Chapitre
XXIII
Tandis que la bataille finale se déroulait
désormais dans les murs de Moesta et Errabunda, Jules et Albert avaient
conduit Cléore vers l’issue salvatrice située aux sous-sols, là même où la
collection des effigies des pensionnaires s’exposait dans toute sa splendeur
troublante. Les regards hyalescents de ces poupées aux joues noircies d’une
crasse d’abandon instillaient toujours le même malaise dans la conscience de
celles et ceux qui s’enhardissaient à leur rendre visite. Mais elles n’étaient
plus l’objet de la sollicitude de Cléore, dont le but était d’échapper à la
police. Nuls prolégomènes, nulle cérémonie expiatoire en ce lieu voué à l’oubli
où demeuraient des traces de l’incendie, des flaques durcies de cire fondue ;
Cléore n’avait plus le temps de céder à la prière d’intercession et à la
demande de pardon car elle devait fuir. L’eau salvatrice qui
avait servi à éteindre le sinistre avait stagné, croupi, et la pièce désormais
dégageait une forte odeur de moisi. Les poupées rescapées de la catastrophe
étaient elles-mêmes rongées, attaquées par les moisissures, leurs robes
surtout. Lors, elles devenaient irrécupérables, quasi vestigiales.
Ninon de Lenclos alias Odile-Cléophée la maudite avait été reléguée à part, mise au rebut par une main inconnue (peut-être s’agissait-il de la pauvre Adelia en personne – hypothèse fascinante ?). On l’avait remisée dans le recoin le plus humide, obscur et obombré du sanctuaire perdu, de cette pièce souterraine destinée à tomber dans l’oubli, et son effigie, comme par caprice, s’altérait plus doucement que les autres. Son visage cireux de courtisane lettrée, qui vous fixait de ses yeux de verre inexpressifs, apparaissait terni, délavé, décoloré, quoique ses joues se marbrassent d’une crasse insidieuse.
Ninon de Lenclos alias Odile-Cléophée la maudite avait été reléguée à part, mise au rebut par une main inconnue (peut-être s’agissait-il de la pauvre Adelia en personne – hypothèse fascinante ?). On l’avait remisée dans le recoin le plus humide, obscur et obombré du sanctuaire perdu, de cette pièce souterraine destinée à tomber dans l’oubli, et son effigie, comme par caprice, s’altérait plus doucement que les autres. Son visage cireux de courtisane lettrée, qui vous fixait de ses yeux de verre inexpressifs, apparaissait terni, délavé, décoloré, quoique ses joues se marbrassent d’une crasse insidieuse.
De sa lampe de mineur munie d’une bobine
Ruhmkorff, Albert désigna le lieu du passage secret : une paroi du fond, en
trompe l’œil, qu’il manipula par une pression discrète sur une classique
moulure, ce qui déclencha l’ouverture attendue. La comtesse de Cresseville, avant
de s’engouffrer avec son propre luminaire dans ce souterrain connu des seuls
serviteurs de la vicomtesse, fit promettre aux forbans de poursuivre la lutte
avec opiniâtreté, d’opposer un combat inexpiable à la gendarmerie. Ce fut tout
juste si Jules et Albert ne prêtèrent pas un serment solennel d’allégeance à la
défense de la cause anandryne, digne de celui du faisan, avant de dire adieu.
La paroi se referma sur Mademoiselle avec un grincement discret tandis que,
s’éloignant promptement, les deux acolytes partaient rejoindre leurs frères
d’armes.
Cléore, du moins le pensait-elle, avait
entendu parler de ce passage par son amie, comme une de ces issues aménagées
lors de la Révolution pour permettre aux partisans de la monarchie d’échapper à
la furia des bleus. De tels couloirs enterrés avaient leurs semblables en
Bretagne et en Vendée, débouchant parfois dans des dolmens fort antiques. La
comtesse de Cresseville savait qu’elle allait devoir marcher quelques
kilomètres sous terre, et le souterrain déboucherait en principe dans une cave
d’une ferme désaffectée de Condé. Là-bas, il y aurait un coche, avec son
équipage à la solde de Madame de** dont l’ordre, non encore appliqué jusqu’à
présent, était de mener en lieu sûr, à la destination de M**, toute femme
aux cheveux roux qui dirait avoir débouché de sous terre. Cela paraissait à
Cléore fort romanesque, à la limite de la vraisemblance aussi, mais la comtesse
de Cresseville se croyait lors plongée dans une épopée digne de Balzac, de
Dumas père ou de Barbey d’Aurevilly.
