tous les caf’conc’ ! Toutes les gazettes sont à cette heure en
train de concocter des articles élogieux ! Vous êtes assurée de faire la
couverture du prochain supplément illustré du Petit Journal !
-
Il suffit ! » L’interrompit la poétesse, d’un ton autoritaire.
Marguerite
de Bonnemains eut le mot de la fin :
« Aurore-Marie
a besoin de calme… Demain sera un autre jour et elle pourra oublier ses
tourments et ses tracas dans les bras de son tendre époux ! »
A suivre...
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