Chapitre 2.
Il était très tard dans la Cité. À part le personnel
dévolu à la maintenance et à la sécurité, personne ne veillait. Sauf… le
Superviseur général qui préparait l’expédition de 1888. Attelé à sa tâche
ingrate, il en oubliait et le sommeil et son chat Ufo qui faisait des siennes
comme à l’accoutumée. Le noble félin farfouillait dans le bureau, grattait le
moindre objet qui lui tombait sous la patte, renversait la poubelle et y
fourrait aussitôt son museau. Manifestement, il cherchait quelque chose à se
mettre sous la dent. Pourtant, il avait bien dîné peu auparavant, son maître
lui ayant servi toute une assiettée de thon et de saumon.
Mais notre Ufo était incorrigible. À peine son dernier
repas avalé et digéré, son estomac se rappelait à lui par de discrets
tiraillements qui bientôt occupaient toute son attention. Enfin, le félin au
long poil noir et blanc parut satisfait de sa trouvaille. Vite, il se réfugia
sous un siège utilitaire, recouvert d’une sorte de tissu bleu brillant inusable
et joua avec sa découverte.
Daniel Lin s’aperçut enfin que son chat était occupé à
pratiquer son activité habituelle. Mais cette fois-ci, il ne s’agissait pas de
nourriture.
- Que boulottes-tu donc? Fit-il à sa bête familière.
Fichtre! Donne-moi ça! Tu vas finir par t’étouffer. Où as-tu déniché cela?
Promptement, l’ex-daryl androïde se saisit du félin et
lui retira son jouet.
- Du plastique! Tu grignotais une feuille de
plastique… décidément… comme si tu n’étais pas assez nourri . Ne me dis pas que
je te laisse mourir de faim, mon Ufo? À te voir, personne ne peut croire cela!
Le chat répliqua par quelques miaulements
désapprobateurs puis tenta d’échapper à l’étreinte du commandant Wu. Peine
perdue. Son maître le tenait fermement.
- Du calme, mon chat, du calme. Là, endors-toi
paisiblement…. Tes ronrons vont te bercer… oui, je t’aime, sacripant!
Alors, Daniel Lin entama une vieille, très vieille
berceuse, venue du fond des âges.
- « Minet qui s’est mis en pelote
Le nez dans son poil soyeux… »
Mais sa mélodie fut interrompue par un discret coup de
sonnette. Aussitôt, Daniel Lin déposa Ufo sur un autre siège près de la
poubelle et s’en alla ouvrir. C’était Albriss, tenant deux volumes de poèmes,
deux livres reliés comme autrefois, imprimés sur du papier authentique, à la
couverture de maroquin brun.
- Pardonnez-moi, Superviseur, commença l’Hellados… je
sais qu’il est tard, mais je devais vous rapporter ceci…
- Non, mon ami, vous ne me dérangez pas. Comme vous
voyez, j’essaie d’endormir mon chat.
- Une tâche ardue, monsieur.
- Cela dépend… je ne veux point user de la manière
forte… une intrusion dans sa psyché.
- Vous avez presque réussi, commandant. L’animal
bâille et va bientôt tomber dans les bras de Morphée.
- Tant mieux, Albriss.
Les deux hommes s’installèrent sur deux chaises tout à
fait ordinaires qui n’avaient rien d’ostentatoire. Devant eux, une table basse
avec une carafe de limonade, une vraie et non pas cet ersatz trop sucré en
vogue dans les supermarchés de la fin du XX e siècle!
- Servez-vous, lieutenant…
- Merci…
- Ainsi, vous avez terminé votre lecture. Et pour plus
d’authenticité, vous avez préféré l’achever sur des livres reliés. Ma foi, je
n’ai rien à redire là-dessus. Alors, qu’avez-vous pensé de l’œuvre de Madame de
Saint-Aubain?
- Elle a du talent, jeta l’Hellados dans un souffle.
- Ah! Tiens donc? Vous l’admirez donc? Ce n’est pas
mon avis, loin de là! Je trouve son style surchargé, pompeux, emberlificoté…
- Pourtant, aucun de ses poèmes ne sort de
l’ordinaire, bien au contraire! Toutes les rimes sont recherchées, polies,
travaillées…
- Oui, justement. Trop! Cela pue l’artifice, un
artifice lié à l’absence d’émotion. Bref, en deux mots: du vide.