Une fois la paroi refermée derrière elle,
Mademoiselle de Cresseville parcourut un court tunnel qui déboucha sur une
échelle de bois, assez raide, qu’elle fut bien obligée de descendre, doucement,
prudemment, lampe en main, parce qu’il n’y avait point d’autre itinéraire. Les
échelons émettaient d’inquiétants craquements ; le matériau paraissait
vermoulu, et ce fut un miracle si un des barreaux ne céda pas sous les bottines
pointues de Cléore. En bas, il faisait humide, et le souffle oppressé de la
comtesse laissait échapper des fumées vaporeuses. Nous étions dans une ancienne
champignonnière, dans laquelle se succédaient les galeries obturées et les
trous dangereux emplis d’une eau fétide aussi blanchâtre qu’un lait de chaux,
mais des flèches peintes en rouge indiquaient le bon chemin. Mademoiselle
descendit deux escaliers successifs, dont l’un assez glissant et périlleux,
était bâti en vis comme en un quelconque château seigneurial. Le sol, de terre
battue, résonnait de dizaines de clapotements prouvant qu’un liquide saumâtre,
malsain, sourdait continûment de ce réseau enténébré digne des catacombes
enfouies - mais qui le savait lors ? - sous les thermes de Cluny.
La lampe Ruhmkorff de la frêle jeune femme
révéla qu’elle aboutissait à un carrefour de quatre galeries différentes, dont
une jà éboulée et une autre aux étançons pourris. La troisième paraissait
avenante, mais l’ultime voie se barrait d’une sculpture incongrue par ici : un
grand ours de bronze, grêlé de vert-de-gris, buriné et bosselé, dont la patte
droite levait un lumignon en forme de fanal, bien sûr éteint puisque éméché, de
toute façon non fonctionnel à ce que put en juger notre héroïne.
Or, Jules et Albert avaient signifié à Cléore l’existence de ce carrefour, mais aussi de cet ours gardien lanternier ; c’était par le passage qu’il obstruait de sa masse farouche, fondue dans un bloc, qu’il fallait qu’elle passât, puisque le couloir numéro trois finissait en cul-de-sac cent mètres plus loin. Or, notre plantigrade était un affreux automate, à l’expression encolérée, prêt à grogner, dont il fallait abaisser ou monter la patte à lanterne pour qu’il se déplaçât et libérât l’accès. Si Cléore se trompait dans sa manœuvre, la bête statufiée la broierait dans son étau sauvage. Cléore ne savait au juste dans quel sens bouger le membre du monstre tavelé, ursidé d’airain qui eût plus trouvé sa place dans quelque échoppe de mauvais antiquaire amateur de quincaillerie où l’escroc aurait grugé le chaland en le lui présentant comme un authentique chef-d’œuvre d’automation de Salomon de Caus forgé pour l’électeur palatin vers 1615.
Mademoiselle se dit : « Encore une de ces inventions démoniaques et turbides de Nikola Tesla. », sans savoir que le véritable concepteur de l’androïde-ours était un mathématicien anglais du nom de C**M**[1]. La comtesse hésita cinq longues minutes, assurée que là où elle était parvenue, nul bicorne n’irait la rejoindre afin de l’appréhender. Enfin, au hasard, elle abaissa la patte toute pelue d’une pruine métallique qui grinça à lui en glacer le sang. A son grand soulagement, après avoir marqué une oscillation de quelques secondes, l’ours, digne de Frémiet et Barye quoiqu’il fût bien oxydé, pivota sur la gauche et dégagea le passage tant convoité.
Or, Jules et Albert avaient signifié à Cléore l’existence de ce carrefour, mais aussi de cet ours gardien lanternier ; c’était par le passage qu’il obstruait de sa masse farouche, fondue dans un bloc, qu’il fallait qu’elle passât, puisque le couloir numéro trois finissait en cul-de-sac cent mètres plus loin. Or, notre plantigrade était un affreux automate, à l’expression encolérée, prêt à grogner, dont il fallait abaisser ou monter la patte à lanterne pour qu’il se déplaçât et libérât l’accès. Si Cléore se trompait dans sa manœuvre, la bête statufiée la broierait dans son étau sauvage. Cléore ne savait au juste dans quel sens bouger le membre du monstre tavelé, ursidé d’airain qui eût plus trouvé sa place dans quelque échoppe de mauvais antiquaire amateur de quincaillerie où l’escroc aurait grugé le chaland en le lui présentant comme un authentique chef-d’œuvre d’automation de Salomon de Caus forgé pour l’électeur palatin vers 1615.
