Chapitre XVI
L’œil qui restait à Blanche Angeline Moreau s’ouvrit aux premiers rayons d’un jour qui - elle l’ignorait encore – serait son dernier. Le médecin qui avait effectué la veille l’amputation de sa jambe gangrenée, gonflée et noirâtre, avait eu beau lui imposer la consommation d’une flasque entière d’eau-de-vie en guise d’anesthésique, l’ancienne chanteuse de beuglant, qui, à trente-six ans, en paraissait vingt de plus, ressentait encore la présence de ce membre pourri, élancement de mort qui ne la lâchait plus.
Son moi intime le pressentait : elle ne verrait peut-être pas le coucher du soleil de cette fin d’été. Pourtant, sa conscience réveillée se refusait encore à cette évidence : elle était perdue et mourrait comme le peintre Manet, pour qui elle avait servi de modèle lorsqu’elle avait vingt ans. Elle éprouvait le besoin de se confesser… Sœur Anaïs, de la congrégation des Sœurs de Marie Joseph, chargées de soulager les malheureuses en ce lieu, généralement vouées à la cause des prisonnières, qui avait tant pris soin d’elle depuis que l’hospice l’avait accueillie cinq jours auparavant, allongée sur une civière, sa jambe dégorgeant de pus et enflée de gangrène gazeuse, était la seule personne en qui Blanche faisait confiance pour recueillir par écrit l’effroyable confession qu’elle s’apprêtait à lui faire. Par-dessus tout, elle lui confierait une mission : retrouver sa petite Berthe, âgée sans doute de onze ans, dont elle s’était lâchement débarrassée lorsqu’elle en avait cinq, à cause de son pied contrefait et de sa maigreur famélique, ne pouvant plus longtemps conserver à sa charge une fille naturelle laide et souffreteuse du fait de ses activités professionnelles.
L’hospice était sis à proximité de la célèbre prison des filles perdues de Saint-Lazare[1],
rendue fameuse par maints feuilletonistes. Pour tout dire, il lui servait d’annexe afin de recueillir les prisonnières moribondes – prostituées ou autres - ou celles qui accouchaient, sans omettre d’autres malades de hasard échouées là in extremis, aucun autre hôpital n’acceptant d’accueillir de telles indigentes nippées de hardes immondes aux poches percées depuis toujours. Blanche correspondait à cette dernière catégorie, brinquebalée qu’elle avait été d’un hôtel-Dieu à l’autre avec sa jambe puante, ayant traversé tout Paris pour arriver enfin à Saint-Lazare en sa dernière couche de souffrance. Donner ici la vie ne signifiait aucunement s’en sortir : maintes accouchées ne vivaient jamais leurs relevailles, succombant vivement qui d’éclampsies, qui de fièvre puerpérale.
Les oreilles embrumées de Blanche Moreau percevaient çà et là les geignements et râles d’agonie de la grand’salle commune, où les Sœurs s’empressaient de recueillir le dernier soupir des patientes qui, généralement, du fait de leur basse extraction, arrivaient trop tard en
ce lieu .
On ne pouvait leur prodiguer pratiquement que la toilette des mortes, sans compter le saint viatique, pour celles qui encore croyaient en quelque Dieu chrétien. Beaucoup succombaient en état de péché mortel, avant même que le prêtre ne fût sur place. Au sein de ce mouroir voussé de croisées d’ogives, aux pierres noircies tachetées d’humidité et de moisissures diverses, aux vitraux obscurcis par la poussière et par l’encrassement, Blanche Angeline Moreau n’était qu’une mourante anonyme parmi d’autres, n’ayant pour seule vêture que cet uniforme, cette infâme et commune camisole grisâtre que toutes ici arboraient. La couleur de cette chemise avait pour avantage de se confondre avec l’incarnat pré-cadavérique des visages des malades. S’y ajoutait un fort peu seyant bonnet de même teinte. Aux glapissements et geignements râlants des agonisantes jà souventefois les traits crispés par le masque mortuaire, se mélangeaient les plaintes, les marmottements de douleur de celles qui étaient moins atteintes par la Grande Faucheuse, tandis que les exhalaisons de ces femmes, pour une grande partie d’entre elles grabataires, empuantissaient tout de leurs fragrances d’excréments pathologiques et de chair humaine gâtée.
Il y en avait de tout âge, de la fillette de six ans se mourant de péritonite, l’appendice crevé, à l’incontinente édentée et gâteuse de quatre-vingt-dix printemps croupissant dans sa pisse et ses fèces, les vases de nuit disposés autour de sa couche ne suffisant plus depuis longtemps à recueillir tout ce que son corps débile et sénescent évacuait. Le visage de cette mère-grand abandonnée par les siens était plus tavelé et ridé qu’un mascaron ou une pomme chancie. Au milieu de cette désolation, de cette vétusté, de cette misère noire, les bonnes Sœurs faisaient toujours preuve d’un dévouement admirable, d’une humeur équanime, quelles que fussent les horreurs qu’elles vivaient au quotidien. Elles vaquaient et bruissaient, butinant de lit en lit tels des papillons morbides, pansant sans cesse, épongeant sans cesse, posant des compresses et des serviettes sans cesse, étanchant sans cesse les sanies et autres humeurs horribles, piquant deçà-delà les bras meurtris de leurs seringues de Pravaz, administrant chloral, morphine, laudanum et autres analgésiques afin que s’apaisassent les souffrances.
La voisine de lit de Blanche était une jeune fille brune de seize ans au dernier stade de la tuberculose. Translucide et enfiévrée, d’une maigreur effroyable, elle s’étouffait toute. Ses draps, son matelas, baignaient dans ses suées, l’ichor de ses escarres et les sérosités sanguinolentes expectorées de ses poumons déliquescents. Entre deux râles, Blanche l’entendait qui réclamait un prêtre. Ses cheveux noirs ternis recouvraient de longues mèches son hâve visage en sueurs et ses grands yeux bruns jà voilés par l’approche du trépas. Le glas ne cessait de sonner au clocher de l’hospice ; les Sœurs n’arrêtaient point de recouvrir les corps tourmentés des nouvelles expirées de leur drap mortuaire. La plupart de ces indigentes finiraient à la fosse commune sans même une bière, une croix de bois ou un bouquet de fleurs. Celles qui survivaient encore ne recevaient aucune visite de quelconques parents, délaissées, rejetées par toute la communauté humaine, tels des parias des Indes. La misère menait le bal de la Mort dans les bras de l’opprobre.
Vers onze heures, la jeune fille exhala son dernier souffle en crachant d’abondance son sang de phtisique sur son buste amaigri, rougissant sa camisole d’un empois de morbidesse immonde. C’était l’hématémèse ultime, classique dans cette pathologie où les poitrinaires finissent étouffées par leurs hémorragies pulmonaires. Elle était partie sans qu’elle fût confessée et absoute. Etait-ce quelque juvénile créature des bas-fonds, ou une simple pauvresse ouvrière d’usine travaillant depuis l’enfance, de l’aurore au crépuscule, ayant contracté la maladie des poumons propre aux filatures de coton ? Blanche avait vu ; la nausée la saisit. Elle réclama Sœur Anaïs à tue-tête. Elle piailla, brailla, dégoisant en exultant les beaux restes de sa voix de goualeuse, canaille et empâtée d’absinthe, qui avait tant enchanté les clients des cafés-concerts de dernier ordre dans lesquels elle avait exercé son petit talent près de vingt ans durant. Elle se dressa sur sa couche, la faisant dangereusement craquer du fait de son poids de diabétique.