- Du vide, ces vers? Écoutez-les, savourez-en la rime:
« Le pauvre médiéval, devoir de charité, image
du Sauveur, ô Imago Dei!
Ne te concernait plus, mon amica mei!
Hephtalite beauté, mon bel ange efflanqué,
Vaincue par l’égotisme, prolétaire, sois marquée!
Si belle en ta misère noire!
- N’est-ce pas sublime?
- Oh! Une imitation amphigourique de Baudelaire!
S’exclama l’ex-daryl androïde. Allons, Albriss, revenez plutôt à l’original…
« Ô Satan, prend pitié de ma grande misère! »… pour moi, il n’y a là
qu’un vain exercice de style, la recherche du mot précieux pour le mot
précieux. C’est tout!
- L’art pour l’art? je ne partage pas vos critiques,
Superviseur, pardonnez-moi… j’ai le droit de ne pas être d’accord avec vous,
non?
- Tout à fait, Albriss. Mais qu’est-ce qui vous a fait
croire au génie de la baronne?
- Ceci!
« (…)Parturiente blessée, meurtrie, je
souffre en ma gésine.
Charlotte! Une dernière fois, Charlotte, fille de
Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma
Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes
d’Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n’attends pas le
tombeau!
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours…
adieu ma Rose en mon berceau! »
- Cette
strophe est tirée d’un poème intitulé « Imploration en forme de thrène à
un amour perdu », et provient du recueil Églogues platoniques, publié en
1882, reprit l’Hellados, d’une voix ferme. Vous n’allez pas nier, Daniel Lin
qu’il y a là du sentiment, une émotion authentique?
- Du sentiment? Une émotion, mais envers qui
précisément?
- Cela est évident, s’enflamma Albriss. Cette poésie
évoque parallèlement aux douleurs de l’enfantement, le souvenir de Charlotte
Dubourg!
- En effet… Charlotte Dubourg qui recueillit quelques jours
notre poétesse tandis qu’elle voulait échapper à l’emprise de son père et des
tétra épiphanes menés par le baron Kulm! Compléta le Superviseur.
- Exactement. La mission de Michel Simon et Saturnin
de Beauséjour en 1877.
- Mon cher, vous êtes dupé par cette jeune femme à
travers le temps. Aurore-Marie n’est qu’un monstre narcissique qui ne sait
s’apitoyer que sur sa petite personne.
- Je suis dupe? Comment cela?
- Ah! Mais parce que vous n’êtes pas humain, mon ami…
vous n’êtes pas habitué aux émotions, ou, du moins, à les manifester… depuis
votre plus tendre enfance, vous les réprimez, les étouffez… Alors…
- Euh… pardonnez-moi, Superviseur, mais vous non plus
n’êtes pas humain…
- Oh! Je vois que vous vous souvenez de mes aveux du
mois passé… mais je suis l’aboutissement de l’humanité, son expression la plus
aboutie, sa quintessence, irais-je jusqu’à dire si je l’osais… cela a pour
conséquence que je ne suis pas aveuglé par ses défauts… Soyez-en persuadé.
- Il n’empêche! Reprit l’extraterrestre plus buté que
jamais. Nierez-vous ce que ces vers ont d’absolu dans leur douloureuse beauté?
« Jouvencelle gravide à la rose sanglante
De tes entrailles vives, de ta soie utérine
L’éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine »
- Oui, notre
poétesse égotique et égoïste se complait dans une contemplation vaine de son
accouchement… une introspection superficielle, plus que perceptible dans les
mots « Théodicée » et « Laodicée » rimant… cela pue
l’inutile, l’artificiel, je me répète…
- Les rimes trop riches vous déplaisent.
- Non! Le mensonge, le nombrilisme, l’inutilité…
- De l’art?
- Certes pas! Sans l’art, l’humanité serait restée au
rang de l’animalité!
- Daniel Lin, que puis-je rajouter pour vous rallier à
mon point de vue?
- Rien, mon ami… je suis aussi têtu que vous…
- Je crois que j’ai trouvé… une dernière tentative.
Écoutez.
« Il y a de cela bien longtemps, mes lectures me
portèrent vers Honoré d’Urfé.
Je goûtais à l’Astrée, ô mignardises exquises!
