Chapitre XVII
Dix mois auparavant, les premières froidures et gelées du matin envahissaient les pelouses abandonnées de Moesta et Errabunda. Le parc s’embrumait d’une ambiance sinistre, fantomatique, propre à voir surgir quelques spectres de remords torpides en un ruissellement de créatures de marécages. Les feuilles mortes pourpres, prunes ou ocres voletaient çà et là sous les vents contraires de l’automne, s’agglutinaient dans les ornières où elles formaient des tas pourrissants d’un humus stérile, quelquefois capturées sous une couche de glace que les rayons de plus en plus timides de Phébus peinaient à effacer. A la belle aube, dans l’herbe prise par le givre blanc, le sol crissait sous les bottines des fillettes qui osaient encore une sortie matinale. Même la Marne commençait son embâcle, son onde calme emprisonnée dans une pellicule adamantine et opaline scintillante au soleil levant, glaçure allant s’épaississant de semaine en semaine, qui piégeait les nymphéas moribonds et les dépouilles caduques des feuillus chues en ce lieu. Parfois y venaient des restes desséchés de folioles et de sépales arrachés des prés folasses, des débris de lysimaques, d’asphodèles et d’ajoncs achevant leur processus de décomposition. Les ramures des chênaies terminaient de se dépouiller sous les assauts tempétueux qui dégageaient le ciel, après que se furent succédé de longs jours de pluies glaciales vous trempant jusqu’aux os. Les roseraies se métamorphosaient en simples roncières où finissait de s’étioler l’ultime fleur pâle et tardive, maladive de l’automne, en une lente chute de pétales séchés. Les corbeaux se regroupaient et croassaient, messagers d’un hiver n’annonçant rien de bon. Les efflorescences et fragrances de la végétation brûlée envahissaient tout le terrain, s’insinuant jusque dans les pavillons de l’Institution, tenaces, irritantes, mortifères. Il ne fut lors plus question que les enfants s’aventurassent dehors avant la mi-journée en robes légères aux dessous de mousseline et de faille. Il fallait qu’elles s’adaptassent au général Hiver. L’augmentation conséquente du nombre des pensionnaires provoquait une flambée des dépenses vestimentaires et nutritives. Cela fit la fortune de Madame Grémond qui devint la fournisseuse en linge de Moesta et Errabunda, un linge réservé à d’étranges petites filles modèles, qui comprenait une corsetterie miniature aux tailles de sept à quatorze ans. Des dessous particuliers aussi, dont on se fût attendu à ce que des tenancières de maison de tolérance les commandassent, tant ils comportaient ouvertures, boutons et laçages suggestifs. Cela procura du travail à mainte gamine de filature, va-nu-pieds et sale de figure, comme l'avait été une certaine Adeline Cardioux, une châtain-blond anémique d’environ onze ans, que le révérend Dodgson
magnifia et transforma en icône de l’esclavage ouvrier en la photographiant dans son tablier maculé de graisse devant ses fuseaux de coton, pauvresse devenue elle-même entre-temps pensionnaire de la Maison sous le nom de Sixtine. Il fallut donc préparer aux fillettes des toilettes pour l’hiver : pelisses, robes de laine, de mérinos, de mohair, de vigogne et de velours épais, manchons, ganterie fourrée, bottillons du même acabit, chapellerie, bas épais de lainage et lingerie de flanelle. Madame la vicomtesse de. et Cléore se partageaient les frais de ces fournitures, sans que nos industriels du textile et nos boutiques spécialisées de Paris en habits enfantins s’étonnassent outre mesure que celles-ci ne concernaient que des fillettes.
La Toussaint et le Jour des Morts s’étaient passés sans ferveur aucune pour une comtesse de Cresseville imperméable aux momeries catholiques. La Maison comptait désormais vingt-deux pensionnaires, en incluant la malheureuse Ursule Falconet, et la hiérarchie des couleurs des rubans, enfin arrêtée, put lors s’appliquer toute, sachant que seules Cléore et Délia avaient droit à la pourpre et au noir pour l’une et au fuchsia pour l’autre. Cela donnait aux petites l’allure de colonelles à la bavette. Les fillettes couchaient et se toilettaient alors dans un dortoir unique sauf Délia, Jeanne-Ysoline, Daphné et Phoebé, qui jà faisaient chambrée à part. A dix-huit pipelettes, les choses devenaient ingérables, d’autant plus que les gamines, au lieu de se vêtir ou de se laver seules, chacune dans son tub, ou à son lavabo, voulaient tout faire en groupe afin de s’amuser bellement. C’étaient d’interminables séances de déshabillage ou d’habillage collectif, de barbotage à plusieurs dans des baquets ou des baignoires-sabots à la Marat, de piailleries jactantes, d’assourdissants jabotages de basse-cour où Sarah ne parvenait plus à maintenir l’ordre. Les petites catins déchaînées laçaient et délaçaient sans cesse leurs corsets à trois-quatre dessus, enfilaient bas, pantaloons et jarretières les unes aux autres en riotant de joie. Elles se tâtaient, s’attouchaient, s’exploraient toutes, découvrant mutuellement les secrets de leurs jeunes corps, s’amusant par de troublants jeux digitaux avec les fentes des bloomers, appliquant entre elles en d’hardis exercices de caresses tactiles les cours que Délia leur prodiguait pour qu’elles en usassent en principe avec les clientes. Le dortoir se métamorphosa conséquemment, à la grande terreur de Cléore et consort, en coruscant bordel de parties fines et d’écarté entre dix-huit poupées-putains qui expérimentaient des formes juvéniles et cénobites du saphisme et de l’onanisme. Par chance ou par méconnaissance anatomique, aucune ne parvint à déflorer sa camarade. Seule la scatologie avait leur préférence, leur élection, du fait qu’elles ne faisaient pas la différence entre extravasements urinaires et autres. Elles jouaient à de grandes compétitions de prouts stimulés par leurs doigts agiles dans le trou de leur mignon petit cul rose. Au petit jour, le dortoir musquait tellement que Sarah s’obligeait à l’aérer toute la matinée. Quitterie, qui jouait aussi, mais plus discrètement, plus innocemment, avec ses poupées, et se contentait d’une seule partenaire de chair, attrapa à ces occasions une bronchite.
Vers la Saint-Martin, Quitterie fut alors si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle crachait le sang et dégouttait d’une fièvre malsaine. Il n’était pas question qu’un médecin vînt. Nous rappelons qu’une infirmerie avait été installée dans un des pavillons dès le début, et que Madame la vicomtesse avait recruté deux infirmières d’une dévotion et d’une fidélité à toute épreuve – deux anandrynes bien sûr, dont elle avait contrôlé les qualifications – lesbiennes d’hôpitaux qui sauraient se taire car mieux payées qu’à l’ordinaire. L’une, Diane Regnault, était une sœur défroquée à cause de ses penchants et l’autre, Marie Béroult, une des amantes – et le médecin-femme à titre privé – de Louise B. Leur dévouement et la cure adéquate, avec les remèdes efficaces et nouveaux venus de la médecine anglaise permirent de guérir Quitterie, qui toutefois demeura convalescente encore cinq semaines. Elle manqua lors la visite d’un hôte de marque : le grand photographe, mathématicien révérend et écrivain anglais Charles Dodgson, lors âgé de cinquante-sept ans. Cléore elle-même ressentait une lassitude certaine ; elle aussi souillait ses mouchoirs de sérosités sanguinolentes. De plus, en ses entrailles fermentaient les résultats des tourments que toutes ces tribades avaient infligés à Poils de Carotte.
Répondant à l’invitation de la comtesse de Cresseville, Charles Dodgson arriva en l’Institution le lendemain de la Saint-Martin. Il se présenta en grand arroi, encombré de tout un appareillage photographique et chimique, d’une bibliothèque ambulante composée d’œuvres majeures de George Eliot, Benjamin Disraeli, Alfred Lord Tennyson, Anthony Trollope,
Elizabeth Gaskell, Wordsworth, Carlyle, Coleridge, Byron, Swinburne, Elizabeth Browning, Dickens, Keats, Shelley et lui-même sous son nom de plume, sans compter une théorie d’étranges jouets plus intrigants les uns que les autres. Il s’insinua comme un pique-assiette, séjournant trois longues semaines à Moesta et Errabunda, au détriment de ces Dames qui se plaignirent avec amertume de sa présence envahissante. Il perturba même le bourreau de Béthune.
Alors que la comtesse de Cresseville s’était attendue à ce qu’il jetât son dévolu sur Adelia, du fait que tous deux partageaient une langue maternelle et une culture communes, Dodgson préféra les jumelles, à cause de leur trompeuse pureté enfantine. Le doux, céruléen et grave regard languide attendrissant de Daphné et Phoebé le fascinait. Elles étaient blêmes comme des lys et il les croyait vierges. Il faut dire qu’elles incarnaient un idéal de beauté préraphaélite. La leukémia chronique dont elles souffraient ajoutée à leur presque albinisme les enjolivaient tant qu’elles en étaient devenues le symbole même de la diaphanéité blonde incarnée. Dodgson se les figurait jà dans une nudité idéalisée d’innocence, sans même se douter qu’elles touchaient à l’âge du duvet pré-pubertaire. D’après le révérend, leur gémellité sororale constituait à elle seule une énigme mathématique et zoonomique digne de Gauss et d’Erasmus Darwin,
tout comme le mystère sanguin de leur maladie de langueur, la soie immanente de leurs longues english curls d’un blond nordique et leur silhouette d’elfes d’une évanescence rare. Il saisit leur unicité gémellaire, leur aspect de Dioscures femelles, peut-être issus de quelque énigmatique parthénogenèse mariale, lui qui n’était pas papiste. Il prenait souventefois un breakfast anglais en leur suave compagnie, les bourrant à ces occasions de plum-puddings, de plum-cakes, de bacon, de pancakes et de muffins afin qu’elles se remplumassent. Tout en se réjouissant du rosé de leurs joues et du mignon tablier enfilé sur leurs robes blanches qui lui rappelait sa chère Alice telle que Sir John Tenniel l’avait croquée, il poursuivait la manducation matutinale en leur proposant en supplément œufs brouillés ou mollets, sirop d’érable, pâtes de coing et tartines dégouttant et transsudant de miel, de confiture de rhubarbe ou de marmelade d’orange. Les lèvres et les joues maculées, barbouillées, moites et luisantes de toutes ces gourmandises nutritives, Daphné et Phoebé, qui, comme l’on sait, n’appréciaient que les sucreries et le sang, écoutaient lors religieusement le révérend orienter la causette vers des sujets plus philosophiques, vers un tour plus socratique en des dialogues gnostiques, où maïeutique, propédeutique, synecdoques et accolages de mots les ébaudissaient et les distrayaient du fait de la virtuosité de ces figures de style. Studieuses et séduites par les manières et le savoir de ce vieux garçon timide au visage encore étonnamment jeune, porté sur les amies-enfants, elles le questionnaient avec une niaiserie d’oies blanches médiévales, multipliant les naïvetés de lais féériques du style « Mon révérend, pourriez-vous nous dire s’il est vrai que la Lune, notre Séléné, est suspendue au ciel par des fils de soie ? »
Pourtant, alors qu’elles faisaient de leur côté des efforts nonpareils pour s’exprimer en alternance dans les deux langues, anglaise et française, sans jamais bafouiller mais toutefois en grasseyant et en blésant, Daphné et Phoebé éprouvaient une gêne sincère face aux laborieux verbiages de bègue du révérend écrivain.