Sœur Anaïs accourut avec prestesse au secours de Blanche Moreau. C’était une femme de cinquante ans, forte et joviale comme une jument de trait. « Ma voisine de lit…Là…elle est morte ! » criailla Blanche avant d’ajouter : « J’vas me confesser ma sœur ! J’veux point passer comme elle, pardienne ! »
Sœur Anaïs ne put que constater le décès de l’adolescente. Elle tâta son pouls puis approcha un miroir de ses lèvres ensanglantées. Comme aucune buée ne marquait la glace, elle n’eut plus qu’à rabattre le drap taché sur le visage de la défunte.
« Quel malheur ! s’exclama-t-elle. C’était une belle jeune fille pleine d’avenir, il paraît. Elle venait de quitter la filature pour devenir couturière dans une grande maison de mode. Son mal de poitrine l’a rattrapée. »
Pour une fois, Sœur Anaïs affichait une émotion sincère. Son regard s’embuait, s’humidifiait. Elle voulut prononcer l’éloge funèbre de la jeune décédée, de la primerose trop tôt partie en Paradis. Elle ne trouva pas mieux que de réciter un splendide petit poëme, composé par une main anonyme, où cependant transparaissaient la manière, le style, précieux entre tous, d’une femme sensible et raffinée.
Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle au flageolet flutiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses.
Je pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’belle suis, petite blonde aussi.
Inerme est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses du bois d’or dites alors me voici !
Je pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle des bois, aulnaie aux passeroses.
Que la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne son trille festif auprès des primeroses !
Je pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort, tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?
Je pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide lys suri, failli est l’hyménée.
Lors est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.
Quoiqu’ils fussent magnifiques, ces vers laissèrent impassible la fruste Blanche Moreau. Aussi brouillés et obscurcis qu’ils fussent par la douleur de son moignon, les sens et l’entendement de notre ancienne égérie de beuglant avaient tout de même perçu le caractère quelque peu blasphématoire du dernier vers de la troisième strophe, qui traitait de Dieu en termes peu amènes. Blanche s’étonna qu’une telle chose sortît de la bouche d’une Sœur. Bien qu’elle eût oublié la plus grande partie de ses leçons de catéchisme, elle demanda :
« C’est y pas une insulte au Bon Dieu, là, c’que vous venez de réciter, ma sœur ? »
Sœur Anaïs se tut. Elle s’enquit de sœur Clémence, afin que le cadavre de la malheureuse jeune fille fût promptement emporté dans un brancard jusqu’à la morgue où l’on l’apprêterait pour sa toilette mortuaire. Il fallait signer un acte de décès et un permis d’inhumer au carré des pauvres. On rechercherait sa famille, si toutefois la pauvresse en avait encore une.
Blanche constata que son élocution devenait laborieuse. Sa langue était pâteuse, enflée. Sa soif inextinguible de pocharde ne lui laissait aucun répit. Il lui fallait plusieurs litres par jour sans qu’elle fût jamais rassasiée et comblée. Elle avait commencé à boire lorsqu’elle avait huit ans. Du cidre d’abord, puis du vin rouge à douze et de l’absinthe à seize. Elle craignait de mourir sans savoir s’il existait un Paradis pour les ivrognes ; elle refusait que son agonie ressemblât à celle d’une Fantine. Elle songea que, si elle s’en sortait, elle emménagerait une cachette dans sa future jambe de bois, dans son pilon de vieille pirate, cachette où elle dissimulerait des flacons de son poison favori. Elle supplia Sœur Anaïs de lui permettre d’avaler quelques gorgées d’alcool avant de passer à confesse. Elle se lamenta sur le sort de sa petiote Berthe, prise de remords sincères.
« Où qu’elle est ma Berthe maintenant ? La pauv’ avec son pied-bot. Comment qu’elle est aujourd’hui? Elle doit êt’ ben grande à présent ! J’aurions pas dû la vendre à ces salauds d’hôteliers…j’aurions pas dû, ma sœur…C’que j’ai à vous raconter, faut que personne ici l’entende ! J’ai encore assez d’force pour vous l’écrire. Z’excuserez les fautes. J’suis plus allée à l’école depuis l’âge de neuf ans. Papa avait b’soin d’moi à la ferme. J’suis d’la Champagne, une pure et dure d’ l’à bas. Allons, ma sœur, donnez-moi du papier et une plume. J’vous en prie. J’sens la camarde approcher et faut qu’j’me grouille. J’suis pas une mauvaise fille, même si la vérole elle m’a privée d’un œil. C’est les autres qui m’ont obligée à tenir ce commerce. J’étais malade, à cause de ma sale jambe ; j’pouvais plus chanter et j’avais un impérieux besoin de sous pour bouffer mon pain quotidien. »
Impressionnées qu’elles étaient par l’atmosphère lugubre et désolée de ce mouroir collectif, il n’était point rare que les patientes se sentant ou se croyant partir avouassent aux Sœurs toutes sortes de crimes réels ou imaginaires. Blanche Angeline Moreau faisait partie de ce lot commun. Sœur Anaïs saurait faire la part des choses, du vrai et du faux, dans cette confession. Quelle culpabilité supplémentaire pesait sur les épaules de la moribonde ? La luxure, l’ivrognerie et l’abandon ignoble de son enfant ne lui suffisaient-ils pas ? Les romans populaires dont regorgeaient les cabinets de lecture et les bibliothèques des chemins de fer, tous ces livres dits poliment de gare, contenaient assez d’histoires de ce genre et de ce cru pour que la réalité ne dépassât pas la fiction.
En général, ces femmes perdues demandaient aux bonnes Sœurs de transmettre leurs aveux à la préfecture de police où ils s’entassaient parmi d’autres paperasses, sans guère attirer l’attention des fonctionnaires débordés, et demeuraient sauf exception sans suite. Sœur Anaïs ne fut donc pas surprise par les paroles que Blanche lui adressa lorsqu’elle lui remit le matériel d’écriture tandis qu’elle appelait Sœur Isabelle pour l’aider à redresser la malade sur sa couche afin de faciliter ses gestes et de rendre plus confortable sa position de plumitive illettrée.
« L’était mignonne dans sa laideur ma petiote Berthe ! Si vous l’aviez vue boitiller avec entrain ! L’avait de longs cheveux blonds, oh, d’un blond foncé, mais tout lisses, tout doux et caressants ! C’est c’qu’elle avait de plus joli ! Et sa p’tite tête de bébête, vous s’vez ! On aurait dit une p’tite fouine, tout’ gracieuse, ou que’qu’ chose d’approchant…Et ses yeux tristounets qui vous suppliaient toujours ! Ma pauv’ Berthe ! J’veux pas qu’elle soit d’venue putain ! J’veux pas ! L’est trop jeune pour l’trottoir ! L’est ben trop jeune ! Onze ans qu’elle doit avoir, ma sœur !
- Allons, madame… répondit la Sœur. Consignez par écrit ce que vous avez à nous dire et épurez votre cœur afin que Notre Sainte Vierge intercède auprès du Seigneur pour qu’il vous lave de vos péchés.
- J’suis pas prête ! Y m’faut un curé ! Et la pauv’ fille qu’est morte à côté d’moi, elle a pas pu êt’ absoute, ma sœur ! Quand j’aurons fini d’avouer, j’veux qu’on apporte les papiers à la police ! C’y en a trop grave, ce que j’vas écrire ! Trop grave ! s’exalta-t-elle.
- Entendu, madame Moreau… Prenez votre temps pour tout noter, et n’omettez aucun détail susceptible d’intéresser la police.