J’aspirais à la préciosité, appréciant Galathée, les
bergeries, les fées… »
- Quel aveu! Quelle sincérité! Se moqua alors le
Préservateur.
- Monsieur, lui reprocha l’Hellados, je n’ai point
terminé ma citation.
- Dans ce cas, hâtez-vous d’en finir.
« … Praeludium du Cantor! Églogue! Ilion
conquise!
Ruines que ni Henriade, ni Franciade, ni Lusiades
n’obvièrent!
Prosopopée dédiée à ce qui ne sera plus, fille
soumise!
Deucalion s’en moqua, ô vestiges superbes
qu’inondèrent
D’universels déluges, ensevelissant, loin de la
mémoire des hommes,
Le Monde païen d’antan, à l’issue de cruels prodromes!
…. »
- Stop, mon
ami, je crois bien que je vais avoir la nausée à écouter tous ces mauvais vers!
- Vous rejetez l’œuvre tout entière de Madame de
Saint-Aubain, donc?
- Oui… Toute votre éducation est à faire dans le
domaine de la poésie, mon cher…
- Ah! Démontrez-moi que j’ai tort. Je veux bien
apprendre…
- Enfin de la bonne volonté de votre part. je vais
vous citer le Deucalion de Max Jacob…
- Jamais entendu parler de cet auteur! Reconnut
l’extraterrestre.
- Alors, je vais réparer cela.
« Reportage de Juin 1940
On a vu de partout l’Étoile des Rois Mages
Laisser tomber du sang comme tombe un orage.
A jamais cette main, la mienne, en est tachée
Et par deuil, sauf de Dieu, de tout bien détachée.
L’air dit: « Je suis la Peste et c’est mon jour
d’audience,
« J’accours du ciel avec des voix dans le
silence.
« Viennent les coups du meurtre, les draps de la
démence! »
Je t’ai toujours chéri, doux soleil dur la mer,
Mais ce soleil voué au hurlement des conques
( n’est-ce pas comme si on t’arrachait les ongles)
Aux murs est attaché comme un poison amer.
Géant, grandissait l’entonnoir de l’épouvante
Et géante en chaque homme une chapelle ardente.
On a vu de tous les coins l’Étoile des Rois Mages
Repousser du sang comme on repousse un breuvage.
Aux premiers tocsins
Des lions sont sortis.
D’un Zoo lointain
C’était l’incendie.
Un financier fameux aux gueules des lions
Laisse ce qu’il serrait sur son cœur: cent millions!
Pyrrha, Deucalion,
Au déluge reviennent semer à reculons
Les débris des foyers
Ce qui paya loyer
Un Mont de Piété de tendresses vidées:
Linge, lettres, photos, sacoches et leurs titres.
Je suis votre témoin, louis d’or auprès d’un titre
Le témoin de fusils sur treize coussins brodés
D’un coffre militaire auprès d’une layette
Entre un cadavre d’homme et celui d’une bête,
Les longs calculs du tir, les secrets du stratège
Envolés dans un champ de seigle.
… »
- Que constatez-vous, fit le Superviseur après une
pause.
- Euh… les mots sont plus simples…
- Et donc?
- Ce poème est plus accessible…
- Ah! Est-ce tout?
- Non! Il y a là un témoignage, du vécu…
- De l’authentique! De la colère, du désarroi, du
désespoir aussi…
- Sans doute…
- Bon. Je vais devoir choisir d’autres poèmes. Pas les
vers d’un homme, cette fois-ci, mais ceux de femmes qui ont brillé à leur
époque et dont les œuvres sont parvenues à franchir le temps. Marceline
Desbordes-Valmore qui vécut au XIXe siècle par exemple et dont j’aime
particulièrement la subtile délicatesse ainsi que l’apparente facilité de ses
rimes… ou encore Christine de Pisan, une ancêtre, certes, mais que j’admire
tout particulièrement. J’envie leur talent à toutes deux. Je donnerais… je ne
sais pas, le ciel magenta de ….
Sentant qu’il en disait trop, le Préservateur se tut
quelques secondes puis, sans transition enchaîna.
« La grant doulour que je porte
Est si aspre et si très forte
Qu’il n’est riens qui conforter
Me peust ne aporter
Joye, ains vouldroie estre morte.
