samedi 15 octobre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 12 1ere partie.

Chapitre XII

Avertissement : ce roman écrit en 1890, du fait de plusieurs scènes à caractère dérangeant et érotico-saphique, est strictement réservé à un public averti de plus de seize ans.
Remise de sa brève indisposition, de ce rhume somme toute bénin, Cléore-Anne Médéric reprit sa tâche de trottin après quatre jours de repos. Elle fut accueillie à bras ouverts dans la boutique par les deux filles de Madame Grémond. Leur présente aménité contrastait avec leur attitude première.
Ce qui gênait Anne, chaque fois qu’elle allait faire les commissions dont la patronne l’avait chargée, c’était cet insistant guetteur anonyme qui l’épiait à chacune de ses sorties. Elle s’en inquiéta et se confia à Octavie. Celle-ci, sceptique, voulut la rassurer.
« C’est à cause du ruban de ton joli chapeau de paille d’Italie que tu n’omets jamais de coiffer lorsque tu quittes la boutique. Tu es très mignonne avec, ma petite rousse, et ton aspect de fillette sage et bien élevée inspire les personnes en mal d’enfant. Ta coiffe est comme une invite, comme un suivez-moi-jeune-homme.
- Lorsqu’il fera plus frais et que j’aurai enfilé mon surtout gris, j’attirerai moins les regards, j’espère !
- Il te restera toujours tes nattes rouges. »
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Cléore réalisa combien Madame Grémond avait laissé ses filles dans l’ignorance de son identité véritable. Elles ne se posaient aucune question sur l’emploi du temps aberrant de la fillette. Il fallait bien, pourtant qu’Octavie et Victoire le reconnussent : la venue de notre lumineuse enfant avait apporté une salutaire bouffée d’air frais à des affaires qui périclitaient. Elle avait littéralement adhéré à la boutique, plus collante qu’une résine de pesse. Grâce à Anne, la famille Grémond reprenait du poil de la bête, au point que Cléore, poussant son imposture, s’était même proposée comme petite main, comme apprentie arpète, afin qu’elle cousît des ouvrages pour ces Dames patronnesses castelthéodoriciennes, elle qui savait à peine s’habiller seule. Madame Grémond réservait sa réponse. Elle connaissait la vie réelle harassante de la comtesse, la fin du matin à Château-Thierry, le soir à Moesta et Errabunda, le dimanche à Paris ou dans ses faubourgs chics. Pour parler avec vulgarité, elle chiadait durement et risquait de compromettre sa santé.
Anne Médéric poussa donc la porte qui tinta, la liste de ses courses soigneusement pliée dans son réticule. L’homme, pour ne pas changer, l’attendait. Elle avait ce jour là apporté deux touches de coquetterie supplémentaires à sa toilette de pupille comme il faut. D’une part, ses bottines étaient de suède, avec des guêtres de chevreau – un luxe qui détonnait – et, d’autre part, ses petites mains arboraient des mitaines de filoselle blanche.
Elle partit ainsi, en sautillant et trottinant, sur les pavés usés et maculés de centaines d’étrons équins, souple comme un convolvulus, fine comme un sarment, telle la petite fille enjouée qu’elle feignait d’être, nattes rubescentes au vent. Les talons de ses bottillons mutins guêtrés produisaient des toc toc comiques. Ils résonnaient en écho dans la vieille rue tortueuse dépourvue de trottoirs. L’intrus mystérieux lui emboîta le pas, poussant pour la première fois l’audace de la suivre. Il tenait un sachet de caramels dans sa main droite, tandis que la gauche s’appuyait sur une canne de bambou. Cléore comprit : il s’agissait d’un satyre attiré par les verts tendrons comme les fèces attirent les mouches bleues. Elle savait quelle attraction ses formes de poupée maigre aux boucles rouges pouvaient exercer sur certaines tribades, mais sur un homme ! cela lui paraissait nouveau. Perverse, elle décida lors de tenter l’aventure, sans qu’elle allât trop loin, bien sûr. Elle saisissait parfaitement que les petites douceurs représentaient le prix de la passe, toutefois si elle s’avérait consentante, mais, la plupart du temps, tout se terminait par le viol et le meurtre et les petiotes se retrouvaient dénudées et trucidées dans des buissons. Cléore choisit le consentement plutôt que la mort. Jusqu’à présent, ses seuls rapports s’étaient limités à des jeux solitaires avec ses poupées et à des tripotages digitaux avec son Adelia adorée. Sa membrane de vierge demeurait intacte, et elle tenait à la conserver longtemps telle quelle. Lorsque l’homme dégainerait son membre, elle lui dévoilerait sa vraie nature de femme.