- La rousse, elle saura tout, et le curieux aussi ! Les cognes et les pandores, y puniront tous ces pègres et passé-singes qui se sont f’tus d’ma gueule de goualeuse ! Y iront tous à l’abbaye de monte à regret[2] ! Ça sera leur juste châtiment ! J’faisions que leur demander tout l’temps de retrouver ma Berthe, et y remettaient chaque fois tout à plus tard ! Y préféraient obéir à leur p’tite comtesse, comme y disaient ! Leur Cle…Cle…Cléo… Ah, j’arrive pas à prononcer son p’tit nom de merde et de sale aristo ! »
Sœur Anaïs s’étonna que la malade eût fait allusion à une comtesse. Cela l’incita à jeter un coup d’œil aux griffonnages de Blanche lorsqu’elle les aurait terminés. Elle la pensa franche, non affabulatrice. Ces papiers, quelles que fussent les horreurs qu’ils contiendraient, intéresseraient Monsieur Raimbourg-Constans, le préfet de police… et, pourquoi pas, le ministre de l’Intérieur en personne.
Alors, Blanche s’acquitta de sa tâche. Elle commença un long travail d’écriture, appliqué, traçant de gros caractères ronds d’écolière, des jambages irréguliers, noircissant des pages, raturant, biffant, puis reprenant avec ses mots simples, approximatifs, son orthographe naïve et malmenée. Sœur Anaïs commençait à s’inquiéter de la longueur de cette confession, du fait que les feuillets noircis de ces cursives malhabiles s’amoncelaient sur la couche de l’amputée. Enfin, Blanche balbutia : « J’ai…j’ai fini… » Elle traça une sorte de paraphe informe tout au bas de l’ultime page et ses doigts gras et gourds lâchèrent le porte-plume qui roula au sol après avoir taché la couverture d’encre violette.
Dès que Sœur Anaïs se fut emparée de la liasse d’une quinzaine de feuilles, les yeux de la malade se révulsèrent sans prévenir. Elle bava ; un filet coula de ses lèvres enflées par la soif. Blanche Moreau était foudroyée par une convulsion soudaine, une attaque qui s’apparentait à quelque transport en son cerveau, tel celui qui frappa le roi Philippe Le Bel. Elle sombra dans une morne inconscience, jà embrumée par la faux du Vieillard Temps. Sœur Anaïs, tout en serrant contre elle les pages coupables comme si c’eussent été des feuilles fabriquées dans l’or le plus fin, donna l’alerte afin qu’un prêtre pût administrer les derniers sacrements à celle qui venait de se repentir. Le père Marc fut mandé et arriva à l’instant même où, comme tant d’autres pensionnaires ici, Blanche Angeline Moreau, trente-six ans, venait de rendre l’âme sans absolution. Il ne put que murmurer un dérisoire ego te absolvo au chevet de celle qui n’était plus. Il était exactement midi passé de quarante-six minutes.
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A peine le visage bouffi et ravagé de l’ancienne goualeuse recouvert de son drap, Sœur Anaïs jeta sans discrétion un coup d’œil à la confession de la morte, sans même en référer au père Marc et à la Mère supérieure. Une phrase lui suffit : « Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur. »
Ces aveux étaient d’une gravité telle que la bonne sœur n’hésita pas un instant, confortée en sa résolution : elle conserva les feuillets et les mit dans une enveloppe sur laquelle elle inscrivit : A l’attention de Monsieur le Préfet de Police. Plutôt que d’en confier le port à une tierce personne, elle se résolut à s’aller elle-même jusqu’à la préfecture. Elle sortit, à l’étonnement de la sœur guichetière, sans que ses compagnes, par trop affairées par les moribondes, bougeassent ne serait-ce que le petit doigt à ce départ précipité. Il lui fallait prendre l’omnibus et se rendre à l’Ile de la Cité, où siégeait le centre du pouvoir policier depuis la sinistre Commune des pétroleuses et Delescluze. Depuis la rue du faubourg Saint-Denis où elle se trouvait, la desserte était des plus longues et indirectes. Elle monterait de préférence dans l’impériale, parce que c’était moins cher, bien que plus inconfortable, la place ne coûtant qu’un sou.
Elle espérait que sa présence ne susciterait aucun commentaire acerbe de la part d’éventuels athées républicains qui vouaient sa congrégation, comme toutes les autres, aux gémonies. Notre sœur dut donc emprunter successivement deux omnibus puis poursuivre à pied, le fiacre étant trop dispendieux pour sa bourse dégarnie et l’Île elle-même n’étant pas desservie, avant de parvenir à destination sans même avoir cassé la croûte ni prié, alors que, dans son bureau, Monsieur le Préfet de Police avait depuis longtemps fini de recevoir l’éminent Hégésippe Allard.
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La Préfecture de Police de Paris siège depuis 1871, comme l’on sait, en la caserne de la Cité.
Plus fonctionnel qu’artistique, bien qu’il ait été conçu dans un style néo-florentin, ce bâtiment a été érigé sous Napoléon III, plus exactement de 1863 à 1867. L’auteur du projet, feu Monsieur Pierre-Victor Calliat, qui a quitté ce monde voici jà neuf années, ne l’a aucunement destiné à son usage actuel. Ce sont les fâcheux événements révolutionnaires de 1871 et le vandalisme consécutif à la Semaine sanglante (nous fûmes lors privés de maints fameux palais et monuments du fait de ces incendiaires rouges qui par trop jouèrent les Néron d’opérette) qui ont conduit la Préfecture de Police à opter pour ces locaux, à titre provisoire les cinq premières années, puis définitif par la suite, comme pour conforter l’ordre administratif républicain. Que trouvé-je à dire de plus, si ce n’est que je déplore la spéculation immobilière et la destruction irrémédiable des édifices de culte qui, autrefois, se dressaient en lieu et place de ce bâtiment. Adieu donc l’église des Barnabites et l’église Saint-Germain-le-Vieux. Quoique je regrettasse fort leur arasement sacrilège, je n’eusse au contraire versé aucune larme – du moins, si j’eusse été le témoin de leur démolition – à la disparition du Marché-neuf et de la morgue.
Monsieur Jules Ferry, que je déteste, Monsieur famine et Tonkin, a eu ceci de bien : il a dénoncé les comptes fantastiques d’Hausmann. Non content d’éliminer sans pitié tous ces témoignages de notre Paris monarchique – des sentines à bouges diraient les chagrins hygiénistes – Monsieur Hausmann a osé entreprendre un réalignement radical des rues et autres artères constituant l’environnement de notre préfecture. Elle est sise neuf boulevard du Palais, et chacun sait que, chose bien pratique pour nos forces de l’ordre et de l’enquête, ledit boulevard débouche sur le Quai des Orfèvres. Cependant, ce maudit sectateur du désastreux neveu a fait disparaître notre bonne vieille rue de la Barillerie. Plus exactement, notre boulevard du Palais, ainsi baptisé en 1864, année de naissance de notre sans pareille héroïne, a résulté, à partir de l’an 1858, de l’alignement de la rue précitée et de celle du Pont-Saint-Michel.