« Je…je vais vous prop… popr… vous montrer ma valise de …d’énigmes…
- Une valise qui contiendrait des attrapes…
-… et des farces pour nigaudes ? s’interrogeaient-elles, l’une débutant la phrase, l’autre l’achevant, parfois dans une langue divergente.
- Non…non…pas ce…cela.
- Sont-ce de savoureux bonbons au poivre, ou quelques chocolats aux aulx que vous allez nous proposer, telles ces friandises du démon que Délie nous offrit pour notre anniversaire voilà tantôt dix jours ? Nous avons jà treize ans !
-Je…admi…rez et…vo…voy…ez, misses. Ou plutôt you…young la…dies. »
Dodgson exhiba d’une mallette de cuir plusieurs casse-têtes, objets mathématiques, dont des sphères armillaires kepleriennes dont l’emboîtement les fascina. Ce fut surtout ce baguenaudier chinois, ce jeu aux neuf anneaux, qui les passionna le plus. Elles entrevirent quel beau parti jouissif elles pourraient tirer de ce jouet quoiqu’elles en usassent de bien d’autres tout aussi coruscants lors de leurs jeux intimes. Naïf, le révérend croyait s’adresser à d’innocentes amies-enfants. Afin qu’il les dorlotât, Daphné et Phoebé feignaient une mine triste, ouvraient comme des fanaux leurs grands yeux suppliants et mélancoliques, faisaient semblant l’une de se plaindre d’un bobo au petit doigt en y nouant un morceau de mouchoir, l’autre d’avoir mal à la gorge en toussotant sans cesse et en s’exprimant d’une petite voix flûtée quémandant des guimauves. Dodgson, dupe de ces pleurnicheries, les cajolait lors, les embrassait, consolait leurs petits chagrins de poupées qui n’étaient que feintises, en appliquant sur elles un consolamentum, une accolade presque cathare.
Le trio se revit chaque jour, jusqu’à ce qu’il vînt l’envie à Charles Dodgson d’immortaliser ces deux petites merveilles sur plaque photographique. Il en informa Cléore et Sarah, leur expliquant qu’il souhaitait que Daphné et Phoebé posassent ensemble pour des tableaux vivants à l’antique. Il s’inspirerait, expliqua-t-il, des peintres situés entre les Carrache,
le Dominiquin
et Salvator Rosa mais également de peintres anglais contemporains. Il exposa, en un symposium digne d’une apologie de l’Aesthetic movement auquel Cléore adhérait, en quoi consistait l’art de Julia Margaret Cameron,
disant, qu’à la manière de cette dernière, il jouerait de l’évanescence pellucide naturelle des jumelles afin que ses clichés apparussent floutés, impressionnistes, pictorialistes et sépia et que l’on perçût seulement les linéaments des êtres irréels dont l’image était fixée. Il ordonna à la valetaille en perruque qu’elle fît de la place dans le grand salon d’honneur, en poussant meubles, sofas, harpe et piano. Ce n’était pas la première fois que Daphné et Phoebé se prêtaient au petit jeu perturbant et connoté de l’art photographique. Elles avaient posé pour une anandryne voici déjà deux mois, leurs corps nus simplement emmitouflés de pelleteries de zibeline et d’hermine, dans des postures d’une lascivité telle que ces épreuves ne purent circuler que sous le manteau parmi de fort spéciaux collectionneurs amateurs de fruits verts.
Lorsque Sarah, Zorobabel sur l’épaule, vint chercher les jumelles dans leur chambrette qui servait aussi de boudoir spécial, elle les surprit dansant enlacées, sur la musique nasillarde et lente d’un phonographe à cylindre Edison où l’on reconnaissait vaguement le prélude de Lohengrin, toutes soupirantes, le regard embué de larmes, frottant leurs petits nez l’un contre l’autre, revêtues de leurs plus jolis atours de mousseline et de batiste, affichant avec ostentation leurs nœuds bleu-nattier, sachant qu’elles seraient les premières à parvenir au nouveau grade de chamois, promotion promise par Cléore avant la prochaine Saint-Valentin. Sarah interrompit leur étreinte langoureuse d’amoureuses transies. Elle réprouvait ces amitiés étranges, saphiques certes, mais surtout incestueuses, contre nature. En grommelant, sous les sarcasmes du rosalbin qui ne cessait de coqueter « Les p’tites gouines ! Les p’tites gouines rôo ! », Daphné et Phoebé s’allèrent lors au salon où le révérend avait jà déplié le pied de son appareil et commençait à installer la chambre noire à soufflet. Sarah désigna le paravent de soie chinois au motif de grues cendrées, leur demandant qu’elles se missent en tenue antique pour poser. La vieille juive ordonna ensuite aux larbins qu’ils jetassent plus de bûches dans la cheminée afin que nos petites salopes n’eussent point froid en nu gréco-romain. La manière dont les jumelles interprétèrent cet ordre ne correspondit pas tout à fait à ce qu’en attendait Dodgson : elles étalèrent ce qu’elles entendaient par nudité antique ; c'est-à-dire qu’elles s’affichèrent certes torse nu, mais en pantalons de dessous érotiques, d’une provocation et d’une impudicité inouïes. Cette lingerie ajourée était fendue et ouverte sur l’anus, le sexe et le pubis. Dodgson se troubla, eut du mal à réprimer l’expression de sa virilité en devinant, vague, sur la fente de devant, près de l’entrejambes, un soupçon duveteux pubien blond clair qui prouvait l’authenticité de la teinte de cheveux des fillettes. Il constata que leurs mamelons, jà dressés, présentaient d’innombrables traces bleuâtres de suçons et de mordillements. Il vit que leurs dos se zébraient de cicatrices de flagellation, sport qu’elles pratiquaient à deux ou en compagnie d’Adelia. De plus, si leur peau translucide de vraies blondes était d’une troublante diaphanéité quasi fœtale et intra-utérine, elle exhalait cependant des fragrances brûlantes, musquées, ambrées, fortement aphrodisiaques. Il faut dire que les torses de Daphné et Phoebé paraissaient luire d’une onction d’huile à caractère lustral. Elles aimaient à humecter leurs pousses pectorales rosalbines embryonnaires, leur ventre, leur dos et leurs fesses de parfums anciens, d’une extrême vieillesse, épaissis par l’âge, poivrés par leur décomposition, tournés, rancis, huileux et bien violents, propres à enflammer leur désir mutuel, parfums de peau d’Espagne putrescents qui piquaient leurs narines de leur arôme vieillot, comme si on les eût soutirés sous la forme d’un suc résiduel d’un balsamaire,
d’un aryballe et d’une pyxide de Halos, d’Herculanum ou de Paestum. A ces humections rituelles capiteuses et épaisses dignes de Bilitis, de Lesbia, de Poppée
ou d’Ovide, elles joignaient une cire épilatoire qui les débarrassait du duvet blondin de leurs bras et de leurs jambes, tout en conservant l’essentiel pubien lors naissant. Puis, elles ajoutaient de lents massages digitaux ou linguaux de beurre salé suri, qu’elles épandaient sur le dos, le cou, la nuque, l’abdomen, l’entrecuisse et les fesses, très en profondeur aux deux derniers endroits, beurre rance auquel elles additionnaient un condiment nègre : le karité. Ainsi oints jusqu’en leurs orifices, leurs épidermes aromatisés embaumaient de fragrances vénériennes d’une telle blettissure que les domestiques ci-présents en ce salon avaient grand mal à se retenir de débecter, comme s’ils avaient humé quelque camembert fort antique qui eût servi de mètre-étalon de la puanteur. Les échanges chimiques que tous ces composés engendraient finissaient par produire une admixtion magique d’où émergeait une substance opiacée, sirop ou julep corporels d’un genre nouveau, substance qui abrutissait les fillettes de son prégnant fumet aphrodisiaque huileux. C’était un effluve fauve d’œstrus, un musc primitif, antédiluvien, de l’origine préhistorique de la sexualité humaine.
Écœuré, Dodgson ne pouvait qu’être dérangé par les usages érotiques singuliers de ces fausses incarnations de l’innocence blonde. Il avait entendu par ouï-dire que, chez les sauvages, plus la femme puait, plus elle attirait le mâle. Il savait qu’en botanique existaient des plantes carnivores qui piégeaient les insectes en exhalant des arômes de bananes pourries. Pour lui, tout allait trop loin dans l’inconvenance. Il harcela Cléore de questionnements au sujet des bloomers de créatures, sans faire cas de la vêture pourtant explicite de Lady de Cresseville, adonisée qu’elle était en femme-enfant modèle aux anglaises carotte, enrubannée de ses faveurs de soie pourpres et noires qui la désignaient clairement, sans équivoque, comme la mère maquerelle de ce duo de jumelles-putains. Pour l’immortel auteur des pérégrinations féériques d’Alice, la vêture de Daphné et Phoebé (sans parler de leur parfum), équivalait à aller nues comme un saint Jean. Il s’en offusqua :
« La…Lady de Cre…Cresse…Cresseville. Ces…ces pan…pantaloons sont bien…im…pudiques et in…convenants. »
Dans la prude bouche victorienne de l’ami et créateur d’Alice, c’était là critique bien affûtée. Cependant, l’élément obscène de la lingerie des deux inséparables gaupes miniatures, qui dévoilaient sans retenue leur douce peau nymphéenne apogonotonique 24 , n’était pas le seul composant turbide qui pût choquer notre puritain, en plus des humections chancies et des traces dorsales de coups de fouet : ce linge reprisé suait en lui-même une saleté subtile, souffrait jusqu’à la trame cotonnée des traces d’une perspiration de diaphorèse, d’une transsudation intime, en cela qu’y persistaient d’indéfinissables marbrures aux fameuses fentes érogènes de l’étoffe. C’était jauni, croûteux, immonde d’une sanie séchée mêlée à un je-ne-sais-quoi d’écoulements d’un liquide féminin. Dodgson se contraignit à harceler Cléore à ce sujet ; il tempêta :
« Êtes-vous bien certaine, my lady, de…de me garantir l’hygiène soi-disant irréprochable de vos deux petites pensionnaires ? Je perçois en cette lingerie maintes traces, survivances discrètes, certes, mais qui per…persistent, d’un quelque chose que je qualifierais de…de cho…quant et d’impu…dent. Me garantissez-vous, Lady Cléore, que Daphné et Phoebé, baronnes de Tourreil de Valpinçon, se changent tous…tous les jours ainsi que nous l’imposent nos modernes hygiénistes ? Déjà que leur peau, enduite de ces soûlants parfums rances, m’incommode fort…
- Elles changent effectivement leurs chemises et bloomers chaque jour.