Cette poursuite l’amusait, la distrayait. Elle pouffait et gloussait tout en feignant d’égarer l’impétrant dans les ruelles douteuses du vieux Château-Thierry. Elle se souvint du paysan qui l’avait reluquée dans le train. Elle trottait sur ses bottines menues en relevant ses jupes le plus haut qu’elle pouvait, de manière à ce que les yeux du gredin entrevissent les plis du jupon ouvragé, les bas de soie beiges de la jolie et excitante enfant, l’ourlet bouffant de ses bloomers blancs brodés et ses jarretières de caoutchouc avec des bolducs de satin rose. Cléore-Anne s’extasiait à ce jeu ; elle s’empourprait ; son rythme cardiaque s’accélérait ; elle était prise d’halètements inconvenants. Bientôt, elle ressentit l’humidification incommodante de son canal intime, mouillure qui ne tarda pas à imprégner l’entrecuisse de ses pantalons de broderie.
Anne Médéric ralentissait sciemment, s’arrangeait pour que le Priape gagnât de place en place du terrain. Elle bouscula un hère puant et pouilleux, un chiffonnier vaquant à sa récupération de vieilles saletés. Son esprit était envahi par les visions d’une fantasmasie obscène. Elle s’imaginait dans une gravure pornographique des collections spéciales du Maréchal de Richelieu, dans le rôle d’une soubrette lutinée et pourfendue par le phalle colossal d’un taureau. Elle se voyait en centauresse montée par le centaure, en nonne de couvent scandaleux troussée par un baudet poitevin dans le cadre de diverses eaux-fortes et lithographie. Elle se rappelait cet opuscule scabreux et apocryphe attribué à Désiré Nisard, ce fameux C… de la laitière réputé enseveli dans les tréfonds de l’Enfer de la Bibliothèque nationale, à moins qu’il ne fût du fonds de l’Arsenal.
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Enfin, ses trottinements gracieux la menèrent où elle voulait : une impasse nauséabonde où s’entassaient toutes sortes d’ordures, qui empestait le rat mort et l’urine. C’était le lieu idéal, isolé des voies passantes, où nul ne remarquerait son manège avec ce dépravé. Elle s’accula exprès à un mur suintant de crasse tandis que l’homme s’approchait en tendant son sachet de caramels et lui disait : « Ma petite enfant, ma jolie enfant, viens, viens donc. »
Il secouait ce sac en papier, le soupesait. Les oreilles de Cléore écoutaient le froissement de cette humble matière putrescible et l’entrechoquement de son savoureux contenu. Ses yeux magnifiques s’écarquillaient à la perspective de sentir ces douceurs fondantes dans sa petite bouche. Elle s’en pourléchait les babines. Le pédéraste amateur de fillettes portait une moustache fournie pareille à celle d’un terrier écossais. Il n’était plus tout jeune : ses cheveux s’avérèrent teints en noir et lustrés, trop brillants. Il exhalait une haleine incommode de mangeur d’aulx. Il était coiffé d’un melon défraîchi et arborait un costume de parvenu ou de souteneur, à carreaux, d’un fort mauvais genre, très criard et cintré, mais également fort prisé parmi les voyous de Whitechapel, quoiqu’il fût visiblement français du fait qu’il était dépourvu d’accent.
Notre fausse Mademoiselle Médéric avait trop présumé de sa silhouette fluette. Sa course l’avait éprouvée et elle tentait de recouvrer son souffle. De plus, elle ressentait des élancements au pied gauche, comme après une foulure. C’était sa bottine de suède guêtrée de chevreau qui la tourmentait et comprimait sa cheville et ses orteils. Elle craignit l’apostume et même le panaris.