Délaissons à présent cette digression historique et géographique comme aimait à s’en encombrer Honoré de Balzac et reprenons l’action. Adonc, descendu de son fiacre en cette heure matutinale, Hégésippe Allard, notre grand aliéniste parpaillot et ami de la Gueuse, marcha vers l’entrée de la préfecture dont les sergents de ville factionnaires surveillaient les abords. Les pavés y étaient gras, laids, glissants car mouillés d’une pluie nocturne qui avait crachiné. Les réverbères blafards, éteints, se dressaient sur les trottoirs. Un vent frisquet chassait les nuages. Cela sentait les approches de l’automne bien que nous fussions à peine vers la fin du mois d’août. Il était exactement neuf heures du matin passés de trois minutes et de quatorze secondes lorsqu’Hégésippe Allard montra sa convocation officielle au sergot de service de l’entrée principale tandis que son collègue était occupé à repousser une vieille femme vindicative aux cheveux jaunâtres couverts de son fichu gris. A cause de l’atmosphère fraîchie, ces deux hommes de l’ordre arboraient une pèlerine destinée à les protéger de la pluie et autres intempéries. Leur uniforme était foncé, chargé de gros boutons dorés en rangée réglementaire parfaite. La vieille revêche efflanquée, venue de La Chapelle, voulait porter plainte contre son boulanger, qu’elle accusait de vendre du pain contrefait, soit qu’il fût coupé de son voire de sciure de bois, soit qu’il eût été vendu moisi, verdâtre, grouillant de charançons, soit encore que la farine servant à le pétrir eût été faite d’os humains (on parlait lors de pain d’ossements). Toutes ces fraudes alimentaires dans les quartiers populeux étaient connues, car monnaie courante, mais leur répression s’avérait moins prioritaire que la police des mœurs et la mise sous contrôle de la prostitution, fléau – ô combien – de nos grand’villes. Bien que la Brigade des mœurs dépendant de notre Préfecture de Police eût été dissoute en 1881[3], à la suite de scandales répétés et de l’intervention en sa défaveur du Conseil municipal de Paris, il était de nécessité publique que le fichage et le suivi médical des catins se poursuivissent, sans omettre que, ainsi que nous l’avons vu avec la documentation qu’Elémir fournissait avec régularité à la comtesse de Cresseville, les comportements déviants se répandaient en France comme lisier s’épanchant d’une ferme porcine.
Le factionnaire laissa passer le savant tout en lui indiquant de se rendre d’abord à l’étage untel et au service tant. Ce qu’il fit. Hégésippe Allard ne croisa que quelques personnes, en uniforme ou pas (des inspecteurs, sans doute ?), bien moins pittoresques que la faune qu’il se fût attendu à trouver et qu’il avait coutume de croiser dans les commissariats quémandant ses services lorsqu’un homicide d’enfant à caractère sexuel avait été constaté. Outre les classiques mauvais garçons, chapardeurs à l’étalage, receleurs, coupables de faux en écriture, trafiquants, monte-en-l’air et ivrognes, les cellules de ces lieux bruissaient des bourdonnements avinés des putains – aussi désagréables aux oreilles que ceux de grosses mouches à ordures. Victimes des descentes de police, ces créatures en très petite tenue s’entassaient autour des lits à sangles et des vases de nuit. Certaines, prises d’un soudain accès de pudicité, ceignaient leurs reins stéatopyges et voilaient leurs seins gras et flasques de draps encrassés de saleté et semés de liqueur d’homme. Elles réclamaient absinthe, cigarettes, seringues de drogue, en vain. Les michetons, pincés en leur compagnie, étaient fâcheusement libérés lorsque c’étaient des pontes.
En attendant que Monsieur Raimbourg-Constans le reçût, l’aliéniste dut toutefois encore patienter dans le bureau d’un chef de service, civil cette fois-ci. L’homme avait une figure de glouton et une pilosité digne d’un Lokis. Ce crapoussin, ébouriffé comme un mauvais poëte, faisait songer à quelque assistant d’une vieille pythonisse irlandaise au regard globuleux, joueur d’épinette de surcroît, au service de cette chenue Mademoiselle Lenormand ou sibylle des salons
encore vêtue à la mode de 1840, qui eût reçu une lady blonde frivole aux plumes de cocotte en quête de la révélation d’un avenir radieux avec son amant plus riche qu’elle. Pour la quatrième fois de cette journée de labeur débutée depuis peu, il essuyait avec une peau de chamois ses lorgnons embués. Il arborait des manchettes de lustrine, comme si c’eussent été des cordons de l’ordre du Saint-Esprit. Son rang lui donnait le droit de reposer son fondement sur un fauteuil et non une simple chaise, fauteuil qu’il n’omettait pas d’agrémenter d’un rond de cuir, afin que ses fesses et son dos ne s’endolorissent point sous l’accès d’un importun lumbago. Sur ses cheveux de fou, il avait posé une toque invraisemblable, à gland, d’un rouge vif, compromis entre le bonnet de police, le tarbouche d’un réputé égyptologue cairote d’adoption et la coiffe de Monsieur Homais. Il paraissait souffrir d’un accès de frilosité ; son nez coulait ; il geignait du fait qu’il jugeait son bureau frisquet.
L’homme était un maniaque des tampons officiels. Il contrôlait sans cesse leur alignement, leur classement dans l’ordre que le règlement leur avait assigné. Il veillait à ce qu’ils fussent exactement droits. Il en caressait les caoutchoucs à s’en tacher les doigts d’un reste d’encre rouge ou bleue, les manches aussi, comme il eût flatté les tétons d’une créature. Il leur murmurait des mots gentils. Il aimait aussi à ce que la paperasse s’entassât en un désordre calculé dans lequel il était le seul à se retrouver alors que ses subordonnés n’y saisissaient mie. Il s’appelait Jules-Léon Soliveau, et avait rang de secrétaire général de préfecture de première classe, spécialité préfecture de police (sinon, il eût été posté auprès du préfet de la Seine). C’était lui qui récolait au final les confessions des agonisantes de l’hospice de Saint-Lazare et jugeait de leur recevabilité, après un tortueux parcours de celles-ci de bureau en bureau. Il émettait un avis impératif et terminal, puis soumettait les dossiers pour décision au préfet en personne et lorsqu’il n’était point là, à son adjoint. Il attribuait un numéro de dossier à chaque confession et consignait tout dans un registre paraphé par le préfet. Les chemises cartonnées contenant toutes les pièces s’accumulaient dans des armoires ou sur des étagères, séparées en classé sans suite pour quatre-vingt-quinze pour cent d’entre elles et en en cours de traitement pour les cinq pour cent restants.
Il reçut Allard en toussant comme un catarrheux, lui demandant de patienter, car Monsieur le Préfet de Police, pour l’heure, recevait quelqu’un pour une affaire d’une extrême importance. Le médecin rongea son frein une demi-heure, humant les odeurs désagréables de vieux papier et de tabac froid (londrès, puros, bâton de chaise, cigarette brune) qui emplissaient cette méchante antichambre. Son regard scrutateur observa les lambris ténébristes des aîtres, encaustiqués, mais poussiéreux aux plinthes. Lorsque la personne en entrevue daigna partir, raccompagnée avec obséquiosité jusqu’à la sortie, Hégésippe Allard ne put réprimer un frisson de surprise. C’était Madame la générale de. Cinquante ans, des restes de beauté intéressants, des hanches fines pour son âge, un port de tête d’impératrice, des cheveux délicatement cendrés de fils d’argent et une gorge, encore fort belle, pointant avec orgueil sous le corset, de grands yeux bleu-verts enfin, d’une lassitude infinie. Une tribade amoureuse des femmes mûres l’eût courtisée sur-le-champ. Son mari, le général de. , de l’Etat-major, était réputé la tromper…avec des hommes.
Le professeur Allard vit le baisemain que les lèvres de Raimbourg-Constans portèrent avec une délicatesse infinie à la mitaine droite de la générale, toute brodée et brochée de dentelles de Malines. Celle-ci venait de lui demander d’intercéder en faveur de son tendre époux, autrement dit d’étouffer une affaire fort compromettante pour lui. Lors d’une descente de police dans un bordel d’antiphysiques dont le signe particulier était qu’ils se travestissaient en femmes, linges de dessous compris, le général de. avait été surpris en jolie compagnie avec un éphèbe de seize ans adonisé en jeune fille en fleurs, plus exactement, corseté en jeune fille. Raimbourg-Constans n’avait rien promis de précis. Certes, le général était un grand muet, qui demeurait neutre vis-à-vis de la République, pis-aller selon lui, parce que ses convictions profondes étaient bonapartistes. Il ne s’était pas compromis dans le complot de la duchesse de., par ailleurs grande amie de Cléore, qui visait à instaurer comme roi de France le comte de Paris.