- Mais alors, ces traces de…saleté, sont…sont-ce ? …J’a…j’avais de…demandé…que vos…vos jumelles, en sous-entendu, certes, se drapassent à la grecque…co…comme la Vénus de Milo ou la…Victoire de Samothrace…, non point qu’elles…missent ces hideux pantaloons souillés et ouverts de … partout. Ils sont…çà et là jau…jaunis…On croirait qu’elles ont subi quelque…épanchement d’incontinence…d’un organe é…émonctoire25 . »
La comtesse de Cresseville refusa de répondre. Elle ne pouvait décemment dévoiler la vérité au révérend, cette vérité qu’entreverra Jeanne-Ysoline l’année suivante. Daphné et Phoébé avaient beau renouveler leur linge, ce dernier avait beau subir des lessives répétées, il demeurait toujours des traces des ébats intimes d’affection sororale érotique auxquels elles se livraient presque chaque nuit. Comprenant cependant le reste – fondé – de la critique de son éminent hôte, elle demanda à Sarah d’apporter deux petits draps propres d’une blancheur de vierge. Cléore avait veillé à ce que ces draps ne fussent ni empesés, ni apprêtés. Elle bannissait tous ces empois à base d’eau gommée. Il fallait à présent que les jumelles ôtassent leurs pantalons et ceignissent leurs reins de ces sortes de pagnes grecs ; qu’elles en fissent des draperies antiques. Elles prendraient lors l’aspect de statues marmoréennes de nymphes de Praxitèle
et de Scopas et seraient prêtes pour chaque cliché. Il fallait que ces photographies sublimassent et magnifiassent ces deux fragiles enfants, qu’elles demeurassent pour l’éternité dans la mémoire des hommes, bien au-delà de leur trépas, icônes des plus jolies fillettes que le Créateur eût jamais engendrées. C’étaient comme des anges de Bouguereau et Julia Margaret Cameron, mais des anges ambigus, qui eussent pu devenir des change-sexe nonobstant leurs bourgeons de poitrine, tel ce prince Isolin devenu Isoline, en cet opéra-comique enchanteur dû aux talents conjugués de messieurs Catulle Mendès et Messager, lors donné l’an passé.
De fait, le révérend avait l’intention de ne prendre que trois photographies mettant en scène Daphné et Phoebé en des réinterprétations d’œuvres baroques ou modernes :
- Melpomène en Perséphone, de Lorenzo Lippi ;
- Peinture et Poësie, de Francesco Furini ;
- Le Tepidarium, d’Alma-Tadema.
Les peintures numéros une et trois, en principe, ne représentaient qu’un seul personnage du beau sexe : il s’agissait donc d’une traduction photographique radicale des sujets. Seules les allégories de l’œuvre seconde impliquaient d’évidence un duo féminin, mais son caractère revêtait une telle connotation saphique implicite que les plus grands exégètes et interprètes qui s’étaient succédé pour lui attribuer un sens caché n’y avaient tous vus qu’une apologie de l’amour entre femmes. De plus, Le Tepidarium, qui comptait parmi les plus récents chefs-d’œuvre de l’école d’Angleterre, apparaissait comme emblématique de ces Arts for art’s sake esthétisants que Cléore adorait. Enfin, au grand dam de la rigoriste Sarah, alors que Melpomène, notre immortelle muse de la tragédie, était correctement vêtue chez Lippi, il n’en allait pas de même dans le projet de Dodgson. Et l’ultime cliché impliquait que Daphné et Phoebé posassent dans le plus simple appareil d’Eve, alanguies lascivement chacune sur un sofa en vis-à-vis, avec un éventail de plumes d’autruche cléopâtrien en guise de cache-sexe ou de cache-misère, telles des allégories érotiques de la gémellité.
Il fut lors convenu que les gamines se positionneraient vers le fond de la pièce, là où la lumière pénétrait le moins, à proximité desdits sofas, lors poussés, ce qui nécessitait un éclairage artificiel de chandeliers et candélabres et l’utilisation par le photographe d’une espèce de poudre inflammable éclairante à base de magnésium qu’Outre-Manche on qualifie de flash. Les valets en livrée et perruque étalèrent des tapis de Perse décorés de fleurages, aux arabesques et guirlandes orientalisantes, perses sur lesquels les jumelles allèrent placer leurs pieds nus poupins. Ils ajustèrent avec leurs mollettes, avant qu’elles fussent ignées, les mèches des bougeoirs portatifs à huile, dont le verre et le cul-de-lampe avaient été astiqués au tripoli. Ils vérifièrent le bon état des charmilles et corbeilles de cire, authentiques strelitzias, paulownias, rauwolfias et dahlias embaumés et conservés à jamais grâce à un procédé adapté des écorchés de Fragonard, qui comportait l’injection dans les vaisseaux des plantes de plusieurs solutions colorées cireuses. Les murs aux boiseries cinabres, quant à eux, s’ornaient de tapisseries représentant Sainte Cécile à la viole de gambe, d’après une peinture célèbre du Dominiquin, et l’histoire d’amour romanesque de Pyrame et Thisbé.
Les domestiques tendirent d’abord les draps comme des paravents. Derrière, nos deux petites coquines se débarrassèrent de leurs pantalons en gloussant comme deux maries-salopes fomentant un mauvais coup, sous-vêtements que leurs pieds repoussèrent avec négligence hors de leur champ comme on le fait du linge sale (ce qu’ils étaient pour Dodgson). Une fois leurs reins bien drapés, Sarah fit apporter des boîtes à fards et à kohol : on les maquilla, poudra leurs joues, passa du rouge d’Espagne sur leurs lèvres, rehaussa leurs sourcils au crayon, farda leurs paupières de bleu cobalt etc.
Ainsi apprêtées, s’étant disposées pour leur premier tableau vivant sans qu’elles sussent encore la pose exacte qu’elles devaient prendre et les accessoires qui devaient parfaire l’épreuve photographique, elles prirent avec justesse un regard vague, éteint, absent, extraordinaire de détachement, en fixant l’objectif de l’appareil de celui qui signait ses œuvres littéraires et iconographiques du nom de Lewis Carroll.
A la vue des deux jolies et faussement sérieuses enfants, fin préparées en nus mythologiques pour leur séance de poses suggestives, désormais presque aussi peinturlurées que des lorettes de bas étage, le membre viril de Charles Dodgson se dressa une deuxième fois. Ce fut Phoebé, la souffreteuse et vaporeuse Phoebé, qui alluma surtout la flamme de son plaisir. Elle était d’une gracilité inouïe, d’une grâce extraordinaire, surnaturelle, et quasiment divine. Son corps de frêle poupée blondine de treize ans exsudait une sensualité torride. Sa taille étranglée de meurt-de-faim luminifère, de petite nymphe éthérée des sous-bois et des sources, échauffait particulièrement les génitoires du vieillissant révérend-mathématicien d’habitude souventefois constipées. Il faut dire que la petite maligne avait exprès ceint et noué son drap-pagne de biais et très bas, plus bas que sa ceinture pelvienne, ce qui permettait de deviner de face son provocant et duveteux triangle pubien tandis que de dos se révélait une partie non négligeable de ses petites fesses de dryade marquées de traces de sévices divers, de coups assenés par sa sœur lors de bien spéciales parties de plaisir sadiques, fesses tuméfiées, constellées de bleus violacés et de rougeurs malsaines, provoqués par ce que celui qui se faisait appeler Lewis Carroll supputait être soit une pelle à tarte, soit une trique de châtiments corporels à l’anglaise.
Ne voyez point, amies lectrices, dans cette passion naissante du savant-écrivain pour une nouvelle et fort mignonne amie-enfant, un quelconque outrage aux bonnes mœurs ou la perversité torve d’un satyre. Ces sortes d’amours pour de petites filles pré-pubères sont choses bien courantes dans notre Occident évolué. Pour ceux qui en ont assez de leur femme opulente et goitreuse, qui craignent que les créatures ne les vérolent, Daphné et Phoebé, avec leurs seins naissants et leur esquisse de toison pubienne, représenteraient une excitante alternative dont il serait de bon goût de s’extasier dans les salons fréquentés par la bonne société et les gens comme-il-faut.
Dans l’ensemble, avec leurs boucles torsadées de couleur paille dorée qui tombaient sur leurs épaules, sur leurs mamelons pointus jà aréolés et à la naissance de leur cul, Daphné et Phoebé étaient à la semblance de korês archaïques, de ces cariatides de temples grecs au sourire primitif. Elles incarnaient une version neuve du mythe de l’éternelle jouvence, tant enviée par la fleur qui passe et s’en va s’étioler. Plus tendres qu’un oison, plus melliflues qu’un nectar, plus ambiguës qu’un julep de Des Esseintes, telles se présentèrent devant la chambre noire Daphné et Phoebé baronnes de Tourreil de Valpinçon, idéaux gémellaires, en leur premier tableau vivant, Melpomène en Perséphone ou la Muse lugubre, d’après Lorenzo Lippi. Le principal accessoire de cette mise en scène consistait en un masque énigmatique, un faux-semblant d’identité dévoilant le vrai visage de la muse, l’autre élément allégorique étant la grenade éventrée.
Nous aimons à rappeler ici la symbolique de la grenade, fruit de la vie, de la fertilité, de la puissance, fruit de sang et de mort. La symbolique est tout autant chrétienne car la grenade représente l’Ecclesia, la Création dans la main de Dieu et Jésus-Christ lui-même.
Faute cependant de disposer de grenades authentiques, il fallut se contenter d’imitations. Par chance, les collections sulfureuses de bibelots de Moesta et Errabunda regorgeaient de faïences de toutes sortes, zoomorphes et plantiformes (c’est-à-dire végétales), volailles, hures et fruits factices de Sèvres, de Saxe ou de l’école d’Alsace, grappes de raisins, pampres, melons, pastèques, coloquintes, poireaux ou citrouilles. Deux sphères grenadines de l’atelier d’Hannong firent l’affaire.
Conformément à l’opus baroque de Lorenzo Lippi, notre couple de fleurs du mal pré-nubiles devait tenir la grenade en sa senestre main et le masque en la dextre, presque à portée de leur visage chérubin. Ce masque, comme s’il eût été conçu pour camoufler la défiguration d’une putain vitriolée, alimentant ainsi les fantasmes les plus crus du client, ne devait présenter aucun trait particulier, être uni, sans aspérité, de teinte chair, les lèvres pourpres, le sourcil fin et noir, substitut idéal de ce qu’il fallait cacher. Or, les accessoires de Dodgson différaient du modèle de Lippi : ils arboraient une chevelure de franges ou de raphia, agreste, primitive, révélant ainsi une origine exotique, dans un sens topique, du fait qu’ils reflétaient plus l’idée que l’Occidental se faisait du masque de sauvage Papua qu’une œuvre authentiquement façonnée par un vrai cannibale de la rivière Sepik. Phoébé, jamais en reste de perversion et de taquinerie, ne respecta pas les directives du révérend-mathématicien. Son drap presque tombant, ayant lors glissé au haut de ses cuisses, ne tenant plus que par miracle, elle usa de son masque comme d’un cache-sexe, plus exactement d’un visage pubien de démon-succube tels qu’on les rencontrait dans les représentations picturales des enfers au Bas Moyen Âge.
Dodgson se fâcha, l’apostropha, l’admonesta, tandis que son sexe s’érigeait pour la troisième fois, car la petite catin usait de ce masque comme d’un éventail, éventant ce pubis blond troublant qu’elle cachait puis dévoilait en d’incessants va-et-vient de l’accessoire, vicieux, opiacés et nonchalants, comme si elle eût eu grand chaud. Il ne manquait à cet éventement que le bruit du déplacement de l’air, bruit qu’eût pu reproduire le grand Nikola Tesla, grâce aux artifices de l’électricité et du magnétisme, en produisant ainsi une musique électrique et acoustique du futur.