Elle ne sut dans l’immédiat quelle suite donner aux avances de l’homme : soit s’emparer des bonbons et tenter l’esquive au risque qu’il la brutalisât pour assouvir ses bas instincts, soit révéler sur-le-champ, une fois pour toutes, sa véritable nature d’adulte. Elle avait jeté aux orties ses anciennes naïvetés et s’était renseignée sur les turpitudes humaines. Que des hommes s’intéressassent finalement à sa joliesse de sylphide juvénile ne la surprenait plus, après les frôlements indiscrets subis chez certains commerçants et les diverses avanies vicieuses par en-dessous qu’elle et Adelia avaient dû supporter durant la Saint-Jean. Elémir lui avait fourni une documentation secrète, subtilisée à la police des moeurs, alors qu’elle étudiait la vraisemblance du projet Moesta et Errabunda. Des archives sordides des bas fonds de la prostitution avaient été étalées sous ses yeux d’innocente comtesse. Les trafics d’enfants des deux sexes existaient, en France, en Angleterre, à New York et ailleurs. Il arrivait que des femmes très rustres, des mères de famille de la campagne profonde, pratiquassent une sexualité odieuse, frayant avec indifférence avec leur bétail comme avec leur progéniture. Dans la majorité des maisons de tolérance, les hommes venaient s’encanailler en purs voyeurs au spectacle de putains obligées de se convertir en tribades et de s’accoupler devant eux. Ces bordels, par le jeu d’un étrange bouche à oreilles, finissaient par accueillir des clientes d’origine respectable, appâtées par la perspective de vivre une aventure sensuelle saphique hors du commun avec une créature. Le commerce d’objets bizarres prospérait sous le manteau, alimentant des officines spécialisées dans diverses pratiques déviantes : instruments de supplice, fouets, martinets, cordes, tables de torture etc. propres aux maisons sadiques, lingerie de cuir ou de fer, cloutée ou pas, godemichés orientaux ou nègres importés d’Arabie, de Perse, du royaume Ashanti, de l’Inde, de la Chine impériale ou du Japon par l’intermédiaire de compradores portugais de Goa, d’Aden, de Cabinda et de Macao, qui envahissaient des lupanars portés sur l’esthétique exotique Liberty… où les catins elles-mêmes provenaient des cinq continents.
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Il y avait des maisons pour invertis, dont certaines entièrement vouées au sadisme entre mâles, des maisons où les hommes se travestissaient en femmes et vice-versa, inversant les rôles dans des accouplements contre nature, d’autres où les filles, toutes mineures et recrutées soigneusement parmi les plus petites et malingres, souventefois phtisiques ou rachitiques, étaient forcées de s’adoniser exclusivement en bébés de porcelaine – dessous compris - et de se donner à la chaîne à des pervers des deux sexes. Chacune devait jouer son rôle, qu’elles interprétassent le rôle de la poupée Bru, Huret, Jumeau ou Simon & Halbig,
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débordantes de nœuds malséants, de pantaloons malodorants à force de souillures répétées, et de dentelles jaunies. Cela créait chez le micheton l’illusion de trousser d’authentiques petites filles, alors que les jeunes prostituées esclaves chétives et plates étaient en fait âgées de seize à vingt ans. Les vraies tribades, quant à elle, n’éprouvaient pas le besoin de fréquenter des maisons spéciales bien que certaines jusqu’au-boutistes, dont une journaliste américaine réputée, miss Noble, que Cléore avait soif de rencontrer, militassent en faveur de l’ouverture d’établissements pour anandrynes.
Enfin existaient tous ces crimes sordides, isolés, parfois répétés, en ville ou à la campagne, pratiqués sur des garçonnets ou des gamines, violés et trucidés, sans que l’on retrouvât le satyre responsable, soit parce que la police ou les gendarmes avaient affaire à un goupil, soit parce qu’en haut lieu, le ministre de l’Intérieur et plusieurs notables (des sénateurs et des maires notamment) s’arrangeaient pour que l’on étouffât et tuât dans l’œuf tout velléité d’investigation. On murmurait même en haut lieu que de respectables prêtres et curés de campagne, certes minoritaires, frayaient avec les petits garçons qu’ils rencontraient au catéchisme.