Lorsque le Préfet de Police invita Hégésippe Allard à entrer dans son cabinet, le docte aliéniste s’inclina. Faisant fi d’un quelconque protocole, Raimbourg-Constans lui serra la main et l’appela mon ami. Tous deux, non seulement partageaient des convictions républicaines opportunistes, mais ils allaient au même temple et appartenaient à la même loge maçonnique. Cette force occulte fomentait mille intrigues, mille cabales, afin que la République s’enracinât définitivement.[4] L’homme était grand, brun, portait avec charme et fierté une calvitie et une moustache cirée dont la coupe rappelait celle du tombeur de ministères[5]. D’emblée, dès la porte refermée, notre préfet s’exprima franchement :
« Vous êtes le seul à même de nous permettre de déjouer ce qui, je crois, est une conspiration destinée à salir la République. Ces enlèvements de petites filles n’ont de sens que s’ils impliquent de hautes complicités dans le Monde, toujours acquis à la cause royaliste, et qui n’a pas digéré notre victoire politique. Sachez que votre convocation n’est pas officielle. En vous faisant venir pour cet abouchement informel, je contreviens aux ordres de mon ministre de tutelle. V. souhaite ardemment que l’on ne traite pas cette affaire. Heureusement, j’ai toute confiance en mon personnel. Ici, dans mes services, nul ne me trahira.»
Au gré d’un des nombreux replâtrages de valse des ministères ayant émaillé la crise de régime suscitée par la duchesse de. et ses thuriféraires, Raimbourg-Constans, quarante-sept ans, avait été nommé à son poste deux ans auparavant par Ludovic Floriot[6], alors président du Conseil des ministres et adversaire acharné de la duchesse. Tant que le ministère Floriot avait continué à exercer le pouvoir, la coopération, qu’écris-je, l’harmonie et la symbiose entre la présidence du Conseil et la préfecture de police avaient été idéales, parfaites. Cependant, une coalition d’intérêts contradictoires embrassant un cartel d’opposants notoires allant des légitimistes à l’extrême gauche radicale, avait renversé le ministère en avril 18., environ six mois avant que les rapts de fillettes ne débutassent. Un cabinet de concentration républicaine, présidé par Thénier, avait été constitué, mais il affichait une attitude tiédasse vis-à-vis des extrémistes de tout poil. De plus, la nomination de V. au ministère de l’Intérieur, un homme politique corrompu, autrefois compromis dans le scandale des comices agricoles de 1875, avait suscité l’ire des partisans purs et durs de la République irréprochable et probe. Raimbourg-Constans, qui réclamait plus de moyens et une collaboration accrue avec le ministère de la guerre et la gendarmerie, sentait que V. avait intérêt à freiner et contrecarrer ses actions. Le ministre de l’Intérieur s’était opposé à l’octroi de crédits supplémentaires alloués à la préfecture, ainsi qu’au rétablissement de la brigade des mœurs, à laquelle Raimbourg-Constans souhaitait qu’on lui adjoignît une section spéciale destinée à la répression de la prostitution enfantine des mineurs de moins de quinze ans, fléau qui, depuis l’arrivée de V. au gouvernement, paraissait prendre une ampleur inégalée. Les maisons bleues et roses clandestines se multipliaient à Paris comme en province, camouflées en congrégations ou en écoles privées, où entre autres, une minorité de prêtres et de nonnes se livraient à l’assouvissement de leurs vices cachés. La police, par manque de moyens, parvenait de plus en plus difficilement à venir à bout de ces horreurs qui croissaient comme champignons en futaie d’automne. Et la maréchaussée de France n’était pas en reste ; tout cela apparaissant aux yeux de notre honnête préfet comme voulu par ce gouvernement de tièdes.
Notre préfet s’étonnait qu’on ne l’eût pas encore limogé. Ses états de service apparaissaient si brillants, si dignes d’éloges, qu’une éventuelle décision arbitraire prise à son encontre eût suscité surprise et abondance de débats. V. attendait son heure, agissant à la manière d’un énorme chat de Perse jouant avec sa proie et faisant durer son plaisir en dilettante avant de la croquer, guettant l’instant à nul autre pareil où Raimbourg-Constans fauterait, où il tomberait enfin dans le piège en s’immisçant trop avant à l’intérieur du territoire non balisé tenu de main de maître par ses amis et protégés secrets des deux sexes. Habile tout autant que rusé, V. avait eu la filouterie insigne d’endormir – partiellement, ceci dit – la méfiance du préfet de police en décidant de le faire officier de la Légion d’Honneur. Lors de la cérémonie de remise des décorations, il avait lui-même épinglé ce hochet napoléonien à la poitrine de celui dont il fomentait la chute, exactement à l’emplacement du cœur, en le félicitant, en lui donnant l’accolade, onctueux et hypocrite comme un optimates étrusque obèse de la décadence, voué à ses orgies, qu’eût peint Thomas Couture avec délectation. Ses yeux, profondément enfoncés dans les replis graisseux de ses paupières, avaient paru briller d’une étrange satisfaction qui avait valeur d’ultime mise en garde du prédateur à celui dont il s’apprête à ne faire qu’une bouchée.
Tout en invitant Allard à s’installer le plus à l’aise qu’il pût dans un des fauteuils de cuir du cabinet, lampassé au dossier et aux accoudoirs, mais d’un lampas cramoisi qui commençait à passer du fait des innombrables bras et dos qui s’y étaient posés, son ami lui proposa les rituels cigare et verre de porto. Ces rites de sociabilité acceptés – le docteur en médecine jeta son dévolu sur un puros d’un arôme d’une exquisité d’exception – il reprit à brûle-pourpoint :
« Ce que je viens de vous dire n’est point pure forfanterie de ma part ; la République est vraiment en danger. Si nous n’y prenons garde, cette affaire nous submergera car j’y pressens l’implication de hauts personnages ou de leurs dignes épouses.
- Que signifie ? La duchesse de. aurait repris ses complots, agissant telle une duchesse de Chevreuse sous la Fronde des princes ? La soupçonneriez-vous, mon cher, d’avoir maille à partir avec ce supposé trafic de petites filles dont on ignore le sort ?
- J’ai l’intime conviction qu’elles sont en vie, quelque part, et qu’elles mènent une existence indigne et scandaleuse, parce qu’on les y contraint. Songez qu’on compte une trentaine de disparitions mystérieuses…
- Des fillettes de fort basse extraction, d’après ce que l’on m’en a conté. Des marchandes ambulantes, des mendiantes vêtues de loques, de nippes…dont nul ne se souciait.
- Hégésippe, c’est pour les prostituer qu’on les subtilise, c’est évident !
- Quel rôle pourrait donc jouer notre égérie de la restauration monarchique ?
- Nous avons déjà enquêté au sujet de la duchesse. Le seul élément que nous somme parvenus à dénicher, c’est cette adoption inexplicable d’une petite fille, en Angleterre, voici environ quatre ans…petite fille qu’elle n’a plus avec elle aujourd’hui, et dont elle refuse de nous révéler le sort. Aucun décès, aucunes funérailles, même clandestines, n’ont été signalés. Cette fillette britannique vit toujours, mais nous ignorons avec qui et où. Elle pourrait constituer le point de départ de l’affaire. Hégésippe, je compte sur vous et la République aussi.
- Si la duchesse a pu tremper dans ce trafic, quels sont ses complices ?
- D’autres femmes aux noms qui se décrochent et qui cachent leurs dépravations, qui mènent grand arroi, qui ont une vie mondaine tapageuse ou sans histoire. Comtesses de, marquises de… Nous cherchons dans cette direction et je suis en possession d’un fichier, qui, je l’avoue, ne nous éclaire guère sur leurs pratiques cachées.