Mademoiselle se dit : « Encore une de ces inventions démoniaques et turbides de Nikola Tesla. », sans savoir que le véritable concepteur de l’androïde-ours était un mathématicien anglais du nom de C**M**[1]. La comtesse hésita cinq longues minutes, assurée que là où elle était parvenue, nul bicorne n’irait la rejoindre afin de l’appréhender. Enfin, au hasard, elle abaissa la patte toute pelue d’une pruine métallique qui grinça à lui en glacer le sang. A son grand soulagement, après avoir marqué une oscillation de quelques secondes, l’ours, digne de Frémiet et Barye quoiqu’il fût bien oxydé, pivota sur la gauche et dégagea le passage tant convoité.
Alors, Cléore pressa le pas et s’alla
résolument dans le couloir. Les halos de son luminaire balayaient chaque paroi,
à la recherche éventuelle d’un nouveau piège. L’air devenait vicié, fétide,
méphitique, non seulement à cause de sa prégnance humide, de ses relents de moisissure
et de blettissure, mais du fait qu’il ne faisait plus aucun doute au nez de
Mademoiselle qu’en cet endroit, des organismes morts s’altéraient, se
putréfiaient par places. Cléore, un bref instant, émit un glapissement d’effroi
: la lampe venait furtivement de dévoiler une face de squelette couverte d’un
capuce à laquelle adhéraient encore des plaques de chairs racornies et
calcifiées. Son cœur battit à se rompre ; elle toussa et cracha un peu de sang.
Elle crut suffoquer. Parvenant à se reprendre, Mademoiselle de Cresseville
s’obligea à poursuivre son chemin, quelle que fût la terreur enfantine qu’elle
devait affronter, terreur évocatrice de la mort et de la décomposition dans ses
œuvres splendides. Plus elle marchait, davantage les dépouilles se multipliaient,
lovées dans des sortes de niches. C’était une crypte, non, une nécropole de
moines de divers ordres, capucins, théatins, jacobins, ignorantins,
bénédictins, servites, augustins, dominicains, dont les frocs se marouflaient
et se gaufraient de pourriture. Quelques uns paraissaient englués dans des
fientes de chiroptères, d’autres étaient recouverts de concrétions calcaires
auxquelles s’ajoutaient des lambeaux de toiles d’araignées. Leurs robes
monacales paraissaient frangées de mycélium.
Il y en avait des centaines en ces lieux, en cette catacombe où il
semblait à Cléore que les dernières survivances du christianisme s’étaient
assemblées en cet antre occulte, dédaléen, afin d’achever de s’y éteindre en
paix. Des scolopendres chlorotiques, souterraines, dépigmentées, rampaient
indécemment sur les bures effiloquées et guenilleuses des frères convers. Ils
exhalaient leurs fumets de chairs roidies, racornies, gâtées, solidifiées, de
momies confites dans l’humidité.
Cléore vit que la galerie allait s’élargissant
; elle finit par déboucher en une immense salle basilicale, creusée en tous ses
murs de démentielles absides et absidioles qui formaient autant d’alvéoles où
reposaient, en position fœtale, ces moines momifiés qui n’avaient rien à envier
à ceux du Thibet et de Cipangu. La comtesse de Cresseville se crut victime d’un
mirage, en proie à une peur invasive, à un fantasme de vanité du Grand Siècle.
Elle pensa que tous ces cadavres avaient un message transcendantal à lui
communiquer, qu’ils allaient ouvrir leurs bouches de squelettes afin d’énoncer
une sentence la condamnant à mourir en leur effrayante compagnie. Elle songea
alors qu’il s’agissait d’une vision de cauchemar, irréelle, d’un délire
hallucinatoire causé par l’opium, le chloral ou le laudanum qu’elle absorbait
pour mieux dormir et supporter ses tourments de syphilitique phtisique.