Epouvantée par tant d’atrocités, Cléore jura que Moesta et Errabunda n’en viendraient jamais à de telles infamies. Ou l’Institution demeurerait un Saint-Cyr d’un nouveau genre ou elle ne serait point. C’était compter sans la vénénosité et l’entregent de Madame la vicomtesse…
En tant qu’Anne Médéric, elle se décida alors à faire flèche de tout bois, y allant avec franchise et allégresse. Elle émit de la main droite un signe d’acceptation et de soumission au satyre, s’emparant du sachet de caramels mous comme une putain de Whitechapel du Souverain tendu par la main gantée de beurre frais d’un gentleman en queue de pie et au chapeau de soie. Il fallait qu’elle se souvînt de ce qu’Elémir lui avait conté après un séjour en Italie, sur la manière dont les prostituées du Transtevere ou de l’île Tiberine étaient investies en pleine rue sans qu’elles eussent besoin de se déshabiller. Il suffisait, primo, qu’elles acceptassent le prix de la passe quel qu’il fût (présentement, il était en nature, du fait que le pervers croyait dur comme fer aux douze ans apparents de Mademoiselle de Cresseville), deuxio, qu’elles s’adossassent à une muraille, dans une sentine isolée ou une impasse de préférence (dans la situation présente, le choix d’Anne-Cléore était bon), tertio, qu’elles retroussassent leurs robes et dessous, exhibassent ce que l’on sait jusqu’à ce que l’homme y fourrât son foutre pour s’exprimer comme sous Mirabeau.
Or, Cléore se rendit compte qu’elle avait inversé les étapes une et deux. Elle s’était d’abord rendue dans l’impasse pestilentielle puis avait accepté le paiement du client. Elle manquait donc de pratique. D’autre part, l’étape numéro trois ne devait aucunement s’achever par un coït orthodoxe. Elémir, dans son récit avait omis de préciser :
petit a) si les putains avaient des pantalons dont elles ouvraient l’entrejambes pour qu’on les fourrât ;
petit b) si leur pubis était velu comme le sien ou épilé.
Cléore poussa un soupir de soulagement. Elle fut ravie de n’avoir jamais renoncé à sa toison rouge qu’elle soignait et entretenait tous les jours. Un pubis nu eût conforté le satyre dans sa croyance en la présence d’une petiote impubère et cela se serait mal terminé. Convaincue qu’elle allait l’emporter, elle commença à retrousser sa jupe grise de pupille de l’Assistance publique et son jupon de linon ordinaire, dévoilant des bloomers fort luxueux et brodés de passements peu convenables pour une petite fille. Sous le chemisier-corsage qui complétait la jupe, avec sa fameuse petite broche de strass au col, Cléore s’était délestée de son corset et de sa chemise de dessous, se contentant d’une simple camisole de coton plus légère et plus courte.
A la vue de ce linge surchargé d’adulte, digne d’une danseuse de cancan, qui plus était jà humide en l’entrecuisse, comme nous l’avons énoncé tantôt, le chaland déréglé eût dû renoncer et réclamer la restitution des gâteries sucrées, voire leur remboursement, du fait de la tromperie sur la marchandise ; en lieu et place, il insista, s’obstina, revendiqua d’un geste éloquent qu’elle poursuivît son dévoilement obscène. Il la voulait bien tota, comme le poëte Hugo le notait dans ses carnets secrets. Un nouveau vers du poëme que Cléore projetait, le fameux et embryonnaire Puella impudica, s’extirpa de son cerveau.
Baisant le fruit offert, ton intimité vénéneuse.
Elle devrait bien composer les vers intermédiaires, après le Tota pulchra es, chanta le madrigal de Bouzignac !
Optant lors pour une malvenue radicalité, Anne Médéric se déculotta, littéralement. D’abord les bas, dont elle défit les jarretières à nœuds, puis les bloomers qu’elle fit choir à ses pieds. Aussitôt, des écoulements scabreux du liquide intime de rut qu’elle retenait avec obstination dévalèrent d’entre ses cuisses à peau de pêche comme si, en gésine terminale, elle eût rompu sa poche des eaux. Ses iris vairons ne purent s’empêcher d’observer le pantalon à carreaux du satyre : son désir augmentait à ce déculottage osé et son entrejambes enflait à vue d’œil. Or, la chair pubienne de la belle rousse n’était toujours pas à l’air libre, du fait d’une ultime pièce de lingerie, d’un dernier rempart de son sexe, enveloppant juste le pubis et la vulve, d’une innovation radicale, que Cléore s’était permis d’enfiler en cas de coup tordu.
Il s’agissait d’un camouflage de sa forêt d’adulte, très novateur, inventé par certaines putains d’Albion qui jouaient des rôles de petites filles et ne supportaient pas l’épilation pubienne. C’était une sorte de cache-sexe dit en peau d’ange, très doux au toucher, très caressant, cachant jusque ce qu’il fallait pour que demeurât l’illusion d’avoir affaire à une gamine non nubile. Cette pièce de lingerie minimale se maintenait par une sorte d’élastique très fin sur le ventre en guise de ceinture, de maintien, avec un second élastique derrière, un cordon, juste apposé à la fente anale. Les catins d’Angleterre, avec leur langage fort imagé et coloré bien que grossier, avaient surnommé cet émollient et mignard petit linge the corde. Dans la langue de nos putains nationales, si elles l’avaient connu, il aurait été baptisé sans hésitation le string.