- Je crois, reprit Allard, que vos inspecteurs travaillent avec la maréchaussée, du fait que les enlèvements concernent un peu tout le territoire.
- Cela est exact. Nous avons pu élaborer une carte que je vais vous montrer. C’est à partir de celle-ci que nous avons fait le constat de l’absence de disparitions dans les zones portuaires et frontalières, ce qui signifie que toutes demeurent encore en France mais où ? Regroupées en un lieu unique ou dispersées un peu partout dans des hem…maisons roses ? s’interrogea Raimbourg-Constans.
- Montrez-moi cette fameuse carte à laquelle on m’a déjà fait maintes fois allusion. Je suppose que le dernier rapt en date concerne toujours cette enfant nommée Odile Boiron, si j’en crois la presse.
- Oui, cela fait environ une semaine maintenant. Mais veuillez examiner la carte… »
Raimbourg-Constant sortit l’objet d’un petit coffre, un de ces safes américains dont il détenait seul la combinaison. Tout le dossier des enlèvements s’y trouvait. Il fit place nette sur le large bureau d’ébène et de chêne marqueté d’acajou et de brésil, que recouvrait une nappe de lampas assortie au tissu des fauteuils. Il repoussa aussi un surtout, une espèce de pièce d’orfèvrerie, en forme de statuette, réplique allégorique d’onyx de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Il étala la carte de l’hexagone qu’il nommait son outil de travail. Dépliée, elle impressionnait du fait qu’on y apercevait, striées de noir, les provinces perdues et la délimitation de la ligne bleue des Vosges. Toute une série de points, de cercles et de zones y figuraient, y avaient été rajoutés à l’encre noire et reliés entre eux par de grands traits tracés au crayon rouge. Cela dessinait une sorte de réseau, de toile d’araignée, de pentacle démoniaque, certes incohérent à première vue, mais où apparaissait une nette prédilection des enleveurs ou ravageurs d’enfants pour Paris et ses faubourgs pauvres, la Normandie, la Basse Bretagne gallo, la Champagne, la Brie, la Sologne et la Beauce. L’Hurepoix, le Lyonnais, le Forez et l’Artois constituaient des foyers secondaires ou mineurs. A quelques exceptions près, le champ d’action de nos enleveurs avait négligé presque tout ce qui se situait au sud de Clermont-Ferrand, comme si on avait voulu privilégier des fillettes qui ne s’exprimassent point en un patois inintelligible, qui parlassent un français accessible et audible. Ainsi que l’avait déclaré un des inspecteurs mandés auprès d’Allard, les frontières et les côtes avaient été laissées de côté.
Il n’était plus temps de spéculer ou d’ergoter. Cette carte, impropre à l’expression des commérages gratuits de celles qui n’y entendaient rien, révélait, au contraire de son apparent chaos, un dessein appliqué avec froideur, persévérance, constance et calcul : un plan contre la République, issu peut-être des circonvolutions du cerveau tortueux d’une femme. Car Raimbourg-Constans en était fermement convaincu : une femme se dissimulait derrière ces supposés et démoniaques trafics de chairs enfantines. Laquelle ? La duchesse ? Une autre royaliste fanatique ? C’est ce qui restait à déterminer par Allard, dont c’était la spécialité, en expert mandaté officieusement par le préfet. Il devait cerner la personnalité de la conceptrice de tout cela, duchesse de. ou autre, sans que son identité fût encore connue des services de police. Notre éminent aliéniste aimait à parcourir ce que l’on nommait la littérature d’intrigues policières. Il connaissait Dupin, Lecoq et Rocambole, avait lu dans la langue de Shakespeare les tortueuses intrigues de Mr Wilkie Collins, l’ami de Charles Dickens. Mais il jugeait avec sévérité – quelle que fût la qualité des histoires – le manque de vraisemblance naturaliste et de qualité romanesque de ces œuvres de Poe, Gaboriau
et Ponson du Terrail. Ils multipliaient les sottises et les absurdités, délaissant la vraisemblance au profit du seul effet dramatique. Allard leur reprochait d’être dépourvus de toute prétention scientifique au contraire des auteurs de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, et de s’abriter derrière des faux-semblants, des procédés habiles, mêlant la logique froide de l’enquêteur au mauvais mélodrame de bazar. La psychologie de leurs personnages était artificielle, peu approfondie, irréelle. Un Emile Zola ou un Paul Bourget s’aventurant dans cette littérature de genre eussent selon lui constitué l’idéal.
« Par les larmes de Job ! s’écria l’aliéniste. C’est effrayant ! Ceci sent le coup d’une femme dérangée ! »
Il parut méditer mais, après cette brève pause, il jeta :
« Et vous sous-entendiez tantôt, tout comme vos inspecteurs, que le ministre de l’Intérieur a tout intérêt à vous mettre des bâtons dans les roues ! »
Il s’exprimait ab irato, sous l’effet de la colère. Il tirait de son Puros des bouffées de plus en plus courtes et nerveuse. Il s’épreignait de sa rage, de son fiel républicain, comme un citron dont on presse le jus. N’y tenant plus, le médecin finit par écraser le cigare dans le cendrier de cristal qui reposait dans un coin du meuble-bureau. Sa foi en la République s’en trouvait ébranlée. Il ne voulait pas que le régime fût déconsidéré. V. était un lâche, un pleutre, à moins qu’il cachât de secrètes dépravations expliquant sa complicité implicite.
« Pourquoi ne pas attendre la prochaine crise ministérielle ? V. pourrait être remplacé, n’est-ce pas ?
- Désolé de contredire vos espoirs, mon ami, répliqua le préfet de police. La stabilité gouvernementale paraît retrouvée depuis que mes service ont efficacement contribué au démantèlement de la conspiration de la duchesse de. V. en a pour plusieurs années à détenir son maroquin. Il semble indéboulonnable. Avant qu’il ne chute, nombreuses seront les fillettes victimes d’escamotages.
- Vous parlez comme Robert-Houdin ! Pincez-le en flagrant délit avec des créatures !
- Banal que tout cela ! Si V. cache des vices, il ne va point au lupanar classique…
- Comment faire, dans ce cas ?
- Je sais qu’il donne souvent son aval à des manifestations de dames patronnesses point du tout partisanes de notre cause. La duchesse de. est coutumière de ces manifestations compassées, confites en bons sentiments de charité catholique. Toutes ses relations mondaines y bruissent, et peut-être, celles que nous et vous supposons être à la tête du réseau d’enlèvements. Je suis obligé de signer des arrêtés préfectoraux réglementant ces manifestations et y assurant l’ordre. La prochaine fête de ce genre est prévue bientôt, le premier dimanche de septembre. A cette occasion, voilà ce que je vous propose… »
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Sœur Anaïs, parvenue à son but, se heurta au préposé chargé de filtrer l’accès à la Préfecture de Police. Ce sergent de ville, voué à la besogne ingrate de refouler dans la plupart des cas les visiteurs, ou de les admettre, le plus rarement possible, à pénétrer en ce saint des saints, fut jaugé par la bonne Sœur : c’était un homme bien ordinaire, comme tous ceux de son espèce, et vouée aux ordres ou non, elle pourrait l’amadouer. Elle commença :
« Ah, monsieur le sergent ! Si vous saviez ! J’ai là la confession d’une malheureuse fille perdue qui souhaitait absolument solliciter une entrevue avec Monsieur Raimbourg-Constans afin de lui conter ses turpitudes et sa complicité forcée dans une affaire ténébreuse qui… »
Elle prenait à dessein un ton pleurnichard, de mélodrame, tout en adressant des œillades au représentant de l’ordre, se gourmandant en son for intérieur et demandant pardon d’avance à la Sainte Vierge pour l’usage de ces artifices luxurieux de fille d’Eve. C’est tout juste si elle ne se signait pas devant l’homme, mais le cœur y était. Elle brandissait son enveloppe sous les yeux du butor, comme elle l’eût fait de photographies clandestines de nus.