Puis que je pers mes amours,
Mon ami, mon espérance
Qui s’en va, dedens briefs jours,
Alors du royaume de France
Demourer, lasse! Il emporte
Mon cuer qui se desconforte;
Bien se doit desconforter,
Car jamais joie enorter
Ne me peut, dont se deporte
La grant doulour que je porte.
… »
- Je
reconnais que cela a un certain charme…
- Le moyen français du XIVe XV e siècle ne vous a pas
trop gêné?
- Non, j’ai reçu des cours de Spénéloss.
- Je vois… Puis-je vous citer des extraits de
mademoiselle Marceline?
- Faites, je vous en prie…
REGRET
« Des roses de Lormont la rose la plus belle,
Georgina près des flots nous souriait un soir:
L’orage, dans la nuit, la toucha de son aile,
Et l’Aurore passa triste, sans la revoir!
Pure comme une fleur, de sa fragile vie
Elle n’a respiré que les plus beaux printemps.
On la
pleure, on lui porte envie:
Elle aurait vu l’hiver; c’est vivre trop de
temps! »
Puis, ne marquant qu’un léger temps d’arrêt, Daniel
Lin entama un autre poème de la même auteure.
« J’ai voulu, ce matin, te rapporter des
roses;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.
Les nœuds ont
éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir;
La vague en a paru rouge et comme enflammée:
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.
- Dois-je
poursuivre? Souffla Daniel Lin qui, visiblement, n’avait pas sommeil et aurait
pu réciter durant des heures ainsi.
-Pourquoi pas? Fit l’Hellados, nullement lassé, qui
pouvait rester des jours sans dormir et dont la résistance physique était
connue de toute la Cité.
-Alors, juste un dernier car j’ai à faire…
LA ROSE FLAMANDE
« C’est là que j’ai vu Rose Dassonville,
Ce mouvant miroir d’une rose au vent.
Quand ses doux printemps erraient par la ville,
Ils embaumaient l’air libre et triomphant.
Et chacun disait en perçant la foule:
« Quoi! Belle à ce point?… Je veux voir
aussi… »
Et l’enfant passait comme l’eau qui coule
Sans se demander: « Que voit-on ici? »
Un souffle effeuilla Rose Dassonville.
Son logis cessa de fleurir la ville,
Et, triste aujourd’hui comme le voilà,
C’est là! »
- Monsieur, je pense avoir compris. Il y a dans ces
vers tout simples, beaucoup plus d’émotion, de ciselure qu’il n’y en aura
jamais dans ceux de Madame de Saint-Aubain!
-Ah! Mais vous pensez réellement ce que vous dîtes,
mon ami, au moins?
- Je vous l’affirme! Toutefois, même si les rimes et
les vers d’Aurore-Marie restent hermétiques et ne s’adressent pas à tous…
- Au cœur, Albriss, au cœur!
- Entendu, au cœur, il n’en reste pas moins que je les
admire…
- Hum… J’ai encore beaucoup de travail avec vous, mon
cher ami! Soupira l’ex-daryl androïde. Enfin… Rome ne s’est pas construite en
un jour…
- Euh… Daniel Lin, c’est là une évidence!
- Une expression toute faite, lieutenant…
- Une expression humaine qui veut dire bien plus…
- C’est cela…
- Je saisis. Je me retire. Je reviendrai demain pour
connaître les détails de l’expédition.
- C’est là un des devoirs de votre charge, Albriss. A
demain, mais pas avant neuf heures…
- Oui, monsieur. Bonne nuit.
- A vous aussi.
Une fois l’Hellados parti, le Préservateur s’étira et
fit:
« Pourquoi Albriss ne veut-il pas admettre qu’il
faut de la simplicité en toute chose? C’est là le B A BA de la Création! Du
moins au départ! »
Puis, le commandant Wu se pencha une nouvelle fois sur
sa liste et les actions prévisionnelles des membres de l’expédition. Il ne se
coucherait pas de la nuit au contraire de son chat qui dormait présentement du
sommeil du juste et rêvait qu’il chassait et attrapait un mulot.
***************
Le Superviseur général avait réuni une dernière fois
tous les membres de son équipe afin de bien rappeler à chacun le rôle qu’il
devait tenir dans cette tragi-comédie dont dépendait en fait le sort de
l’Agartha. Cette réunion se déroulait quelques heures à peine avant le départ
de la troupe pour la France du XIXe siècle. La pièce qui accueillait les
tempsnautes était agréable, avec un décor fleuri, des murs de couleurs vives où
des arabesques liquides dessinaient des motifs sans cesse changeants. On
percevait également le discret bruit de l’eau provenant de fontaines
disséminées aux quatre coins de la salle. Une lumière tamisée empêchait les
yeux d’être blessés.