Ce cache-sexe, ainsi l’avait voulu Cléore en sa commande sur-mesure à Londres, portait une inscription pornographique brodée en lettres de soie rouges cursives, juste au mitan du triangle, inscription zozotante qui plus était : Baize-moi toute mon zoli.
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Comme le Priape ne lâchait toujours pas prise, excité qu’il était par le dévoilement incomplet de ces chairs blanches, Cléore se résigna à la révélation finale : elle fit choir le cache-sexe et exposa sa forêt d’automne rousse qu’elle avait soignée avec exagération ce matin-là, car elle s’attendait à une entreprise hasardeuse de la part de celui qui se postait chaque jour à la sortie du magasin de nouveautés. Elle avait bouclé, peigné, frisotté ces poils avec soin ; elle les avait enduits d’un doux parfum de violette. Elle avait poussé l’outrecuidance scabreuse et licencieuse jusqu’à orner de padous de satin émeraude certaines bouclettes bien fournies. Cette Origine du monde, pomponnée et bichonnée avec une ostentation trouble, apparaissait semblable à une monstrueuse coiffure de caniche ébouriffé dont une maîtresse excentrique eût teint la fourrure en rouge carotte. Le satyre, épouvanté par cette vision inattendue, s’enfuit en hurlant A la folle ! C’est une adulte ! sans même récupérer ses caramels.
Cléore, qui avait une demi-heure de retard, rajusta ses vêtements et se hâta de rejoindre les marchands où elle devait s’achalander. Lorsqu’elle s’en revint en la boutique, elle s’excusa et tenta de faire accroire à un accident : elle était tombée dans une ornière par mégarde en marchant trop vite et s’était tordu le pied. Elle avait légèrement mal, cela était exact, et Victoire accepta d’examiner sa cheville avant de lui donner de l’arnica pour soigner cette légère entorse. Cependant, ses narines sentirent l’effluence fade des eaux intimes de la fausse petite fille. Victoire lui ordonna :
« Retrousse-moi ta jupe et ton jupon, plus vite que ça ! »
Contrainte d’obtempérer, Anne Médéric dévoila ses bloomers humides et Victoire la gronda, moins niaise que Cléore l’avait supposée sur le chapitre du sexe.
« Qu’a-tu fait, petite cochonne ? Tu t’es touchée et caressée là ? Avoue donc ! Ne me mens pas ! Ici, on bannit le plaisir solitaire. Va prendre un bain, allez, monte ! Je vais te préparer un tub et du savon. »
Grommelant de plus belle, telle une petite fille prise en faute, le visage pivoine de honte, Cléore obéit. Elle devait poursuivre sa comédie même dans la tourmente.
Elle pensait que l’incident ainsi vécu se clôturerait là. Ça n’avait été qu’une amusette un peu leste et salace, certes, mais une amusette tout de même. Or, des conséquences inattendues surviendraient dès le surlendemain.
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Nous étions le 30 juin 18** , jour de l’inauguration officielle de Moesta et Errabunda, le lendemain de l’incident du satyre, qui eût dû demeurer sans suite.