Mademoiselle se moqua comme de colin-tampon de savoir la raison qui avait
présidé à l’instauration de ce tombeau immense, au transport de toutes ces
momies, condamnées à gîter en ces lieux isolés et repoussants, en cette
dernière demeure, pour un nombre de siècles impossible à compter. Etait-ce un
émule des cryptes palermitaines des capucins qui avait voulu transférer ici
cette multitude afin qu’elle y trouvât un fort étrange repos morbide ? Cléore
songea à quelque mise en scène digne d’Elémir ou de Madame, qui se
complaisaient en leurs délires baroques. Après tout, il pouvait s’agir autant
de frères authentiques que de cadavres déguisés récupérés dans de multiples morgues,
métamorphosés en momies naturelles par la grâce de l’atmosphère particulière de
cette pseudo basilique souterraine digne d’un décor de mauvais opéra ou de
roman gothique anglais.
Elle eût voulu circonvenir ces momies maléfiques, solliciter leur mansuétude, leur clémence, si elle avait été certaine de leur réalité. Mais il était indubitable que ce spectacle hallucinatoire allait trop loin, du fait que certains cadavres revêtaient un aspect simiesque. Les crânes polis aux mâchoires entrouvertes recelaient des restes de crocs ; ils ressemblaient davantage à ceux de papios, de babouins d’Egypte, voire de gorilles dont on avait écrêté la voûte sagittale. La décomposition des chairs suivie de la minéralisation de certaines de ces dépouilles leur avait conféré une apparence de fossiles d’une extrême ancienneté, comme s’il se fût agi d’une nécropole dédiée à quelque dieu singe d’il y avait des millions d’années, crypte où l’on eût célébré le culte indigète du Dryopithecus,
ce primate sylvain des chênaies ou hêtraies de l’après Éocène, date on ne peut plus imprécise dans l’esprit de la comtesse de Cresseville, qui n’était point instruite en matière de découvertes de formes de vies antédiluviennes, elle que tout portait à réfuter Lamarck et Darwin. Il était de plus curieux que les orbites de ces crânes fossiles rongés fussent operculées par une résine noire, sans omettre de curieuses résilles pourries qui enveloppaient partiellement ces os hideux. Cléore n’avait pas envie de conjecturer sur son délire et d’attribuer un sens téléologique à ses fantasmes.
Elle eût voulu circonvenir ces momies maléfiques, solliciter leur mansuétude, leur clémence, si elle avait été certaine de leur réalité. Mais il était indubitable que ce spectacle hallucinatoire allait trop loin, du fait que certains cadavres revêtaient un aspect simiesque. Les crânes polis aux mâchoires entrouvertes recelaient des restes de crocs ; ils ressemblaient davantage à ceux de papios, de babouins d’Egypte, voire de gorilles dont on avait écrêté la voûte sagittale. La décomposition des chairs suivie de la minéralisation de certaines de ces dépouilles leur avait conféré une apparence de fossiles d’une extrême ancienneté, comme s’il se fût agi d’une nécropole dédiée à quelque dieu singe d’il y avait des millions d’années, crypte où l’on eût célébré le culte indigète du Dryopithecus,
ce primate sylvain des chênaies ou hêtraies de l’après Éocène, date on ne peut plus imprécise dans l’esprit de la comtesse de Cresseville, qui n’était point instruite en matière de découvertes de formes de vies antédiluviennes, elle que tout portait à réfuter Lamarck et Darwin. Il était de plus curieux que les orbites de ces crânes fossiles rongés fussent operculées par une résine noire, sans omettre de curieuses résilles pourries qui enveloppaient partiellement ces os hideux. Cléore n’avait pas envie de conjecturer sur son délire et d’attribuer un sens téléologique à ses fantasmes.