Naturellement, le commandant Wu présidait la réunion,
avec, à ses côtés, Benjamin Sitruk, son second dans cette mission. L’entretien
s’achevait.
- Donc, je dirige la sous-équipe de l’Afrique, faisait
le Canadien, se grattant machinalement la barbe. Ce ne sera pas une mince
affaire que d’avoir le capitaine Craddock sous mes ordres.
- Ouais, mon gars! Ricana le susnommé. Mais n’oublie
pas que je passe d’abord par la case Paris!
- Vous ne serez pas le seul, rappela Daniel Lin.
- Cela ne me dit rien de voir ce Paris de la fin du
XIXe siècle! Soupira Carette.
- Pourquoi cela cher confrère? Questionna Louis
Jouvet.
- Je n’aimerais pas croiser mes futurs parents, entre
autre…
- Bah! C’est facile d’éviter de passer par les lieux
que l’on a fréquentés étant enfant! S’exclama Michel Simon.
- Reprenons, commanda Benjamin. Monsieur de
Beauséjour, accompagné par miss Deanna Shirley, sera à Lyon afin de pister la
poétesse Aurore-Marie de Saint-Aubain. Tous deux, vous devrez ensuite voyager
jusqu’à Paris en train.
- Facile! Déclara Saturnin en bombant le torse.
- Nous prendrons des premières classes, commença la
comédienne. L’argent ne nous fait pas défaut, non?
- Avec le synthétiseur, non, en effet, sourit Daniel
Lin. Mais, miss Deanna, permettez-moi de vous mettre en garde.
- Contre quoi ou qui?
- Pas de fantaisie, ne vous faites pas remarquer par
vos dispendieuses dépenses, par exemple…
- Je me dois de paraître une bourgeoise accomplie.
- Oui, certes, mais les bourgeoises accomplies comme
vous dites aiment la discrétion.
- Je n’ai pas besoin d’être chapitrée comme une
gamine! Siffla DS de B de B.
- C’est à voir! Marmonna Violetta.
- Hum… je crois que nous nous égarons, fit Lorenza
diplomatiquement.
- Mon épouse a raison, reprit le commandant Sitruk.
Frédéric, vous vous rendrez à Londres.
- Cela me convient. Je connais le dénommé Charles
Merritt. Je l’ai croisé ailleurs et je sais donc à quoi m’attendre avec lui.
- Je vous recommande la plus grande prudence.
- N’ayez crainte. Mes déguisements me protégeront. Et
puis, n’aurai-je pas comme garde du corps le lieutenant Spénéloss?
À son nom, l’extraterrestre s’inclina poliment.
- Le vous était un pluriel, articula Benjamin. Il
s’adressait également à Guillaume.
- Allons bon! Commandant, vous me trouvez trop jeune?
J’ai dix-sept ans, je vous le rappelle et déjà une certaine expérience du
danger! De plus, le Conseil a émis un avis favorable quant à ma participation à
cette expédition.
- D’accord, je n’avais nullement l’intention de vous
fâcher, Guillaume Mortot… après Londres, il faudra viser Gérone et peut-être
Venise, Frédéric.
- Ah! Je devrais m’intéresser au sieur d’Annunzio…
voir en quoi cet écrivain nationaliste est mêlé au complot des tétra épiphanes…
- C’est cela.
- Est-ce bien prudent de nous diviser ainsi? Remarqua
la doctoresse. La plupart d’entre nous seront à Paris, puis au Havre. Jean
Gabin, Louis Jouvet, le capitaine Craddock, Michel Simon, Julien Carette, vous
Daniel Lin, avec ma fille Violetta… Je ne comprends toujours pas l’utilité de
sa présence dans cette mission…
- Maman! Se récria l’adolescente.
- Tu n’as que treize ans, l’oublies-tu?
- Et alors?
- Violetta devra sans doute prendre l’identité
d’Aurore-Marie à un moment donné, jeta froidement le Superviseur général. Du
moins, cela est à envisager.