« Miss Phoébé exhibe trop son…son cas…castor… Elle devrait re…remonter son…drap. J’ai beau la…la gronder…elle…elle n’obéit pas…n’est-il pas ? »
Cléore, salace, répondit avec des sous-entendus, prouvant qu’elle s’y connaissait en matière de gaudriole.
« Mon révérend, susurra-t-elle, vous voulez sans doute parler de ce que vous, Anglais, avez baptisé she pussy-cat. »
Charles Dodgson en devint pourprin car il avait saisi les propos osés de la comtesse de Cresseville. Il fallut que Sarah rajustât elle-même le drap-draperie à la bonne hauteur du bas-ventre de la poupée-putain pour que tout rentrât dans l’ordre. Alors, Lewis Carroll prononça la phrase rituelle : « Ne bougeons plus ! ». Il se retint d’ajouter : « Le petit canari va sortir. » La poudre s’enflamma et fit un éclair ; les yeux des jumelles clignèrent, car éblouis : le premier tableau vivant était enfin photographié.
Vinrent lors Peinture et Poësie, de Francesco Furini.
Nos deux galopines délurées purent dès lors prendre leurs dispositions pour cette deuxième photographie, ouvertement saphique. Les valets étalèrent à leurs pieds des paillassons de piassava aux motifs Liberty. Non pas qu’il fallût qu’elles s’y vautrassent : des sièges curules à la romaine, capitonnés de velours pourpre, furent dépliés sur ces paillassons et Dodgson demanda à chacune de s’y asseoir. On posa sur leur chef une couronne de lauriers. Daphné devait figurer la peinture, Phoebé la poësie. Dans le tableau original, il s’agissait jà de jumelles. Peinture, ses attributs en main (pinceaux et palette), devait enlacer Poësie qui tenait les siens (plume, stylet entre autres), dont un des masques de tantôt, tout en présentant frontalement son visage à Dodgson en effleurant la joue de sa sœur poëtesse de ses lèvres carmines. Face à l’objectif, prises d’un accès torpide, elles parurent s’abandonner à un engourdissement digne d’un fumeur de kif, que l’on dit aussi haschisch. Il était à craindre qu’à force de se mal conduire et d’afficher leur turpitude au grand jour, nos blondines ne provoquassent un esclandre. C’est ce qu’elles firent d’ailleurs, prêtes à un tumulte pis que l’ouragan d’un tempestaire de Pleumeur-Bodou. Phoebé-Poësie ne se gêna aucunement de bécoter Daphné-Peinture au cou et à la naissance de la gorge, en des mamours évocateurs. Elle descendit ensuite jusqu’au téton droit qu’elle suçota. Alors, le révérend explosa d’une saine colère.
« Mesdemoiselles, fulmina-t-il, ce n’est pas ain…ainsi que…que j’entendais que l’on po…posât ! »
Toutes à leur passion, nos deux coucous maigrichons se moquaient bien des préjugés victoriens du révérend Charles Dodgson. Si jamais il lui venait l’envie d’ébruiter ce qui se passait à Moesta et Errabunda, épreuves sur papier salé ou albuminé ou plaques de verre à la main, on l’accuserait lui –même d’être un pornographe et de véhiculer conséquemment des fadaises. On le traînerait peut-être en justice pour obscénité aggravée. Autour de lui, tout ne serait que querelles de quenelles entre puritains et partisans de l’amour libre. Sarah eut beau menacer les deux poupées de sa trique, rien n’y fit. Ce fut lors que Cléore commença à envisager une charte de bonne conduite et une échelle de punitions bien graduée, avec sarrau de bombasin et corrections publiques. Mais pour cela, il lui fallait imaginer une figure effrayante de mère fouettarde… L’origine de la Mère naquit à l’occasion des transports des deux sans-gêne sous les yeux de Lewis Carroll. Le temps de pose étant assez long, elles continuèrent à n’en faire qu’à leur guise, quelles que fussent les injonctions du mathématicien. Phoebé reprit son suçotement du mamelon droit de sa sœur, qu’elle transforma promptement en mordillements qui arrachèrent à la consentante putain des gloussements de dinde en extase. Phoebé mordit si fort qu’elle fit saigner la mignarde mamelle saillante. Sa langue lécha les gouttelettes de sang qui perlaient aux ourlets de sa bouche rosée et maquillée tandis qu’en réplique, de sa main gaillarde demeurée libre, Daphné s’insinuait sous le drap-pagne de son alter-ego. Phoebé émit successivement un rot puis un vent avant d’être prise de halètements saccadés tandis que ses battements cardiaques s’accéléraient au fur et à mesure que les doigts de son autre elle-même la stimulaient sous l’équivoque cachette drapée. Dodgson était atterré par les mœurs débauchées des jumelles, dont les grands yeux cernés de petites filles fragiles au teint pâle semblaient lui jeter un défi.
Dépité, il se résigna à prononcer la phrase fameuse : « Ne…ne bou…bougeons plus. », plus bègue que jamais. L’éclair éblouit les deux perverses qui, enfin, s’interrompirent. Le plus difficile restait à faire : le dernier cliché, qui impliquait la nudité intégrale des modèles.
En principe, elles eussent dû s’allonger en vis-à-vis sur deux sofas jumelés, l’une de dos, l’autre de devant, mais Lewis Carroll refusa que l’une ou l’autre montrât ses cicatrices de flagellation dorsales et les bleuissures de coups de trique des fesses. Elles furent donc disposées chacune de face, avec un éventail de plumes d’autruche, de casoar et d’émeu posé à l’endroit stratégique pubien. Elles s’anonchalirent sur de vastes peaux d’ours recouvrant leur sofa. Afin de se conformer à l’opus d’Alma-Tadema tout en le réinterprétant, Lewis Carroll fit placer en sus des bouquets artificiels d’œillets et de géraniums. Le révérend, qui en avait assez, expliqua qu’il comptait user d’un nouveau procédé d’émulsion inventé depuis peu, plus adéquat que le collodion humide qui commençait à dater : le gélatino-bromure d’argent, conçu en 1872 par Richard Leach Maddox et amélioré par Harper Benet afin que le temps d’exposition fût beaucoup plus rapide. Il se fit apporter un appareil plus petit et plus maniable, avec un nouveau système révolutionnaire d’obturation de l’objectif, qui permettait de faire des ouvertures dites à l’iris.
Il n’était plus temps de s’encolérer ou de s’acoquiner avec un ramasse-burette. Bonnes filles, Daphné et Phoebé décrétèrent une trêve des sens et firent la paix avec Dodgson ; elles avaient obtenu gain de cause. Elles savaient ne rien redouter ; nulle correction ne leur serait infligée pour l’heure… Le Tepidarium, pourtant si lascif du fait de l’audace de ses nus orientalistes d’odalisques impubères, fut lors le plus facile à photographier bien qu’il consistât en un manifeste de la nudité enfantine artistique faussement innocente, allant bien au-delà de ce que la décence anglaise permettait et exigeait. Il fallait s’attendre à l’avenir à ce que nombre de gentlemen portés sur les fillettes pratiquassent le rite d’Onan en leur cabinet privé, en s’extasiant sur la copie de ce cliché par eux possédée. Grâce à Daphné et Phoebé, les ventes de corsets de lutte contre l’onanisme masculin feraient des bonds incroyables.
Dès que le petit serin fut sorti, nos Dioscures femelles s’étirèrent sur leurs peaux d’ours en poussant des soupirs d’aise. Leurs petites bouches émettaient des mmm d’extrême contentement d’elles-mêmes, comme si elles eussent émergé de la douceur d’un coït. Une fois debout, Sarah s’empressa de couvrir leur pudeur de leur drap d’Aphrodite, car, marmottait-elle « tous ces étalages de chairs de vierges pré-nubiles concupiscentes avaient assez duré. » Elle leur ordonna de s’aller revêtir décemment après s’être lavées car leurs miasmes prégnants l’insupportaient. Mais Phoebé traînait des pieds. Elle s’adossa à un mur mitoyen au corridor menant à l’escalier principal du pavillon et jeta une œillade au révérend encore à peine vêtue de son drap. C’était une invite explicite au baiser furtif et à la caresse discrète osée. La fillette avait juré qu’elle se paierait la tête de Dodgson. Elle rabaissa de nouveau sa draperie sur son bassin, en dévoilant ses tendres pousses de poupée indécente. Par ma foi, c’était là une jolie manière d’aguicher notre hôte. Le membre du mathématicien enfla lors pour la quatrième fois devant ce modèle tentant qui multipliait les avances torves et dont la translucidité opaline n’était pas le moindre de ses atours et de ses charmes.
« Embrassez mes petits seins, my friend », susurra-t-elle en grasseyant sur le ton d’une mademoiselle j’ordonne s’amusant du pucelage d’un jeune fat acnéique. Phoebé s’arqua et se cambra, afin que ses tétins saillissent avec agressivité, dans une posture que Délia lui avait enseignée, tandis que ses mains achevaient de rabaisser son drap-pagne au ras de son pubis dont le duvet naissant, folâtre, brillait à la lueur d’un candélabre comme une abeille d’or. La petite gaupe gonflait et avançait ses lèvres pour administrer un suçon à Dodgson dont la turgescence virile devenait insoutenable. Alors, en un geste brutal, inattendu, elle plaqua sa main droite en l’entrejambes de l’écrivain photographe, et, à travers l’étoffe de son pantalon, palpa et pinça son scrotum. Un hurlement de douleur s’ensuivit. Attouché, presque violé par une petite garce de treize ans, Charles Dodgson la gifla sans retenue, jusqu’à ce qu’elle jouât de son côté petite fille et pleurât telle une jolie enfant gâtée capricieuse dont on aurait brisé la poupée Bru. En riposte, par esprit de revanche, Phoebé mordit le mathématicien à l’index droit dont elle lécha le sang. Elle ne cessa ensuite de jeter des menaces de sa bouche maculée à travers ses pleurnicheries hypocrites :
« Je le dirai à Mademoiselle Cléore qui vous punira et vous chassera d’ici ! On ne frappe pas impunément une baronne de Tourreil de Valpinçon, monsieur ! »
Daphné rappela à l’ordre sa catin gémellaire : « Phoebé, as-tu fini ? Viens donc, il se fait tard… Nous devons nous toiletter et rhabiller pour le souper. »
Le dialogue qu’elles enchaînèrent une fois hors de portée des adultes mérite qu’on s’y arrête.
« Adelia m’a menti, grogna Phoebé. Elle m’avait juré qu’immanquablement, tous les hommes à qui on fait ça mouillent leurs caleçons et leurs pantalons.
- Qu’en sait-elle ? répondit Daphné. Elle n’aime que Cléore et ne fricote qu’avec les filles.
- Tu omets le bourreau de Béthune, ma mie…
- Oh, celui-là ! Il n’est pas fameux ! J’ai l’impression que Délie a oublié un facteur important : l’âge de ces messieurs. Ce Dodgson et Monsieur de Béthune ne sont plus de première jeunesse. Tu n’ignores pas, ma petite chérie, que la miction de liqueur mâle, sa quantité et son intensité, diminuent avec l’âge.