Mais l’air frais caressa sa joue. Il soufflait
de la droite, du fond de la basilique alvéolée. Elle se hâta vers le recoin
d’où provenait le filet d’oxygène salvateur, retroussant au-dessus de ses
bottines à guêtrons ivoire ses jupes à l’ourlet souillé d’eau croupie. Elle
parvint à une petite grotte, de forme un peu conique comme une doline de karst,
constellée de stalactites et de stalagmites, aux anfractuosités calcaires
conséquentes, et avisa un nouvel escalier, qui déboucha sur une sorte
d’antichambre elle-même munie d’une échelle moins abrupte que celle de tantôt,
échelle aboutissant à une trappe par où filtrait toujours l’air frais. Elle la
souleva et, à sa surprise, se retrouva dans un cellier dont l’issue n’était
point verrouillée. A l’air libre, son regard vairon ébloui par un soleil dans
une voûte céleste où les nuages des pluies de la dernière nuit achevaient de
s’évacuer, elle tituba, comme ivre, allègre d’avoir réussi, grisée de son
triomphe face aux gendarmes. Elle remarqua une espèce de cabane ; c’était là
son salut, où sans doute se postait celui qui devait détenir la voiture, le
coche, destiné à la mener au refuge salvateur. Elle frappa à la porte de vieux
bois sec et grossier. Un vieil homme bourru et taciturne, au regard ombrageux,
à la moustache de neige, une pipe d’écume à la bouche, ouvrit. Sans hésiter,
Cléore prononça la phrase qui faisait office de laissez-passer, ou de message
révélant qu’elle était l’attendue.
« Je suis la
femme rousse venue de sous la terre. Conduisez-moi où vous savez devoir
m’emmener. Attelez votre voiture. »
*****************
Tandis qu’on instruisait le procès des
complices de la comtesse de Cresseville arrêtés à Moesta et Errabunda ou
ailleurs, il vint à deux de nos protagonistes l’envie d’échapper à la justice
des hommes par la voie du suicide. Elémir de la Bonnemaison fut retrouvé mort
dans sa cellule de la maison d’arrêt de Mazas. Il s’était empoisonné avec le
classique chaton de bague dissimulant une dose mortelle d’arsenic.
Une opportune crise gouvernementale priva V**
de son maroquin ministériel. Raimbourg-Constans, qui hérita du même
portefeuille dans le nouveau cabinet, eut enfin les coudées franches, en tant
que successeur du sybarite, cela dès qu’il fut entré en fonction. Un mandat
d’arrêt fut émis contre le politicien déchu. Cependant, lorsque la police
parvint à son domicile, elle le trouva pendu en son salon. Un domestique - le
valet de pied de V** - pleurait, prostré, face au cadavre qui oscillait au bout
de la corde de chanvre dont le nœud s’accrochait au grand lustre à girandoles.
« Ah, Monsieur, Monsieur… » ne cessait-il de gémir. Le fait le plus
déconcertant était l’expression enfin assouvie de la virilité du ministre tombé
de son piédestal d’immunité scandaleuse, virilité qui, par la grâce de cette
strangulation, de cette pendaison, avait enfin réussi à s’exprimer dans toute
sa plénitude obscène. L’extinction de toute action judiciaire à l’encontre de
ce personnage avait fort marri Raimbourg-Constans.
On inquiéta brièvement la célèbre courtisane,
Mademoiselle Valtesse de la Bigne, dont on suspectait à juste raison qu’elle
avait dû, sinon tremper dans le trafic de fillettes, du moins, goûter aux
tendres appas de certaines d’entre elles. La préfecture la convoqua pour
interrogatoire, mais le Quai des Orfèvres ne détenant aucune preuve, la relâcha
après deux heures d’entretien serré, sans nulle inculpation, sans même
que ses goûts pour les tendrons fussent avérés. Une méthode révolutionnaire
avait été usitée à l’encontre d’Ego-Isola : on n’avait cessé, par le biais de
lanternes magiques, de lui montrer des projections d’images (des plaques
photographiques) évocatrices, dont la plupart étaient des mises en scènes
d’Adelia elle-même, récupérées comme on savait parmi les pièces à conviction
saisies chez Cléore, œuvres insignes et incisives de Jane Noble.
Il s’agissait pour les pandores de constater les réactions de Valtesse à ces épreuves, de mesurer son excitabilité et la stimulation de ses sens en auscultant, entre autres, ses battements cardiaques et sa température. Mais Ego-Isola avait de la ressource et, maligne, ne réagit qu’à des projections de nus féminins adultes plantureux provenant du Chabanais.
Il s’agissait pour les pandores de constater les réactions de Valtesse à ces épreuves, de mesurer son excitabilité et la stimulation de ses sens en auscultant, entre autres, ses battements cardiaques et sa température. Mais Ego-Isola avait de la ressource et, maligne, ne réagit qu’à des projections de nus féminins adultes plantureux provenant du Chabanais.