- Pourquoi pas moi, dans ce cas? Interrogea la semi
métamorphe.
- J’ai besoin de vous en Afrique, docteur. Tout
d’abord, à cause du danger environnemental. Il vous sera plus facile de vous
acclimater à cause de vos origines. Ensuite, vos talents médicaux ne sont pas à
négliger.
- Cela je l’avais compris, mais…
- Ma chérie, ce qui est décidé est décidé! Inutile de
revenir là-dessus! Déclara sèchement le commandant Sitruk.
- Moi, je suis partant pour l’Afrique, lança
joyeusement Marcel Dalio. Je sens que je vais interpréter le rôle de ma vie. Un
comprador dans toute sa splendeur!
- Je ne doute pas de votre réussite, dit Erich von
Stroheim mi amusé mi sérieux.
- L’Afrique! Soupira Gaston. J’en rêve depuis ma plus
tendre enfance. Ce continent mystérieux, sa faune sauvage et cruelle, ses
indigènes…
- Je sens de l’émerveillement et de l’enthousiasme
dans votre voix, soupira Saturnin. Peu me chaut de m’y rendre… le plus tard
possible, j’espère, commandant Wu…
- Monsieur de Beauséjour, je vous jure que vous ne
risquerez rien avec moi, promit le Superviseur avec un sérieux de bon aloi.
- Gut! Quant à moi, reprit l’Austro-américain, avec
Alban, nous nous introduirons au cœur de la Wilhelmstrasse, avec la couverture
prévue.
- Volontiers, proféra le jeune comte de Kermor. Je
suppose que ce rôle m’a été assigné du fait de ma pratique courante de
l’allemand.
- Exactement, Alban, lança Daniel Wu. Mais je
reconnais que j’ai hésité un moment.
- Ah? Qui envisagiez-vous à ma place?
- Pierre Fresnay, désigna le Superviseur général.
- Qu’est-ce ou qui vous a fait changer d’avis?
Interrogea alors l’intéressé.
- Moi! Déclara Benjamin.
- Pourquoi donc?
- Il est vrai que vous vous exprimez à la perfection
en allemand…
- Oh! Mais cela
m’est facile! Je suis d’origine alsacienne.
- Je le sais et nous le savons tous. Mais j’ai fait
comprendre au commandant Wu que vous seriez bien plus indispensable à Paris
d’abord, en Afrique ensuite.
- Comment cela?
- Vous êtes assez familiarisé avec les milieux
artistiques et interlopes…
- Hum… je ne dirais pas cela… mais je vois à quoi vous
pensez précisément. Ma précédente mission à la Belle Époque, en compagnie de ma
tendre et douce Yvonne et de mademoiselle Brelan… J’en garde une certaine
nostalgie… récupérer un bijou volé…
- Mais aussi et surtout ramener dans votre hotte
mademoiselle Sarah Bernhard! S’esclaffa Daniel Lin, soudain d’humeur
primesautière. Vous avez outrepassé les ordres…
- Sans doute, mais le Conseil a fini par se ranger à
ma solution… Et Sarah est restée dans la Cité pour notre plus grand bonheur.
- Pff! Marmotta Violetta qui commençait à s’ennuyer
ferme et qui se balançait sur son siège. Elle récite comme un pied et se croit
sortie de la cuisse de Jupiter!
- Tais-toi! Lui ordonna sa mère.
- Concluons, fit Benjamin. Nous devons réussir cette
mission. Est-ce bien compris? Tous vous avez pu vous familiariser avec le chrono
vision.
- Oui, mais, commença Deanna Shirley, je déteste en
faire usage!
- J’avoue que, moi aussi, je n’aime point trop cette
machine, reconnut Gaston de la Renardière. Mais enfin, elle rend service, c’est
là le plus important.
- Vous avez aussi testé votre personnage, vos
déguisements…
- Oh ça oui! Ironisa Craddock. Gemma a failli
s’évanouir à ma vue! Me transformer en vieux gentleman natif du faubourg
Saint-Honoré! Elle n’en est pas toujours revenue, la pauvre!
- Certes, mais il faut bien que nous ayons des yeux et
des oreilles parmi la haute! Pierre, Louis, Daniel Lin et Jean ne pouvaient
suffire… Quant à Julien, votre accent de titi parisien sonne trop peuple.