Le temps restait à l’orage, comme la semaine précédente. La cérémonie se tenait en plein air, à l’extérieur du pavillon principal dont on achevait d’essuyer les plâtres. Du fait des émotions intenses de la veille, Cléore se sentait recrue de fatigue. Ses yeux vairons papillonnaient ; elle était prise d’accès intermittents de somnolence. La comtesse de Cresseville n’écouta que d’une oreille distraite le discours inaugural, prononcé par la vicomtesse de. d’une voix pâteuse et monocorde, laïus qui plus était aussi ampoulé qu’une plaidoirie d’avocat de mélodrame. Cléore ne regarda même plus Madame. Elle s’ébaudit d’un rien, d’un papillon voletant et butinant l’hibiscus, d’un scarabée noir roulant sa bouse, d’un nuage passant avec ses formes floconneuses. Les mots alambiqués de la « papesse Jeanne » des anandrynes, de l’Hébé de cette fin du XIXe siècle, ne la passionnaient plus. Il fallait qu’elle récupérât de son aventure avec le satyre et des avanies qui s’en étaient suivies, cette humiliation supportée stoïquement devant Victoire qui l’avait traitée pour ce qu’elle la prenait : une petite fille de douze ans vicieuse qui avait caché son jeu et qui méritait qu’on la renvoyât sur l’heure. Cléore craignait qu’on accusât Anne Médéric d’onanisme infantile. Elle s’imaginait jà conduite de force chez un médecin qui lui prescrirait, lui imposerait le port d’un de ces corsets spéciaux de torture sexuelle qui emprisonnent et entravent tout le pelvis, appareil de torture qui préviendrait en elle toute velléité de plaisir solitaire supposé, afin que ses mains de poupée ne s’aventurassent plus là où il ne fallait pas. C’était lors une petite malade qu’il fallait soigner, curer de son vice, alors que Cléore n’était qu’une simple poupée de Jeanneton rousse informe à défaut d’amorphe.
Le discours achevé, il y eut le classique ruban cisaillé, puis l’on se rendit à un buffet de plein air. Les cinq fillettes présentement recrutées attendirent sagement qu’on les servît à leur tour, babillant et jalousant déjà avec puérilité celle qui arborait les nœuds jaunes, Adelia, alors que les autres demeuraient tout en blanc de vierges. Cléore s’était octroyé un ruban orange, amorçant cet embryon de hiérarchie qu’elle allait étoffer et compliquer au fil des arrivées. Devant la table dressée où tout le monde butinait, Elémir, Michel, Julien, Jules, Sarah, les fillettes et toutes les anandrynes vieilles ou jeunes, la vicomtesse présenta à une Cléore à demi assoupie, ensommeillée, de nouvelles personnes – de futures clientes de l’Institution – en plus de celles de la fameuse fête qu’elle connaissait déjà. Certaines avaient opté pour la courbette désuète de cour, d’autres pour le serrement de main « viril ». Ainsi procéda une jeune Américaine, de haute stature, brune aux yeux bleus, à laquelle Cléore ne prêta qu’une attention distraite lorsque Madame la lui présenta, miss Jane Noble, de Boston.
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Si la comtesse de Cresseville avait pris la peine d’observer les prunelles de saphir de cette girafe, qui contrastait avec sa minuscule personne poupine, elle eût vu s’allumer en elles des étincelles de coup de foudre saphique. Etait-ce le padou orange gracieux de sa chevelure ? Etaient-ce ses anglaises érubescentes ? Son cou blanc de cygne ? Sa silhouette de sylphide de douze ans ? Cléore eût dû demeurer sur ses gardes…
La première chose qui surprenait à la vue de cette nouvelle venue, c’était, outre sa taille, la superposition de diverses nuances de bleu sur sa toilette, qu’elles fussent nattier, de roi ou encore pastel et barbeau. De plus, alors que les autres Dames étaient demeurées fidèles aux vieilles gibbosités de leur faux-cul, de ce postiche fessu où l’on pouvait presque s’asseoir, miss Jane Noble n’arborait strictement aucune tournure. Outre cela, la simplicité de sa mise était telle, réfutait tant toutes les superfluités, les faveurs, passementeries, ornements, surcharges, émaux et cabochons de leurs verroteries dont usaient et abusaient Cléore et ses consœurs, qu’un amateur averti de cocottes emplumées étalant avec une ostentation de courtisanes leurs falbalas et leurs fanfreluches l’eût repoussée – nonobstant ses goûts saphiques – comme par trop dénudée et austère.
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Cléore, fatiguée, serrée dans sa robe blanche froufroutante, nu-tête, arpentait avec indifférence ces agapes, ses boucles secouées par une brise annonciatrice d’une ondée. C’était là une trêve émolliente, un bienvenu nonchaloir temporaire, au milieu du vol des abeilles besogneuses en ce triste jardin, une parenthèse entre deux épreuves dont l’une était passée et l’autre encore dans les limbes. L’amertume qu’elle ressentait en son palais l’empêchait de partager les réjouissances, de goûter tout son soûl à ces nourritures terrestres pourtant tentantes, qui selon elle, devenaient semblables à une gale scabieuse, à une insinuation de perfidie fielleuse articulée par les lèvres hypocrites d’un mauvais conseiller médiéval, d’un scabin dévoué à un comte désobéissant aux capitulaires de Carolus Magnus. Mademoiselle de Cresseville avait grand chaud à l’approche de ce nouvel orage et ne cessait de s’éventer avec son petit éventail japonais de soie aux motifs de grues sacrées cendrées alors que ses joues s’empourpraient. Des gouttelettes suries par la pâte de beauté en train de fondre perlaient sur ses mains devenues grasses. Son châle chut par inadvertance ; elle voulut le ramasser en ce doux instant de détente furtive. Elémir la prit de vitesse, alors que Jane Noble elle-même, sans que nul n’y prêtât cas, avait amorcé ambigument le même geste. Cléore allait-elle devoir choisir entre le peut-être eunuque et la tribade ?