- Mais, reprit Phoebé, les pharmaciens n’auraient-ils pas pu inventer un remède miracle, une pilule, par exemple, qui eût permis que ces messieurs résolussent ce problème ?
- Cette pilule, ma Phoebé adorée, de quelle couleur ces docteurs Miracle d’Herr Hoffmann la fabriqueraient-ils ?
- Rose, par exemple. Ou verte…
- Rose ? Cela ne plairait qu’aux antiphysiques, ma toute belle ! Verte, c’est idiot ! Je la verrais plutôt bleue, couleur du beau temps, propre à revigorer nos mâles défaillants. »
Toutes deux pouffèrent, en petites filles dont les connaissances en ces matières choquantes étaient fort étendues pour leur âge tendre. Phoebé eut le mot de la fin :
« Si un Anglais avait rapporté le juron que Dodgson a lancé lorsque j’ai pressé ses parties, il aurait écrit : « Shit ! he ejaculated. »
Tout se conclut par un effroyable éclat de rire alors que le duo démoniaque rejoignait sa chambre.
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24 Aurore-Marie de Saint-Aubain, par l’emploi de ces néologismes alambiqués caractéristiques de son style décadent, veut dire que Daphné et Phoebé ont une peau de nymphes (dans le sens actuel de nymphettes) épilée.magnifia et transforma en icône de l’esclavage ouvrier en la photographiant dans son tablier maculé de graisse devant ses fuseaux de coton, pauvresse devenue elle-même entre-temps pensionnaire de la Maison sous le nom de Sixtine. Il fallut donc préparer aux fillettes des toilettes pour l’hiver : pelisses, robes de laine, de mérinos, de mohair, de vigogne et de velours épais, manchons, ganterie fourrée, bottillons du même acabit, chapellerie, bas épais de lainage et lingerie de flanelle. Madame la vicomtesse de. et Cléore se partageaient les frais de ces fournitures, sans que nos industriels du textile et nos boutiques spécialisées de Paris en habits enfantins s’étonnassent outre mesure que celles-ci ne concernaient que des fillettes.
La Toussaint et le Jour des Morts s’étaient passés sans ferveur aucune pour une comtesse de Cresseville imperméable aux momeries catholiques. La Maison comptait désormais vingt-deux pensionnaires, en incluant la malheureuse Ursule Falconet, et la hiérarchie des couleurs des rubans, enfin arrêtée, put lors s’appliquer toute, sachant que seules Cléore et Délia avaient droit à la pourpre et au noir pour l’une et au fuchsia pour l’autre. Cela donnait aux petites l’allure de colonelles à la bavette. Les fillettes couchaient et se toilettaient alors dans un dortoir unique sauf Délia, Jeanne-Ysoline, Daphné et Phoebé, qui jà faisaient chambrée à part. A dix-huit pipelettes, les choses devenaient ingérables, d’autant plus que les gamines, au lieu de se vêtir ou de se laver seules, chacune dans son tub, ou à son lavabo, voulaient tout faire en groupe afin de s’amuser bellement. C’étaient d’interminables séances de déshabillage ou d’habillage collectif, de barbotage à plusieurs dans des baquets ou des baignoires-sabots à la Marat, de piailleries jactantes, d’assourdissants jabotages de basse-cour où Sarah ne parvenait plus à maintenir l’ordre. Les petites catins déchaînées laçaient et délaçaient sans cesse leurs corsets à trois-quatre dessus, enfilaient bas, pantaloons et jarretières les unes aux autres en riotant de joie. Elles se tâtaient, s’attouchaient, s’exploraient toutes, découvrant mutuellement les secrets de leurs jeunes corps, s’amusant par de troublants jeux digitaux avec les fentes des bloomers, appliquant entre elles en d’hardis exercices de caresses tactiles les cours que Délia leur prodiguait pour qu’elles en usassent en principe avec les clientes. Le dortoir se métamorphosa conséquemment, à la grande terreur de Cléore et consort, en coruscant bordel de parties fines et d’écarté entre dix-huit poupées-putains qui expérimentaient des formes juvéniles et cénobites du saphisme et de l’onanisme. Par chance ou par méconnaissance anatomique, aucune ne parvint à déflorer sa camarade. Seule la scatologie avait leur préférence, leur élection, du fait qu’elles ne faisaient pas la différence entre extravasements urinaires et autres. Elles jouaient à de grandes compétitions de prouts stimulés par leurs doigts agiles dans le trou de leur mignon petit cul rose. Au petit jour, le dortoir musquait tellement que Sarah s’obligeait à l’aérer toute la matinée. Quitterie, qui jouait aussi, mais plus discrètement, plus innocemment, avec ses poupées, et se contentait d’une seule partenaire de chair, attrapa à ces occasions une bronchite.
Vers la Saint-Martin, Quitterie fut alors si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle crachait le sang et dégouttait d’une fièvre malsaine. Il n’était pas question qu’un médecin vînt. Nous rappelons qu’une infirmerie avait été installée dans un des pavillons dès le début, et que Madame la vicomtesse avait recruté deux infirmières d’une dévotion et d’une fidélité à toute épreuve – deux anandrynes bien sûr, dont elle avait contrôlé les qualifications – lesbiennes d’hôpitaux qui sauraient se taire car mieux payées qu’à l’ordinaire. L’une, Diane Regnault, était une sœur défroquée à cause de ses penchants et l’autre, Marie Béroult, une des amantes – et le médecin-femme à titre privé – de Louise B. Leur dévouement et la cure adéquate, avec les remèdes efficaces et nouveaux venus de la médecine anglaise permirent de guérir Quitterie, qui toutefois demeura convalescente encore cinq semaines. Elle manqua lors la visite d’un hôte de marque : le grand photographe, mathématicien révérend et écrivain anglais Charles Dodgson, lors âgé de cinquante-sept ans. Cléore elle-même ressentait une lassitude certaine ; elle aussi souillait ses mouchoirs de sérosités sanguinolentes. De plus, en ses entrailles fermentaient les résultats des tourments que toutes ces tribades avaient infligés à Poils de Carotte.
Répondant à l’invitation de la comtesse de Cresseville, Charles Dodgson arriva en l’Institution le lendemain de la Saint-Martin. Il se présenta en grand arroi, encombré de tout un appareillage photographique et chimique, d’une bibliothèque ambulante composée d’œuvres majeures de George Eliot, Benjamin Disraeli, Alfred Lord Tennyson, Anthony Trollope,
Elizabeth Gaskell, Wordsworth, Carlyle, Coleridge, Byron, Swinburne, Elizabeth Browning, Dickens, Keats, Shelley et lui-même sous son nom de plume, sans compter une théorie d’étranges jouets plus intrigants les uns que les autres. Il s’insinua comme un pique-assiette, séjournant trois longues semaines à Moesta et Errabunda, au détriment de ces Dames qui se plaignirent avec amertume de sa présence envahissante. Il perturba même le bourreau de Béthune.
Alors que la comtesse de Cresseville s’était attendue à ce qu’il jetât son dévolu sur Adelia, du fait que tous deux partageaient une langue maternelle et une culture communes, Dodgson préféra les jumelles, à cause de leur trompeuse pureté enfantine. Le doux, céruléen et grave regard languide attendrissant de Daphné et Phoebé le fascinait. Elles étaient blêmes comme des lys et il les croyait vierges. Il faut dire qu’elles incarnaient un idéal de beauté préraphaélite. La leukémia chronique dont elles souffraient ajoutée à leur presque albinisme les enjolivaient tant qu’elles en étaient devenues le symbole même de la diaphanéité blonde incarnée. Dodgson se les figurait jà dans une nudité idéalisée d’innocence, sans même se douter qu’elles touchaient à l’âge du duvet pré-pubertaire. D’après le révérend, leur gémellité sororale constituait à elle seule une énigme mathématique et zoonomique digne de Gauss et d’Erasmus Darwin,
tout comme le mystère sanguin de leur maladie de langueur, la soie immanente de leurs longues english curls d’un blond nordique et leur silhouette d’elfes d’une évanescence rare. Il saisit leur unicité gémellaire, leur aspect de Dioscures femelles, peut-être issus de quelque énigmatique parthénogenèse mariale, lui qui n’était pas papiste. Il prenait souventefois un breakfast anglais en leur suave compagnie, les bourrant à ces occasions de plum-puddings, de plum-cakes, de bacon, de pancakes et de muffins afin qu’elles se remplumassent. Tout en se réjouissant du rosé de leurs joues et du mignon tablier enfilé sur leurs robes blanches qui lui rappelait sa chère Alice telle que Sir John Tenniel l’avait croquée, il poursuivait la manducation matutinale en leur proposant en supplément œufs brouillés ou mollets, sirop d’érable, pâtes de coing et tartines dégouttant et transsudant de miel, de confiture de rhubarbe ou de marmelade d’orange. Les lèvres et les joues maculées, barbouillées, moites et luisantes de toutes ces gourmandises nutritives, Daphné et Phoebé, qui, comme l’on sait, n’appréciaient que les sucreries et le sang, écoutaient lors religieusement le révérend orienter la causette vers des sujets plus philosophiques, vers un tour plus socratique en des dialogues gnostiques, où maïeutique, propédeutique, synecdoques et accolages de mots les ébaudissaient et les distrayaient du fait de la virtuosité de ces figures de style. Studieuses et séduites par les manières et le savoir de ce vieux garçon timide au visage encore étonnamment jeune, porté sur les amies-enfants, elles le questionnaient avec une niaiserie d’oies blanches médiévales, multipliant les naïvetés de lais féériques du style « Mon révérend, pourriez-vous nous dire s’il est vrai que la Lune, notre Séléné, est suspendue au ciel par des fils de soie ? »
Pourtant, alors qu’elles faisaient de leur côté des efforts nonpareils pour s’exprimer en alternance dans les deux langues, anglaise et française, sans jamais bafouiller mais toutefois en grasseyant et en blésant, Daphné et Phoebé éprouvaient une gêne sincère face aux laborieux verbiages de bègue du révérend écrivain.
« Je…je vais vous prop… popr… vous montrer ma valise de …d’énigmes…
- Une valise qui contiendrait des attrapes…
-… et des farces pour nigaudes ? s’interrogeaient-elles, l’une débutant la phrase, l’autre l’achevant, parfois dans une langue divergente.
- Non…non…pas ce…cela.
- Sont-ce de savoureux bonbons au poivre, ou quelques chocolats aux aulx que vous allez nous proposer, telles ces friandises du démon que Délie nous offrit pour notre anniversaire voilà tantôt dix jours ? Nous avons jà treize ans !
-Je…admi…rez et…vo…voy…ez, misses. Ou plutôt you…young la…dies. »
Dodgson exhiba d’une mallette de cuir plusieurs casse-têtes, objets mathématiques, dont des sphères armillaires kepleriennes dont l’emboîtement les fascina. Ce fut surtout ce baguenaudier chinois, ce jeu aux neuf anneaux, qui les passionna le plus. Elles entrevirent quel beau parti jouissif elles pourraient tirer de ce jouet quoiqu’elles en usassent de bien d’autres tout aussi coruscants lors de leurs jeux intimes. Naïf, le révérend croyait s’adresser à d’innocentes amies-enfants. Afin qu’il les dorlotât, Daphné et Phoebé feignaient une mine triste, ouvraient comme des fanaux leurs grands yeux suppliants et mélancoliques, faisaient semblant l’une de se plaindre d’un bobo au petit doigt en y nouant un morceau de mouchoir, l’autre d’avoir mal à la gorge en toussotant sans cesse et en s’exprimant d’une petite voix flûtée quémandant des guimauves. Dodgson, dupe de ces pleurnicheries, les cajolait lors, les embrassait, consolait leurs petits chagrins de poupées qui n’étaient que feintises, en appliquant sur elles un consolamentum, une accolade presque cathare.