- Voilà pourquoi je dois me contenter de jouer les
domestiques de service, les palefreniers, les cuisiniers, les valets de chambre
et autres…
- Ce ne sera pas le cas au Congo, Julien.
- Je l’espère bien…
- Tout le monde a
appris la biographie de la baronne de Lacroix-Laval?
- Cette dame est née en 1863, elle a été intronisée
grande prêtresse des tétra épiphanes en septembre 1877, a rencontré le général
Georges Boulanger… commença à réciter le sieur de Beauséjour d’une voix
monocorde.
- Stop, mon vieux! Jeta narquois Frédéric Tellier.
Vous en faites trop, là.
- Je prouve simplement que je me suis appliqué. Grâce
aux holobibliothèques, c’est un jeu d’enfant de se documenter. L’encyclopédie
Cyberpedia est une mine de renseignements.
- A ce propos, fit remarquer Spénéloss, la prospection
temporelle concernant madame de Saint-Aubain n’aurait rien dû donner.
- Spénéloss, dit Daniel Lin un brin agacé mais ne le
manifestant pas naturellement, cet article appris par cœur par monsieur de
Beauséjour résulte d’une piste dans
laquelle Aurore-Marie a vécu.
- Superviseur, moi aussi j’ai lu ledit article. Mais
je suis allé plus loin dans ma prospection. Le contenu de l’encyclopédie prouve
l’échec de la bombe A à la fin du XIXe siècle. Alors, pourquoi courir contre
madame de Saint-Aubain, le général Boulanger et son bras droit au Congo, le
commandant Hubert de Mirecourt? Le plan meurtrier et fou de la duchesse d’Uzès…
- Instrumentalisée par notre sainte-nitouche, jeta
négligemment le Superviseur général.
- Je vous l’accorde, mais laissez-moi achever. Le plan
machiavélique a été tué dans l’œuf! Il n’y a pas eu et il n’y aura pas de
guerre nucléaire précoce…
- Ah! Spénéloss! Je me demandais quand vous alliez
nous sortir cet argument dit Daniel Lin avec un soupir las.
- Commandant Wu, je comprends votre agacement, dit
Sitruk pour une fois en phase avec l’ex-daryl androïde. Lieutenant, c’est
justement parce qu’il y a eu une chrono ligne parasite qu’il nous faut
intervenir! Il nous faut enquêter, savoir pourquoi et à cause de qui celle-ci a
vu le jour.
- Précisément. Empêcher naturellement une guerre
atomique de survenir avant l’heure est un aspect secondaire de notre mission.
Compléta Daniel Lin Wu avec aplomb.
- Et je me permets de rajouter que c’est sans doute
parce que nous allons intervenir qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain verra ses
rêves de grandeur s’estomper, dit péremptoirement le commandant Sitruk.
D’autres objections, lieutenant Spénéloss?
- Euh, non… balbutia confus l’extraterrestre.
Commandant, vous maniez mieux que moi les paradoxes temporels…
- Je prends cela pour un compliment, Spénéloss. Mais
c’est normal. J’ai voyagé dans les mondes multiples bien plus que vous… Trop à
mes yeux.
- Hum… je pense que nous en avons terminé, dit le
Superviseur général en se raclant la gorge ostensiblement. A demain, à cinq
heures.
- Cinq heures du matin? S’étrangla Craddock Moi qui
escomptait faire une dernière partie de poker avec Chérifi, Warchifi et Jean
Gabin!
- Mon ami, ce n’est que partie remise, déclara
philosophe le comédien inoubliable de Quai des brumes.
- Hé bien, vous roulerez vos partenaires à votre
retour! Acheva pince-sans-rire Daniel Lin en se levant. Bonsoir à tous.
Le superviseur fut le premier à se retirer. Les
derniers à quitter la salle, Craddock et Gaston se saluèrent et dirent:
- Bougrement pressé qu’il était notre commandant!
- Voyons, capitaine… Vous pensez mal.
- Non, je pense juste. Gwen et son…
- Chut! Ne soyez pas grossier…
En se donnant l’accolade, les deux compères gagnèrent
leurs quartiers marchant d’un même pas dans les corridors de la cité. Sur leur
chemin, ils ne rencontrèrent âme qui vive et n’eurent pas d’incident à
signaler. Pas rancunier, le Préservateur y avait veillé.
A suivre...
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