Devant la promptitude d’Elémir, Jane s’était ravisée. Monsieur de la Bonnemaison enveloppa le buste chétif de son amie de l’étoffe frangée. Ils n’échangèrent que de brefs mots.
« Comment allez-vous, ma mie ?
- Je vous remercie, très cher. Excusez cette faiblesse, temporaire, je l’espère bien. »
Elémir chuchota à l’oreille de Cléore :
« Prenez garde à cette Américaine, là-bas. »
Cléore ressentait des bouffées de chaleur. Son fin visage triangulaire luisait. Trop de fards, trop de poudre, de touffeur et de moiteur aussi, du fait de l’orage menaçant. Elle marchait d’un pas hésitant, incertain, craignant un accès messéant de vapeurs. Il fallut qu’ils s’allassent de nouveau vers cette table à plaisirs gustatifs dont ils s’étaient distanciés. L’absorption des galimafrées et des liqueurs impures s’y poursuivait. Madame la vicomtesse distillait ces liqueurs étonnantes à partir de tout et de n’importe quoi, s’inspirant d’un Livre des propriétés des choses apocryphe n’ayant aucun rapport avec l’ouvrage homonyme originel. Elle avait aussi puisé l’idée de ces décoctions, fermentations et macérations de traités médiévaux étranges consacrés aux simples, de compilations déformées de l’abbesse Herrade de Landsberg et de la fameuse Hildegarde de Bingen, de tacuins de santé et de fragments conservés d’un Hortus, d’un Jardin des délices perdu depuis longtemps.
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Les lampées de sherry, de framboise, de framboisée, d’albicoquier, d’abricot, d’alcool d’aloès socotrin, d’encre liquoreuse de céphalopode, de fraise, de menthe poivrée, de figue, de mûre, de dattes, de prune ou d’orgeat enflammaient les gorges puériles ou matures. On servait aussi dans des bocks sales, aux fonds épaissis de dépôts tartrés, du vin de palme nègre, réputé pour sa force assommante, du saké nippon, du sirop de crapule des anciennes barrières de l’octroi, de la tequila du Mexique, du pulque indien, du chianti, de l’absinthe, et une espèce de vin vert du Portugal, étincelant en sa bouteille à panse ample de mille lueurs gemmées d’émeraude. Le tout avait été fourni par Julien et Michel. Il y avait aussi d’autres saveurs âpres ou acidulées, venues d’alambics occultes, de l’extrait de durian aux miasmes crottus, de la fleur de cactée ou d’oranger, du suc de gingembre coupé de lamelles d’amanite phalloïde ou de fausse oronge dosées juste ce qu’il fallait pour que le consommateur de ces atrocités ne fût point foudroyé, de l’hypocras, de l’hydromel, du chouchen breton aussi, du garum romain reconstitué par on ne savait quel alchimiste fol et du jus de fugu faisandé, cet étrange poisson-poison japonais délice des gourmets décadents. Les fillettes ne se gênaient pas, n’étaient pas en reste dans ces dégustations œnologiques outrées.
Ces petites mignonnes divaguaient, titubaient, assoiffées insatiables de nouvelles gorgées et lampées de cédrat confit, de liqueurs de solutions d’aconit, d’hellébore, de jusquiame, d’euphorbe et de gui des druides, de raisiné, de verjus, de Veuve Clicquot, de Marie Brizard ; elles recrachaient leur trop plein liquide par l’avant et par l’arrière, arrosant sans fin les herbes folles de leurs humeurs uriques acidifiées et fermentées, éclaboussaient et pourrissaient leurs engrêlures et leurs soieries organsinées.