Le trio se revit chaque jour, jusqu’à ce qu’il vînt l’envie à Charles Dodgson d’immortaliser ces deux petites merveilles sur plaque photographique. Il en informa Cléore et Sarah, leur expliquant qu’il souhaitait que Daphné et Phoebé posassent ensemble pour des tableaux vivants à l’antique. Il s’inspirerait, expliqua-t-il, des peintres situés entre les Carrache,
le Dominiquin
et Salvator Rosa mais également de peintres anglais contemporains. Il exposa, en un symposium digne d’une apologie de l’Aesthetic movement auquel Cléore adhérait, en quoi consistait l’art de Julia Margaret Cameron,
disant, qu’à la manière de cette dernière, il jouerait de l’évanescence pellucide naturelle des jumelles afin que ses clichés apparussent floutés, impressionnistes, pictorialistes et sépia et que l’on perçût seulement les linéaments des êtres irréels dont l’image était fixée. Il ordonna à la valetaille en perruque qu’elle fît de la place dans le grand salon d’honneur, en poussant meubles, sofas, harpe et piano. Ce n’était pas la première fois que Daphné et Phoebé se prêtaient au petit jeu perturbant et connoté de l’art photographique. Elles avaient posé pour une anandryne voici déjà deux mois, leurs corps nus simplement emmitouflés de pelleteries de zibeline et d’hermine, dans des postures d’une lascivité telle que ces épreuves ne purent circuler que sous le manteau parmi de fort spéciaux collectionneurs amateurs de fruits verts.
Lorsque Sarah, Zorobabel sur l’épaule, vint chercher les jumelles dans leur chambrette qui servait aussi de boudoir spécial, elle les surprit dansant enlacées, sur la musique nasillarde et lente d’un phonographe à cylindre Edison où l’on reconnaissait vaguement le prélude de Lohengrin, toutes soupirantes, le regard embué de larmes, frottant leurs petits nez l’un contre l’autre, revêtues de leurs plus jolis atours de mousseline et de batiste, affichant avec ostentation leurs nœuds bleu-nattier, sachant qu’elles seraient les premières à parvenir au nouveau grade de chamois, promotion promise par Cléore avant la prochaine Saint-Valentin. Sarah interrompit leur étreinte langoureuse d’amoureuses transies. Elle réprouvait ces amitiés étranges, saphiques certes, mais surtout incestueuses, contre nature. En grommelant, sous les sarcasmes du rosalbin qui ne cessait de coqueter « Les p’tites gouines ! Les p’tites gouines rôo ! », Daphné et Phoebé s’allèrent lors au salon où le révérend avait jà déplié le pied de son appareil et commençait à installer la chambre noire à soufflet. Sarah désigna le paravent de soie chinois au motif de grues cendrées, leur demandant qu’elles se missent en tenue antique pour poser. La vieille juive ordonna ensuite aux larbins qu’ils jetassent plus de bûches dans la cheminée afin que nos petites salopes n’eussent point froid en nu gréco-romain. La manière dont les jumelles interprétèrent cet ordre ne correspondit pas tout à fait à ce qu’en attendait Dodgson : elles étalèrent ce qu’elles entendaient par nudité antique ; c'est-à-dire qu’elles s’affichèrent certes torse nu, mais en pantalons de dessous érotiques, d’une provocation et d’une impudicité inouïes. Cette lingerie ajourée était fendue et ouverte sur l’anus, le sexe et le pubis. Dodgson se troubla, eut du mal à réprimer l’expression de sa virilité en devinant, vague, sur la fente de devant, près de l’entrejambes, un soupçon duveteux pubien blond clair qui prouvait l’authenticité de la teinte de cheveux des fillettes. Il constata que leurs mamelons, jà dressés, présentaient d’innombrables traces bleuâtres de suçons et de mordillements. Il vit que leurs dos se zébraient de cicatrices de flagellation, sport qu’elles pratiquaient à deux ou en compagnie d’Adelia. De plus, si leur peau translucide de vraies blondes était d’une troublante diaphanéité quasi fœtale et intra-utérine, elle exhalait cependant des fragrances brûlantes, musquées, ambrées, fortement aphrodisiaques. Il faut dire que les torses de Daphné et Phoebé paraissaient luire d’une onction d’huile à caractère lustral. Elles aimaient à humecter leurs pousses pectorales rosalbines embryonnaires, leur ventre, leur dos et leurs fesses de parfums anciens, d’une extrême vieillesse, épaissis par l’âge, poivrés par leur décomposition, tournés, rancis, huileux et bien violents, propres à enflammer leur désir mutuel, parfums de peau d’Espagne putrescents qui piquaient leurs narines de leur arôme vieillot, comme si on les eût soutirés sous la forme d’un suc résiduel d’un balsamaire,
d’un aryballe et d’une pyxide de Halos, d’Herculanum ou de Paestum. A ces humections rituelles capiteuses et épaisses dignes de Bilitis, de Lesbia, de Poppée
ou d’Ovide, elles joignaient une cire épilatoire qui les débarrassait du duvet blondin de leurs bras et de leurs jambes, tout en conservant l’essentiel pubien lors naissant. Puis, elles ajoutaient de lents massages digitaux ou linguaux de beurre salé suri, qu’elles épandaient sur le dos, le cou, la nuque, l’abdomen, l’entrecuisse et les fesses, très en profondeur aux deux derniers endroits, beurre rance auquel elles additionnaient un condiment nègre : le karité. Ainsi oints jusqu’en leurs orifices, leurs épidermes aromatisés embaumaient de fragrances vénériennes d’une telle blettissure que les domestiques ci-présents en ce salon avaient grand mal à se retenir de débecter, comme s’ils avaient humé quelque camembert fort antique qui eût servi de mètre-étalon de la puanteur. Les échanges chimiques que tous ces composés engendraient finissaient par produire une admixtion magique d’où émergeait une substance opiacée, sirop ou julep corporels d’un genre nouveau, substance qui abrutissait les fillettes de son prégnant fumet aphrodisiaque huileux. C’était un effluve fauve d’œstrus, un musc primitif, antédiluvien, de l’origine préhistorique de la sexualité humaine.
Écœuré, Dodgson ne pouvait qu’être dérangé par les usages érotiques singuliers de ces fausses incarnations de l’innocence blonde. Il avait entendu par ouï-dire que, chez les sauvages, plus la femme puait, plus elle attirait le mâle. Il savait qu’en botanique existaient des plantes carnivores qui piégeaient les insectes en exhalant des arômes de bananes pourries. Pour lui, tout allait trop loin dans l’inconvenance. Il harcela Cléore de questionnements au sujet des bloomers de créatures, sans faire cas de la vêture pourtant explicite de Lady de Cresseville, adonisée qu’elle était en femme-enfant modèle aux anglaises carotte, enrubannée de ses faveurs de soie pourpres et noires qui la désignaient clairement, sans équivoque, comme la mère maquerelle de ce duo de jumelles-putains. Pour l’immortel auteur des pérégrinations féériques d’Alice, la vêture de Daphné et Phoebé (sans parler de leur parfum), équivalait à aller nues comme un saint Jean. Il s’en offusqua :
« La…Lady de Cre…Cresse…Cresseville. Ces…ces pan…pantaloons sont bien…im…pudiques et in…convenants. »
Dans la prude bouche victorienne de l’ami et créateur d’Alice, c’était là critique bien affûtée. Cependant, l’élément obscène de la lingerie des deux inséparables gaupes miniatures, qui dévoilaient sans retenue leur douce peau nymphéenne apogonotonique 24 , n’était pas le seul composant turbide qui pût choquer notre puritain, en plus des humections chancies et des traces dorsales de coups de fouet : ce linge reprisé suait en lui-même une saleté subtile, souffrait jusqu’à la trame cotonnée des traces d’une perspiration de diaphorèse, d’une transsudation intime, en cela qu’y persistaient d’indéfinissables marbrures aux fameuses fentes érogènes de l’étoffe. C’était jauni, croûteux, immonde d’une sanie séchée mêlée à un je-ne-sais-quoi d’écoulements d’un liquide féminin. Dodgson se contraignit à harceler Cléore à ce sujet ; il tempêta :
« Êtes-vous bien certaine, my lady, de…de me garantir l’hygiène soi-disant irréprochable de vos deux petites pensionnaires ? Je perçois en cette lingerie maintes traces, survivances discrètes, certes, mais qui per…persistent, d’un quelque chose que je qualifierais de…de cho…quant et d’impu…dent. Me garantissez-vous, Lady Cléore, que Daphné et Phoebé, baronnes de Tourreil de Valpinçon, se changent tous…tous les jours ainsi que nous l’imposent nos modernes hygiénistes ? Déjà que leur peau, enduite de ces soûlants parfums rances, m’incommode fort…
- Elles changent effectivement leurs chemises et bloomers chaque jour.
- Mais alors, ces traces de…saleté, sont…sont-ce ? …J’a…j’avais de…demandé…que vos…vos jumelles, en sous-entendu, certes, se drapassent à la grecque…co…comme la Vénus de Milo ou la…Victoire de Samothrace…, non point qu’elles…missent ces hideux pantaloons souillés et ouverts de … partout. Ils sont…çà et là jau…jaunis…On croirait qu’elles ont subi quelque…épanchement d’incontinence…d’un organe é…émonctoire25 . »
La comtesse de Cresseville refusa de répondre. Elle ne pouvait décemment dévoiler la vérité au révérend, cette vérité qu’entreverra Jeanne-Ysoline l’année suivante. Daphné et Phoébé avaient beau renouveler leur linge, ce dernier avait beau subir des lessives répétées, il demeurait toujours des traces des ébats intimes d’affection sororale érotique auxquels elles se livraient presque chaque nuit. Comprenant cependant le reste – fondé – de la critique de son éminent hôte, elle demanda à Sarah d’apporter deux petits draps propres d’une blancheur de vierge. Cléore avait veillé à ce que ces draps ne fussent ni empesés, ni apprêtés. Elle bannissait tous ces empois à base d’eau gommée. Il fallait à présent que les jumelles ôtassent leurs pantalons et ceignissent leurs reins de ces sortes de pagnes grecs ; qu’elles en fissent des draperies antiques. Elles prendraient lors l’aspect de statues marmoréennes de nymphes de Praxitèle
et de Scopas et seraient prêtes pour chaque cliché. Il fallait que ces photographies sublimassent et magnifiassent ces deux fragiles enfants, qu’elles demeurassent pour l’éternité dans la mémoire des hommes, bien au-delà de leur trépas, icônes des plus jolies fillettes que le Créateur eût jamais engendrées. C’étaient comme des anges de Bouguereau et Julia Margaret Cameron, mais des anges ambigus, qui eussent pu devenir des change-sexe nonobstant leurs bourgeons de poitrine, tel ce prince Isolin devenu Isoline, en cet opéra-comique enchanteur dû aux talents conjugués de messieurs Catulle Mendès et Messager, lors donné l’an passé.