Ne se laissant nullement fléchir, le sergot répondit d’un ton sec à cette supplique :
« Monsieur le préfet ne reçoit que sur rendez-vous ou sur convocation ! On ne passe pas, et surtout pas les quidams de la curaille ! »
Devant la grossièreté de cet anticlérical, sœur Anaïs s’empourpra. Elle ajouta d’autres clignements suggestifs tout en pointant sa gorge opulente qui saillissait sous sa robe de moniale. Elle lissa sa cornette comme une catin ses anglaises. Le goguenard factionnaire réalisa enfin qu’il avait en face de lui une créature tout en rondeurs, en bourrelets bien séduisants quoiqu’elle ne fût plus de la prime jeunesse, bonne femme dont la vêture de religieuse devait dissimuler des trésors de volupté bien fraîche. Ainsi excité par les appas graisseux de sœur Anaïs, il lissait ses moustaches châtaigne, bombait le torse, plastronnait, coqueriquait, faisant ressortir le cuivre doré scintillant des boutons de son uniforme et sa dragonne tressée, car le drôle était en grande tenue. Il lui fit une avance obscène :
« Le péché de chair ne vous tente-t-il pas, ma sœur ?
- Désolé, mon fils, rétorqua-t-elle en feignant une expression choquée, mais j’ai prononcé mes vœux depuis vingt ans et je me suis donc vouée à la chasteté. Dans une autre vie, peut-être… »
Elle murmura : « Seigneur, ne nous laissez pas succomber à la tentation. » tandis que le préposé, en grommelant, lui dit :
« Vous pouvez entrer ; pour le service qui recueille les confessions des criminelles et autres, c’est tout droit, le premier escalier, deuxième étage, troisième porte.
- Merci mon fils ! s’empressa de répondre, radieuse, sœur Anaïs avant de franchir le porche.
- A vous r’voir, ma sœur », conclut le factionnaire en la saluant.
Sœur Anaïs eut du mal à ne point s’égarer en ces lieux dédaléens. Elle gravissait les marches en soufflant et ahanant du fait de sa corpulence. Il eût été grand temps que nos édiles adoptassent la pratique invention de Mr Otis alors que nos plus sélects hôtels et nos riches entrepreneurs s’y étaient jà convertis. Il y avait une pagaïe de guichets lattés de bois verni, de vraies casemates derrière les grillages desquelles s’abritaient (des postillons, ou d’autre chose ?) les fonctionnaires. Il était difficile de s’y retrouver pour ceux qui ignoraient tout des arcanes de la préfecture. Les portes de bureaux et de services se ressemblaient toutes, ne comportaient nul signe distinctif, nulle plaque, et des sergots statiques, comme statufiés vivants par Méduse, y montaient la garde, presque identiques les uns les autres, si ce n’étaient des nuances subtiles dans les galonnages, les boutonnages de leur vareuse ou la coupe de leurs bacchantes, différences à peine perceptibles par les néophytes.
Enfin, alors qu’elle croyait friser la folie propre à ces lacis labyrinthiques de corridors et d’escaliers, sœur Anaïs parvint au bon endroit. C’était là que trônait l’un des subordonnés au troisième anneau de la chaîne hiérarchique des personnes sous les ordres de Jules-Léon Soliveau. L’homme était un inspecteur de troisième classe, lui même obéissant à un inspecteur principal qui rendait compte au commissaire divisionnaire Brunon, du Quai des orfèvres, à quelques arpents de là. Brunon émettait un avis sur les dossiers de ces fameuses confessions de pègres et de pégresses de tout acabit, avant de les envoyer à Soliveau qui tranchait définitivement pour ou contre, ainsi que nous l’avons fait précédemment entendre, la signature décisionnelle de monsieur Raimbourg-Constans n’étant alors que pure formalité. Sœur Anaïs, qui se doutait bien de l’importance des aveux de Blanche Moreau, comprit que les fonctionnaires avaient comme on dit avec familiarité du pain sur la planche et que l’eau de la Seine aurait le temps de couler d’abondance sous tous les ponts de Paris avant qu’ils décidassent quoi que ce fût au sujet de ces papelards gribouillés par une ivrognesse à l’agonie. Résignée, sœur Anaïs s’alla en marmottant un vague remerciement au semi sous-fifre après qu’il lui eut fait la vague promesse qu’il s’occuperait le plus tôt possible du contenu de cette enveloppe. Il n’y avait point urgence, n’est-ce pas ? La première chose que notre bonne Sœur entreprit, une fois à l’air libre, fut de s’enquérir d’un restaurant bon marché où elle pourrait enfin casser la croûte tant son estomac replet rugissait impoliment. Devenue inutile pour la suite de notre récit sémillant, elle tira lors sa révérence, au sens figuré de notre roman, en se goinfrant de galimafrées à quelques sous…
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Il est curieux de constater qu’il existe bien un Dieu pour les soûlardes, même à titre posthume, un Dieu qui fixa un jour faste pour notre morte, mais néfaste pour la comtesse de Cresseville, comme nous le verrons au fil des prochains chapitres. Toujours est-il que la confession de Blanche Moreau mit à peine cinq jours pour parvenir dans les mains de Jules-Léon Soliveau. Il ouvrit l’enveloppe à laquelle on avait joint une fiche. Tous les avis portés et tamponnés dessus, jusqu’à celui du commissaire divisionnaire Brunon du Quai confirmaient le haut intérêt de ces papiers : A examiner avec attention. Affaire à étudier de près car d’importance. A transmettre pour décision du Préfet de Police. Procureur Général et Ministre de la justice à tenir obligatoirement informés.
Septembre 18. débutait. Nous étions la veille de la fête de charité à laquelle monsieur Raimbourg-Constans avait conseillé à Hégésippe Allard de se rendre en famille, nonobstant ses convictions huguenotes, gueusardes et maçonniques. Nous remarquons ainsi que la préfecture de police ne chôme point le samedi, alors que le bas peuple, jà fatigué, ne songe qu’à aller danser et se prélasser aux guinguettes des bords de la Seine.
Non pas que ces pages au style mal ficelé continssent une abondance de détails salaces, scabreux et croustillants propres à faire saliver et s’exciter ces messieurs de la Rousse. Ils avaient l’habitude de visiter les maisons de tolérance, non point par vice, mais par devoir professionnel, et ce qu’ils y découvraient les surprenait toujours, tant le sexe est avide comme la technique et l’industrie de nouvelles inventions et d’innovations permanentes. Il était inévitable qu’ils se rinçassent l’œil à d’inédits spectacles, par exemple, ce groupe de catins encore emboîtées à quatre ou six sur un godemiché collectif. Nous Faustine[7], disciple de la grande Psappha, nous reviendrons sur ces objets singuliers de plaisir dans notre prochain chapitre, lorsque nous nous étendrons sur les rapports sororaux et gémellaires spéciaux de Daphné et Phoebé, nos leukémiques nymphes. De larges extraits de la prose maladroite de feue Blanche Moreau méritent d’être rapportés, et je ne m’en prive pas en les livrant à mes lectrices et lecteurs assidus et avides :
« Moi, Blanche Angeline Moreau, née à Provin le 29 avril 1854, sène d’espri mai pas de cor, jé décidé de confessé tou mé péché avant de comparétr devan Dieu. Je lavou seur Anais. Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur.