Quelques anandrynes bougresses entonnaient à tue-tête des refrains paillards de piliers de cabarets borgnes, rappelaient l’adage « qu’importe le vin pourvu qu’on ait l’ivresse », reprenaient en la psalmodiant la phrase latine Bonum vinum laetificat…etc. en vacillant, puis elles s’effondraient sur la table, dérangeant la nappe, renversant les saucées sucrées et gélifiées, figées dans du sucrin chanci, coupelles où venaient se repaître des myriades de mouches et d’abeilles. Elles émettaient des ronflements lorsque Morphée les saisissait.
Secouée de rots, toujours plus boitillante, Quitterie brandissait en blasphémant le Créateur une coupe encore à demi pleine d’un alcool indéfinissable qui résultait de miscellanées diverses, de mélanges gaillards qu’elle avait effectués comme autant d’expériences gustatives d’une goulue juvénile, mélangeant tous les fonds de verres, toutes les lies des différents fruitions macérés dans leur putridité, dans leur levure, fermentés et conservés, chaptalisés avec des herbacées insanes de bouilleurs de cru ignobles où ils avaient partagé leur moisissure en compagnie d’embryons bien imbibés. Epouvantées par les injures abjectes lancées par leur camarade, sans doute apprises de sa mère, les jumelles, toutes tremblantes, se tenaient mutuellement, tout en blêmissant de terreur. Quant à Délie et à Jeanne-Ysoline, elles venaient de cesser d’écornifler, l’estomac trop empli par leur jeu de pique-assiettes et s’étaient empressées de s’aller égailler en quête d’une bonne sieste parmi les chaumes d’or.
L’une des tribades avala par mégarde un noyau de pêche qui flottait telle une crotte dans une dive bouteille cabossée, comme écrouie, au col aussi dilaté qu’un orifice utérin en gésine. Manquant mourir comme Diderot, s’étouffant, cette grande blonde bèche, spasmatique, comme prise par une névrose d’épilepsie, se débattait, s’extravasait de son corsage et de son linge à même le sol, dévoilant des seins superbes, droits, longs, effilés et pointus, aux tétins magnifiques tels les pis gonflés d’une nourrice dégénérée. Elle put enfin recracher son noyau et dégorgea sur la terre meuble.
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L’on vomissait, l’on ricanait, l’on s’échauffait. Les jupes se relevaient pour se soulager. Les boutons des pantalons de broderie cédaient, craquaient, et l’urine des tribades, libérée de leur vessie, giclait sans gêne, fertilisait le sol, le détrempant enfin d’un liquide salvateur tandis que les nuages s’aggloméraient, en devenaient noirâtres, jusqu’à ce que les écluses au zénith se rompissent. Ce fut alors que l’ondée éclata. Presque toutes, ayant perdu leur entendement sous l’effet des alcools aphrodisiaques, happèrent de leur langue cette eau azimutale bienvenue, qui dégringolait du firmament, d’un rafraîchissoir céleste. D’autres, comme si elles eussent été accouvies, d’un feu passionnel trop longtemps couvé sous la cendre, choisirent le moment favorable afin qu’elles se culbutassent en chœur dans les charmilles et les bosquets anarchiques. Des lambeaux de lingerie et des corsets arrachés se répandirent alentours, s’accrochant et pendouillant misérablement aux ramées, tandis que des oreilles indiscrètes percevaient les grognements et hurlements du rut. On finissait par se lasser de toutes ces priapées, de ces feulements de furies ardentes qui s’écorchaient et se griffaient dans leurs étreintes de brutes passionnées et saoules à coups de bagues serties de pierreries diverses. Et la vicomtesse appartenait à ces déchaînées en œstrus…
Cléore n’était pas aussi débauchée que Madame. La dégénérescence orgiaque de cette fête inaugurale l’outrait, l’outrageait. Elle jeta à Elémir, indignée et pourpre :
« Partons d’ici, j’en ai assez ! »
Sans demander son reste, elle fit atteler par Jules une petite voiture jusqu’à la gare de Château-Thierry, accompagnant son ami pour le train du retour. Puis, elle se changea en pleine nature, reprenant ses oripeaux d’Anne Médéric, remonta dans la carriole qui la ramena en la boutique de Madame Grémond. Elle ne fournit aucune explication à son retour indu. Elle y soupa et y coucha dans une minuscule chambre de bonne localisée en la mansarde, ayant abandonné toutes les dépravées de Moesta et Errabunda au cuvage de leur alcool de catins.
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