De fait, le révérend avait l’intention de ne prendre que trois photographies mettant en scène Daphné et Phoebé en des réinterprétations d’œuvres baroques ou modernes :
- Melpomène en Perséphone, de Lorenzo Lippi ;
- Peinture et Poësie, de Francesco Furini ;
- Le Tepidarium, d’Alma-Tadema.
Les peintures numéros une et trois, en principe, ne représentaient qu’un seul personnage du beau sexe : il s’agissait donc d’une traduction photographique radicale des sujets. Seules les allégories de l’œuvre seconde impliquaient d’évidence un duo féminin, mais son caractère revêtait une telle connotation saphique implicite que les plus grands exégètes et interprètes qui s’étaient succédé pour lui attribuer un sens caché n’y avaient tous vus qu’une apologie de l’amour entre femmes. De plus, Le Tepidarium, qui comptait parmi les plus récents chefs-d’œuvre de l’école d’Angleterre, apparaissait comme emblématique de ces Arts for art’s sake esthétisants que Cléore adorait. Enfin, au grand dam de la rigoriste Sarah, alors que Melpomène, notre immortelle muse de la tragédie, était correctement vêtue chez Lippi, il n’en allait pas de même dans le projet de Dodgson. Et l’ultime cliché impliquait que Daphné et Phoebé posassent dans le plus simple appareil d’Eve, alanguies lascivement chacune sur un sofa en vis-à-vis, avec un éventail de plumes d’autruche cléopâtrien en guise de cache-sexe ou de cache-misère, telles des allégories érotiques de la gémellité.
Il fut lors convenu que les gamines se positionneraient vers le fond de la pièce, là où la lumière pénétrait le moins, à proximité desdits sofas, lors poussés, ce qui nécessitait un éclairage artificiel de chandeliers et candélabres et l’utilisation par le photographe d’une espèce de poudre inflammable éclairante à base de magnésium qu’Outre-Manche on qualifie de flash. Les valets en livrée et perruque étalèrent des tapis de Perse décorés de fleurages, aux arabesques et guirlandes orientalisantes, perses sur lesquels les jumelles allèrent placer leurs pieds nus poupins. Ils ajustèrent avec leurs mollettes, avant qu’elles fussent ignées, les mèches des bougeoirs portatifs à huile, dont le verre et le cul-de-lampe avaient été astiqués au tripoli. Ils vérifièrent le bon état des charmilles et corbeilles de cire, authentiques strelitzias, paulownias, rauwolfias et dahlias embaumés et conservés à jamais grâce à un procédé adapté des écorchés de Fragonard, qui comportait l’injection dans les vaisseaux des plantes de plusieurs solutions colorées cireuses. Les murs aux boiseries cinabres, quant à eux, s’ornaient de tapisseries représentant Sainte Cécile à la viole de gambe, d’après une peinture célèbre du Dominiquin, et l’histoire d’amour romanesque de Pyrame et Thisbé.
Les domestiques tendirent d’abord les draps comme des paravents. Derrière, nos deux petites coquines se débarrassèrent de leurs pantalons en gloussant comme deux maries-salopes fomentant un mauvais coup, sous-vêtements que leurs pieds repoussèrent avec négligence hors de leur champ comme on le fait du linge sale (ce qu’ils étaient pour Dodgson). Une fois leurs reins bien drapés, Sarah fit apporter des boîtes à fards et à kohol : on les maquilla, poudra leurs joues, passa du rouge d’Espagne sur leurs lèvres, rehaussa leurs sourcils au crayon, farda leurs paupières de bleu cobalt etc.
Ainsi apprêtées, s’étant disposées pour leur premier tableau vivant sans qu’elles sussent encore la pose exacte qu’elles devaient prendre et les accessoires qui devaient parfaire l’épreuve photographique, elles prirent avec justesse un regard vague, éteint, absent, extraordinaire de détachement, en fixant l’objectif de l’appareil de celui qui signait ses œuvres littéraires et iconographiques du nom de Lewis Carroll.
A la vue des deux jolies et faussement sérieuses enfants, fin préparées en nus mythologiques pour leur séance de poses suggestives, désormais presque aussi peinturlurées que des lorettes de bas étage, le membre viril de Charles Dodgson se dressa une deuxième fois. Ce fut Phoebé, la souffreteuse et vaporeuse Phoebé, qui alluma surtout la flamme de son plaisir. Elle était d’une gracilité inouïe, d’une grâce extraordinaire, surnaturelle, et quasiment divine. Son corps de frêle poupée blondine de treize ans exsudait une sensualité torride. Sa taille étranglée de meurt-de-faim luminifère, de petite nymphe éthérée des sous-bois et des sources, échauffait particulièrement les génitoires du vieillissant révérend-mathématicien d’habitude souventefois constipées. Il faut dire que la petite maligne avait exprès ceint et noué son drap-pagne de biais et très bas, plus bas que sa ceinture pelvienne, ce qui permettait de deviner de face son provocant et duveteux triangle pubien tandis que de dos se révélait une partie non négligeable de ses petites fesses de dryade marquées de traces de sévices divers, de coups assenés par sa sœur lors de bien spéciales parties de plaisir sadiques, fesses tuméfiées, constellées de bleus violacés et de rougeurs malsaines, provoqués par ce que celui qui se faisait appeler Lewis Carroll supputait être soit une pelle à tarte, soit une trique de châtiments corporels à l’anglaise.
Ne voyez point, amies lectrices, dans cette passion naissante du savant-écrivain pour une nouvelle et fort mignonne amie-enfant, un quelconque outrage aux bonnes mœurs ou la perversité torve d’un satyre. Ces sortes d’amours pour de petites filles pré-pubères sont choses bien courantes dans notre Occident évolué. Pour ceux qui en ont assez de leur femme opulente et goitreuse, qui craignent que les créatures ne les vérolent, Daphné et Phoebé, avec leurs seins naissants et leur esquisse de toison pubienne, représenteraient une excitante alternative dont il serait de bon goût de s’extasier dans les salons fréquentés par la bonne société et les gens comme-il-faut.
Dans l’ensemble, avec leurs boucles torsadées de couleur paille dorée qui tombaient sur leurs épaules, sur leurs mamelons pointus jà aréolés et à la naissance de leur cul, Daphné et Phoebé étaient à la semblance de korês archaïques, de ces cariatides de temples grecs au sourire primitif. Elles incarnaient une version neuve du mythe de l’éternelle jouvence, tant enviée par la fleur qui passe et s’en va s’étioler. Plus tendres qu’un oison, plus melliflues qu’un nectar, plus ambiguës qu’un julep de Des Esseintes, telles se présentèrent devant la chambre noire Daphné et Phoebé baronnes de Tourreil de Valpinçon, idéaux gémellaires, en leur premier tableau vivant, Melpomène en Perséphone ou la Muse lugubre, d’après Lorenzo Lippi. Le principal accessoire de cette mise en scène consistait en un masque énigmatique, un faux-semblant d’identité dévoilant le vrai visage de la muse, l’autre élément allégorique étant la grenade éventrée.
Nous aimons à rappeler ici la symbolique de la grenade, fruit de la vie, de la fertilité, de la puissance, fruit de sang et de mort. La symbolique est tout autant chrétienne car la grenade représente l’Ecclesia, la Création dans la main de Dieu et Jésus-Christ lui-même.
Faute cependant de disposer de grenades authentiques, il fallut se contenter d’imitations. Par chance, les collections sulfureuses de bibelots de Moesta et Errabunda regorgeaient de faïences de toutes sortes, zoomorphes et plantiformes (c’est-à-dire végétales), volailles, hures et fruits factices de Sèvres, de Saxe ou de l’école d’Alsace, grappes de raisins, pampres, melons, pastèques, coloquintes, poireaux ou citrouilles. Deux sphères grenadines de l’atelier d’Hannong firent l’affaire.
Conformément à l’opus baroque de Lorenzo Lippi, notre couple de fleurs du mal pré-nubiles devait tenir la grenade en sa senestre main et le masque en la dextre, presque à portée de leur visage chérubin. Ce masque, comme s’il eût été conçu pour camoufler la défiguration d’une putain vitriolée, alimentant ainsi les fantasmes les plus crus du client, ne devait présenter aucun trait particulier, être uni, sans aspérité, de teinte chair, les lèvres pourpres, le sourcil fin et noir, substitut idéal de ce qu’il fallait cacher. Or, les accessoires de Dodgson différaient du modèle de Lippi : ils arboraient une chevelure de franges ou de raphia, agreste, primitive, révélant ainsi une origine exotique, dans un sens topique, du fait qu’ils reflétaient plus l’idée que l’Occidental se faisait du masque de sauvage Papua qu’une œuvre authentiquement façonnée par un vrai cannibale de la rivière Sepik. Phoébé, jamais en reste de perversion et de taquinerie, ne respecta pas les directives du révérend-mathématicien. Son drap presque tombant, ayant lors glissé au haut de ses cuisses, ne tenant plus que par miracle, elle usa de son masque comme d’un cache-sexe, plus exactement d’un visage pubien de démon-succube tels qu’on les rencontrait dans les représentations picturales des enfers au Bas Moyen Âge.
Dodgson se fâcha, l’apostropha, l’admonesta, tandis que son sexe s’érigeait pour la troisième fois, car la petite catin usait de ce masque comme d’un éventail, éventant ce pubis blond troublant qu’elle cachait puis dévoilait en d’incessants va-et-vient de l’accessoire, vicieux, opiacés et nonchalants, comme si elle eût eu grand chaud. Il ne manquait à cet éventement que le bruit du déplacement de l’air, bruit qu’eût pu reproduire le grand Nikola Tesla, grâce aux artifices de l’électricité et du magnétisme, en produisant ainsi une musique électrique et acoustique du futur.
« Miss Phoébé exhibe trop son…son cas…castor… Elle devrait re…remonter son…drap. J’ai beau la…la gronder…elle…elle n’obéit pas…n’est-il pas ? »
Cléore, salace, répondit avec des sous-entendus, prouvant qu’elle s’y connaissait en matière de gaudriole.
« Mon révérend, susurra-t-elle, vous voulez sans doute parler de ce que vous, Anglais, avez baptisé she pussy-cat. »
Charles Dodgson en devint pourprin car il avait saisi les propos osés de la comtesse de Cresseville. Il fallut que Sarah rajustât elle-même le drap-draperie à la bonne hauteur du bas-ventre de la poupée-putain pour que tout rentrât dans l’ordre. Alors, Lewis Carroll prononça la phrase rituelle : « Ne bougeons plus ! ». Il se retint d’ajouter : « Le petit canari va sortir. » La poudre s’enflamma et fit un éclair ; les yeux des jumelles clignèrent, car éblouis : le premier tableau vivant était enfin photographié.
Vinrent lors Peinture et Poësie, de Francesco Furini.