Jété une exellante chanteuse de café-concer. Jété jeune, joli, et je plaisé baucou. Je confes avoir sédui baucou d’ommes. Jé eu une fiye d’un deux, donc, de per inconu. Berte quelle s’appel. Jé pas su men ocupé. Pace que jaime boir, que jaime fair lamour avec des ommes. Alor, moi qui été sie mince et joli, j’suis devenu groce et j’suis tombai malade. La vérol qu’c’été, la maladi du péché, ma seur, cel quattrape lé femes de movaise vi. Jé eu de plu en plu mal a la jamb et jé eu de plu en plu besoin d’sou pou’ boufé ma soup, ma tambouye et mon pin. Alors, y sont v’nu me proposé un traval quy payai bien. Cété deu bonhomes au servisse dune contess, la contess Cléo com y disai. Y en avé un qui sapél Michel et un qui sapél Julien. J’conaisions poin leur non exacte. Y servé la contes Cléo, cé tou. (…)
Y mont donque proposai de participé a des enlévémens de petite fiyes dan les quartié pauvr de Pari. Cé gamines eles été destiné a une méson clause pour femes qui aime les petite fiyes. Y me prometé cen fran chac foi. Alor, ma seur, vou conprené, jé pas ésité, ni une ni deu, jé aceptai détr leur complisse. La premiér, sa a étai en octobr lan dernié. Iréne Jussaum qué sappelé. Cété une marchende de fleurs anbulente. Lété mignone. Je va vous raconté coment sa cé passer ma seur, comen Julien déguisai en mouane il a prossédé. (…)
Yen a donque u si en tou, si gamine toute beles, toute jeune, que la contess au servisse de laqelle été Michel et Julien, elle les utilisé, disaitils pour plère à dais dammes pa tré come y fau malgrai leurs aparence de riche dan un bordelle tré tré spésial qué pa a Pari mé en provinsse dapré ceu que jé conpris. Jé déjà vu de cé dammes dan sertaines mésons clauses que je vou diré pa où quelle son pace que jy é eu sertins cliens tré hau plassés pace que com je marché de moin zen moin au beuglan, jé du fére un peu la prostitussion en méson de tolérence pour survivr. Cé dammes on les apél les anandrines pace quelles aime que lamour entre fem, fem é petite fiye. Eles son gouines et pédées é eles von donc dan lé mésons clauses pour rencontré dautre femes, des putins qi en on mare de fér lamour avéc dé homs. Ele zutilize dé fau sex males en boi ou caouchoux qon apél gaudemiché pour fér sa entr el. Je lé fai une foi avec une amie de la contess Cléo pace que Cléo et ses complisses, y my on oblijée pour le pri de mon silensse. Vicontesse el, quel été. Sait une fem tré conue dan le gran monde y paré. Jvou jur ma seur que jé pas voulu recomencé une deuzième foi telemen sété cochon. Je préféreré toujour lé ommes (…)
Le jour mém ou ma janbe ele a pété ma seur, jé participé au dernié enlévemen. Je pence qon doi en parlé dan lé journeau. Y avé un sacrénon de dieu dorage (excusé moi ce blasfém ma seur) quan au hasar, pace que maintenan, on atrapé les petiotes erentes et seuletes dan la ru, jé remarqué une petite brunne toute afolé et mouilé par la plui aveque un paraplui cacé. Alor, jé di à mon conplisse : « Vize-mois cel’ là. On tien le bon bou pace que sa devien fatigan a la longue de guété les petite qui on pa de paren et qui galopinen toute seule dehor par ce temp. Je la atirée ver moi par dé gest et on a pu mon complisse et moi lendormir avec du clorophorme. Je vendré pa le non de ce complisse pace quil é qun ocazionel de la band et qy fé autre choze den la filouteri. Cété qun apoin ma seur. Ceu qui été chargé demporter la petite ce son Jule et Alber des copins de Julien é Michel. La petite j’croi ben qué sapele Odile Boiron pace que ma seur, je lé lu dan le journal que vou mavé aportée le lendemin de mon arivé a Sain lasare. Ma jambe elle a cédé deu eures apré lenlévemen et jé eu gran gran mal. (…)
C’qe jeu veu, ma seur aven que de mourire, cé que vou me retrouvié ma petite Berte Louise Quiterie Moreau pace que jé décidé de vou doné son nom entié avec tou ses petis noms. Cé mignon tou plin come prénon Quiterie c’pa ? Ele boite et lé pa bel et toute mégre come une meure de fim famélic, avec une téte de belete toute comike et ele a que la pau sur les os é com je vou lé déjà espliquer cé une file naturele, pouf, v’nue come sa a force que jé fricoté avec dé dizaine de tipes don je me rapele pas les non. Jé pas eu de quoi men ocupé et je lai pa émée assé alor, losque jé abité un meublai a Chatau-Tiéry avant que je déménaje à la cloche de boi come je le fai toujour pace que jé jamé de quoi payé le loyé, jé vendu Berte – la pauvr ! – a dé oteliés quand ele a eu cinque an. Y on du en fair leur ptite esclave ou une pute, une causete de mosieur Ugo – jé pas lu son livre car il é tro lon é tro dure à lire. Y tiene lotel Téodorique je croi qui se nome en lavenu de Pari et vous p’vez pas vou y tronpé labas pace que cé une avenu quest pa baucou batie, bordé darbres ou y a pa baucou de mésons alor on la repér facilemen. Retrouvé-la ma seur, je vou en supli par la tré Sainte Vierge Marie pace que je veu etre pardonée de tous mé péchés ma seur et que jé peur de lenfer et du diable (…) »
Ce ne fut pas la prose approximative de cette confession d’outre-tombe qui fit réagir notre gratte-papier mais les six noms de petites filles qu’elle égrenait au fil de ces pages torchonnées comme l’on arrache un à un les pétales d’une pâquerette pour dire ou non je t’aime. Odile Boiron, encore fraîche dans les mémoires des lecteurs avides de faits divers sordides, méritait à elle seule que ces aveux attirassent l’attention et intéressassent au plus haut point Monsieur Raimbourg-Constans qui enquêtait sur ces affaires depuis des mois avec le Quai et les gendarmes, sans grands résultats pour l’instant. Cette lecture édifiante et effrayante achevée, Jules-Léon Soliveau actionna la sonnette, comme si c’eût été une alarme. Le sort de la comtesse de Cresseville venait d’être jeté.
[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain fantasme sur la prison, la chapelle et l’infirmerie de Saint-Lazare, ces deux dernières construites par Louis-Pierre Baltard en 1834.
[2] Dans le langage populaire imagé des malhonnêtes gens, cette expression désigne la guillotine.
[3] Elle ne renaîtra de ses cendres qu’en 1901 sous le nom de Brigade mondaine, soit sept ans après la mort d’Aurore-Marie de Saint-Aubain.
[4] Ce passage, de la part de la plume d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, ne manque pas de sel si l’on sait son rôle actif dans les intrigues boulangistes de la duchesse d’Uzès et son appartenance à une secte d’extrême-droite dont elle fut la grande prêtresse de 1877 à sa mort. L’expression force occulte, qui annonce de manière troublante un film de propagande du régime de Vichy, semble lui avoir été suggérée, comme auparavant celle de solution finale, par un de ses mystérieux mentors, le baron Hermann Kulm, qui fut le numéro deux de sa secte.
[5] C'est-à-dire Georges Clémenceau, tombeur, entre autres, de Jules Ferry en 1885.
[6] Sans doute s’agit-il d’un codage de Charles Floquet, président du Conseil anti-boulangiste en 1888-1889.
[7] Pour rappel, il s’agit du courageux pseudonyme littéraire adopté par Aurore-Marie de Saint-Aubain pour s’abriter des foudres de la justice.
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