Lors s’ouvrit le procès, où témoigna Odile Boiron,
où une vingtaine d’inculpés des deux sexes comparurent, dont Julien, passible
de la peine de mort pour le meurtre de l’inspecteur Moret. Sauf Quitterie -
dont la procédure d’adoption fut déclenchée avec célérité - et quelques unes
parmi les gamines dont les parents acceptaient de les reprendre, les filles
mineures – souventefois entendues comme témoins - impliquées autant comme
victimes du trafic que comme prostituées juvéniles, furent majoritairement
placées dans les plus sévères établissements congrégationalistes dirigés par
les bonnes sœurs. Cléore de Cresseville et la vicomtesse de** demeurant
introuvables, leur comparution aux assises se mut en procès par contumace, où
elles écopèrent d’une condamnation à perpétuité, tandis que tous les autres
complices, sauf Julien pour qui fut prononcée la sentence de mort, héritèrent
de peines de prison et de travaux forcés s’échelonnant entre dix et vingt ans.
Si les femmes se contentèrent de Saint-Lazare et quelques exécutants mineurs de
Mazas, Jules hérita d’une déportation au bagne de Cayenne (là où sans doute
eussent fini Michel et Albert s’ils s’étaient sortis vivants du combat, à moins
qu’on eût opté pour la Nouvelle-Calédonie). La justice républicaine avait été
exemplaire, et elle ne désespérait pas de pouvoir arrêter les deux principales
protagonistes de cette affaire énorme. Julien crâna et gouailla jusqu’au bout,
mégot à la bouche.
A son exécution publique, un matin froid de
mars, la foule afflua, parfois pour le spectacle cruel, d’autres pour raison de
maraude, car les tire-laines profitaient de l’occasion pour faire les poches
des badauds agglutinés, aucun ne voulant manquer cette décollation. Les
accoutumées poissardes n’étaient pas en reste, apostrophant Monsieur le
bourreau de Paris et ses aides, voulant tâter de la solidité des bois de
justice, en caresser les éventuelles taches sanglantes - parfois pour ce
qu’elles nommaient la frime, ou la vantardise d’un Tartarin femelle.
Julien fit son entrée, jà en chemise écrêtée, col et cheveux coupés, mains
liées au dos, entonnant un refrain de boxon d’un égrillard allant, en Béranger
moderne, refusant que le prêtre qui brandissait ses momeries de crucifix et
de livre saint lui accordât l’absoute, mais voulant jusqu’à la fin déguster sa
cigarette du condamné qu’il se refusa à cracher toute baveuse et consumée
qu’elle fût. « C’est mon petit péché », jeta-t-il à
l’adresse du curaillon désespéré tandis que le cordon des sergents de ville
avait du mal à contenir la populace qui prenait fait et cause pour son Julot
ou Titi des faubourgs avec des acclamations, des sifflets, des lazzi et des
applaudissements gênants pour l’image de la République. Tous reconnaissaient en
Julien l’un des leurs. On remarqua la curieuse et incongrue présence d’un
artiste-peintre se prétendant naturaliste, d’une précision de photographe, de
l’école picturale de Lorraine, nancéen peut-être, qui prenait force croquis
afin de parfaire un projet réaliste d’huile sur toile dont l’intitulé serait : La
Dernière Minute d’un Condamné, par Monsieur Emile F**, vedette du dernier
Salon avec sa Toussaint[2].
Le mégot ne fut lâché par les lèvres de l’impétrant que lorsque son chef chut
dans le panier, tranché net. L’égrégore du mystère convulsif reprit ses
droits fondamentaux et Cléore de Cresseville n’avait toujours pas été traduite
en justice six mois après l’exécution de Julien. De fait, à cette date, la
malheureuse était à l’agonie en son secret refuge.
***************
[1] D’aucuns ont glosé sur cet inventeur, réel ou fictif, prétendant qu’il
s’agissait d’un disciple de Charles Babbage du nom de Charles Merritt, déjà
cité par ailleurs.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain
fait ici allusion à l’œuvre du peintre réaliste Emile Friant (1863-1932), dont
elle avait fort apprécié son tableau La Toussaint, vedette du Salon de
1889, artiste lorrain qui par ailleurs, aura à son actif la représentation
d’une exécution.
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