Nos deux galopines délurées purent dès lors prendre leurs dispositions pour cette deuxième photographie, ouvertement saphique. Les valets étalèrent à leurs pieds des paillassons de piassava aux motifs Liberty. Non pas qu’il fallût qu’elles s’y vautrassent : des sièges curules à la romaine, capitonnés de velours pourpre, furent dépliés sur ces paillassons et Dodgson demanda à chacune de s’y asseoir. On posa sur leur chef une couronne de lauriers. Daphné devait figurer la peinture, Phoebé la poësie. Dans le tableau original, il s’agissait jà de jumelles. Peinture, ses attributs en main (pinceaux et palette), devait enlacer Poësie qui tenait les siens (plume, stylet entre autres), dont un des masques de tantôt, tout en présentant frontalement son visage à Dodgson en effleurant la joue de sa sœur poëtesse de ses lèvres carmines. Face à l’objectif, prises d’un accès torpide, elles parurent s’abandonner à un engourdissement digne d’un fumeur de kif, que l’on dit aussi haschisch. Il était à craindre qu’à force de se mal conduire et d’afficher leur turpitude au grand jour, nos blondines ne provoquassent un esclandre. C’est ce qu’elles firent d’ailleurs, prêtes à un tumulte pis que l’ouragan d’un tempestaire de Pleumeur-Bodou. Phoebé-Poësie ne se gêna aucunement de bécoter Daphné-Peinture au cou et à la naissance de la gorge, en des mamours évocateurs. Elle descendit ensuite jusqu’au téton droit qu’elle suçota. Alors, le révérend explosa d’une saine colère.
« Mesdemoiselles, fulmina-t-il, ce n’est pas ain…ainsi que…que j’entendais que l’on po…posât ! »
Toutes à leur passion, nos deux coucous maigrichons se moquaient bien des préjugés victoriens du révérend Charles Dodgson. Si jamais il lui venait l’envie d’ébruiter ce qui se passait à Moesta et Errabunda, épreuves sur papier salé ou albuminé ou plaques de verre à la main, on l’accuserait lui –même d’être un pornographe et de véhiculer conséquemment des fadaises. On le traînerait peut-être en justice pour obscénité aggravée. Autour de lui, tout ne serait que querelles de quenelles entre puritains et partisans de l’amour libre. Sarah eut beau menacer les deux poupées de sa trique, rien n’y fit. Ce fut lors que Cléore commença à envisager une charte de bonne conduite et une échelle de punitions bien graduée, avec sarrau de bombasin et corrections publiques. Mais pour cela, il lui fallait imaginer une figure effrayante de mère fouettarde… L’origine de la Mère naquit à l’occasion des transports des deux sans-gêne sous les yeux de Lewis Carroll. Le temps de pose étant assez long, elles continuèrent à n’en faire qu’à leur guise, quelles que fussent les injonctions du mathématicien. Phoebé reprit son suçotement du mamelon droit de sa sœur, qu’elle transforma promptement en mordillements qui arrachèrent à la consentante putain des gloussements de dinde en extase. Phoebé mordit si fort qu’elle fit saigner la mignarde mamelle saillante. Sa langue lécha les gouttelettes de sang qui perlaient aux ourlets de sa bouche rosée et maquillée tandis qu’en réplique, de sa main gaillarde demeurée libre, Daphné s’insinuait sous le drap-pagne de son alter-ego. Phoebé émit successivement un rot puis un vent avant d’être prise de halètements saccadés tandis que ses battements cardiaques s’accéléraient au fur et à mesure que les doigts de son autre elle-même la stimulaient sous l’équivoque cachette drapée. Dodgson était atterré par les mœurs débauchées des jumelles, dont les grands yeux cernés de petites filles fragiles au teint pâle semblaient lui jeter un défi.
Dépité, il se résigna à prononcer la phrase fameuse : « Ne…ne bou…bougeons plus. », plus bègue que jamais. L’éclair éblouit les deux perverses qui, enfin, s’interrompirent. Le plus difficile restait à faire : le dernier cliché, qui impliquait la nudité intégrale des modèles.
En principe, elles eussent dû s’allonger en vis-à-vis sur deux sofas jumelés, l’une de dos, l’autre de devant, mais Lewis Carroll refusa que l’une ou l’autre montrât ses cicatrices de flagellation dorsales et les bleuissures de coups de trique des fesses. Elles furent donc disposées chacune de face, avec un éventail de plumes d’autruche, de casoar et d’émeu posé à l’endroit stratégique pubien. Elles s’anonchalirent sur de vastes peaux d’ours recouvrant leur sofa. Afin de se conformer à l’opus d’Alma-Tadema tout en le réinterprétant, Lewis Carroll fit placer en sus des bouquets artificiels d’œillets et de géraniums. Le révérend, qui en avait assez, expliqua qu’il comptait user d’un nouveau procédé d’émulsion inventé depuis peu, plus adéquat que le collodion humide qui commençait à dater : le gélatino-bromure d’argent, conçu en 1872 par Richard Leach Maddox et amélioré par Harper Benet afin que le temps d’exposition fût beaucoup plus rapide. Il se fit apporter un appareil plus petit et plus maniable, avec un nouveau système révolutionnaire d’obturation de l’objectif, qui permettait de faire des ouvertures dites à l’iris.
Il n’était plus temps de s’encolérer ou de s’acoquiner avec un ramasse-burette. Bonnes filles, Daphné et Phoebé décrétèrent une trêve des sens et firent la paix avec Dodgson ; elles avaient obtenu gain de cause. Elles savaient ne rien redouter ; nulle correction ne leur serait infligée pour l’heure… Le Tepidarium, pourtant si lascif du fait de l’audace de ses nus orientalistes d’odalisques impubères, fut lors le plus facile à photographier bien qu’il consistât en un manifeste de la nudité enfantine artistique faussement innocente, allant bien au-delà de ce que la décence anglaise permettait et exigeait. Il fallait s’attendre à l’avenir à ce que nombre de gentlemen portés sur les fillettes pratiquassent le rite d’Onan en leur cabinet privé, en s’extasiant sur la copie de ce cliché par eux possédée. Grâce à Daphné et Phoebé, les ventes de corsets de lutte contre l’onanisme masculin feraient des bonds incroyables.
Dès que le petit serin fut sorti, nos Dioscures femelles s’étirèrent sur leurs peaux d’ours en poussant des soupirs d’aise. Leurs petites bouches émettaient des mmm d’extrême contentement d’elles-mêmes, comme si elles eussent émergé de la douceur d’un coït. Une fois debout, Sarah s’empressa de couvrir leur pudeur de leur drap d’Aphrodite, car, marmottait-elle « tous ces étalages de chairs de vierges pré-nubiles concupiscentes avaient assez duré. » Elle leur ordonna de s’aller revêtir décemment après s’être lavées car leurs miasmes prégnants l’insupportaient. Mais Phoebé traînait des pieds. Elle s’adossa à un mur mitoyen au corridor menant à l’escalier principal du pavillon et jeta une œillade au révérend encore à peine vêtue de son drap. C’était une invite explicite au baiser furtif et à la caresse discrète osée. La fillette avait juré qu’elle se paierait la tête de Dodgson. Elle rabaissa de nouveau sa draperie sur son bassin, en dévoilant ses tendres pousses de poupée indécente. Par ma foi, c’était là une jolie manière d’aguicher notre hôte. Le membre du mathématicien enfla lors pour la quatrième fois devant ce modèle tentant qui multipliait les avances torves et dont la translucidité opaline n’était pas le moindre de ses atours et de ses charmes.
« Embrassez mes petits seins, my friend », susurra-t-elle en grasseyant sur le ton d’une mademoiselle j’ordonne s’amusant du pucelage d’un jeune fat acnéique. Phoebé s’arqua et se cambra, afin que ses tétins saillissent avec agressivité, dans une posture que Délia lui avait enseignée, tandis que ses mains achevaient de rabaisser son drap-pagne au ras de son pubis dont le duvet naissant, folâtre, brillait à la lueur d’un candélabre comme une abeille d’or. La petite gaupe gonflait et avançait ses lèvres pour administrer un suçon à Dodgson dont la turgescence virile devenait insoutenable. Alors, en un geste brutal, inattendu, elle plaqua sa main droite en l’entrejambes de l’écrivain photographe, et, à travers l’étoffe de son pantalon, palpa et pinça son scrotum. Un hurlement de douleur s’ensuivit. Attouché, presque violé par une petite garce de treize ans, Charles Dodgson la gifla sans retenue, jusqu’à ce qu’elle jouât de son côté petite fille et pleurât telle une jolie enfant gâtée capricieuse dont on aurait brisé la poupée Bru. En riposte, par esprit de revanche, Phoebé mordit le mathématicien à l’index droit dont elle lécha le sang. Elle ne cessa ensuite de jeter des menaces de sa bouche maculée à travers ses pleurnicheries hypocrites :
« Je le dirai à Mademoiselle Cléore qui vous punira et vous chassera d’ici ! On ne frappe pas impunément une baronne de Tourreil de Valpinçon, monsieur ! »
Daphné rappela à l’ordre sa catin gémellaire : « Phoebé, as-tu fini ? Viens donc, il se fait tard… Nous devons nous toiletter et rhabiller pour le souper. »
Le dialogue qu’elles enchaînèrent une fois hors de portée des adultes mérite qu’on s’y arrête.
« Adelia m’a menti, grogna Phoebé. Elle m’avait juré qu’immanquablement, tous les hommes à qui on fait ça mouillent leurs caleçons et leurs pantalons.
- Qu’en sait-elle ? répondit Daphné. Elle n’aime que Cléore et ne fricote qu’avec les filles.
- Tu omets le bourreau de Béthune, ma mie…
- Oh, celui-là ! Il n’est pas fameux ! J’ai l’impression que Délie a oublié un facteur important : l’âge de ces messieurs. Ce Dodgson et Monsieur de Béthune ne sont plus de première jeunesse. Tu n’ignores pas, ma petite chérie, que la miction de liqueur mâle, sa quantité et son intensité, diminuent avec l’âge.
- Mais, reprit Phoebé, les pharmaciens n’auraient-ils pas pu inventer un remède miracle, une pilule, par exemple, qui eût permis que ces messieurs résolussent ce problème ?
- Cette pilule, ma Phoebé adorée, de quelle couleur ces docteurs Miracle d’Herr Hoffmann la fabriqueraient-ils ?
- Rose, par exemple. Ou verte…
- Rose ? Cela ne plairait qu’aux antiphysiques, ma toute belle ! Verte, c’est idiot ! Je la verrais plutôt bleue, couleur du beau temps, propre à revigorer nos mâles défaillants. »
Toutes deux pouffèrent, en petites filles dont les connaissances en ces matières choquantes étaient fort étendues pour leur âge tendre. Phoebé eut le mot de la fin :
« Si un Anglais avait rapporté le juron que Dodgson a lancé lorsque j’ai pressé ses parties, il aurait écrit : « Shit ! he ejaculated. »
Tout se conclut par un effroyable éclat de rire alors que le duo démoniaque rejoignait sa chambre.
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25 Manière de dire victorienne et pudibonde que les jumelles souffrent d’énurésie.
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Une version raccourcie de ce texte est disponible dans la revue "L'Ampoule n° 2 Art et danger", à télécharger gratuitement sur le site des éditions de l'abat-jour sous le titre "Camera oscura ou les mystérieux clichés censurés du révérend Dodgson."
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